Séance du 30 juin 1998






NOUVELLE-CALÉDONIE

Adoption d'un projet de loi constitutionnelle

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle (n° 497, 1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la Nouvelle-Calédonie. [Rapport n° 522 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la Nouvelle-Calédonie nous est lointaine et proche à la fois.
Elle est lointaine, à l'évidence, par la géographie - elle se trouve à 18 000 kilomètres de l'hexagone - par son isolement dans un océan Pacifique majoritairement anglophone, par les distances même qui répartissent sur une terre grande comme le Portugal une population d'un peu plus de 200 000 habitants.
Mais elle est proche, parce que, depuis sa prise de possession en 1853, elle entretient une relation forte et tumultueuse avec la France. Elle a été présente à l'esprit de chacun des responsables politiques de ce pays au travers des drames et des épreuves qu'elle a traversés pendant ces quinze dernières années. Elle est proche aussi, parce que chacun voit qu'avec ce qui se passe là-bas dans le Pacifique, c'est une certaine image de la France qui se joue. Elle est proche encore, parce que, chacun le sait, une majorité des habitants de la Nouvelle-Calédonie souhaite aujourd'hui rester dans l'ensemble français.
A la suite du drame d'Ouvéa, l'Etat, grâce à la détermination de M. Michel Rocard, le RPCR, conduit par le député Jacques Lafleur, et le FLNKS, par Jean-Marie Tjibaou, signaient en juin 1988 les accords de Matignon. Les deux légitimités, ceux qui veulent le maintien dans la République et les partisans de l'indépendance se reconnaissaient. « Ni nous sans vous, ni vous sans nous », cette proclamation s'inscrivait sur les murs de Nouméa. Le projet de loi qui donnait une traduction institutionnelle à ces accords était adopté par le peuple français lors du référendum du 9 novembre 1988.
Ces accords ont durablement rétabli la paix civile et institué un esprit de dialogue entre les signataires et, par voie de conséquence, les principales composantes politiques.
Ces accords prévoyaient une période de dix années consacrées au rééquilibrage entre les communautés et à l'exercice des responsabilités au plus près des habitants par des institutions locales : la province Nord, la province Sud et celle des îles Loyauté. L'Etat restait chargé des compétences régaliennes et assurait également dans un souci de neutralité l'exécutif du territoire.
Ces accords ont été loyalement appliqués par les trois parties et ont survécu à l'assassinat, en 1989, de Jean-Marie Tjibaou.
Des efforts importants consentis par l'Etat en matière d'investissements publics et de formation ont permis d'améliorer de manière sensible la vie quotidienne des Calédoniens. Dans le même temps, la Nouvelle-Calédonie a pris sa place parmi les pays du Pacifique.
Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, selon les accords de Matignon, un référendum d'autodétermination devait avoir lieu en 1998, avec un corps électoral restreint aux électeurs résidant sur le territoire depuis 1988.
Cependant, il est vite apparu qu'il n'était pas souhaitable de limiter le choix des Calédoniens à la question de l'indépendance. Sur l'initiative de M. Jacques Lafleur, qui souhaitait éviter la division de l'opinion calédonienne, les forces politiques de la Nouvelle-Calédonie et l'Etat sont convenus de rechercher ensemble ce que M. Lafleur a dénommé le premier une solution consensuelle.
Le FLNKS avait posé un préalable relatif à l'accès à la ressource minière, avec un projet d'usine métallurgique de nickel en province Nord. Ce préalable a pu être levé grâce à l'accord conclu à Bercy le 1er février 1998 entre l'Etat, la Nouvelle-Calédonie et les opérateurs miniers concernés, dont le groupe public ERAMET.
Les négociations tripartites entre l'Etat, le FLNKS et le RPCR ont pu s'engager sous la présidence du Premier ministre le 24 février 1998. Elles se sont poursuivies sans relâche, tantôt à Paris, tantôt à Nouméa, afin de déterminer une solution qui puisse être acceptée par tous les partenaires.
Approuvé par les instances respectives des deux formations ainsi que par les principales forces vives de la Nouvelle-Calédonie, le texte de l'accord a été signé le 5 mai 1998, à Nouméa, par le Premier ministre, M. Lionel Jospin, et les représentants du RPCR et du FLNKS, dont les délégations étaient respectivement conduites par M. le député Jacques Lafleur et M. Roch Wamytan. Il est devenu l'accord de Nouméa, publié au Journal officiel de la République française le 27 mai.
Que contient cet accord ?
Il s'ouvre par un préambule qui, je le sais, a pu soulever des interrogations parmi certains d'entre vous.
Nous savons que l'histoire de la Nouvelle-Calédonie est courte mais souvent tragique. Les Kanaks ont vu leurs terres confisquées par la colonisation, les Français qui se sont installés ont surmonté de très grandes difficultés, d'autres communautés sont venues pour travailler dans des conditions souvent pénibles, on le sait, notamment dans les mines.
Les Kanaks se sont sentis rejetés aux marges géographiques, démographiques, économiques et sociales de leur propre terre. De ce sentiment d'exclusion est née leur revendication, culturelle d'abord, politique ensuite. Les incompréhensions, les peurs, les rancoeurs ont nourri l'explosion de violence des années quatre-vingt.
Comment porter, chacun, cette histoire ? Comment porter, ensemble, cette histoire partagée ? Comment être d'accord sur un futur s'il n'y a pas d'accord sur le passé ?
A ces interrogations fondamentales répond le préambule de l'accord de Nouméa. Ce texte n'est ni une version officielle de l'histoire, ni une repentance du passé ; il n'épuise pas le sujet, il n'interdit pas la recherche ou la critique. Parce qu'il a été signé par le Premier ministre de la République et les présidents des deux principales formations politiques de la Nouvelle-Calédonie, il fonde un projet politique partagé sur deux évidences qui sont autant de concessions majeures. Les Calédoniens d'origine européenne reconnaissent que la Nouvelle-Calédonie est d'abord une terre kanak ; les Kanaks reconnaissent que les autres communautés qui ont fait souche en Nouvelle-Calédonie y ont leur place et leur avenir.
Telles sont les bases sur lesquelles, désormais, un avenir partagé est possible. Tel est le sens de l'accord de Nouméa. Il s'agit de permettre à la Nouvelle-Calédonie de maîtriser son destin, un destin choisi, un destin partagé.
Ce destin est, en effet, d'abord un destin choisi.
Dans la logique des accords de Matignon conclus il y a dix ans, le projet qui vous est soumis résulte non pas des options unilatérales de l'un ou de l'autre des partenaires, mais de longues négociations entre le Gouvernement et les deux principales forces politiques de la Nouvelle-Calédonie. Ce choix sera soumis à la ratification des populations intéressées par un scrutin local fondé sur le corps électoral de l'article 2 de la loi référendaire de 1988 ; ce scrutin pourrait avoir lieu au mois de novembre.
Ensuite, une loi organique sur la Nouvelle-Calédonie vous sera soumise. Elle devrait permettre la tenue d'élections d'ici à un an. En cette seconde occasion, les Calédoniens pourront donc affirmer leur volonté de s'inscrire dans la perspective des accords de Nouméa.
Le destin choisi, c'est également la possibilité pour les Calédoniens de maîtriser leurs problèmes et leur développement dans des conditions qui vont bien au-delà d'une très large autonomie.
L'exécutif, actuellement assuré par le haut-commissaire, serait ainsi transféré à un gouvernement représentant les diverses forces politiques.
Les compétences actuellement exercées par l'Etat seraient progressivement transférées à la Nouvelle-Calédonie, ou partagées avec elle sur de nombreux sujets majeurs, tels que la réglementation minière, l'enseignement ou les relations extérieures.
L'Etat ne conserverait, au terme de cette évolution, que le noyau dur des compétences régaliennes : la justice, la défense, l'ordre public, la monnaie.
Les principales délibérations du Congrès acquerraient un statut quasi législatif et ne pourraient plus être contestées après leur publication, sauf, évidemment, dans le cadre du contentieux administratif.
Le destin choisi, c'est aussi la possibilité d'envisager, sereinement et dès à présent, le terme de cette période. Dans des conditions minutieusement décrites par les accords de Nouméa, les populations intéressées seront appelées, dans vingt ans - moins si le Congrès le décide, c'est-à-dire entre quinze et vingt ans - à se prononcer sur la question de la pleine souveraineté.
Ainsi donc, au début comme à la fin de cette évolution, des consultations locales viendraient sceller les choix des Calédoniens.
Ce destin choisi, c'est aussi un destin partagé entre toutes les communautés qui composent la réalité contemporaine et la richesse humaine de la Nouvelle-Calédonie.
Tel est le sens du préambule de l'accord de Nouméa, dont j'ai voulu vous montrer l'apport indispensable. Diverses dispositions culturelles et symboliques ainsi que la création d'un Sénat coutumier compétent en matière foncière et d'état des personnes consacrent la place des Kanaks dans la société calédonienne.
Cette identité calédonienne réunit le peuple d'origine, les Kanaks, et tous ceux qui ont fait le choix de vivre sur cette terre et de contribuer à son développement. C'est une chance pour l'avenir de ce pays que de pouvoir ainsi conjuguer des civilisations qui se fécondent. C'est une chance pour la France que de pouvoir faire vivre notre langue, notre culture, au coeur du Pacifique.
L'identité calédonienne trouve sa traduction concrète dans deux dispositions de l'accord de Nouméa qui constituent les prémisses d'une citoyenneté : la possibilité donnée au Congrès de réglementer l'emploi local, en instituant des mesures spécifiques pour les Calédoniens, et la limitation du corps électoral pour les scrutins de début et de fin de la période couverte par les accords, comme pour les élections aux assemblées de province et au Congrès.
