M. le président. « Art. 1er. - L'article 1er de la loi n° 93-980 du 4 août 1993 relative au statut de la Banque de France et à l'activité et au contrôle des établissements de crédit est ainsi rédigé :
« Art. 1er . - La Banque de France fait partie intégrante du Système européen de banques centrales, institué par l'article 4 A du traité instituant la Communauté européenne, et participe à l'accomplissement des missions et au respect des objectifs qui sont assignés à celui-ci par le traité.
« Dans ce cadre, et sans préjudice de l'objectif principal de stabilité des prix, la Banque de France apporte son soutien à la politique économique générale du Gouvernement.
« Dans l'exercice des missions qu'elle accomplit à raison de sa participation au Système européen de banques centrales, la Banque de France, en la personne de son gouverneur, de ses sous-gouverneurs ou d'un autre membre du Conseil de la politique monétaire, ne peut ni solliciter ni accepter d'instructions du Gouvernement ou de toute personne. »
Sur l'article, la parole est à M. Hamel.
M. Emmanuel Hamel. Monsieur le ministre, vous allez sans doute mettre sur le compte de l'âge, de la sénescence, du vieillissement (Mais non ! sur les travées socialistes.), les propos que je vais tenir, au nom de l'idée que j'ai de la France, sur le drame collectif que nous sommes en train de vivre par l'acceptation de la destruction progressive de notre Etat-nation dans la mécanique de Maastricht, aggravée par les dispositions du traité d'Amsterdam.
Notre peuple a été ce que l'on sait et serait encore capable de l'être s'il était dirigé par des gouvernements sachant lui transmettre le souvenir de son passé et la volonté de construire son avenir. Une France restant elle-même ne serait-elle pas mieux à même de conduire une politique plus au service du peuple, au service de l'homme, que celle que nous allons connaître si nous suivons le cheminement que vous nous proposez ?
J'avais voté contre la loi du 4 août 1993. Vous me savez assez indépendant d'esprit pour, lorsque j'estime devoir le faire, voter un texte que votre gouvernement propose - par exemple le projet de loi relatif aux emplois-jeunes - alors que j'avais voté contre un gouvernement que je soutenais, notamment lorsqu'il avait proposé un projet de loi qui constituait une première étape vers l'abandon progressif de cette tradition française : la Banque de France soumise au Gouvernement de la France.
Une nation, Renan le disait, c'est une âme, un principe spirituel. Mais que devient une âme, un principe spirituel, s'il n'a plus un corps pour le soutenir ? Il meurt...
Le corps de la nation française, c'est l'Etat français, avec les moyens qui sont les siens. Ce n'est pas parce que nous vivons la mutation du deuxième au troisième millénaire, parce que l'informatique se développe, parce que la puissance des marchés financiers atteint la malfaisance que nous constatons, qu'il faut aujourd'hui renoncer à être maîtres de notre destin en nous dissolvant dans un ensemble que nous ne contrôlerons plus, à être nous-mêmes pour mener la politique que le peuple français attend de nous.
Or là, c'est une étape, et elle est dramatique, car il est à craindre qu'elle ne soit irréversible.
Que connaîtrons-nous un jour, monsieur le ministre, lorsque la politique économique de l'Europe sera dominée par la puissance politique de fait de la Banque centrale européenne ?
Ce seront les critères de l'argent, ce seront les pressions des marchés financiers qui seront donnés comme justifications de politiques de plus en plus contraires à ce qu'exigent la politique de l'emploi et la promotion de l'homme. Ce sera la baisse des taux d'intérêt. Ce sera le contingentement communautaire de la masse monétaire. Ce sera le refus des déficits budgétaires. Ce sera l'interdiction de l'augmentation de la dette publique.
Jeunes gens qui êtes là au banc des commissaires du Gouvernement et qui souriez, permettez au vieillard que je suis devenu de vous apprendre que, quand j'avais votre âge, j'ai eu l'honneur d'être commissaire du gouvernement et conseiller technique au cabinet des grands hommes de la IVe République que furent Robert Schuman, Pierre Mendès France, Pierre Abelin et Pierre Pflimlin.
M. René Régnault. Tous des Européens !
M. Emmanuel Hamel. J'étais de ceux qui savaient que la reconstruction de la France, après la destruction de la guerre, n'était possible que parce que le Gouvernement donnait au gouverneur de la Banque de France des directives qui nous ont permis de préfinancer la reconstruction, de nous libérer d'un certain nombre de contraintes. Tout cela, nous allons l'abandonner.
