Séance du 16 juin 1998






POLITIQUE DE RÉDUCTION DES RISQUES
EN MATIÈRE DE TOXICOMANIE

Débat sur une déclaration du Gouvernement

M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, relative à la politique de réduction des risques en matière de toxicomanie.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous sais gré d'avoir accepté, puis organisé ce débat sur la toxicomanie et la politique de réduction des risques. Il est en effet grand temps que notre démocratie ouvre les yeux, tende l'oreille, ouvre son coeur sur ces questions difficiles, sur ces sujets blessants.
Merci donc pour ces quelques heures qui doivent nous permettre de poser les questions sensibles ou crues de nature à alimenter une réflexion au-delà des postures polémiques.
Ces interrogations et, éventuellement, quelques réponses qui seront apportées méritent une attention que nous impose notre respect des citoyens de notre pays, les jeunes en particulier, et que mérite la santé publique, dont je suis responsable, avec Mme Martine Aubry, au sein du Gouvernement. En effet, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est à ce titre que je vous parle ici.
Ce n'est pas en attisant des angoisses, fussent-elles légitimes, ou en présentant des solutions simplistes, toujours fausses, que nous pourrons faire face aux problèmes de l'usage de drogues et de la toxicomanie.
J'ai senti, lors de dialogues publics avec des parlementaires, ici, dans la Haute Assemblée, à propos de la loi de sécurité sanitaire, dont vous êtes les inspirateurs, une écoute et une richesse de réflexion. J'ai souhaité cet échange, M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales l'a proposé, je l'en remercie.
Lorsque l'on parle des toxicomanes, il s'agit toujours, sourdement, de crainte au plus profond de nos êtres, pour nos proches, pour ceux que nous aimons. Il s'agit d'un peu de nous-mêmes, chaque fois en question.
Je vous ai apporté aujourd'hui le dernier de ces travaux, celui du professeur Bernard Roques, qui me l'avait remis voilà quelques semaines et que je vous réservais, avec difficulté d'ailleurs. Je l'ai préservé jusque-là : il est pour vous. Je suis désolé qu'il ait été, au dernier moment, lu au-dehors. Mais le voici, c'est cet opuscule bleu. (M. le secrétaire d'Etat désigne une pile de documents qui ont été apportés au banc du Gouvernement.)
Certes, nous n'innovons pas. De nombreux rapports sur les drogues et les toxicomanies ont été rédigés, publiés, par des scientifiques, des experts, des commissions. Que de préjugés souvent, de certitudes, et peu de réflexions !
La plupart de ces rapports sont de bonne qualité ; leurs avis, leurs recommandations, ont-ils été suivis dans les faits ? C'est parfois à se demander s'ils ont même été lus ! Pourtant, le sujet reste profondément sensible et humain.
Voilà une semaine, je me trouvais au côté du Président de la République, Jacques Chirac, lors de l'Assemblée générale des Nations unies consacrée à la lutte contre le trafic de drogue.
« Les toxicomanes cherchent à sortir de l'enfer. Ils ont besoin d'entendre un langage qui ne soit pas seulement celui de la répression, mais un langage d'attention humaine. » Ce sont les mots mêmes du Président de la République. Je l'ai entendu prononcer ces phrases et exprimer son opposition farouche à une dépénalisation. Il a également clairement indiqué que, compte tenu de l'évolution des consommations et, en particulier, face aux nouvelles drogues de synthèse, on ne pouvait plus désormais opposer « pays consommateurs » et « pays producteurs ».
Quel que soit notre légitime souci de conduire des actions contre le trafic, le blanchissement de l'argent de la drogue, on ne peut se satisfaire d'une stratégie qui consisterait seulement à combattre la production au Sud et l'usage au Nord. En effet, l'usage tend à se répandre au Sud et la production des drogues chimiques se développe au Nord.
Je pensais aussi en l'écoutant traiter de l'attitude de notre pays face au trafic international à la décision courageuse qu'il a prise en 1988, à la demande de Michèle Barzach, alors ministre de la santé, de permettre l'accès aux seringues pour les usagers de drogues.
Ce fut une décision essentielle face à l'épidémie du sida.
C'est aussi dans cet esprit, je le crois, qu'il a rappelé que les usagers de drogues « ont besoin d'être accompagnés, guidés, accueillis... Cette dimension de la solidarité ne doit pas être oubliée. Elle demande que les moyens nécessaires soient réunis et que de nouvelles méthodes soient développées ». Il nous faut nous y employer.
Au-delà des déclarations internationales, nous nous retrouvons ici pour faire le bilan et développer cette approche.
Je ne suis pas naïf : il n'y a pas de recette miracle, de solution facile, qui nous permettrait de résoudre les problèmes posés par ce qu'il convient de nommer les toxiques légaux et illégaux.
Un monde sans drogue pour 2008 demande l'ONU. Puisse-t-il en être ainsi ! Mais l'OMS avait promis la santé pour tous en l'an 2000, nous en sommes malheureusement loin.
« Je ne puis m'empêcher de blâmer cette vogue étonnante venue récemment d'Amérique en notre Europe. C'est une saoulerie de nuées qui passe toute dipsomanie ancienne et nouvelle. Avec une incroyable avidité, une insatiable ardeur, des êtres dépravés boivent et hument la fumée d'une plante. » Vous croyez avoir reconnu un jugement moderne sur le cannabis ?
Mesdames, messieurs les sénateurs, il s'agit d'un texte de 1627, signé Johann Joachim von Rusdorf, ambassadeur, décrivant l'arrivée du tabac en Europe !
Je vous rappelle que le café et le tabac étaient interdits voilà encore trois siècles. Une taxation a succédé à cet interdit, qui, depuis, a rapporté des montagnes d'argent.
La première classification de l'époque moderne - je vous épargne les autres - revient en 1924 à Louis Lewin, célèbre pharmacologue berlinois, qui a rangé les produits toxiques en cinq classes : les euphorisants, qui comprennent l'opium et ses dérivés - la morphine, la codéine, l'héroïne, la coca et la cocaïne ; les hallucinogènes, qui comprennent notamment le peyotl ; les énivrants avec alcool, l'éther ; les hypnotiques, dont les barbituriques, le chloral, le véronal de l'époque ; enfin, les excitants, parmi lesquels les drogues à caféine, le tabac et le bétel.
A cette classification, il convient aujourd'hui, bien sûr, d'ajouter de nombreuses substances apparues depuis, en particulier hallucinogènes, comme le LSD, la psilocybine et, aujourd'hui, les dérivés du MDMA, en particulier l'ecstasy, ainsi que toutes les autres substances chimiques issues de nos laboratoires qui envahissent le marché.
Une autre classification célèbre - j'en passe énormément qui, en matière de généalogie et de géopolitique des drogues, seraient très intéressantes à analyser - est celle de Jean Delay et Pierre Deniker, célèbres médecins de Saint-Anne, qui distinguaient à l'époque les psycholeptiques ou sédatifs, les psychoanaleptiques, qui regroupent les excitants de Lewin, les amphétamines et de nombreux stimulants de l'humeur et antidépresseurs de synthèse ; enfin, les psychodysleptiques ou perturbateurs de l'activité psychique, parmi lesquels se retrouvent les hallucinogènes, et l'alcool et ses dérivés.
L'Organisation mondiale de la santé a, quant à elle, classé les substances psychotropes par le type de dépendance qu'elles induisent. Elle distingue ainsi les dépendances morphiniques, cocaïniques, cannabiques, etc. Cependant, cette notion de dépendance demeure floue et parfois plus morale que scientifique.