Cette citoyenneté en émergence constitue une novation dans notre système juridique, et le Gouvernement ne s'y est engagé qu'après une réflexion approfondie.
Chacun voit bien que la situation et l'histoire de la Nouvelle-Calédonie sont sans équivalents et qu'il eût été risqué de ne pas accompagner l'évolution souhaitée par les deux grandes formations politiques du territoire.
Il fallait tenir compte des spécificités de la Nouvelle-Calédonie : un marché de l'emploi très restreint - 200 000 habitants - un équilibre démographique qui fonde le pacte conclu entre les communautés. L'intelligence politique commande de ne voir qu'adaptation à une réalité particulière puisque, dans l'esprit des promoteurs de l'accord, il ne saurait être question de revendiquer une quelconque discrimination.
Le destin partagé, c'est aussi le choix d'un gouvernement de Nouvelle-Calédonie qui serait élu à la proportionnelle pour permettre à la minorité d'être associée aux responsabilités, dans une logique océanienne de recherche du consensus.
Le destin partagé, c'est encore la poursuite des efforts de rééquilibrage, dans sa double acception, entre le grand Nouméa, qui concentre aujourd'hui 120 000 habitants sur les 200 000 de la Nouvelle-Calédonie, et entre toutes les communautés.
Beaucoup a été fait pendant la période des accords de Matignon, mais les résultats obtenus en matière de développement économique, de formation, d'emploi et d'éducation doivent être consolidés et amplifiés.
Le destin partagé, c'est, enfin, le destin partagé avec la France. La France a fait sienne la Nouvelle-Calédonie dans les conditions rappelées par le préambule. Dans la logique des accords de Matignon puis de l'accord de Nouméa, il est à l'honneur de notre pays d'accompagner la Nouvelle-Calédonie sur le chemin qu'elle s'est choisi pour les vingt prochaines années.
Si le projet de loi constitutionnelle est adopté, beaucoup restera à faire. Le Premier ministre s'est engagé à ce que l'accord de Nouméa soit appliqué totalement et loyalement, dans sa lettre et dans son esprit.
La solidité de l'accord, l'épanouissement des sentiments de confiance et d'espoir qu'il a suscités en Nouvelle-Calédonie dépendent de l'attention et de la diligence de chacun des partenaires.
Il s'agit bien de garantir la paix civile et d'offrir les conditions d'un développement harmonieux à une population qui, le moment venu, aura à choisir son destin en toute lucidité puisque les éléments pour une pleine émancipation seront alors réunis.
Nous sommes au début d'un processus, à ce moment historique où la Nouvelle-Calédonie ne subit pas une évolution statutaire imposée, mais partant d'un regard douloureux mais nécessaire sur son passé, choisit d'inventer les conditions d'un avenir pour que chacune des communautés puisse trouver sa place.
Je l'ai dit lors de déplacements récents à Wallis-et-Futuna et en Polynésie française : l'accord de Nouméa n'est pas porteur d'exclusion envers quelque communauté que ce soit. Il est le point de départ d'un cheminement qui rejette la violence et par lequel la Nouvelle-Calédonie doit trouver sa voie.
L'Assemblée nationale, à une très large majorité, a compris cette démarche et a souhaité tout faire pour la traduire juridiquement et politiquement. Les modifications qu'elle a apportéees au projet de loi initial ont été acceptées par le Gouvernement, rendant ainsi possible, si vous le souhaitez, un vote conforme par le Sénat.
Le vote de l'Assemblée nationale a été accueilli avec une très grande satisfaction en Nouvelle-Calédonie.
Il vous appartient, mesdames, messieurs les sénateurs, de permettre la révision constitutionnelle que rend nécessaire l'accord de Nouméa.
Pour toutes ces raisons, avec Mme la garde des sceaux, avec les principales forces politiques de Nouvelle-Calédonie, je vous demande d'adopter ce projet de loi constitutionnelle tel qu'il a été modifié par l'Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées de l'Union centriste et du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais tout d'abord présenter mes remerciements à la commission des lois et à son président pour l'excellent travail qui a été réalisé dans des délais brefs.
Le président Jacques Larché et six membres de la commission se sont rendus en Nouvelle-Calédonie au début du mois de juin et ont pu constater combien les populations, dans leurs diversités, accueillaient favorablement l'accord de Nouméa.
Le projet de loi constitutionnelle qui vous est soumis aujourd'hui s'inscrit dans la logique de l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 par M. le Premier ministre et par les présidents des deux formations politiques de Nouvelle-Calédonie, le député M. Jacques Lafleur pour le RPCR et M. Roch Wamytan pour le FLNKS.
Première question : pourquoi une révision de la Constitution s'est-elle imposée ?
D'abord, elle s'est imposée pour des raisons politiques, car l'accord de Nouméa prévoit explicitement une telle révision.
Au-delà de la technique juridique, les partenaires politiques de Nouvelle-Calédonie ont souhaité l'inscription dans notre loi fondamentale des efforts et des concessions réciproques auxquels ils ont consenti. Les accords deMatignon en 1988 avaient été consacrés par la loi référendaire, c'est-à-dire par l'expression directe de la souveraineté nationale.
L'accord de Nouméa doit également être consacré par un engagement solennel de la représentation nationale garantissant sa pérennité au-delà des divergences politiques. Le Président de la République, le Premier ministre et l'ensemble du Gouvernement, l'Assemblée nationale et le Sénat s'en porteront ainsi garants.
Par ailleurs, cette révision est juridiquement nécessaire.
L'avenir de la Nouvelle-Calédonie, tel que cet accord le dessine, à l'issue d'une période de quinze à vingt ans, repose sur des orientations qui ne peuvent être mises en oeuvre dans le cadre actuel de notre Constitution.
En premier lieu, le corps électoral qui aura à se prononcer avant la fin de 1998 sur les dispositions de l'accord de Nouméa et celui qui aura à se prononcer à l'issue de la période transitoire de quinze à vingt ans sont définis selon des critères spécifiques dérogatoires, respectivement au troisième alinéa de l'article 3 et au troisième alinéa de l'article 53 de la Constitution.
En deuxième lieu, la date de la consultation des populations intéressées, à l'issue de la période transitoire prévue par l'accord, sera déterminée par le Congrès du territoire de Nouvelle-Calédonie à la majorité des trois cinquièmes et non par l'Etat.
En troisième lieu, la réponse qui sera apportée par le corps électoral à l'issue de cette période transitoire aura une valeur différente selon qu'elle sera positive ou négative. Si la réponse est positive, la Nouvelle-Calédonie accédera à la pleine émancipation. Si, en revanche, elle est négative, le tiers des membres du Congrès pourra décider d'une nouvelle consultation, conformément au point 5 du document d'orientation de l'accord de Nouméa.
D'autres dispositions de l'accord définissent l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie dans la phase intermédiaire. Elles sont spécifiques et n'entrent pas non plus dans le cadre actuel de la Constitution.
Elles n'entrent pas dans le champ de l'article 72 de la Constitution, qui place les territoires d'outre-mer à égalité avec les communes et les départements, ainsi que les autres collectivités territoriales.
Elles n'entrent pas non plus dans le champ du régime spécial des collectivités territoriales d'outre-mer de l'article 74 de la Constitution, du moins tel qu'il a été précisé par la jurisprudence.
La décision récente du Conseil constitutionnel du 9 avril 1996 sur la loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française a en effet étroitement limité les possibilités d'évolution des territoires d'outre-mer.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il était impossible de porter atteinte aux conditions essentielles de l'exercice des libertés publiques, qui ne sauraient être différentes sur aucun point du territoire de la République.
De même, il a censuré des dispositions dont il a jugé qu'elles portaient atteinte au droit de recours juridictionnel garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789.
Enfin, le Conseil constitutionnel a écarté des dispositions de la loi organique qui touchaient au régime du droit de la propriété garanti par l'article 17 de cette même Déclaration.
On voit donc que cette jurisprudence fixe des limites au-delà desquelles il faut aller si l'on souhaite traduire l'accord politique de Nouméa du 5 mai dernier.
Ces limites concernent évidemment la souveraineté nationale, qui ne permet pas le caractère irréversible des transferts de compétences de l'Etat vers le territoire tels qu'ils sont prévus dans l'accord.
Ces limites concernent ensuite la répartition des compétences entre les pouvoirs publics. En effet, l'accord de Nouméa prévoit d'accorder une valeur législative à certains actes que peut prendre le Congrès, alors que, aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi est votée par le Parlement.
Si une telle valeur est conférée à certains actes, il est clair qu'il n'est pas possible de maintenir le contrôle juridictionnel de droit commun sur les actes administratifs et qu'il est nécessaire de prévoir un nouveau contrôle. C'est le Conseil constitutionnel qui l'exercera.
Il ne s'agit pas de transformer le Conseil constitutionnel en juge ordinaire de la légalité des décisions du Congrès. Il s'agit de reconnaître à certaines délibérations d'une importance particulière et qualifiées par l'accord de Nouméa de « lois du pays » une dignité égale à celle des lois votées par le Parlement. A cet égard, la loi organique, prise sur le fondement de l'habilitation constitutionnelle, pourrait prévoir, notamment, une liste limitative des textes dont pourrait être saisi le Conseil constitutionnel, et qui porteraient sur des sujets décisifs pour l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.
C'est l'une des manières de traduire l'idée essentielle de souveraineté partagée, qui est l'un des socles de l'accord de Nouméa.
Les limites constitutionnelles tiennent aussi à l'apparition d'une citoyenneté en émergence pour la Nouvelle-Calédonie qui permet de fonder un corps électoral spécifique pour les élections locales, à l'exception des élections municipales, et de favoriser l'accès des Calédoniens à l'emploi local.