J'espère, monsieur le ministre, qu'un jour viendra où vous comprendrez, sous la pression de l'opinion publique, que de vous redemander un référendum sur Maastricht et Amsterdam, ce n'est pas demander la remise en cause de l'histoire et d'une décision définitive. Mais celle-ci fut si importante, ses conséquences sont si tragiques, qu'un peuple a le droit de faire appel d'une décision qu'il a prise librement mais mal informé, et dont il mesure avec le temps les conséquences dramatiquement négatives.
Je ne voterai donc pas cet article 1er, pas plus que l'ensemble de ce texte.
J'espère qu'avec le temps, monsieur le ministre, vous allez changer d'analyse profonde, car je suis terrifié, dans l'idée que j'ai de la France, me sentant solidaire de la droite comme de la gauche, de voir un ministre socialiste nous avouer, avec tout le brio qui est le sien, qu'il n'a pas peur des banques. Mais savez-vous ce qu'est le monde de la finance ? Savez-vous quels sont ses objectifs et sa passion ?
Et vous me dites que la France est devenue une si petite chose dans un monde qui a tant changé qu'elle déjà perdu sa souveraineté. Mais qu'elle retrouve sa volonté, et sa souveraineté, elle la reconquerra ! Elle pourra, restant elle-même, contribuer à reconstruire une autre Europe, non pas celle de la destruction de la France par le fédéralisme, mais celle d'une construction d'une coopération européenne - cum operare : travailler ensemble - sans renoncer à rester elle-même, fidèle à son histoire, pour forger son avenir. (MM. Gouteyron et Ceccaldi-Raynaud, ainsi que Mme Beaudeau applaudissent.)
M. le président. La parole est à M. Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sans en partager les termes, je comprends la passion que vient de mettre notre collègue M. Hamel à l'expression de son point de vue.
Quelqu'un a dit dans la discussion générale, et je l'approuve, que ce texte aux apparences techniques avait une signification politique profonde. On doit constater, c'est vrai, qu'il est profondément attelé à la décision que nous aurons demain à prendre sur la résolution concernant le passage à l'euro. On traitera là, si j'ose dire, de la tuyauterie, et viendra ensuite, à propos du traité d'Amsterdam et du pacte de Dublin qui y est inclus, ce qu'il s'agira de faire passer dans ces tuyaux.
C'est donc sur un ensemble que nous sommes conduits à exprimer notre vue pour juger de ce qui est bon pour notre patrie, selon l'idée qu'on se fait de son avenir, de sa mission particulière dans le concert de la construction européenne, à laquelle, pour ma part, je suis très profondément attaché, car je crois qu'elle est dans la logique de l'histoire et dans la nécessité de l'espérance française - j'en dirai un mot dans un instant pour préciser ce que j'entends par là.
Je m'exprime à titre personnel.
Croyez que je le fais à regret, compte tenu de la profondeur des liens qui m'unissent à mon parti et à mes camarades de parti qui siègent sur ces travées, du rôle que je joue moi-même dans les organes dirigeants de ce parti en cet instant. Oui, c'est à regret que j'exprime un point de vue qui va en cet instant à rebours de celui de mes amis.
A regret encore, car je ne méjuge pas les efforts du Gouvernement. Je partage avec ceux qui l'animent les objectifs politiques qu'ils se sont fixés, y compris en matière européenne, ainsi que les objectifs qu'ils se donnent du point de vue du bien-être, du développement et du rayonnement de notre pays.
Mais, en cet instant, nous divergeons sur l'appréciation des moyens.
J'ai noté d'ailleurs l'évolution du point de vue du Premier ministre sur la question clé du traité d'Amsterdam. J'ai noté, pour lui en donner acte, que la justification qu'il donnait de la ratification par lui-même, tout nouveau Premier ministre, du traité d'Amesterdam, c'est qu'il était intervenu trop tard dans la conclusion du débat pour pouvoir peser sur elle. Je sais, je savais - et vous saviez tous - par les textes et les déclarations, quelles étaient ses vues sur la construction européenne : elles ne correspondent pas à ce qui est inclus dans le traité d'Amsterdam.
Ce vote est donc un des moments d'un processus que, pour ma part, je désapprouve.