On peut tenter de la préciser en distinguant une dépendance psychique et une dépendance physique. Cette dernière correspondrait aux besoins plus ou moins impérieux acquis par l'organisme d'une certaine quantité de produits nécessaires à assurer son équilibre.
J'ai, en décembre dernier, réuni les intervenants en toxicomanie au ministère de la santé. A la suite de ces rencontres, j'ai demandé, comme je l'ai déjà mentionné, au professeur Bernard Roques, célèbre pharmacologue français, inventeur récent du modaphényl, de conduire une mission avec des consultants internationaux sur la dangerosité des drogues.
C'était une demande exprimée par les différents intervenants. Le rapport est là, pour vous. Je vous invite à le lire, seuls de courts extraits étant parus dans la presse.
On a en effet lu, à pages entières, et entendu, dans notre pays, beaucoup d'opinions personnelles sur cette question, souvent peu argumentées scientifiquement. Face à l'évolution récente des modalités et des types de consommation, face surtout à l'émergence de nouvelles drogues, dangereuses, impures dans leur constitution - je parle notamment des comprimés - devant lesquelles nous sommes désarmés, il nous fallait disposer d'une analyse des connaissances neuropharmacologiques et physiopathologiques. C'est une approche différente de celles qui ont conduit à établir les classifications dépassées que j'ai trop rapidement citées.
J'ai souhaité que Bernard Roques puisse étudier la neurotoxicité de l'ensemble des produits, tant leurs associations sont fréquentes, les risques cumulés et leurs mécanismes d'action ou toxicologiques voisins, quand ils ne sont pas identiques.
Le travail effectué a été conduit de façon très rigoureuse et s'appuie non seulement sur les travaux personnels du professeur Bernard Roques, mais aussi sur l'analyse de plus de 450 références scientifiques internationales majeures. Il souligne que la susceptibilité individuelle au risque de toxicomanie est variable : « Les individus ne sont pas égaux devant le risque toxicomaniaque. » Sans d'ailleurs qu'il soit possible de distinguer la part qui relève des origines pharmaco-toxicologiques, de facteurs environnementaux, « sociétaux », dirait Mgr Rouet, ancien président de la commission sociale de l'épiscopat français, que je citerai plus longuement ultérieurement.
Aux termes des conclusions du rapport du professeur Bernard Roques, trois groupes peuvent être clairement distingués.
Le premier groupe, de neurotoxicité prouvée, comprend, par ordre décroissant, l'héroïne et les substances opiacées, la cocaïne et l'alcool.
Le deuxième groupe réunit les psychostimulants, les hallucinogènes - le LSD par exemple - le tabac et les benzodiazépines. Ce n'est pas une vue de l'esprit ou un jugement moral, c'est le résultat d'expériences pharmacologiques et physiologiques menées par des experts internationaux.
Dans le troisième groupe figure le cannabis.
Il est à noter que les auteurs estiment que certaines benzodiazépines utilisées à des fins de soumission ou d'autosoumission devraient être placées dans le premier groupe.
Par ailleurs, ces experts constatent que toutes les drogues sont hédoniques - c'est-à-dire qu'elles procurent du plaisir - ce dont on a rarement le droit de parler. Toutes ces substances - le tabac de façon nettement moins importante que les autres - activent le système dopaminergique, le système de la récompense en matière de physiologie animale.
Selon le professeur Bernard Roques et tous les scientifiques consultés, comme pour Jean-Pierre Changeux, le président du comité national d'éthique, grand neuro-physiologiste international, les faits scientifiques indiquent que, pour le cannabis, il n'y a pas de neurotoxicité démontrée, à la différence de l'alcool, de la cocaïne, des psychostimulants.
En tout cas, quels que soient les scientifiques consultés, tous indiquent clairement que ces substances agissent en stimulant la voie dopaminergique mésocorticolimbique, autrement dit, je le répète, le système de la récompense.
Le fond du problème se situe à deux niveaux : d'une part, la réaction de l'individu face à la stimulation de ce système et, d'autre part, celui de la mémorisation du plaisir.
Je dois rappeler que certaines atteintes cérébrales dues à l'alcool - encéphalopathies de Wernicke, syndrome de Korsakoff, dégénérescence cérébelleuse, mais aussi le syndrome alcoolique du foetus - sont des pathologies connues depuis quinze ans.
A ce propos, je relève qu'il a fallu du temps pour que l'on prenne conscience des dangers de l'alcool au volant. Et je crois que des efforts doivent encore être faits dans notre pays sur cette question. En effet, comme vous le savez, 30 % des morts - sans compter les blessés - par accident de la route sont dus à l'abus d'alcool.
Cette tolérance culturellement admise dans notre pays et dramatiquement mortelle, notamment pour la jeunesse française, contraste, en termes sociologiques, politiques, policiers, avec la sévérité et l'énergie déployée pour réprimer l'usage du cannabis, puisqu'il y a eu plus de 20 % d'interpellations supplémentaires pour usage de cannabis l'année dernière.
On peut s'interroger sur l'opportunité de renforcer les actions de contrôle visant à prévenir l'usage d'alcool sur la route, mais personne ne conteste leur effet dissuasif.
Ainsi, nos efforts doivent être réorientés dans l'application effective d'interdits utiles. Une réglementation, la loi, pour être efficace, se doit d'être appliquée, et les sanctions adaptées au délit.
A ce sujet, je tiens à rappeler les chiffres donnés par l'étude conduite par le professeur Got, il y a quelques années, sur les risques aigus liés à l'alcool.
L'alcool était associé à 40 % des accidents mortels de la circulation dans cette étude - 30 % actuellement car le nombre de ces accidents a heureusement diminué ; à 20 % des accidents domestiques ; à 15 % des accidents du travail ; à 5 % des accidents du sport ; à 80 % des rixes et des bagarres.
La dangerosité sociale et les altérations comportementales très sévères dues à l'alcool et à la cocaïne sont beaucoup plus rarement observées avec le cannabis, à moins que celui-ci ne soit associé à d'autres toxiques, ce qui est fréquent. Dois-je insister, mesdames, messieurs les sénateurs, sur le sinistre spectacle présenté à Marseille par ceux que le ministre anglais a qualifiés lui-même de « porcs avinés » ?
De la même façon, il faut prendre garde au développement rapide de la consommation de drogues de synthèse, en particulier de l'ecstasy, dont l'INSERM, dans un rapport rendu public également aujourd'hui - mais, celui-là, je ne l'avais pas commandé moi-même - vient de souligner les effets toxiques majeurs déclenchés, en particulier, par l'usage libératif.
Même si les données dont nous disposons sont très incomplètes, les types de consommation semblent très différents.
La consommation de l'ecstasy ne se limite plus à des adeptes des rave parties ; elle tend à se diffuser largement. Il est très difficile de prévoir l'évolution dans son ampleur et dans sa durée, comme il est très difficile de connaître précisément les risques sanitaires. Mais ceux-ci sont plus importants qu'on ne l'imaginait en termes de risques mentaux en particulier, psychiques en général, disons neurotoxiques.
Délà, des effets aigus - décès par surdosage, déshydratation... - sont connus. Mais le danger est peut-être devant nous, car, comme le souligne l'étude de l'INSERM publiée aujourd'hui, il existe des effets retardés : humeur, anxiété, dépression grave, etc.
Certes, il existe des drogues plus dangereuses que d'autres, et les apparences, la perception culturelle sont parfois trompeuses.