Enfin, la révision constitutionnelle permet de remplacer le référendum d'autodétermination prévu cette année par la loi de 1988 par une consultation du corps électoral sur l'accord de Nouméa.
Ainsi, les trois raisons que sont l'organisation de la prochaine consultation locale, les dispositions relatives à la phase intermédiaire et les conditions d'évolution de la Nouvelle-Calédonie au terme des quinze et vingt prochaines années imposent une révision constitutionnelle.
La seconde question porte sur la forme du projet de loi constitutionnelle qui vous est présenté aujourd'hui.
Le projet initial du Gouvernement était de créer une loi constitutionnelle autonome en trois articles qui ne s'incorporaient pas à l'intérieur des titres existants de la Constitution. L'Assemblée nationale, en concertation, je crois, avec votre commission des lois et son président, a estimé que cette architecture était critiquable et qu'il était préférable de retenir le principe d'une révision constitutionnelle plus classique. L'Assemblée nationale a donc amendé le projet du Gouvernement en recréant un titre XIII. Le titre XIII initial, qui organisait les relations des Etats membres de la Communauté avec la France et les nouveaux pays d'Afrique, est tombé en désuétude en 1960. Devenu sans objet, ce titre a été abrogé par la loi constitutionnelle du 4 août 1995.
L'Assemblée nationale a donc décidé de créer un titre XIII nouveau, dont l'intitulé est « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». Cette place dans la Constitution est, en effet, cohérente dès lors que ce titre vient après le titre XII, qui traite des collectivités territoriales. Il signifie ainsi que la Nouvelle-Calédonie cesse d'être un territoire d'outre-mer au sens de l'article 74 et devient une entité juridique sui generis .
Par conséquent, l'article 76 de la Constitution intègre le contenu de l'article 2 du projet gouvernemental et permet la tenue d'une consultation locale qui doit intervenir avant le 31 décembre 1998 sur la base du corps électoral spécial, tel qu'il avait été défini par l'article 2 de la loi référendaire de 1988.
De même, l'Assemblée nationale a rétabli un article 77, qui reprend les dispositions de l'article 3 du projet de loi constitutionnelle et renvoie à une loi organique la fixation du nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie, conformément à l'accord. Cet article 77 identifie quatre domaines d'une importance particulière.
Le premier concerne les modalités du transfert des compétences de l'Etat aux institutions de la Nouvelle-Calédonie, sachant que ces transferts se feront de manière définitive et échelonnée.
Le deuxième domaine a trait aux nouvelles institutions locales, avec notamment un pouvoir quasi législatif partiel donné à l'assemblée délibérante locale pour certaines catégories d'actes.
Le troisième domaine touche aux effets de la citoyenneté en matière de droit électoral pour les élections locales autres que communales, ainsi qu'en matière d'accès à l'emploi et de statut civil coutumier.
Enfin, le quatrième domaine est relatif à l'organisation de la consultation locale qui, avant vingt ans et à l'initiative de l'assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie, pourra la conduire à la pleine souveraineté.
Cette consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des dernières compétences qui, à cette date, seront encore exercées par l'Etat. La composition du corps électoral et la procédure à suivre en fonction du résultat de la consultation seront les deux particularités essentielles de ce scrutin.
Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie est à l'évidence une innovation dans le système juridique français.
Il permet d'organiser un avenir partagé de paix et de progrès pour la Nouvelle-Calédonie à partir d'un consensus local qui a été recherché et réalisé sur la base de concessions réciproques, dont M. Queyranne vous a rappelé les principaux éléments.
L'Assemblée nationale a adopté le projet de loi constitutionnelle le 16 juin 1998 à une très large majorité. Dépassant les clivages politiques habituels, tous les orateurs ont exprimé le souhait que leur vote soit compris comme l'approbation d'un processus politique et un encouragement pour la Nouvelle-Calédonie à continuer sur le chemin qu'elle s'est choisi.
Je ne doute pas que vous aurez à coeur d'envoyer vers cette terre du Pacifique un message d'une égale portée. En effet, si le Sénat accepte de voter le texte tel que l'Assemblée nationale l'a modifié, et compte tenu du travail en commun des deux commissions des lois, les conditions seront remplies pour que le Président de la République puisse, s'il le souhaite, réunir le Congrès à Versailles. Ainsi, deux mois à peine après la signature de l'accord de Nouméa par le Premier ministre et par les partenaires politiques locaux, la représentation nationale aura scellé à son tour le choix politique majeur qui a été fait pour la Nouvelle-Calédonie pour les vingt prochaines années.
C'est pourquoi, avec mon collègue Jean-JackQueyranne, je vous prie, mesdames, messieurs les sénateurs, de bien vouloir adopter en l'état ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Marie Girault, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, dans ma vie de parlementaire, le dossier de la Nouvelle-Calédonie a joué un grand rôle.
J'ai accompli, dans le cadre de missions sénatoriales, avec tel ou tel de mes collègues, dont certains ne sont plus des nôtres, cinq missions. J'en garde un grand souvenir. Chaque fois, j'ai découvert le territoire et ses îles dans une ambiance tout à fait différente, tant il est vrai que, selon que les hommes se déchaînent ou cherchent au contraire à se rapprocher, le paysage d'un territoire peut profondément se modifier.
Cela, je l'aurai vécu à l'occasion de la dernière mission, présidée par notre collègue Jacques Larché, qui vous dira sans doute tout à l'heure à quel point rien ne peut empêcher l'évolution qui est aujourd'hui recherchée et voulue. Elle sera approuvée, j'en suis persuadé, par la quasi-unanimité des parlementaires français.
La commission des lois m'a confié la responsabilité de ce rapport, et je lui en suis reconnaissant. Il est ainsi, dans une vie de parlementaire, des dossiers sur lesquels on aime réfléchir ; c'est, pour moi, le cas de celui de la Nouvelle-Calédonie et de son évolution.
Si, par-delà les problèmes strictement juridiques et administratifs, il se dégage, derrière l'objectif visé, une pensée humaniste qui peut rapprocher les hommes pour les conduire à un destin vécu en commun, on ne peut que s'en réjouir : la favoriser fait partie du travail du parlementaire, car nous n'abordons pas que des textes techniques ou de conjoncture ; il nous arrive d'avoir tout simplement rendez-vous avec les hommes.
La commission des lois a voulu que le processus souhaité par le Gouvernement et par le Président de la République soit mené, autant qu'il était possible, la main dans la main. Ce fut le cas, et nous savions, au moment où nous sommes partis pour la dernière des missions accomplies en Nouvelle-Calédonie, que, très vraisemblablement, comme le rappelait Mme Guigou il y a un instant, nous pourrions faire l'économie d'une navette, j'allais dire faire d'une pierre deux coups. La sagesse l'ayant emporté de part et d'autre, nous savions, lorsque nous avons atterri à l'aérodrome de Tontoukta, que les deux assemblées trouveraient un terrain d'entente, ce qui se vérifie aujourd'hui.
J'ai été, en 1988, un très fervent partisan des accords de Matignon, alors que, souvenez-vous, mes chers collègues, l'ambiance n'était pas à la consensualité sur le territoire métropolitain, ni d'ailleurs sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie.
J'ai fait campagne dans ma ville pour les accords de Matignon, et Jean-Marie Tjibaou, qui faisait lui-même campagne en métropole, est venu me voir à l'hôtel de ville de Caen.
Des jugements sévères ont pu être portés sur lui à un moment donné, mais son martyre, en 1989, au côté de Yéweiné Yéweiné, a bien montré qu'au fond de lui-même Jean-Marie Tjibaou cherchait les chemins qui mènent à la paix, à la fraternité et à la réconciliation.
M. Robert Pagès. Très bien !
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. Nous avons tous été très émus lorsque nous nous sommes rendus àTiehdanite, son village, quand nous avons pu nous recueillir sur sa tombe, en pensant à tous les sacrifices qui avaient dû être consentis au cours des années 1984, 1985 et 1986 et dont furent victimes, des Français de souche, des Kanaks, dans des conditions inacceptables.
On ne va pas refaire le procès de tel ou tel. Aujourd'hui, nous sommes tournés vers l'avenir...
Mme Hélène Luc. Très bien !
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. ... et, lorsque M. le Premier ministre me convia à aller célébrer les accords de Matignon sur la Grande Terre, je l'ai fait volontiers et avec joie.
Le référendum de 1988 a été approuvé avec une très forte abstention de la part des Français de métropole.
Aujourd'hui, après le chemin parcouru pendant ces dix ans marqués par la volonté de construire quelque chose, alors que les accords de Matignon débouchent sur un bilan incontestablement positif - grâce, certes, à la présence de la France, notamment sur le plan financier, ne nous leurrons pas - voilà que l'Etat, le FLNKS, le RPCR ont décidé de renoncer au référendum couperet, au scrutin d'autodétermination, à condition, bien sûr, que la volonté nationale aille dans le même sens.
Ils ont fixé - j'ai immédiatement pensé que c'était une bonne solution - une période transitoire de quinze ans à vingt ans. Vingt ans, a dit une jeune fille que nous avons rencontrée au cours de notre mission, c'est bien long ! Il lui fut répondu que vingt ans, cela passait vite. Les accords de Matignon, c'était hier ! Que se passera-t-il dans quinze ans, dans vingt ans, alors que voteront des générations qui ne savent pas encore marcher, qui ne sont pas encore nées ou qui vont à l'école et qui vivront la mise en oeuvre du système proposé par l'accord de Nouméa ?
Celui-ci ne constitue pas un document facile à lire car il est le produit du rapprochement de femmes et d'hommes qui ont mis par écrit le contenu d'un palabre, lequel consiste en un échange strictement oral.