Je ne désapprouve pas le principe de la monnaie unique. Je partage totalement à ce sujet l'analyse que M. le ministre exprimait voilà un instant.
Oui, la monnaie unique européenne est l'acte concret qui permet de contrebalancer la toute-puissance monétaire des Etats-Unis, et c'est par là-même toucher au coeur de leur domination. Je crois que nous sommes nombreux à partager cette conviction, et il est difficile de démontrer le contraire, je suis même certain que c'est impossible.
Mais il ne s'agit pas de débattre de la monnaie unique en général, il s'agit de traiter de cette monnaie unique-ci constituée dans ces conditions-là.
La monnaie unique à laquelle nous sommes invités à souscrire et la Banque centrale qui s'adapte au dispositif, ce ne sont pas - permettez-moi de le penser, monsieur le ministre - la monnaie unique et la Banque centrale du traité de Maastricht. Car le traité de Maastricht réalisait un équilibre dont les socialistes espéraient - je le dis - qu'il tire vers l'une des deux branches du compromis réalisé, un équilibre entre, d'une part, l'intégration économique qui se réalisait aux normes alors dominantes parmi les politiques en Europe, qui sont les normes libérales, et, d'autre part, l'intégration politique.
Depuis le pacte de Dublin, il ne reste plus que l'intégration économique sous la houlette de la monnaie unique, elle-même aux mains d'une banque centrale indépendante. Et, à cet égard, je me distingue de vous, mon cher collègue, monsieur Pasqua : ce n'est pas un Etat européen qui est en train de se mettre en place, ni même un fédéralisme. En effet, si tel était le cas, je le dis, quoique de vieille culture jacobine, j'y souscrirais, car, alors, ce ne serait pas un abandon de souveraineté, ce serait un transfert.
Je consens au transfert de souveraineté dès lors que la volonté populaire est en état de s'exprimer et de maîtriser les outils vers lesquels on a transféré sa souveraineté. Je suis prêt, comme de nombreux autres membres de cette assemblée, à partager mon pouvoir d'homme libre, de citoyen, avec un Allemand, un Italien, un Espagnol et qui voudra se joindre aux règles que nous aurions fixées en commun.
Je n'y consens pas s'il s'agit de le transférer à quelque autorité ne dépendant plus de personne. Car ainsi serait établi dans ce qui devait être le contrepoids au modèle anglo-saxon - il a sa valeur, mais ce n'est pas la nôtre - un système d'autorités indépendantes dont le jeu se régule - du moins l'espère-t-on - quasi spontanément pour le bien-être commun. Je n'y crois pas !
Ma perspective est celle d'une République européenne. Si la France a un message, une spécificité - qui n'est pas le message du nationalisme, ou quelque vision étriquée d'identité qui l'opposerait au reste du monde - c'est de porter la part qu'elle a reçue du génie universel et qui a commencé avec la Révolution de 1789 : la souveraineté populaire et la République.
La République ne nous appartient pas en propre. Elle peut être le bien de tous les peuples d'Europe. Il est d'ailleurs assez frappant que tous aient des institutions démocratiques, mais que l'institution qu'ils mettent en commun, que les outils qu'ils contruisent en commun, eux, ne le soient pas. Voilà tout le paradoxe, toute la contradiction dans laquelle nous sommes.
C'est pourquoi je ne dirai pas que notre pays est privé de souveraineté au profit d'une instance étrangère. Je dis : ce sont les peuples d'Europe, les peuples allemand, italien, français... qui sont privés de cette part de leur souveraineté populaire - et non nationale ! - au profit d'organismes irresponsables.
Je me jugerais bien mal si, ayant ces convictions, je ne les exprimais pas publiquement ; si, jouissant de la part de liberté qui m'a été remise par ce mandat, à l'instant où il faut prendre ce type de décision, sachant aussi que mes amis opinent en toute liberté de conscience et en toute sincérité, et qu'ils n'ont pas la même appréciation que moi, je ne vous faisais pas part de cette appréciation, si je ne mettais pas mes actes en conformité avec mes convictions les plus profondes concernant l'avenir de notre patrie.
Je dis notre patrie, non que je la croie menacée ou, encore une fois, parce que j'aurais quelque sentiment frileux ; non, je dis notre patrie dans ce qu'elle a de plus profond en elle qui renvoie à son identité. Notre patrie, c'est la République !