Très souvent, dans notre pays, on minimise les dangers de l'une de ces drogues parce qu'elle est légale par rapport à une autre parce qu'elle est illégale. C'est un raisonnement qu'en termes de santé publique on ne peut pas accepter.
Même si cela peut paraître choquant et heurter le confort intellectuel, il faut, je crois, poser la question : quelles sont les différences entre un alcoolique et un héroïnomane ? Dans les deux cas, et même si les mécanismes d'action ne sont pas superposables, ces deux drogues, répétons-le, agissent sur le système dopaminergique, donc de « récompense ».
Faut-il se résigner aux 60 000 morts par l'alccol, aux homicides, aux accidents de la route, et s'indigner des morts par surdose ou par sida transmis par une seringue ? N'y a-t-il pas le même danger pour la personne, pour l'entourage et pour la famille ?
Vous conviendrez qu'il est légitime de se demander pourquoi la société poursuit avec acharnement certains comportements de dépendance et tolère avec une relative tranquillité d'autres pratiques qui, pourtant, sont infinement plus nombreuses, plus dangereuses, plus coûteuses.
On compte environ cent fois plus de décès attribués directement à l'alcoolisme et cent fois plus au tabagisme qu'à toutes les autres drogues.
Actuellement, le danger majeur est l'apparition des polytoxicomanies.
Mais n'oublions pas que nous sommes les champions de la surconsommation médicamenteuse ! L'armoire à pharmacie devient un refuge et un certain nombre de sujets, de citoyens, vont utiliser des produits pour se réveiller, dormir, faire l'amour, danser, travailler... et peut-être demain pour rire !
Cette situation va devenir encore plus dangereuse lorsqu'elle va associer l'alcool et le crack par exemple. Il y a alors des risques d'accidents majeurs et désordres sur la voie publique, que les élus veulent voir prendre en charge.
Nous sommes décidés à le faire sans procédure d'exception, à l'aide d'un réseau de psychiatres volontaires.
Mais il y a un autre aspect dont on ne peut faire l'économie en parlant de stimulants : le plaisir.
Ecoutons à ce propos un homme au-dessus de tout soupçon de partialité, Mgr Rouet : « ... Apparaît un premier problème caché, celui du plaisir. Il est si bien gardé que deux ans d'entretiens ont cependant occulté sa présence à l'équipe de la commission sociale.
« Elle en a bien entendu parlé ici ou là, mais les participants n'ont pas insisté sur son influence et sa force. Tous n'étaient pas, et de loin, conditionnés par une éducation janséniste. Nous avons été très sérieux en un domaine où la gravité n'apparaît qu'après coup avec l'habitude et la dépendance.
« D'un côté, le plaisir enferme l'individu : difficilement communicable, il se situe dans un vis-à-vis avec soi-même.
« Mais, d'un autre côté, il tend vers son propre dépassement, frôle tous les risques, y compris celui de la mort. Il se meut comme une sortie de soi : une "ex-stase".
« Il faut rappeler que toute personne, même toxicomane, a droit aux mêmes capacités de soins, de logement, de travail que les autres citoyens. Il faut donc prévoir des lieux corrélés entre eux pour permettre un exercice réel de ses droits... proposer une orientation de la vie citoyenne. »
Ce document est à votre disposition, je vous le rappelle.
Claude Olivenstein écrivait, quant à lui : « Nous avons à combattre non pas une maladie, mais le souvenir embelli d'une expérience de plaisir. » Et la recherche de ce plaisir peut devenir extrêmement pénible.
Nos sociétés modernes s'orientent vers une « médicalisation de l'existence », comme le souligne le professeur Edouard Zarifian, chargé par Mme Simone Veil d'un rapport pour le ministère. Nos émotions, notre façon de vivre avec les autres, sont chimiquement encadrées.
On médicalise l'existence pour sauver un modèle connu, rassurant. A des yeux réducteurs, tout ce qui paraît déviant devient pathologique, justifie une méfiance, puis une médicalisation, avec la cohorte classique des consultations, des ordonnances, des arrêts de travail, etc.
Nous sommes de moins en moins des individus avec leurs sentiments, mais plutôt des malades, établis ou potentiels, légitimés dans leur statut par le médecin et labellisés par une reconnaissance officielle, les actes sont en effet remboursés par la sécurité sociale !
Ainsi, on range dans la catégorie des pathologies le poids, la sexualité, le jeu, la recherche du plaisir, etc.
Il y a quelques jours, à New York, les Nations unies nous promettaient un monde sans drogue pour 2008. Au même moment, une nouvelle molécule, celle-là prescrite sur ordonnance, le viagra, nous proposait de faire disparaître nos défaillances sexuelles ou supposées telles.
Un généreux donateur vient même d'offrir 1 million de dollars pour que les moins fortunés puissent, eux aussi, accéder à cette pilule miracle.
Une sexualité médicalement assistée nous guette. Des centaines de milliers de consommateurs avides attendent, après les USA, leur pilule, celle qui tuera peut-être le désir de l'amour.
Nous vivons déjà dans le meilleur des mondes !
Avec l'arsenal médicamenteux d'aujourd'hui, nous avons de quoi transformer tous les sexagénaires du « papy boum » en boys bands. Nous avons aussi de quoi traiter le surpoids, faire repousser les cheveux, traiter l'anxiété, rendre euphorique n'importe quel pseudo-déprimé et désormais garantir rubis sur l'ongle une virilité à toute épreuve...
Dans le même ordre d'idées, je vous rappelle que la consommation des benzodiazépines en France est supérieure de trois fois à la moyenne européenne.
Ces benzodiazépines ont leur place dans la « polymédicamentalisation », dans la polytoxicomanie.
Les jeunes, imitant leurs parents, commencent très tôt à consommer des hypnotiques. Notre situation contraste avec celle de nos voisins européens, où la consommation de tranquillisants a baissé, au cours des dix dernières années, de 30 % aux Pays-Bas, de 47 % en Allemagne, de 57 % en Grande-Bretagne.
On a d'abord médicalisé la psychiatrie ; aujourd'hui le médicament psychotrope est en train de « psychiatriser » l'existence. Faudra-t-il, demain, traiter par des antidépresseurs les deuils et les chagrins d'amour ? Certains y songent, d'aucuns le font. C'est tellement facile !
Les toxicomanies aux psychotropes posent le problème de la différence entre un médicament et une drogue.
Comme le remarque le professeur Zarifian, nous disposons en français de deux mots, alors qu'en anglais le même terme, drug, désigne l'ensemble.
La frontière chez nous reste floue. Il y a bien des toxicomanies - c'est évident, sinon nous ne serions pas là aujourd'hui - socialement et médicalement admises, liées aux psychotropes. Celles-ci ne sont pas anecdotiques. Elles ne sont pas non plus sans conséquences.
Elles doivent par exemple être appréciées par leur impact sur les performances scolaires.
Par ailleurs, une étude menée dans le XVe arrondissement de Paris a montré que 7 % des nourrissons de trois mois auraient déjà consommé tranquillisants ou hypnotiques !
Elles ne sont pas non plus sans conséquences sur le rendement professionnel et sur les accidents divers.
Si les psychotropes agissent sur nos affects au cours d'épisodes aigus, ne perturbent-ils pas gravement, lorsqu'ils sont administrés de manière prolongée, l'essentiel de notre vie affective et de notre système de valeurs ? C'est en tout cas ce que pense le professeur Zarifian.