L'originalité de l'accord de Nouméa, c'est qu'il traduit quelque chose qui est de l'ordre du palabre. Il est la transcription d'une discussion dans laquelle, c'est ainsi, derrière le même mot, selon les interlocuteurs - et donc selon les signataires - ne se trouve pas forcément le même sens.
C'est pourquoi, lorsque nous serons appelés, bientôt, à dire ce que nous pensons de la loi organique, ou des lois organiques, il faudra, monsieur le secrétaire d'Etat, veiller à employer un langage juridique qui respecte l'esprit du palabre.
En fin de compte, paradoxalement, la révision constitutionnelle est l'opération la plus simple. Demain, ce sera l'heure des réflexions complémentaires, et les choses seront alors plus complexes.
Je ne vais pas analyser le contenu des accords : nous le connaissons et M. Queyranne l'a décrit tout à l'heure. Je veux essentiellement, mes chers collègues, vous montrer que nous suivons là un parcours philosophico-politique et, je vous l'avoue, j'adore cela. Je le disais tout à l'heure, lorsque, derrière le droit, apparaît une philosophie, surtout si celle-ci est partagée, nous pouvons nous réjouir d'être parlementaires.
Le débat relatif à la Nouvelle-Calédonie s'insère dans ce parcours philosophico-politique auquel je vous sens réceptifs.
Bien sûr, c'est d'abord un débat constitutionnel, technique, mais qui se situe au niveau le plus élevé. Il permet, nous le constatons, de dépasser les idées reçues. En effet, nous souhaitons aboutir et communier avec la volonté qui s'exprime très clairement sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie.
Mais il faut passer par le Parlement. Nous devons réviser la Constitution : c'est la souveraineté nationale qui s'affirme.
Par ailleurs, l'accord de Nouméa est le produit d'un débat conventionnel. Des hommes se rassemblent avec la volonté d'aboutir. Ils réfléchissent à ce que peuvent être les années à venir. Ce débat conventionnel, de caractère exceptionnel, réunit des cultures fondamentalement différentes, mais qui ne sont pas forcément opposées.
Ce débat conventionnel dure quelques semaines et il débouche sur l'accord de Nouméa ; et cela parce que ce débat conventionnel est aussi un débat consensuel et que, profondément, chacune des parties voulait aboutir, même si, comme je le disais il y a un instant, certains termes de l'accord recèlent des ambiguïtés.
Mais le délai de quinze ans pouvant être encore prolongé de cinq années montre que le temps qui passe est un élément de la consensualité visible sur le territoire, et c'est bien ainsi.
Bien sûr, il faut se poser la question : que se passera-t-il demain ? Depuis dix ans, nous nous rapprochons les uns des autres. Dans quinze ans, nous pourrons faire encore mieux. Qui peut dire si, au bout de la période de quinze ans, la consultation prévue aboutira à la disparition du « noyau dur », selon le mot de M. Queyranne, des compétences régaliennes ? Qui le sait ?
Les Calédoniens observent le destin du Vanuatu, la pauvreté qui s'y est installée profondément et qui est de nature à briser le moral des populations. Que penseront les jeunes Calédoniens d'aujourd'hui lorsque, dans quinze, seize ou dix-sept ans, ils seront appelés à voter ?
L'accord de Nouméa exprime aussi le début d'une belle convivialité. Nous l'avons vécue lorsque la mission sénatoriale s'est rendue à l'île de Maré pour inaugurer un gymnase à la française, au milieu d'une population riche de bonne humeur, de couleurs et de fleurs, un gymnase où s'ébat aujourd'hui la jeunesse kanak de l'île.
Lors de cette visite à Maré, nous avons rencontré des responsables de l'île à la fois politiques et coutumiers, pourvus de pouvoirs paradoxaux mais bien réels. Ce n'est pas facile à assimiler ! Il faut le savoir, il faut s'y faire, il faut essayer de participer autant qu'il est possible au génie de ce peuple.
Nous gardons aussi le souvenir d'avoir vu, toujours sur cette île de Maré, applaudir Jacques Larché, le président de notre mission, couronné de lauriers, servi ensuite comme un roi !
M. Charles Pasqua. Et il est revenu ?... (Sourires.)
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. Devant tout cela, je me disais que cette généreuse marche accomplie depuis dix ans se trouvait bien récompensée.
Si ce débat aboutit, comme personne n'en doute, lors de la réunion du Congrès, à la révision constitutionnelle qui est souhaitée, ne peut-on rêver que les années qui viennent voient s'établir sur le territoire une sorte de trinité consubstantielle, l'Etat, le RPCR et le FLNKS, en vue de constituer un peuple néo-calédonien ayant sa spécificité ?
M. Jean-Luc Mélenchon. Ce n'est pas tout à fait la République, ça !
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. C'est peut-être du domaine du rêve, mais la France, qui n'a pas toujours réussi sa décolonisation, ne pourrait-elle réussir cette identification d'un peuple, qui aurait pleinement conscience d'être un, malgré sa profonde diversité interne ?
Je crois que tout cela doit faire partie de la mise en oeuvre de l'accord de Nouméa, prolongeant les accords de Matignon.
J'ai lu, ces jours-ci, deux articles évoquant cette affaire qui portaient le même titre, « La démocratie bafouée », sous deux signatures différentes : transmission de pensée !
Démocratie bafouée ? Je ne le pense pas, et je veux, autant par raison que par conviction, m'élever contre cette critique.
Le grief se résume à ceci : les accords de Matignon de 1988 correspondaient déjà à une démission de la France, mais appelaient à un référendum d'autodétermination en 1998 ; le retarder de quinze ans ou un peu plus, le temps de la réflexion - le temps aussi de procéder à des transferts de compétences et à des transferts financiers corrélatifs - c'est donner la prime à d'inexorables indépendantistes qui ne cherchent qu'à profiter des subsides de l'Etat pour établir à leur profit des situations confortables.
Bien sûr, comme chacun, j'admets que le référendum d'autodétermination prévu par la consultation nationale de 1988 aboutirait, s'il avait lieu cette année, nul n'en doute sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, à un non à l'indépendance.
Et certains de nous dire : passons donc aux actes ! Mais ce serait courir le risque, parfaitement ressenti par toutes les autorités, par tous les habitants, de nouveaux troubles.
C'est pourquoi, lorsque nous avons débarqué à Tontouta, nous avons immédiatement compris que nous allions rencontrer un peuple soulagé.
Je crois que le référendum prévu dans un délai de quinze ans permettra de calmer les esprits, de se mieux connaître encore et de vivre la réalité de la loi organique sur le tansfert de compétences. Tout cela peut être mené sagement. Ce n'est pas une démission de la démocratie, c'est une manière de l'appliquer.
Qu'on me permette de rappeler les événements qui se sont produits à Ouvéa entre les deux tours de l'élection présidentielle de 1988, qui ont coûté la vie à plusieurs de nos gendarmes et qui ont provoqué ensuite la réplique, parfaitement justifiée, du pouvoir français, réplique qui a abouti à la libération des gendarmes emprisonnés en même temps qu'elle a occasionné les morts que l'on sait.
M. Jean-Luc Mélenchon. Croyez-vous que l'on puisse vraiment formuler les choses ainsi ?
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. Ce que je sais c'est que, lorsque ces événements se sont produits, je me suis trouvé reporté à la Toussaint de 1954, qui vit le début de la guerre d'Algérie. Et nous savons comment les événements ont évolué là-bas ! Je le dis souvent, je ne connais pas de guerre d'indépendance qui n'aboutisse pas à l'indépendance, après des massacres et des règlements de compte. On a beau se cacher, chacun connaît la cache de l'autre et l'issue est inévitable : le massacre.
Eh bien, en ne voulant pas courir le risque d'une semblable situation, si cela doit se traduire par quinze années de convivialité assurées et approfondies, aboutissant à une paix définitive demain, nous ne bafouons pas la démocratie. C'est, pour le Parlement, une manière de servir l'homme.
Lors des débats en commission sur ce projet de loi constitutionnelle, notre collègue Robert Badinter, fin spécialiste de la Constitution, donnait l'impression d'un homme un peu assommé - je le dis amicalement et, s'il était présent, je le dirais de la même façon - par cette révolution constitutionnelle qui crée une espèce d'exception au sein de notre système institutionnel.
Cependant, même si sa tête de constitutionnaliste se trouve un peu bouleversée, il est pour le texte.
Il reste que cette exception calédonienne lui pose un problème, comme elle en posera un lorsqu'il s'agira d'élaborer les lois organiques.
Dans le cadre de la mission sénatoriale, des documents m'ont été remis. Ainsi, j'ai pu relever que, dans un livre évoquant les paradoxes de la vie politique, Georges Pompidou écrivait : « En somme, notre système, précisément parce qu'il est bâtard, est peut-être plus souple qu'un système logique. Les corniauds sont souvent plus intelligents que les chiens de pure race. » Quelle belle écriture ! Face à un système qui peut paraître un peu bâtard et contraint, l'opinion de Georges Pompidou est intéressante.
J'en évoquerai une autre.
Lorsque le général de Gaulle s'est rendu à Bayeux, pour poser les principes de la République dont il rêvait pour les Français, il a raconté cette anecdote : « Un jour, les Athéniens demandèrent au Sage Solon, qui était juriste et philosophe, quelle était la meilleure constitution. Dites-moi d'abord, répondit Solon, pour quel peuple et pour quelle époque. »
Aucune institution ne doit demeurer intangible sous prétexte qu'elle est sacrée si les circonstances nous commandent d'évoluer.
Tel est le cas aujourd'hui.
Voilà les raisons pour lesquelles, mes chers collègues, je vous demande d'adopter le projet de loi constitutionnelle voté par l'Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Jean Delaneau remplace M. René Monory au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. JEAN DELANEAU
vice-président

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, voilà bien des années que, tous ensemble, nous nous penchons, nous nous interrogeons sur le destin de la Nouvelle-Calédonie. Ce destin - pourquoi le dissimuler ? - fut entre nous l'occasion de profondes divergences. Peut-être sommes-nous en train de les surmonter.