Je suis prêt à tranférer les pouvoirs de ma patrie, à condition que ce soit pour une République qui l'inclue, non pour des organismes indépendants qui décident par-dessus la tête de nos peuples ! (MM. Hamel, Pasqua, Neuwirth et de Raincourt applaudissent.)
M. le président. Sur l'article 1er, la parole est à M. Loridant.
M. Paul Loridant. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne voudrais pas que ce débat soit réduit à quelques caricatures.
Tout à l'heure, M. Barnier disait que Marie-Claude Beaudeau et moi-même étions des suppôts des spéculateurs des marchés financiers et M. le ministre, dont on connaît la verve, a volontiers comparé ma collègue Mme Beaudeau au vicomte Philippe de Villiers de Saintignon.
Je voudrais que l'on ramenât la discussion à un vrai débat. Il n'est pas correct de caricaturer ceux qui sont des opposants au passage à la monnaie unique, ou même ceux qui ont une vision critique de la construction de l'Europe, et de les présenter systématiquement, comme le fait aussi une partie de la presse, comme des « archéo », des nationalistes ou des ringards !
Nous avons ce débat parce que nous avons l'honneur d'être parlementaires et, étant parlementaires, notre parole est libre. Nul ne peut, en vertu d'un article de la Constitution, nous reprocher quoi que ce soit sur nos prises de position.
Il me semblait avoir appris, monsieur le ministre, au cours des études d'économie que j'ai faites, que ceux qui préconisent l'indépendance des banques centrales sont ceux qui se rattachent au libéralisme économique et que l'indépendance des banques centrales revenait à priver le pouvoir politique d'un pouvoir d'influence sur une question essentielle dans la conduite de la politique publique, à savoir la politique monétaire.
C'est à ce titre que je pense très sincèrement que mes amis socialistes - j'ai été longtemps un des leurs et même un de leurs dirigeants à l'échelon départemental - ont fait fausse route en se ralliant au traité de Maastricht, à l'indépendance des banques centrales, parce qu'ils ont voté un traité d'essence libérale. Mon ami Jean-Luc Mélenchon a donné, lors de son intervention, une interprétation de cette analyse.
Quelles sont, mes chers collègues, les variables d'ajustement qui resteront aux gouvernements, qu'il s'agisse des gouvernements nationaux, ou même d'un gouvernement européen, dès lors qu'il n'y a plus la politique monétaire, qu'il n'y aura bientôt plus que la politique étrangère ? Quant à la politique budgétaire, elle est elle-même réduite par la politique restrictive d'endettement. Il restera l'ajustement sur la politique salariale. Mon collègue Joël Bourdin disait « les charges salariales », expression pudique pour ne pas prononcer le mot « salaires » !
Il s'agit de savoir quelles sont les finalités de l'engagement d'un certain nombre d'entre nous dans la vie publique. Je travaille, avec d'autres, pour le bien-être social, pour l'émancipation de l'homme, pour que les habitants de nos campagnes et de nos banlieues connaissent le progrès social et retrouvent un espoir qu'ils n'ont pas aujourd'hui, du fait de perspectives d'avenir réduites, troublées par le chômage, du fait d'un ascenseur social qui ne fonctionne plus.
Si l'on me disait qu'avec l'euro, avec une banque centrale indépendante, on ira vers un éden où nos concitoyens des banlieues et des campagnes retrouveront le bonheur et l'assurance d'avoir un emploi, eh bien, à la limite, pourquoi pas ? Je serais prêt à reconnaître, dans cet hémicycle et ailleurs, que j'ai eu tort.
Pour l'instant, je n'en suis pas convaincu, et, monsieur le ministre, ni vous ni aucun de ceux qui sont favorables à la politique européenne et à la construction européenne ne m'ont apporté la démonstration que l'euro et la Banque centrale européenne sont bien la solution pour accéder à une croissance nouvelle apportant le bonheur à nos concitoyens. Je ne suis pas convaincu !
Je revendique cette analyse, et c'est pourquoi je n'apprécie pas que nos positions soient caricaturées. Je l'apprécie d'autant moins, mes chers collègues, que le débat que nous avons aujourd'hui sur l'euro, nous l'aurons demain sur d'autres sujets tout aussi importants !
Mes chers collègues, la force nucléaire de la France, pouvez-vous aujourd'hui m'en donner la doctrine d'emploi, ou plutôt la doctrine de non-emploi ? A quoi sert-elle ? Pourquoi ce débat ne vient-il pas ? N'est-ce pas un débat important ? N'est-ce pas une chose qui touche non seulement la France, mais aussi la construction européenne ? Je pourrais évoquer ainsi d'autres sujets.