Comment expliquer aux jeunes d'aujourd'hui les dangers des drogues, par exemple ceux, majeurs, de l'ecstasy alors que, quotidiennement, ils voient leurs parents et leurs grands-parents consommer massivement des psychotropes, sans parler du tabac, en grande quantité ?
Encore un véritable danger, qui concerne toutes les drogues, les illégales, les légales, comme les psychotropes : à vouloir gommer systématiquement par des drogues ou des médicaments les expériences et les rugosités de la vie, y compris bien sûr les grands malheurs et les vraies difficultés, nous obtiendrons une société sans goût, sans but, incapable d'avancer sans béquille chimique.
Mais les différentes classifications que je viens de citer ne peuvent résumer la problématique de l'usage de drogue. Trop souvent, on réduit celui qui consomme à n'être qu'un délinquant ou, dans le meilleur des cas, un malade.
Ne nous laissons pas enfermer dans des réflexions simplistes ; la seule question bipolaire malade ou délinquant - question importante cependant, et qui fut une étape dans la réflexion - rétrécit gravement l'ampleur du phénomène. Il faut aussi parler d'un choix de vie, même si ce n'est pas le nôtre, du plaisir, passager certes, que procurent les toxiques, nous l'avons vu, et des droits de l'homme pour certains.
Le nier, c'est s'interdire toute intervention efficace. C'est d'ailleurs une des critiques portées à la loi de 1970, que je voudrais évoquer maintenant.
Je réfute, je l'ai déjà dit, toute approche idéologique de la loi de 1970 et je préfère, pour ma part, une démarche pragmatique.
L'approche idéologique - permettez-moi de le dire nettement - se trouve dans les deux camps : le camp de ceux qui prônent sa modification immédiate, comme celui de ceux qui la refusent obstinément.
En effet, modifier la loi pour faire l'apologie des drogues quelles qu'elles soient, pour faciliter leur usage, n'est pas recevable. Il s'agit d'un faux combat. Libéraliser l'usage des drogues ne peut être une fin en soi. Je dirai même que ce serait une régression par rapport aux efforts qui ont été déployés au cours des dernières années pour prévenir d'autres fléaux sanitaires, l'alcoolisme et le tabagisme en particulier, ou pour mieux encadrer l'usage des médicaments.
A l'inverse, s'arc-bouter à la loi en y voyant un rempart contre les drogues, une protection de la société contre elle-même, n'est pas plus pertinent. La loi n'a pas empêché l'usage des drogues. Elle a pu donner bonne conscience, elle a pu surtout masquer certains enjeux essentiels de la lutte contre la toxicomanie. Elle a aussi, reonnaissons-le, fait illusion.
De quoi ne voulons-nous pas ?
Nous ne voulons pas d'une jeunesse qui se réfugie dans la toxicomanie pour vivre la seule aventure de la transgression, dont le goût serait meilleur de son seul risque pour la santé.
Nous ne voulons pas d'une application mécanique de la loi - ce qui n'est plus le cas, signalons-le, comme le prouvent les statistiques - qui conduirait à l'inverse de l'effet recherché.
Nous ne voulons pas d'une loi qui, n'étant pas appliquée, ou pas totalement appliquée, devient une loi suspecte pour les uns comme pour les autres.
Nous ne voulons pas d'une suppression totale des interdits, qui serait un signal unilatéral conduisant à faciliter l'usage de drogues.
Nous ne voulons pas envoyer en prison le simple usager de drogues, car nous savons que la détention présente plus de risques qu'elle n'en évite.
Nous ne voulons pas non plus faire un amalgame entre l'apologie des drogues et l'information et le débat, comme celui que nous allons mener.
Plusieurs associations se sont regroupées en collectif pour demander l'abrogation de l'article L. 630 du code de la santé publique. Vous avez entendu leurs demandes, sur la formulation desquelles je ne reviendrai pas.
Ils estiment que la notion de « présentation sous un jour favorable des substances stupéfiantes » - inscrite dans l'article L. 630 du code de la santé publique - qui, rappelons-le, est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende, est dommageable pour l'indispensable débat, celui que nous tenons aujourd'hui.
Certains usagers de drogues, ou d'anciens usagers qui participent à des colloques, voire à des sessions de formation professionnelle de médecins ou de pharmaciens, considèrent que certaines de leurs interventions pourraient être poursuivies devant les tribunaux. Cela ne s'est jamais produit, mais reste théoriquement possible, en application de l'article L. 630.
M. Franck Sérusclat. Les nôtres aussi aujourd'hui !
M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat. Les nôtres également aujourd'hui, en application de l'article L. 630, si un juge voulait, saisi qu'il serait, tirer à lui cet article de façon un peu excessive.
Certains chercheurs estiment également que leurs travaux ou communications publiques pourraient en principe faire l'objet de poursuites.
Cet article L. 630 peut-il, s'il est appliqué à la lettre, empêcher d'assurer une information exacte sur la dangerosité réelle des produits, l'ecstasy utilisée dans les raves parties, en particulier ? Vous savez qu'un certain nombre de volontaires d'associations, de la Croix-Rouge française, de Médecins sans frontières, notamment, vont tester, avec des appareils assez élémentaires d'ailleurs, les pilules d'ecstasy pour savoir si elles sont pures ou si elles contiennent des éléments encore plus dangereux. Une telle action, théoriquement, aux termes de l'article L. 630, pourrait être empêchée. Mais cet article peut-il empêcher d'informer pour prévenir, et même de prévenir et d'informer à la fois ?
A entraver, ou même à interdire le débat, on occulte la dimension personnelle, ludique et sociale qui préside en grande partie aux divers modes d'entrée et de consommation liés en particulier à des conduites à risques.
Je ne vais pas m'étendre, car je parle depuis déjà trop longtemps. J'en suis désolé, mais le sujet est gigantesque et je vous remercie, monsieur Fourcade, d'être patient.
Nous pourrions évoquer les conduites à risques dans notre société. Nous avons mené ici des débats très longs sur la sécurité sanitaire et le risque le plus réduit possible face, justement, au dispositif de soins. Je le comprends. Mais, dans notre société, gommer le risque - chaque médaille a son revers ! - c'est certainement... comment dirai-je ?... être violemment hostile aux désirs de la jeunesse, notamment, à moins de lui proposer autre chose, ce que nous ne faisons pas assez.
Je ne m'étendrai donc pas sur les conduites à risques, mais le sujet nécessiterait un plus long développement.
Ne pas identifier ce problème réduit nos capacités d'action, notamment en matière de prévention.
Considérer qu'il n'existe que des malades ou des délinquants offre bien peu d'alternatives pour nombre d'usagers, récréatifs ou non, qui sont pourtant susceptibles de courir les mêmes risques, immédiats ou retardés.
Tous ceux qui, de près ou de loin, ont été touchés dans leur famille savent combien ces schémas faciles ne peuvent résumer une histoire, une personnalité, une vie, des joies comme des échecs, de terribles souffrances, mais aussi de l'amour. En matière de toxicomanie, ne s'agit-il pas pour chaque jeune, dès la première fois, d'une relation avec la loi, avec le plaisir, avec le corps, avec la mort ?
Je vais trop vite sur ces sujets très graves, mais, à chaque fois, nous retrouvons les mêmes thèmes. J'ai, de par mon expérience médicale, rencontré, comme vous tous d'ailleurs, des personnes dont les positions vacillaient dès lors qu'il y avait un toxicomane dans leur famille ; la notion de délinquant, ou de malade ne revêtait plus la même importance.