Notre rapporteur, mon excellent ami Jean-Marie Girault, qui fut certainement l'un de ceux qui se rendirent le plus souvent sur ce lointain territoire - il doit détenir le record ! - nous a fait excellemment profiter de l'expérience qu'il a acquise au cours de ces nombreux déplacements. Il a eu la gentillesse de préciser que nous fûmes merveilleusement accueillis et que je fus moi-même couronné de lauriers lors de l'inauguration d'un gymnase. Puis-je, en confidence, lui avouer que le président du conseil général de Seine-et-Marne aurait bien aimé, même sans lauriers, inaugurer dans son département un tel équipement ? (Sourires.)
M. Charles Pasqua. La jalousie est un vilain défaut ! (Nouveaux sourires.)
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Pour ma part, j'adhère totalement à sa proposition d'un vote conforme à celui qui a été émis par l'Assemblée nationale, et ce d'autant plus qu'il vous a dit, en termes choisis, que le texte qui nous venait de l'autre chambre était le résultat d'un travail commun, préalable et informel, mené avec Mme le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, qui nous a permis de résoudre quelques problèmes posés par le projet de loi du Gouvernement.
Ne nous y trompons pas : l'adoption de la révision constitutionnelle n'est qu'un premier pas, nécessaire mais facile et mesuré. Viendra ensuite la loi organique, qui sera beaucoup plus difficile à élaborer. Il s'agira, en effet, de traduire en termes juridiques concrets les intentions des signataires de l'accord. Un contrôle juridictionnel des actes des autorités locales devra notamment être mis en place. Bien évidemment, cette loi ne visera qu'à mettre en oeuvre le texte même de l'accord.
Le statut de la Nouvelle-Calédonie, rendu possible par la modification constitutionnelle et traduit dans la loi organique, s'éloignera, c'est vrai, de nos schémas traditionnels.
Cette mutation que nous acceptons et que nous sommes même en train de favoriser ne doit pas être comprise comme une condamnation de ce que nous avons pu faire auparavant. Pourquoi ne pas le dire ? nous ressentons, et quelques-uns d'entre nous avec une acuité particulière, ces affirmations qui, sans les nuances nécessaires, semblent condamner l'oeuvre accomplie.
Nous sommes donc à même d'adresser un message fort à tous ceux qui nous ont dit, au cours de notre dernière mission, en employant les mêmes termes, comme s'ils s'étaient passé le mot que les accords de Nouméa représentaient pour eux un soulagement.
Le chemin pour parvenir à ce résultat aura été long et rude. Les communautés se sont affrontées avec violence, des situations inégalitaires ont été maintenues et des craintes justifiées se sont fait jour.
Comment et par quel parcours avons-nous pu néanmoins en venir à ce que, d'un commun accord, nous tentons aujourd'hui d'accomplir ?
Souvenons-nous, d'abord, que la Nouvelle-Calédonie était une terre fidèle, fidèle à la métropole dans les bons et dans les mauvais jours. Comment ne pas rendre hommage en cet instant à l'héroïsme du bataillon du Pacifique, qui fut parmi les premiers à rejoindre les rangs de la France libre ?
Dans ces cheminements, sur ce parcours, je distinguerai trois étapes : l'étape de l'incompréhension, celle de la première chance, et, enfin, celle de la réconciliation possible, à laquelle nous aboutissons aujourd'hui.
L'incompréhension se traduisit sans doute d'abord dans la situation faite aux populations autochtones ; mais elle se poursuivit lorsque, croyant corriger le cours de l'histoire, la politique suivie s'orienta, pour des motifs idéologiques, vers des choix qui ignoraient les caractères spécifiques de la société calédonienne.
Des hauts-commissaires qui n'avaient ni l'expérience ni la compétence voulues pour exercer d'aussi lourdes responsabilités furent nommés selon des critères strictement politiques. L'un d'entre eux crut même pouvoir se comporter en véritable proconsul et annoncer, quasiment de sa propre autorité, une indépendance à court terme qui menaçait de faire des Calédoniens d'origine européenne des étrangers sur leur propre terre.
Le Sénat - nous en avons le souvenir - sut s'opposer à une évolution précipitée, qui faisait fi de l'influence française et qui n'apportait pas à tous les Calédoniens les garanties légitimes auxquelles ils pouvaient prétendre.
Je voudrais que nous nous souvenions, en cet instant, du rôle que certains d'entre nous jouèrent dans ces combats. Je songe à nos amis Dick Ukeiwé et Etienne Dailly.
Vint alors le temps des drames, des tueries, des affrontements armés. Et comment ne pas entendre, comme une sorte de glas, résonner le nom d'Ouvéa, un glas qui sonne pour tous ceux qui y moururent, singulièrement pour ceux qui tombèrent dans l'accomplissement de leur devoir ?
Peut-être est-ce l'intensité même de ces conflits qui conduisit deux hommes de bonne volonté, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, à comprendre, à l'appel du gouvernement de M. Michel Rocard, que cette voie de l'affrontement était sans issue. Ce fut la première chance de la Nouvelle-Calédonie.
Jean-Marie Tjibaou la paya de sa vie. Je m'honore, depuis notre première rencontre, difficile, qui remonte à bien des années, dans sa mairie de Hienghène, d'avoir appris à le connaître. Il me rendait souvent visite lors de ses passages à Paris et je pense que, s'il était vivant, il aurait, avec l'autorité morale qui était la sienne, contribué, encore avec Jacques Lafleur, à l'élaboration de ce qui peut être le début de la réconciliation.
En cet instant, que pouvons-nous souhaiter ?
Après vingt ans de vie commune sur des bases nouvelles, après vingt ans de progrès économique et social, après vingt ans au cours desquels ils auront appris à vivre ensemble mieux encore qu'ils ne le font déjà aujourd'hui, savons-nous ce que les Calédoniens de demain décideront ?
Tous mes collègues et moi-même avons été étonnés, au cours de notre dernier séjour, du degré de culture française dont faisaient preuve nos interlocuteurs mélanésiens, rencontrés dans les endroits les plus reculés du territoire.
Je ne pouvais pas ne pas penser, avec quelque nostalgie, à ces millions de Vietnamiens, de Laotiens, de Cambodgiens qui, voilà un demi-siècle, témoignaient de la même culture et que nous n'avons pas su garder à nos côtés, faute d'avoir consenti très vite, comme il le fallait, les évolutions nécessaires que seul le général Leclerc avait su proposer. (MM. Hoeffel, Hyest et Lanier applaudissent.)
Ne répétons pas cette erreur.
Mais pourquoi ne pas formuler l'espoir que, dans les vingt ans à venir, l'oeuvre accomplie fasse ressentir à tous les Calédoniens - je dis bien à tous les Calédoniens - que le niveau de vie qu'ils auront acquis, et qui est très largement supérieur à celui de tous les Etats voisins, ainsi que l'exercice de ces libertés que nous leur consentons, c'est à la France qu'ils les doivent ?
Je voudrais que, le moment venu, ils se souviennent de ces merveilleux propos que Léopold Sédar Senghor tint un soir, à Dakar, au général de Gaulle : « Restez avec nous, car il se fait tard. »
Il est de la responsabilité de la France en cet instant de permettre à la Nouvelle-Calédonie d'assumer pleinement le destin de tous ceux qui y vivent, de ceux qui ont été fidèles comme de ceux qui ont cru devoir nous combattre.
Cette responsabilité, nous devons l'inscrire dans notre Constitution. C'est pourquoi la commission des lois vous demande à nouveau de bien vouloir approuver la modification que le Président de la République vous propose. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 44 minutes ;
Groupe socialiste, 37 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 31 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 18 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes ;
Réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe, 8 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Othily.
M. Georges Othily. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, il nous est impossible en ce moment, dans cette enceinte, de ne pas saluer d'abord la mémoire de Jean-Marie Tjibaou et des militants kanak tombés pour une juste cause reconnue aujourd'hui par tout le monde.
Si la souveraineté est la fierté d'un peuple, elle est aussi l'orgueil de son Etat. C'est entre ces deux nuances aux contours flous et abstraits qu'il nous faut naviguer pour saisir la complexité du processus d'évolution de l'outre-mer, et donc de la Nouvelle-Calédonie.
Les débats de l'Assemblée nationale constituante réunie au cours de l'été 1946 attestent, tant par leur densité que par la teneur des propos échangés, de la force du paradoxe lié au statut de ce que l'on appelait à l'époque « les possessions françaises outre-mer ».
Au nom de la souveraineté, il était communément admis que tout système colonial devait être écarté des institutions de la France d'après-guerre.
Au nom de cette même souveraineté, on refusait pourtant d'admettre qu'un jour peut-être le drapeau de la France cesserait de flotter sur les territoires qu'elle avait conquis.
Si, bien souvent, les citoyens qui composent la nation sont favorables à l'autodétermination des peuples, l'Etat, lui, est plus réservé, appréhendant avec angoisse ce qu'il est aujourd'hui courant d'appeler « toute perte de souveraineté ».
Si la Seconde Guerre mondiale a eu un mérite, ce fut celui de prouver à tous que les populations indigènes ne renonçaient pas à leur appartenance à la nation française.