Pourquoi l'Europe sociale n'est-elle pas une priorité ? Ne s'est-on pas trompé dans le calendrier et dans la façon de construire l'euro ?
Ce sont ces questions-là qui sont dans nos prises de position sur la façon de construire l'Europe, sur la façon dont nous abordons le dossier de l'euro.
Mais n'en doutez pas, monsieur le ministre, mes chers collègues, je serai un Européen efficace. Le jour où l'on sera décidé à passer à l'euro, je ferai tout pour qu'on y parvienne. Je serai même un adepte de l'euro, au point d'ailleurs que nos concitoyens diront : Stop ! Arrêtez ! Vous nous menez à la catastrophe ! (M. Maurice Lombard applaudit.)
Mme Marie-Claude Beaudeau. Très bien !
M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Monsieur le président, je voudrais d'abord répondre trois mots à M. Hamel.
Ses propos peuvent-ils venir d'autre chose que de sa conviction ? Moi, je ne le crois pas. Je crois qu'il est très convaincu.
Je ne suis pas persuadé que Robert Schumann, Pierre Mendès France ou Pierre Pflimlin auraient été plutôt de son côté que du mien aujourd'hui. Mais c'est un débat de nature historique !
Ce qui est clair en tous cas, c'est que sa conclusion - « oui à la coopération ; non au fédéralisme » - correspond à la situation que nous allons vivre.
Personne ne parle de fédéralisme. Certes, cette option a des partisans. Mais la construction européenne et le passage à l'euro ne sont empreints d'aucun fédéralisme. En revanche, on y trouve une grande part de coopération. Je me demande donc pourquoi tant de verve.
M. Mélenchon a beaucoup parlé du traité d'Amsterdam, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Certes, et le Premier ministre le déclarait lui-même, il convient d'améliorer le traité d'Amsterdam. Que les négociations de ce traité aient été mal conduites et que les décisions prises soient insuffisantes, nous en sommes d'accord. Dire que, sur le plan institutionnel, nous sommes loin du compte, qu'il faut ratifier le traité d'Amsterdam, mais pour le dépasser et pour aller plus loin, je suis encore d'accord.
Pour autant, il n'est pas tout à fait exact d'affirmer que l'intégration politique n'avance pas. L'intégration politique avance, et c'est précisément ce que certains - pas vous ! - redoutent. Vous avez d'ailleurs jugé bon, et vous avez raison d'un point de vue logique, de vous distinguer de ceux qui, justement, craignent cette intégration politique. S'ils la craignent de façon si véhémente, c'est qu'elle avance !
Il y a deux voies. Chacun les connaît : l'une est plus fédérale, l'autre moins. Mais c'est un autre débat. En tout état de cause l'intégration avance.
Il faut reconnaître que, depuis le traité de Rome, depuis la CECA et l'EURATOM, ce sont des décisions vers une coopération économique de plus en plus intégrée qui ont fait avancer l'intégration politique.
Aujourd'hui, les prises de position politiques européennes sont bien plus importantes qu'il y a trente ans.
Cela ne s'est pas fait tout seul. Nous y sommes parvenus parce que des constructions économiques - j'en ai cité quelques-unes ; la politique agricole commune en est une autre - ont conduit à prendre des positions politiques. Lorsque toute l'Europe se dresse contre les Etats-Unis pour défendre la politique agricole commune, par exemple, c'est bien d'une prise de position politique commune qu'il s'agit, prise de position qui découle d'une coopération économique que nous avons construite précédemment.
J'en suis convaincu, pour l'euro, la mécanique sera la même : nous mettons en place une intégration économique plus forte et, de ce fait, nous serons amenés à prendre des positions politiques plus intégrées. C'est ainsi que l'Europe se construit depuis quarante ans.
On peut prétendre qu'on aurait pu faire autrement, qu'on aurait pu commencer par la construction politique pour continuer par l'intégration économique. La tentative de la CED, la Communauté européenne de défense, se situait dans ce schéma. On sait qu'elle a échoué. Cet échec ne signifie pas que la voie était impossible à suivre. Simplement, elle n'a pas été empruntée, et les pères fondateurs évoqués par M. Hamel tout à l'heure, Jacques Delors à leur suite, ont choisi la voie économique, considérant qu'elle entraînait derrière elle l'intégration politique.