Nous l'avons dit, les substances psychoactives sont nombreuses et variées. De l'alcool, du tabac, des médicaments psychotropes aux drogues illégales, toutes présentent des risques de dépendance ; j'y reviendrai.
Avec le professeur Philippe Parquet et l'ensemble des experts, notamment ceux de la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie, la MILT, il nous faut considérer des situations différentes, communes à tous les toxiques : l'usage, l'abus et la dépendance.
La toxicomanie est le stade ultime, la forme la plus grave, qui se caractérise, outre la dépendance, par des complications, la réduction des capacités relationnelles, familiales et sociales.
Il faut, sur cette question, savoir ne pas seulement écouter les experts. Et je voudrais ici rendre hommage à la « naïveté réfléchie » de Mgr Rouet, que j'ai souvent cité.
Parlons maintenant de ce qu'il conviendrait de faire.
Pendant longtemps, notre pays - et c'est de ce point de vue une exception dans le monde - s'est figé loin des faits dans des attitudes idéologiques.
L'épidémie de sida, avec ses drames et ses morts, l'intervention de nouveaux acteurs -, médecins, associations... - nous ont forcés à explorer de nouvelles pistes, de nouveaux modes d'intervention, à nous engager concrètement sur des actions de réduction des risques.
Mais que de polémiques, que d'invectives, d'insultes parfois, sur les attitudes adoptées en matière de santé publique !
Voilà cinq ans - j'étais alors ministre de la santé - j'avais organisé des rencontres entre différents acteurs, des spécialistes et intervenants en toxicomanie, des policiers, des magistrats, de Paris, de Londres et de New York.
Je me souviens de cette phrase du responsable de Scotland Yard : « Pour obtenir l'ordre public, nous avons recherché la santé publique. Et nous avons réussi. »
Il apparaissait alors clairement que les stratégies d'intervention de réduction des risques en direction des toxicomanes actifs, usagers de drogues par voie intraveineuse, étaient indispensables.
Ces actions de prise en charge par la substitution dont j'ai pris l'initiative, voilà cinq ans, dans la difficulté, et qui ont été développées par Mme Simone Veil, MM. Philippe Douste-Blazy, Jacques Barrot et Hervé Gaymard donnent des résultats.
Je vous rappelle que nous nous étions fixé comme objectifs lors du colloque « Tri-Ville » - c'était en 1993 - une baisse de la mortalité des usagers de drogues, une réduction de la contamination virale, une stabilisation, voire une baisse de la consommation d'héroïne.
Or, indéniablement, il y a des résultats. Les chiffres tout récents de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, l'OCTRIS, confirment ceux de l'an dernier. On constate une baisse du nombre de décès par surdose, qui ont été divisés par trois depuis 1994, année où, grâce à l'action lancée en 1993, l'accès aux traitements de substitution a été élargi en France, il y a eu 564 décès en 1994, 228 en 1997.
On observe une réduction des contaminations par le virus du sida, ce qui, hélas, n'est pas vrai pour l'hépatite C, ce virus étant beaucoup plus contagieux, et une moindre attirance pour l'héroïne, en chute de près de 20 %, l'âge moyen des usagers de cette drogue étant en hausse.
Ces résultats ne sont que la confirmation de ceux qui ont été obtenus dans les pays qui ont mis en place des politiques de réduction des risques : la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Suisse et l'Espagne, entre autres.
C'est donc dans un autre contexte que s'engage le débat d'aujourd'hui.
Nous disposons d'éléments concrets qui nous permettent de penser que nous sommes dans la bonne direction en ce qui concerne la santé publique, et c'est à la fois, je vous l'ai dit, ma responsabilité et ma préoccupation.
Certes, il ne s'agit pas de victoire, même si chaque mort évitée, chaque contamination en moins, chaque vie sauvée est une espérance en plus.
Ne nous cachons pas les difficultés. Soyons modestes. Si l'accès aux traitements de substitution a été une avancée importante - 50 000 personnes sont sous Subutex et 6 000 sous méthadone en France - les traitements présentent aussi des risques.
D'abord, la substitution n'est pas une solution, elle est un contact, une main tendue, une prise en charge, un accès. D'autres thérapeutiques - sociales, psychothérapiques, etc. - sont proposées, jusqu'au sevrage volontaire, bien entendu, à partir de la substitution.
En particulier, dans le cas du Subutex, il existe des risques lors d'associations avec des médicaments psychotropes et l'alcool. Et cela entraîne des morts.
A ce jour, les données de la pharmacovigilance de l'Agence du médicament indiquent que le Subutex, associé à d'autres molécules - benzodiazépines et alcool... toujours les mêmes... celles que nous consommons majoritairement dans notre pays - est impliqué dans trente-quatre cas de décès, sans que l'on puisse très exactement préciser le degré de causalité.
J'ai prévu, à l'occasion de la réforme des règles de délivrance des médicaments antalgiques, un encadrement plus sévère de la délivrance de Subutex. Ainsi, la délivrance des médicaments par les pharmaciens, y compris les traitements de substitution, ne sera faite que pour sept jours, sauf indication expresse du médecin. Je songe aussi à l'encadrer différemment, avec des dossiers particuliers.
Il nous faudra mieux associer les médecins et les pharmaciens pour que ces prises en charge se fassent dans les meilleures conditions, dans les limites d'un réseau ville-hôpital, et qu'elles permettent de concilier à la fois la nécessité d'un accès à ces traitements et un meilleur encadrement.
Je voudrais ici souligner le travail décisif des intervenants en toxicomanie, qui, jour après jour, tendent la main, accompagnent, soignent, se dévouent : médecins, travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues, familles, lesquelles sont d'ailleurs bien isolées et ne savent souvent pas trop quoi faire ; là aussi, il faut développer des associations qui parlent aux familles.
En décembre dernier, j'ai réuni ces associations, à leur demande, au ministère de la santé, pour les écouter, pour leur parler, pour apprendre. Ces rencontres nationales sur l'usage de drogue et la toxicomanie ont permis d'établir des recommandations.
Je voudrais ici souligner l'importance du travail effectué, la qualité des échanges, le respect des points de vue différents, qui témoignent de la nécessaire diversité des approches, des prises en charge, de leur complémentarité.
Souvenons-nous, comme nous l'a rappelé en décembre dernier le professeur Henrion, qui a lui-même présidé une commission à la demande de Mme Simone Veil, que le premier de cette longue série de rapports date tout juste de vingt ans. Il s'agissait de la mission confiée par l'ancien Président de la République Valéry Giscard d'Estaing à Mme Monique Pelletier.
Faut-il rappeler que ce premier rapport proposait, à échéance de trois ans - il y a vingt ans ! - l'élaboration d'un nouveau régime juridique de la toxicomanie, après un large débat public, comme de bien entendu, et une information continue et objective pour aboutir à un éventuel consensus social ?
Dès ce premier rapport de Mme Pelletier, il était préconisé que « les simples usagers de haschisch ne soient plus systématiquement poursuivis ».
Faut-il rappeler la proposition de loi d'octobre 1994 du docteur Ghysel, approuvée par les 108 députés de la majorité d'alors, qui distinguait, d'une part, l'usage et la détention de stupéfiants à usage personnel et, d'autre part, l'usage collectif ou public, susceptible de troubler l'ordre public ?
Faut-il rappeler encore la faible majorité, mais majorité tout de même, qui s'est prononcée pour une dépénalisation du cannabis au sein de la commission présidée par le professeur Henrion, qui est tout sauf un gauchiste ?