Et c'est bien Gaston Monnerville qui, le 18 septembre 1946, à la tribune de l'Assemblée nationale constituante, le précisait en ces termes : « En juin 1940, lorsque la France s'est, par suite des circonstances, trouvée à genoux, qu'ont fait les populations d'outre-mer ? Ont-elles essayé de profiter de cet instant pour se séparer de la France ? Y ont-elles même pensé ? Ne se sont-elles pas immédiatement groupées autour de ceux qui représentaient à leur yeux cette France, autour de son drapeau, pour dire : "S'il est en France des hommes qui trahissent, s'il est des esprits qui hésitent, qui vacillent, si dans tous les milieux (...) il se trouve une minorité pour estimer que la France est vaincue, qu'elle doit se déclarer vaincue (...) eh bien ! nous, populations d'outre-mer, nous resterons debout et jamais nous n'accepterons qu'on dise que ce pays ne se redressera pas et qu'il doit se reconnaître vaincu, parce que s'il accepte d'être vaincu, c'est la liberté qui le serait avec lui". »
C'est dans cet esprit que furent adoptés les trois derniers alinéas du préambule de la Constitution de 1946, préambule auquel le Constituant de 1958 a fait expressément renvoi.
Si l'après-guerre se caractérise par une certaine ouverture d'esprit, qui préfigurera la décolonisation, elle permet également l'émergence des revendications de ceux dont les voix étaient jusqu'alors étouffées.
De 1946 à 1988, onze statuts se succéderont pour tenter de donner à la Nouvelle-Calédonie des institutions visant à ménager les intérêts des uns avec les aspirations des autres.
Leur multiplication s'accroît au fur et à mesure que la volonté d'autonomie s'affermit.
C'est ainsi que plus de la moitié d'entre eux, soit six, seront adoptés de 1984 à 1988, année des événements tragiques d'Ouvéa.
Alors que la violence atteint son paroxysme, le Gouvernement entreprend enfin d'envisager le statut de la Nouvelle-Calédonie sous un angle différent, en donnant naissance aux accords de Matignon.
Par cet acte, le plus difficile est enfin accompli puisque l'Etat admet qu'un jour peut-être les populations de Nouvelle-Calédonie auront à se prononcer sur le point de savoir si elles souhaitent prolonger leur appartenance à la République française ou si, au contraire, elles préfèrent constituer une entité autonome, dotée d'une souveraineté propre.
La mise en oeuvre de ce principe permet l'apaisement des esprits qui, ensemble, se préparent à la construction d'un avenir commun, parvenant même jusqu'à tenter d'oublier leurs différences et leurs différends.
Pour moi, la révision constitutionnelle qui nous est imposée par l'accord de Nouméa et sur laquelle nous devons nous prononcer aujourd'hui constitue une très heureuse surprise dans l'évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie.
Comme la loi du 9 novembre 1988 contient des dispositions préparatoires à l'autodétermination en 1998, nombreux étaient ceux qui pensaient qu'à cette date, soit dix ans plus tard, la Nouvelle-Calédonie constituerait un Etat nouveau au sein de la société des nations.
Notre réunion de ce jour prouve, au contraire, qu'il n'en est rien. Les volontés autonomistes et indépendantistes exprimées au cours des années quatre-vingt n'avaient pas, comme beaucoup l'ont cru, pour unique objet d'opérer une séparation avec la République française.
Pour autant, dans le respect des principes du préambule de 1946, la population de Nouvelle-Calédonie souhaite l'élargissement des compétences que ses institutions auront à exercer, reportant ainsi la date à laquelle elle aura à se prononcer sur le principe d'une souveraineté propre.
Consciente des difficultés qu'entraînerait une séparation trop rapide, elle exprime, au contraire, une certaine forme de reconnaissance en considérant que seule l'aide de l'Etat français lui permettra de réaliser les objectifs qui sont les siens.
Par la signature de l'accord du 5 mai dernier, l'Etat français, représenté par le chef du Gouvernement, s'honore d'accepter les critiques légitimes dont il était destinataire à une certaine époque. De leur côté, les populations néo-calédoniennes s'honorent de reconnaître le rôle positif joué par la France sur ce territoire.
« Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. » A elle seule, cette phrase permet de prendre la mesure du chemin parcouru en dix ans.
Il me paraît indispensable que le législateur, à son tour, participe aux progrès considérables effectués, en procédant à la nécessaire révision de la Constitution.
Sur ce point précis de la révision constitutionnelle, je souhaiterais faire un parallèle avec le sujet qui nous intéresse aujourd'hui.
Comme je l'indiquais précédemment, la Nouvelle-Calédonie a connu onze statuts différents depuis son intégration parmi les territoires d'outre-mer. Notre Constitution, quant à elle, a subi onze modifications depuis 1958.
Alors que nous nous apprêtons à adopter un douzième et certainement dernier statut pour la Nouvelle-Calédonie, je forme le voeu que cette douzième modification constitutionnelle soit également la dernière pour notre Constitution.
Il me plaît de penser que ce constat n'est pas uniquement le fruit du hasard. J'y vois, pour ma part, un signe avant-coureur de la nécessaire réécriture de notre Constitution.
Pour l'heure, nous réaffirmons avec force les termes contenus dans le dernier alinéa du préambule de la Constitution de 1946 ; ce sera faire justice au peuple calédonien et aux peuples d'outre-mer de rappeler au Gouvernement de la France que, fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ».
C'est pourquoi, confiant dans le débat qui va avoir lieu au sein de notre assemblée, le groupe du Rassemblement démocratique et social européen votera ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen se félicitent vivement de l'examen de ce projet de loi constitutionnelle, dont l'adoption constituera une étape déterminante dans l'histoire de la NouvelleCalédonie.
L'article 1er du texte initial fixe clairement l'objectif : il s'agit « d'assurer l'évolution de la Nouvelle-Calédonie selon les orientations définies par l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 ».
Cet accord de Nouméa est riche en contenu, mais il a également une portée symbolique qui ne peut échapper à personne.
Il intervient, en effet, dix ans après l'année terrible de 1988, celle de la tragédie d'Ouvéa, celle de l'assassinat de Jean-Marie Djibaou, dont on ne soulignera jamais assez le rôle éminent en faveur de son peuple et de la Nouvelle-Calédonie tout entière. Cette année 1988 fut également celle du sursaut des accords de Matignon, qui évitèrent, malgré leurs lacunes, certainement une dérive rapide vers une véritable guerre civile.
Dix ans après, l'accord de Nouméa est le fruit de luttes opiniâtres, de dialogues, d'un effort très important de reconnaissance et de tolérance mutuelle entre culture et traditions différentes.
Cet accord reconnaît l'histoire : le troisième point dudit accord est, en cela, essentiel.
Il me paraît indispensable de le citer pour permettre de mesurer d'emblée les pas accomplis par chaque partie, l'une vers l'autre : « Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. »
Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d'origine.
Les droits d'un peuple implanté depuis plus de quatre mille ans dans ces îles ont, en effet, été fondamentalement remis en cause en quelques décennies.
Les Kanaks rencontrent aujourd'hui dans leur propre pays des situations comparables à celles que connaissent les immigrés en métropole.
Ils ont été chassés de leur terre, refoulés et parqués dans des réserves. Les massacres de 1878 et 1917, à la suite des révoltes, et des conditions de vie particulièrement difficiles ont fortement réduit la population mélanésienne et mis en péril l'existence même de ce peuple.
Le fait colonial est incontournable en NouvelleCalédonie, des questions financières à celles de la scolarisation, des questions de l'habitat à celle de l'emploi ou de la santé.
La reconnaissance de ce fait par l'accord de Nouméa revêt donc une grande importance.
Un grand sens des responsabilités se dégage de la lecture de cet accord, qui affirme l'apport des populations nouvelles depuis le xixe siècle. Cela aussi doit être pris en compte pour permettre le rapprochement des différentes communautés.
Ce projet de loi constitutionnelle, les débats futurs sur les lois organiques qui en découlent permettront, nous l'espérons, d'offrir avec l'an 2000 une nouvelle perspective à ces femmes, à ces hommes et à ces jeunes attachés à leurs racines.
Alfred Picanon, dans un film intitulé Emma une tribu kanak aujourd'hui avait une belle expression pour résumer la situation d'aujourd'hui : « Le peuple kanak est au milieu de la rivière et il lui est difficile d'atteindre l'autre rive, mais il ne peut plus retourner en arrière. »
L'irréversibilité de l'accord de Nouméa confirme à notre avis le sentiment de nécessité historique qui se dégage de cet accord.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souhaitent que le Gouvernement « accompagne », comme l'exprimait Jean-Marie Tjibaou, « un petit pays à son émancipation et à son indépendance ».
Mme Hélène Luc. Très bien !
M. Robert Pagès. Depuis dix ans, depuis les accords de Matignon, un effort significatif sans comparaison possible avec la période coloniale a été effectué dans des domaines aussi divers que les institutions, les infrastructures, la santé, le développement économique et social en général. Il est nécessaire de prendre en compte ce bilan pour mesurer ce qui a été fait, pour en examiner les insuffisances et pour bien déterminer ainsi l'importance du chemin qui reste à parcourir.
Nous approuvons tout particulièrement la maîtrise nouvelle, encore très partielle, des capacités économiques données à la province Nord, région dans laquelle, je le rappelle, une part importante de la population kanak est regroupée.
La province Nord est devenue propriétaire, en 1989, de la société minière du sud-Pacifique. Que la collectivité ait pu ainsi devenir partie prenante de l'économie du nickel constitue un événement d'importance.
Le nickel alimente les tensions, tant son rôle sera déterminant dans les années à venir. L'accord de Nouméa lui-même n'aurait pas vu le jour si, en février de cette année, la revendication concernant l'accès à la ressource pour une usine métallurgique du Nord n'avait pu aboutir.
Le poids néocolonialiste est encore fort puisque l'actionnaire principal de la société propriétaire de l'usine qui bloquait l'issue de la négociation, la SLN-Eranat, est l'Etat français.
Ces deux faits sont représentatifs, selon nous, de la voie à suivre pour permettre l'association pleine et entière du peuple kanak à l'élaboration du destin de la Nouvelle-Calédonie.