L'intégration politique est plus lente, certes, mais elle avance. Personne ne pourra prouver que, si l'on avait pris l'autre voie, on n'aurait pas été plus vite, j'en suis bien d'accord mais la réalité, c'est que, depuis quarante ans, depuis 1958, date du traité de Rome, nous construisons l'Europe politique à petits pas, à la suite - je ne dis pas à la remorque ! - de constructions économiques.
Bien sûr, je regrette comme vous, parce que je suis au moins aussi européen que vous, que l'intégration politique n'aille pas plus vite, mais je constate qu'au moins elle avance.
On prendra le temps qu'il faudra, et sans doute faudra-t-il que le Traité d'Amsterdam soit considérablement amélioré sur bien des sujets - je suis tout à fait d'accord avec vous.
Au demeurant, j'ai bien compris ce que vous voulez dire - et, en l'occurrence, vous vous distinguez d'autres intervenants - quand vous affirmez que les peuples européens sont dépossédés de leur souveraineté, de l'expression de leur pouvoir démocratique par rapport à la Banque centrale européenne.
On peut soutenir cette position, qui me paraît cohérente. Mais les peuples européens ne seront pas plus démunis que ne l'est aujourd'hui chacun d'entre eux par rapport à sa propre banque centrale.
Honnêtement, vous ne pouvez pas prétendre une telle chose. Si vous pensez que le fonctionnement démocratique des institutions n'est pas satisfaisant à l'heure actuelle, c'est un autre débat ; mais, sincèrement, l'instauration de la Banque centrale européenne ne retire en aucune manière à un Français, à un Allemand, à un Autrichien, à un Italien, à un Espagnol ou à un Portugais une quelconque part du pouvoir démocratique dont il aurait prétendument bénéficié, selon votre logique, lorsque sa propre banque centrale conduisait la politique monétaire de son pays.
Par conséquent, prétendre que le fait de regrouper toutes les banques centrales en une seule, parce que l'on va fondre toutes les monnaies en une seule, change quelque chose d'une quelconque manière me paraît inexact.
En revanche, dire que le contrôle démocratique est insuffisant aujourd'hui et le sera encore demain est juste, et je vous approuve sur ce point. Il faut en effet que nous améliorions les modalités selon lesquelles les peuples pourront exercer un meilleur contrôle démocratique sur la politique monétaire. Je suis d'accord avec vous. Mais vous ne pouvez pas dire, je crois vraiment que c'est faux, que le transfert de souveraineté - et c'est bien l'expression qui convient, vous avez raison - change quelque chose à cela. Franchement, je ne vois pas en quoi il en irait ainsi.
Vous êtes intervenu avec véhémence, monsieur Loridant, pour affirmer que la parole des parlementaires était libre. Certes, mais la parole du Gouvernement l'est aussi.
M. Emmanuel Hamel. Tant mieux !
M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Autant je vous permets, cela va sans dire, de ne pas être d'accord avec le Gouvernement, autant vous devez me permettre de manifester mon désaccord ; cela me semble aller de pair comme me semble aller de pair, le fait que, si la Banque centrale européenne est indépendante, les gouvernements, eux, seront indépendants de la Banque centrale. En tout cas, je souhaite que vous ne preniez pas la mouche lorsque j'estime que les positions que vous défendez ne sont pas les bonnes.
Vous avez parlé de caricature ; eh bien, dire qu'il ne restera, comme politique économique et comme possibilité d'ajustement, que la seule politique salariale, c'est typiquement de l'ordre de la caricature. Je le répète, la politique monétaire échappe d'ores et déjà aux gouvernements. Quant aux autres politiques - la politique budgétaire, la politique commerciale, la politique d'aménagement du territoire et la politique de l'emploi - elles restent entre les mains des gouvernements, comme c'était le cas précédemment. Il n'est donc pas exact, il est même tout à fait inexact de dire que ne seront plus possibles que les politiques d'ajustement salarial ou de baisse des salaires.
M. Barnier disait tout à l'heure : « Vous créez des emplois-jeunes..., vous réduisez le temps de travail... ». On peut être d'accord ou non avec ces orientations - et je crois que vous êtes d'accord - ...