Je voudrais citer très exactement les propos de ce dernier :
« Malgré cela, le cadre législatif n'a pas évolué. Il n'a même pas été discuté. Il semble que la loi de 1970 soit devenue, en France, un véritable dogme.
« Nous continuons à évoluer entre déclarations grandiloquentes et petites phrases indigentes. »
J'ai pris acte de ce que les intervenants des rencontres nationales ont demandé une modification de la loi de 1970. Cette évolution ne pourrait se faire que dans un cadre global, avec des objectifs précis, après un débat réel dans le pays, à l'exemple de ce qui s'est fait en Suisse, pays qui n'est pas vraiment révolutionnaire, mais qui, à l'occasion d'un référendum mené par le ministre de la santé elle-même, a affonté ces problèmes dans une très belle campagne d'information qui a duré un mois.
Cette évolution ne pourrait donc se faire que dans un cadre global, conjointement avec le développement et la diversification de nos capacités de réponses sanitaires, de prévention comme de soins.
S'il s'agissait simplement d'adapter la loi pour autoriser la consommation de cannabis, ce débat perdrait de son sens.
A ce propos, je souhaite faire deux remarques.
Premièrement, j'estime que ce problème de l'usage de drogues, quel que soit leur statut légal, est avant tout un problème de santé publique, d'où la référence à l'article L. 630 que je faisais tout à l'heure.
Deuxièmement, la comparaison des différentes législations de nos voisins, au sein de l'Union européenne, montre des différences notables, et il est clair qu'avec la Suède nous disposons des deux législations les plus répressives.
Or, il apparaît clairement qu'en Europe les pratiques ont toutes, à des degrés divers, évolué vers la réduction des risques, quelles que soient les législations.
C'est pourquoi nous travaillons, avec Elisabeth Guigou et Marie-George Buffet, à un rapprochement des conditions d'intervention entre le sanitaire et le judiciaire. A cadre légal constant, des solutions peuvent être mises en oeuvre.
Encore faut-il que des règles claires soient énoncées et effectivement appliquées.
L'objectif est simple : distinguer ce qui relève de l'usage simple, qui n'a pas la même signification et n'emporte pas les mêmes risques selon l'âge de la personne, prévenir l'abus, orienter vers les soins en cas de dépendance ou de toxicomanie.
Un simple usager n'a pas sa place en prison, je le pense profondément.
Je crois qu'il nous faut aller vers une « qualification » des risques sanitaires. Celle-ci me semble difficile à réaliser par un magistrat ou un policier, qui ont toutes compétences en revanche sur le plan de la délinquance éventuellement associée.
C'est sur cette articulation, qui ne veut pas dire subordination, qu'il nous faut travailler, sans pour autant transformer les intervenants sanitaires en auxiliaires de justice.
Je l'ai dit : à mes yeux, la loi de 1970 n'est ni un tabou ni un préalable.
Elle n'est pas un préalable, car il est possible, dans le cadre d'instructions générales, de faire une application de la loi conciliant les intérêts de l'ordre public et ceux de la santé publique. Nous y travaillons, en particulier avec le garde des sceaux et le ministre de la jeunesse et des sports.
Nous travaillons avec la chancellerie et les autres départements ministériels à des réponses en cas d'usage simple qui ne soient ni les poursuites devant le tribunal correctionnel ni l'injonction thérapeutique.
Parmi les options étudiées, le classement avec avertissement ou orientation peut, dans certains cas, être une réponse adaptée, une attention particulière devant, bien sûr, être portée à l'usage par les mineurs.
La loi de 1970 n'est pas un tabou, car il est envisageable, à un moment à déterminer - ce n'est pas moi qui le déterminerai : je fais partie d'un gouvernement, et le Premier ministre s'est exprimé clairement sur ce point - de modifier la loi sans dépénaliser, en maintenant un interdit, en réglementant ce qui peut l'être, en réprimant ce qui doit l'être. Je pense, en particulier, aux problèmes posés par le trafic dans certains quartiers et à ce que l'on appelle pudiquement l'« économie parallèle ». Nous sommes ici non pour modifier la loi, mais pour débattre des différentes pistes, qui pourraient, - je l'espère - être explorées.
Entre les tentatives de dépénalisation et les faux conforts de pénalisation inégale ou aléatoire, il faut songer à d'autres réponses, parmi lesquelles pourrait être introduite une part de réglementation, comme celle qui a été suggérée en 1994.
A cet égard, la France pourrait donner l'exemple.
Personne ne peut prétendre à des solutions miracle.
Comme toujours, il y a des provocations, des excès, des appels au libéralisme excessif, les déclarations d'anti-antiprohibitionnistes.
En santé publique, on le sait, toute exclusion est un « trou noir » dans lequel se développent la souffrance, la maladie et la mort.
Je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec les guerres et leur prévention nécessaire.
L'ingérence n'est pas une solution à la guerre, mais sa mise en oeuvre précoce pourrait contribuer à prévenir les conflits, à éviter ces trous noirs dans lesquels on souffre, on meurt de faim et de soif, on voit mourir des enfants, sa famille...
En matière de drogue aussi, c'est par l'intervention sanitaire, l'ingérence sanitaire, qui doit avoir les moyens et les coudées franches pour agir, que nous pourrons trouver des réponses, certes incomplètes, mais humaines, et surtout plus efficaces.
On ne peut nier que la situation actuelle a fait naître des zones de non-droit. Une zone franche, un de ces fameux trous noirs que je dénonçais à l'instant ! A chaque fois, ce sont les moins fortunés, les plus vulnérables qui en sont les principales victimes.
C'est pourquoi une évolution de la loi qui permettrait de réduire ces zones franches, qui faciliterait, favoriserait l'intervention sanitaire doit être étudiée un jour.
Il pourrait être alors envisagé de mieux cibler les interdits, avant tout pour protéger les mineurs, et aussi vis-à-vis de la conduite automobile, du travail, de l'usage en public, etc. Cette évolution nous permettrait d'être plus efficaces. Elle me semble être singulièrement éloignée d'un supposé laxisme régulièrement mis en avant dès qu'il s'agit d'évoquer une évolution de la loi.
Mesdames, messieurs les sénateurs, évolution ne veut pas dire suppression. Evolution veut dire adaptation aux situations nouvelles, redéfinition de nos priorités et de nos stratégies d'intervention. Elle doit permettre que la loi de la République soit respectée parce qu'elle est applicable.
Le laxisme, c'est peut-être de refuser de nous adapter, c'est peut-être de condamner à ne pas utiliser tous les moyens d'action pour prévenir l'utilisation de drogues et pour en réduire les dangers.
Soyons modestes face à ces fléaux dont aucun pays n'est véritablement venu à bout, mais déterminés dans nos objectifs. Je compte sur ce débat et sur ceux qui pourront suivre pour éclairer sereinement nos concitoyens sur ces défis majeurs de santé publique.
Michel Foucault disait : « Une société se juge à la façon dont elle traite ses marginaux, mais aussi à la façon dont elle traite ses avant-gardes. » (Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. - M. Jean-Marie Girault applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires sociales.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, voilà longtemps que j'appelle de mes voeux l'organisation d'un débat, au Sénat, sur la toxicomanie.
Notre assemblée est en effet souvent amenée à réfléchir sur des sujets de société, et ce à l'abri des pressions.
C'est pourquoi je remercie le Gouvernement d'avoir choisi le Sénat pour débattre de la politique de réduction des risques en matière de toxicomanie, sujet qui est au carrefour des préoccupations sanitaires et sociales et qui revêt une importance capitale pour notre jeunesse, pour son avenir et pour ses espoirs.