La citoyenneté de Nouvelle-Calédonie annoncée par le texte de Nouméa ne doit pas se résumer aux domaines culturel et linguistique ainsi qu'au respect des traditions, et je sais que là n'est pas la volonté des parties signataires. Les domaines économiques et sociaux doivent également être au centre de la construction de cette citoyenneté nouvelle.
Comme je l'ai indiqué, les accords de Matignon ont ouvert des pistes novatrices. Mais nous ne pouvons que constater que les objectifs fixés n'ont pas toujours été atteints, loin s'en faut.
Le fait que les Kanaks soient, de facto , écartés des centres de décisions et que leur place dans la fonction publique territoriale régresse confirme ce point de vue.
Cette situation tient, sans nul doute, aux difficultés persistantes que rencontre la lutte contre l'échec scolaire dans la communauté kanak. Le fait que le pourcentage d'échec au baccalauréat ait été de 80 % en 1996 - ce n'est pas loin - est préoccupant, même si le taux de scolarisation a doublé entre 1989 et 1996.
L'amélioration de la formation doit constituer l'un des objectifs prioritaires pour les années à venir. C'est sans nul doute l'une des clefs du succès de la mise en oeuvre des accords de Nouméa.
Les difficultés de formation favorisent par ailleurs l'immigration métropolitaine, qui se poursuit à un rythme trop élevé pour le respect de l'équilibre démographique. Ainsi, de 1989 à 1996, l'équivalent de 8 % de la population de la Nouvelle-Calédonie s'est installé sur le territoire.
Il faut donc fournir à la jeunesse kanak les moyens de conduire la destinée de l'île.
Les accords de Matignon n'ont pas non plus abouti sur le plan économique, le déséquilibre demeurant patent entre le Nord et le Sud et, en particulier, le grand Nouméa. Même si des signes forts dans le domaine de l'extraction du nickel et de son traitement métallurgique sont à prendre en compte, le pouvoir économique réel reste à partager.
Un troisième et dernier point marque les insuffisances des accords de Matignon : le domaine foncier. Comme je l'ai indiqué, la colonisation a eu pour conséquence fondamentale d'exclure les Kanaks de leurs terres et de les parquer dans des réserves. Une redistribution importante a eu lieu depuis vingt ans, mais les ressortissants métropolitains disposent toujours de deux fois plus de terres rurales par tête d'habitant.
La sagesse de l'accord de Nouméa et sa portée historique laissent espérer que les carences des accords de Matignon seront demain dépassées. Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen tiennent à saluer l'intelligence de l'ensemble des forces politiques significatives de l'île qui ont su passer outre leurs divergences ou leurs oppositions, qui sont réelles, pour imaginer de manière constructive le devenir de leur pays.
J'ai personnellement mesuré, lors du voyage en Nouvelle-Calédonie de la délégation sénatoriale chargée de préparer ce débat, les obstacles qui demeurent pour progresser vers l'instauration de la citoyenneté néo-calédonienne. Mais j'ai constaté dans le même temps la détermination de ce peuple authentique qu'est le peuple kanak et la clairvoyance de la population d'origine métropolitaine qui a compris ne pouvoir exclure les Kanaks d'une solution politique nécessaire pour le bien de tous.
Je tiens ici à profiter de cette intervention à la tribune pour remercier encore une fois tous ceux qui, quelle que soit leur position politique ou sociale, nous ont si bien accueillis là-bas.
Mme Hélène Luc. Très bien !
M. Robert Pagès. Avec le vote de ce projet de loi constitutionnelle, c'est un long processus qui s'engage et qui devra aboutir, d'ici à quinze ou vingt ans, au référendum, occasion pour la population de l'île d'opter ou non pour l'indépendance. D'ici là, un transfert de compétences interviendra progressivement de l'Etat vers les assemblées et l'exécutif local.
La naissance de cette entité nouvelle, unique, dénommée « la Nouvelle-Calédonie » constitue une démarche inédite qui permettra peut-être à la France d'accompagner démocratiquement et efficacement la décolonisation d'un territoire.
Je veux voir dans le déroulement de l'inauguration magnifique du centre culturel Jean-Marie Tjibaou, le 4 mai dernier, une portée symbolique. Cette cérémonie, qui intégrait aux traditions coutumières les plus hauts responsables de l'Etat, dont le Premier ministre, M. Lionel Jospin, dix ans après l'assaut meurtrier de la grotte d'Ouvéa, porte la marque d'une volonté positive et constructive d'aborder ce qui constitue une véritable décolonisation. Je tiens à témoigner à cette tribune de la beauté de ce centre culturel, qui est vraiment remarquable.
Avant de conclure, je souhaiterai rappeler que les départements et territoires d'outre-mer ont chacun leur identité propre. Cependant, dans plusieurs d'entre eux, une véritable explosion sociale couve. Des troubles sporadiques ont déjà eu lieu, notamment en Guyane ou, dimanche dernier encore, à la Réunion.
Comme nous le rappellerait mon ami Paul Vergès, sénateur de la Réunion, s'il n'avait été empêché d'être parmi nous aujourd'hui, les parlementaires et autres élus d'outre-mer ont souligné depuis des années ces grandes difficultés. Mon ami Henri Bangou, maire de Pointe-à-Pitre, qui siégea sur les bancs de notre assemblée, confirmerait, j'en suis persuadé, cette remarque.
Le débat d'une portée historique que nous avons aujourd'hui doit nous rappeler, madame la ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, que des solutions spécifiques, mais urgentes, doivent être apportées à chacun d'entre eux.
Le grand débat du Sénat, aujourd'hui, et celui du Congrès de Versailles, le 6 juillet prochain, doivent aussi être l'occasion d'entendre les alertes de ceux qui sont au contact de la réalité parfois si dure des départements et territoires d'outre-mer.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen voteront le texte modifié par les députés, qui intègre les dispositions nouvelles dans le corps même de la Constitution. Cette approbation s'accompagne d'un souci de vigilance pour que le respect des « orientations définies par l'accord signé à Nouméa » - il s'agit de la formule retenue par le Gouvernement dans le projet de loi initial - soit assuré dans les lois organiques à venir qui aborderont des sujets aussi divers et importants que le régime électoral, le calendrier des transferts de compétences ou le statut civil coutumier.
De ce point de vue, j'espère que nous pourrons continuer à entretenir avec nos interlocuteurs calédoniens les meilleures relations de confiance et de travail pour la préparation de ces tâches futures.
La confiance doit être de mise pour réaliser un tel objectif, pour garantir le développement et la paix en Nouvelle-Calédonie. Cette confiance, nous l'avons, et nous savons que chaque partie a à coeur la réussite des objectifs de l'accord de Nouméa. Les uns et les autres peuvent être assurés de notre plein soutien à la construction d'une Nouvelle-Calédonie empreinte de justice, de tolérance et de démocratie. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen ainsi que sur les travées socialistes. - M. Hoeffel applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Loueckhote.
M. Simon Loueckhote. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je tiens tout d'abord à vous remercier de me permettre de m'exprimer aujourd'hui, car l'examen d'un tel projet de révision de la Constitution est une occasion plutôt exceptionnelle, et il est, de surcroît, de la plus haute importance pour l'ensemble de nos compatriotes qui vivent à 18 000 kilomètres et de l'avenir desquels nous allons décider.
Qu'il me soit permis également de saluer et de remercier M. Jacques Larché, président de la commission des lois, ainsi que M. Jean-Marie Girault, rapporteur de ce projet de loi constitutionnelle. Leur connaissance du territoire et leur attachement à l'outre-mer français ont permis au Sénat de bien appréhender le contexte calédonien.
J'associe à ces remerciements les membres de la commission des lois qui les ont accompagnés en Nouvelle-Calédonie au cours d'un séjour très bref.
Nous voici arrivés au terme des accords de Matignon, qui ont apporté l'apaisement, le calme et la sérénité, après une période d'instabilité et de troubles ayant semé la confusion et la division au sein de la population calédonienne et fortement terni l'image de la France dans cette région du monde.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Simon Loueckhote. Bien que la sortie de ces accords ait été prévue sur un plan juridique par la loi référendaire de 1988, nous avons très vite estimé que l'organisation d'un scrutin d'autodétermination avant le 31 décembre de cette année représentait une grande incertitude politique.
Le risque était trop important de renouer avec cette sombre période de violence et d'affrontements, dont nous sommes sortis voilà à peine dix ans, grâce à la volonté, au courage et à la clairvoyance de deux hommes d'exception.
Je veux parler de Jean-Marie Tjibaou, qui a, à l'époque, au prix de sa vie, accepté envers et contre tout de s'engager pour la paix et d'en assumer seul la responsabilité politique.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Absolument !
M. Simon Loueckhote. Je veux aussi rendre hommage à Jacques Lafleur, à la générosité de ce grand visionnaire, qui a su imposer le choix de la raison et du partage.
Ainsi, conscient que cette réalité-là est encore bien présente dans l'esprit de tous, il a suggéré de substituer au référendum « couperet » une solution consensuelle.
Avec la signature de l'accord de Nouméa, en avril dernier, nous venons de régler le problème de cette incertitude politique, puisque chaque partenaire est désormais engagé par un texte définissant, pour les vingt prochaines années, les grandes étapes de l'évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie et le devenir de sa population.
Ce que les Calédoniens nous demandent aujourd'hui, c'est de lever l'incertitude juridique qui pèse encore sur l'accord de Nouméa et de permettre sa traduction dans le droit, à l'instar de ce qui a été accompli en 1988, époque à laquelle la population française a été conduite à approuver le contenu des accords de Matignon.