M. Christian Poncelet, président de la commission. Oui, il appartient à la majorité plurielle !
M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. ... mais si on pouvait les mettre en oeuvre hier, on pourra le faire encore demain. De ce point de vue, l'euro ne change rien.
Il ne faut donc pas caricaturer et agiter des épouvantails en prétendant qu'une fois l'euro en place, aucun pays ne pourra plus conduire sa politique. Chacun pourra le faire, pas plus mais pas moins qu'aujourd'hui, puisque d'ores et déjà tous les pays concernés ont des banques centrales indépendantes.
Je voudrais revenir un instant sur l'assimilation, un peu rapide, que vous sembliez faire, en évoquant les cours d'économie que vous avez suivis, entre banque centrale indépendante et libéralisme.
Monsieur le sénateur, le pays qui a conservé le plus longtemps une banque centrale totalement dépendante, et ce jusqu'à une période très récente, c'est le Royaume-Uni, qui a pourtant connu le gouvernement libéral le plus long, avec Mme Thatcher d'abord, M. Major ensuite.
A l'inverse, les Allemands ont, depuis la guerre, une banque centrale indépendante. Or il me semble que, lorsque Willy Brandt était chancelier, vous n'auriez pas dit que les Allemands menaient une politique libérale !
Dans ces conditions, l'assimilation entre banque centrale indépendante et libéralisme me semble pour le moins hasardeuse.
L'indépendance de la banque centrale répond au souci d'empêcher la monnaie d'être utilisée à des fins conjoncturelles - je crois que, pour la plupart, les analystes économiques sont d'accord sur ce point - ce qui ne signifie pas - on l'a déjà dit, je n'y reviens pas - que l'on ne puisse l'utiliser à des fins structurelles, par exemple sur les prix ou sur le change.
L'idée que l'on peut, en manipulant des taux d'intérêt bonifiés, parvenir à un réglage conjoncturel est aujourd'hui considérée par tout le monde comme une mauvaise idée, car elle induit des délais trop longs, des décalages par rapport aux cycles.
En revanche, l'instrument à utiliser, c'est le budget ; c'est pour cette raison que les politiques budgétaires doivent rester des politiques nationales.
Donc, n'ouvrons pas de faux débats sur ce point non plus !
Evidemment, personne ne pourra prouver que l'euro engendrera l'Eden. Honnêtement, reconnaissez que cet espoir est un peu exagéré. Le problème est de savoir si l'euro améliore ou non la situation, et je crois qu'il l'améliore. Je crois même que la seule perspective de l'euro a d'ores et déjà amélioré la situation.
Si toute l'Europe, pas seulement la France, a entamé un nouveau cycle et retrouvé la croissance, ce n'est pas le fait du hasard, ou alors que l'on m'explique pourquoi nous avons maintenant les taux d'intérêt les plus bas au monde, le Japon mis à part. Ces taux d'intérêt permettent le retour de la croissance et la stabilité monétaire malgré la crise asiatique, stabilité monétaire qui épargne à l'Europe des mouvements erratiques de capitaux à court terme, ce qui est encore un facteur de stabilité. Et tout cela permet à l'Europe d'avoir, cette année et probablement l'année prochaine, des taux de croissance plus élevés que ceux des autres parties du monde, que ceux d'Asie, parce qu'elle est en crise, que ceux des Etats-Unis où la croissance décroît.
Vous me direz peut-être : c'est une coïncidence. Honnêtement, il n'y a pas de coïncidence en ces matières.
La perspective de l'euro, la stabilité qu'elle apporte, le grand marché que voient s'ouvrir devant elles les entreprises qui pourront s'adresser à 300 millions de consommateurs parmi les plus riches au monde, tout cela engendre la croissance. Cette croissance, certes, est encore insuffisante - la diminution du chômage est trop faible - mais nous tenons une piste ; et je ne vois pas pourquoi nous la lâcherions pour retrouver des fluctuations de change et des monnaies que l'on n'est pas certain de pouvoir défendre contre la spéculation.
Je crois donc que nous avons entre les mains un instrument favorable à la croissance. Certes, il est à lui seul insuffisant, il en faut d'autres - je pense notamment à la réduction du temps de travail. Mais nous avons ses effets tous les jours sous les yeux, il n'y a aucune raison que nous y renoncions. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. Le Sénat va interrompre maintenant ses travaux ; il les reprendra à vingt et une heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures vingt-cinq, est reprise à vingt et une heures trente-cinq.)