Tout d'abord, j'aborderai deux points particuliers, puis je ferai part des réflexions que m'inspirent les thèmes que vous avez évoqués, monsieur le secrétaire d'Etat.
D'abord, je voudrais affirmer que l'on peut traiter de la question de la toxicomanie séparément des autres dépendances.
Ensuite, je démontrerai que l'on ne peut aborder le problème de la toxicomanie ni sous son seul angle sanitaire - et, à cet égard, je diverge par rapport à vous - ni, bien entendu, sous son seul angle répressif, mais qu'il faut le traiter de manière globale.
Premier point : la toxicomanie peut être abordée indépendamment des autres dépendances.
Je comprends, bien sûr, la préoccupation de ceux qui, désormais, ne veulent parler que de dépendance et placent sur le même plan la drogue, l'alcool, les psychotropes, le tabac et, ai-je entendu l'autre jour, le chocolat.
M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat. Oui !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Trop longtemps, en effet, l'impact sanitaire du tabac, des psychotropes et surtout de l'alcool a été négligé, voire contesté, et on continue à entretenir la confusion dans les esprits en évoquant sans nuances le paradoxe français comme on vante les bienfaits du régime crétois.
Il est donc, je crois, tout à fait normal d'évoquer tous les problèmes de santé posés par toutes les dépendances.
Mais il ne faut pas non plus tomber dans le piège que tendent, à travers la mise en parallèle de toutes les dépendances, les militants de la dépénalisation des drogues.
La toxicomanie constitue bien un problème autonome et qui n'est pas tout à fait équivalent à ceux qui sont posés par les autres dépendances.
M. Paul Masson. Très bien !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. A cet égard, je regrette que, pour défendre devant les tribunaux la cause de la lutte contre le tabagisme, le comité national de lutte contre le tabagisme s'assure le concours du juriste qui s'est fait le théoricien de la dépénalisation des drogues. Cette association n'est pas tout à fait normale ni convenable. Mais il y aurait tellement à dire sur le Comité national de lutte contre le tabagisme que je n'insisterai pas davantage !
Deuxième point : on ne peut établir une frontière entre les aspects sanitaires et les aspects répressifs du problème.
Aborder le sujet sous son seul angle répressif, c'est oublier que la toxicomanie, comme toutes les dépendances, constitue un problème de santé publique majeur, qui ne peut être résolu par la seule contrainte ; je vous en donne acte, monsieur le secrétaire d'Etat.
Mais oublier de réaffirmer des principes répressifs, c'est se voiler la face, c'est n'apporter qu'une réponse partielle à tous ceux qui sont concernés par ce fléau, notamment les jeunes, et plus particulièrement les jeunes de nos quartiers en difficulté.
C'est à ce propos que je vous adresserai, si vous le permettez, monsieur le secrétaire d'Etat, un reproche : alors que les militants de la dépénalisation de l'usage de drogues font de l'activisme auprès du Gouvernement pour faire progresser leur cause, vous avez choisi de répondre en privilégiant, dans l'intitulé de notre débat, le volet sanitaire. Bien sûr, vous avez dit en concluant votre propos que, avec les ministères de la justice et de la jeunesse et des sports, vous essayiez de créer des passerelles et de mettre en place de nouveaux mécanismes, mais je crois que ne se concentrer que sur le volet sanitaire serait une erreur. Nous devons affirmer solennellement, ensemble, que le trafic de drogue doit être sévèrement réprimé et que les autorités de notre pays ne doivent pas non plus fermer les yeux sur son usage, bref, qu'il ne saurait y avoir ni dépénalisation ni relâchement de l'effort dans le contrôle de l'application de la loi.
C'est en tout cas ce qu'a déclaré, il y a quelques jours, le Premier ministre, Lionel Jospin, et je me demandais en vous écoutant si, dans cette affaire, vous étiez tous les deux sur la même ligne de pensée.
M. Paul Masson. Bonne question !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Vous avez déclaré que le débat public sur la drogue devait être conduit sans aucun tabou. Nous en sommes d'accord.
Eh bien, j'ai pu constater par moi-même que certains magistrats n'appliquaient pas la loi de 1970.
Permettez-moi, à cet égard, de citer une anecdote récente.
Un employé municipal de la commune que j'administre s'est fait « prendre », il y a deux jours, avec cinq kilogrammes de cannabis sur sa bicyclette, bicyclette municipale au demeurant. (Sourires.) Arrêté, il est déféré au parquet, qui l'envoie chez le juge d'instruction ; le parquet requiert, compte tenu de l'importance de son chargement - cinq kilogrammes, c'est un peu plus que la consommation individuelle ! - la mise en examen et l'incarcération. Le juge d'instruction, lui, décrète la mise en examen et le contrôle judiciaire, estimant que, ne s'agissant « que » de cannabis, la chose n'est pas bien grave !
C'est cela qui nous inquiète, ce comportement des autorités judiciaires qui se mettent à juger elles-mêmes de l'applicabilité des lois qu'elles sont chargées, précisément, d'appliquer.
Vous nous avez longuement parlé, monsieur le secrétaire d'Etat, de la nécessaire réforme de la loi de 1970. Dans cette affaire, il faudrait tout de même y regarder à deux fois et éviter de dire : puisque la loi n'est pas parfaitement appliquée, changeons-la ! Cela me paraît en effet participer du laxisme dont vous vous êtes défendu.
MM. Michel Caldaguès et Paul Masson. Très bien !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Je veux également profiter de ce débat pour lever un malentendu.
J'ai entendu ceux qui défilent, ceux qui manifestent, ceints de leur écharpe, estimer que la droite ne serait capable, sur la question de la toxicomanie, que de livrer un message répressif, alors que la gauche aurait le mérite de faire progresser la prise en charge et les traitements.
Il n'en est rien. Permettez-moi de rappeler ici quelques faits à l'appui de cette affirmation.
La première mesure importante dans la politique de réduction des risques de contamination par le sida et l'hépatite C a été la mise en vente libre des seringues. Qui l'a décidé ? C'est un gouvernement de droite, en 1987, avec Mme Michèle Barzac - je me plais à reconnaître que vous l'avez citée vous-même.
La deuxième action majeure a consisté à accroître de manière importante le nombre de places de traitement sous méthadone pour rattraper ainsi le retard français. Qui l'a fait ? Le gouvernement conduit par M. Edouard Balladur en 1993 et en 1994, avec Mme Simone Veil et M. Philippe Douste-Blazy.
La troisième avancée majeure de la politique de réduction des risques fut la substitution, avec la délivrance du Subutex en officine. Quand a été prise cette décision ? En janvier 1996, par le gouvernement de M. Alain Juppé.
Le simple rappel de ces faits nous permet de montrer qu'il n'y a pas, d'un côté, le blanc, de l'autre, le noir, la gauche et la droite, et que tous les gouvernements, depuis vingt ans, depuis le rapport de Mme Pelletier, ont essayé de traiter le problème dans l'ensemble de ses aspects - l'aspect répressif, l'aspect sanitaire, l'aspect préventif - car on est contraint, en la matière, d'aborder tous les aspects à la fois.
Monsieur le secrétaire d'Etat, ni les pétitions ni les déclarations provocatrices ne peuvent tenir lieu de politique. Elles ne servent qu'à radicaliser artificiellement les positions, alors que nous devrions être unis pour lutter contre ce fléau dans l'intérêt de la jeunesse.
Créer un climat de tolérance à l'égard des drogues n'est pas une attitude convenable.
Vous avez bien voulu me faire porter ce matin un rapport officiel qu'a rendu public, comme à l'accoutumée, un grand journal du soir dans son édition d'aujourd'hui, citant de manière précise un certain nombre de chiffres et reprenant des tableaux particulièrement bien choisis.
Je me demande quel objectif vous poursuiviez, monsieur le secrétaire d'Etat, en demandant à un groupe d'experts de comparer la dangerosité des drogues licites à celle des drogues illicites.
Vous avez obtenu un tableau qui, en fonction de critères évidemment discutables, présente le cannabis comme beaucoup moins dangereux que le tabac et même comme le moins dangereux de l'ensemble des excitants et des stimulants. Il y est même admis que la toxicité générale de la cocaïne n'est que « forte » alors que celle du tabac est « très forte ».
Je vous invite, mes chers collègues, à vous reporter à votre quotidien du soir habituel pour retrouver ce tableau ! (Sourires.)
Monsieur le secrétaire d'Etat, que va retenir l'opinion ? Que retiendront les juges chargés de faire respecter la loi ? Retiendront-ils le fait que ce rapport est muet sur les risques de l'ecstasy ? Non, bien sûr. Retiendront-ils le fait que, pour évaluer la dangerosité respective des différentes drogues, on ait retenu le critère unique de la toxicité générale, tout simplement parce que la consommation de tabac est encore beaucoup plus importante que celle de cannabis, alors que le degré de toxicité générale varie en fonction de la consommation ? Bien sûr que non ! Retiendra-t-on les réserves exprimées par les experts pour présenter leurs conclusions ? Bien sûr que non ! Un titre et un tableau bien sélectionné suffiront !
Après la publication de ce rapport, les propos du Premier ministre, dimanche dernier, affirmant qu'il n'était pas question de dépénaliser, me paraissent relever d'une autre époque. J'estime que, avant de se préoccuper de la dépénalisation du cannabis ou de la réforme de la loi de 1970, trois problèmes majeurs doivent désormais recevoir une réponse.
Tout d'abord, les politiques de substitution doivent être rapidement évaluées, qu'il s'agisse de la substitution elle-même ou des différents traitements utilisés. Certes, nous le savons déjà, entre 1994 et 1996, le nombre de décès par sida liés à la toxicomanie a été divisé par deux. Cependant, cette donnée est insuffisante : le nombre de décès liés au sida n'est plus guère aujourd'hui - et l'on doit s'en féliciter - un bon indicateur. On sait aussi que le nombre de décès par surdose a été divisé par trois depuis 1993. Mais, s'agissant de la réduction des risques, qui est le thème de notre débat, le nombre de contaminations par le virus de l'hépatite C n'a pas régressé. Bref, l'heure est venue de dresser un bilan objectif de la politique de substitution !
Ensuite, et ce point est indépendant du premier, une clarification des objectifs de la substitution s'impose de toute manière. J'observe en effet que l'on s'est beaucoup focalisé, en raison de l'incidence du sida et de l'hépatite C, sur la politique de réduction des risques à mettre en oeuvre, quitte à en oublier la lutte contre la toxicomanie elle-même.
Il faut désormais clairement établir que la substitution n'est pas une fin en soi, qu'elle n'est qu'une étape vers le sevrage, qui demeure la seule solution pour le toxicomane. Il appartient au Gouvernement et au Parlement de le dire aux toxicomanes, aux médecins, et à l'opinion publique.
M. Michel Caldaguès. Très bien !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. Troisième point d'importance majeure : il faut établir une stratégie claire et efficace de lutte contre les « nouvelles drogues » : crack, ecstasy, drogues de synthèse, qui frappent des usagers plus jeunes que l'héroïne, dans des circonstances qui peuvent être différentes du passé, dans des lieux que l'on connaît déjà bien, comme les rave-parties , dont vous avez parlé.
Traiter rapidement ces trois priorités, voilà l'essentiel d'un nouveau plan de lutte contre la drogue que le Gouvernement se doit d'élaborer dans les meilleurs délais.
Par la suite, une fois que l'on y verra clair, conviendra-t-il d'ouvrir un débat sur la réforme de la loi de 1970 ? Nous n'y sommes pas opposés, parce que l'on ne peut pas considérer que l'usage personnel et le trafic de drogue, qui sont aujourd'hui mêlés dans un même texte, doivent relever des mêmes techniques.
Cependant, avant de se lancer dans cette voie - dangereuse - il faut bien réfléchir. Et je voudrais, à cet égard, terminer mon propos en formulant trois observations.
Premièrement, j'observe que ce rapport de grands experts, que je salue et que je respecte, qui concluent que, finalement, le cannabis ne serait qu'une distraction de gamins sans incidence, est aujourd'hui remis en question aux Etats-Unis. On y estime effectivement que le cannabis, produit de plus en plus pur et raffiné, peut avoir des conséquences, à terme, sur le fonctionnement de l'organisme humain. Cette étude devrait être diffusée et venir nourrir le débat sur le cannabis avant toute dépénalisation. Nous ne sommes pas suffisamment renseignés sur le plan scientifique.
Deuxièmement, sur le classement des effets du tabac et ceux du cannabis, je souhaiterais que nos éminents professeurs aillent de temps en temps dans les caves des HLM de nos quartiers en difficulté pour y constater de visu ce que sont les conséquences de la consommation de tabac comparées aux conséquences de la consommation du cannabis au bout de deux ou trois heures. Je vous assure qu'ils se rendraient compte, alors, que ce n'est pas la même chose et que la classification que vous nous proposez ne tient pas devant la réalité.
Enfin, troisièmement, je crois, comme vous, que l'action de prévention auprès des jeunes est essentielle, mais qu'elle ne peut pas se borner à une simple information sur les éventuelles sanctions. Il est important que la prévention comprenne - sur ce point, je vous suis - une information claire sur les effets de ce que l'on appelait autrefois les drogues dures, de l'alcool, du tabac et de l'ensemble des autres produits, notamment des médicaments. Le professeur Zarifian a eu tout à fait raison de le faire observer : l'abus des benzodiazépines et des psychostimulants est certainement un mal français puisque, vous l'avez dit vous-même, notre consommation est bien supérieure à celle de nos voisins.
Je souhaite donc que, dans les actions de prévention que nous menons à l'échelon municipal et départemental et dans tous les établissements fréquentés par les jeunes, on explique bien l'ensemble du problème.
Mais il serait catastrophique pour son avenir de faire croire à notre jeunesse que le cannabis ne présente aucun danger. Je suis persuadé que, si nous le faisions, nous le regretterions dans quelques années.
C'est pourquoi, nous semble-t-il, il faut tout d'abord évaluer, chiffrer, tirer toutes les conséquences des constats dressés et s'entourer de tous les avis scientifiques internationaux. Je suis plus près de la résolution adoptée par l'assemblée générale des Nations unies que du rapport de l'éminent professeur Bernard Roques, que vous vous proposez de nous distribuer. J'espère qu'un jour il sera possible de faire la synthèse des deux. Mais je dis : Attention ! Défions-nous des informations trop...
M. Hilaire Flandre. Unilatérales !
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales. ... trop laxistes ou trop rapides. Il faut d'abord bien évaluer, bien chiffrer, avant de s'engager dans la voie de la dépénalisation. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. Le Sénat va maintenant interrompre ses travaux ; il les reprendra à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures cinquante-cinq, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de M. Gérard Larcher.)