Jusqu'à cette date, l'histoire institutionnelle de notre territoire a pu se résumer à une succession d'erreurs et d'incompréhensions, dont l'origine est certes la complexité des relations entre les différentes communautés du territoire mais aussi la tendance récurrente du législateur à imposer des schémas d'organisation, sans nul doute conformes à l'esprit et à la lettre de notre Constitution, mais parfois bien éloignés des aspirations des Calédoniens.
L'accord de Nouméa propose une organisation, dont certaines dispositions dérogent aux principes fondateurs de la République française. Mais il a l'immense mérite de concilier des positions totalement antagonistes, de garantir vingt ans de stabilité institutionnelle et de réaffirmer à la population sa capacité de choisir son destin.
Ainsi, l'enjeu du vote d'aujourd'hui est multiple.
Pour les Calédoniens, c'est avant tout le maintien de la paix qu'ils ont connue avec bonheur pendant ces dix dernières années.
C'est également la mise en oeuvre, pour la première fois, d'un véritable projet de société, qui va se construire avec l'ensemble des communautés composant la population calédonienne.
C'est, enfin, la possibilité pour eux de voir reconnaître la spécificité de leur territoire, tout en réaffirmant leur appartenance à la grande nation française.
Je vois aussi, dans l'approbation de cet accord par la représentation nationale, un enjeu particulier pour la France, qui est la réaffirmation de sa grandeur, de sa générosité et de son rayonnement de par le monde.
La France prouvera, par son assentiment, sa capacité à faire évoluer ses institutions pour demeurer à l'écoute de ses populations d'outre-mer et trouver, par là même, des réponses adaptées à des situations politiques bien spécifiques.
Grandeur mais aussi générosité, car la France accepte de maintenir un effort financier soutenu en Nouvelle-Calédonie, pour poursuivre le rééquilibrage amorcé il y a dix ans.
Sachez, mes chers collègues, que les Calédoniens sont conscients de la valeur de cette aide, dont ils apprécient quotidiennement les effets.
Ils savent que le niveau de vie dont ils bénéficient, grâce à l'aide de l'Etat, relève du privilège dans le contexte insulaire océanien, qui est celui du sous-développement. Ils savent aussi qu'ils le doivent à l'attention que vous avez toujours portée au sort de cette île lointaine. Ils se souviennent, notamment, de cette sombre période de l'histoire du territoire, où le Sénat joua un rôle déterminant pour y faire respecter la démocratie.
M. Hubert Haenel. Très bien !
M. Simon Loueckhote. En admettant le principe de l'émancipation de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République, nous ne ferons que contribuer au rayonnement de la France, dont la capacité à innover et la flexibilité ont d'ores et déjà été saluées dans cette région du monde. Car, si la présence française a pu être très injustement décriée par certains de nos voisins océaniens, le sentiment qui domine et qui a été réaffirmé par la signature de l'accord de Nouméa, c'est bien l'attachement de la population calédonienne, dans son immense majorité, à cette grande nation qu'est la France. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
Cet accord est bien évidemment le résultat d'un compromis, obtenu non sans difficulté, et les nombreux obstacles qui ont entravé la conduite de ce processus, tels que la question minière, ont créé, en Nouvelle-Calédonie, une atmosphère d'attente et d'inquiétude qui a considérablement ralenti l'activité économique.
Le résultat est à la hauteur des efforts déployés : nous sommes parvenus à faire converger des avis radicalement opposés, la large majorité en faveur du maintien dans la République n'ayant pas voulu nier la revendication indépendantiste.
C'est là une formidable leçon de démocratie que la Nouvelle-Calédonie et, à travers elle, la France donnent au monde entier.
Ce compromis n'a pas manqué d'entraîner de nombreuses réactions, dont la principale est le sentiment de soulagement immense ressenti par les Calédoniens.
Mais il a également suscité de vives émotions, en particulier au sein de notre assemblée, à l'évocation de la période coloniale.
Monsieur le président, mes chers collègues, la référence au passé calédonien ne présente pas un caractère douloureux pour les seuls Mélanésiens, c'est aussi le cas pour toutes les autres communautés qui y vivent.
Ainsi, l'histoire des Européens, c'est aussi celle de la déportation, de la transportation et de la difficulté à assumer ce passé.
M. Lucien Neuwirth. C'est vrai !
M. Simon Loueckhote. Quant aux Polynésiens, Wallisiens, Indonésiens et Vietnamiens qui ont contribué à construire ce territoire, ils s'y sont installés dans des conditions d'une rare dureté.
En aucun cas il ne s'agit de régler des comptes en évoquant un passé dont nous n'avons de toute évidence pas été les acteurs, mais dont nous sommes aujourd'hui les héritiers. Le reconnaître, ce n'est qu'une manière de l'exorciser, d'annuler la charge émotionnelle qui y est très fortement liée.
De même, la référence à la période coloniale et à l'impact de la présence française sur la population autochtone a pu heurter sur les travées de notre assemblée, suscitant ainsi, chez certains, une réticence à admettre qu'elle figure au sein même du texte de la Constitution.
Il n'y a pas lieu, à mon sens, de sortir cette réalité du contexte de l'époque des grandes découvertes, où la conquête du Nouveau monde n'était que l'expression d'une fierté nationale, motivation de la France mais aussi de ses voisins européens.
Nul ne peut nier que la colonisation, quel qu'en soit l'auteur, a créé un traumatisme au sein des populations autochtones, par la simple rencontre opérée entre des mondes radicalement opposés.
Faut-il pour autant s'attarder sur ce passé lointain quand on constate, par ailleurs, la formidable évolution qu'ont connue les peuples du Pacifique au contact de la civilisation occidentale ?
Faut-il s'attarder sur ce passé lointain, alors que la Nouvelle-Calédonie a atteint un tel niveau d'équipement et de développement en une période aussi brève ?
Non, monsieur le président, mes chers collègues, nous n'avons pas à porter notre histoire commune comme un fardeau !
En inscrivant cette page de l'histoire dans sa Constitution, la France accomplit un acte symbolique qui ne se limite pas à la seule reconnaissance des zones d'ombre de cette période ; elle illustre, bien au contraire, la capacité qui a toujours été la sienne d'assumer la responsabilité de son histoire.
Au fond, bien plus que la préoccupation du bien-être des populations autochtones, c'est cette image d'une nation responsable qui a pu déranger. En effet, les autres puissances qui ont eu des possessions dans le Pacifique se sont, au contraire, illustrées par leur désintéressement total du sort des populations de ces archipels. Il suffit de parcourir le Pacifique et de constater les énormes disparités de développement pour s'en convaincre et comprendre la réalité de l'impact de la présence française, dont nous nous réjouissons.
Il nous est ici demandé d'admettre les dispositions contenues dans le document d'orientation de l'accord de Nouméa, dont certaines ne peuvent entrer dans le cadre constitutionnel actuel.
A cet égard, la proposition visant à intégrer ces dispositions dans le corps même de la Constitution va au-delà de l'argument juridique. Elle confirme notre volonté de demeurer au sein de la République.
Il est en effet erroné de laisser entendre que notre territoire pourrait, dès aujourd'hui, s'acheminer vers un processus autre que son émancipation.
Certes, l'accession à la pleine souveraineté, à l'issue d'une période de vingt ans, est une possibilité, mais elle n'est pas inéluctable.
L'évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie ne sera que l'expression du fait majoritaire. C'est un élément essentiel de ce compromis, une victoire durable de la démocratie sur le langage de la force.
L'une des orientations que nous avons communément admises est de mieux prendre en compte l'identité mélanésienne.
Cette volonté doit s'entendre selon une logique de reconnaissance de la spécificité de la terre calédonienne vis-à-vis des premiers immigrants, ceux que James Cook découvrit le 4 septembre 1774. Il ne s'agit en aucun cas d'introduire une quelconque prééminence des Mélanésiens sur les autres communautés !
Monsieur le président, mes chers collègues, la Nouvelle-Calédonie ne sera ni une terre de discrimination ni une terre d'exclusion, car sa population a toujours été consciente que sa diversité culturelle constitue une véritable richesse. Terre française, pays des droits de l'homme, elle restera toujours une terre d'accueil.
A travers l'accord de Nouméa, la légitimité de la présence de toutes les communautés vivant sur le territoire est reconnue et ne pourra désormais être contestée.
Le concept nouveau d'une citoyenneté calédonienne introduite par cet accord n'est autre que l'instrument permettant la cohésion de cette société, qui s'est jusque-là cherchée et dont les diverses composantes n'avaient jamais affirmé aussi nettement leur volonté d'un destin commun.
Voilà à peine dix ans, pour les communautés de la Nouvelle-Calédonie, vivre ensemble était plus perçu comme une fatalité que comme un acte délibéré.
Il est donc capital que la Haute Assemblée puisse accompagner cet élan de fraternité, cette volonté de vivre ensemble, désormais clairement exprimée grâce à l'accord de Nouméa.
L'expérience statutaire des accords de Matignon a été bénéfique à bien des égards. Elle nous permet d'envisager aujourd'hui une rénovation des institutions locales, dans le sens d'un meilleur fonctionnement et d'une plus grande autonomie.
Nous conservons le principe de l'organisation en trois provinces, qui a très nettement répondu aux aspirations des uns et des autres.
Les assemblées locales continueront de fonctionner en étroite relation avec l'échelon territorial, grâce au système de la double représentativité de leurs membres.
La grande innovation est l'adoption du principe d'un exécutif local, dont la composition sera proportionnelle aux groupes politiques représentés au Congrès. N'est-ce pas là le signe d'une maturité politique dont il faut se féliciter ?
De même, l'exercice d'un plus large domaine de compétence par le territoire, voulu par les partenaires de l'accord, procède de l'expérience de partage que nous venons de vivre par l'application de la loi référendaire de 1988 et qui nous a permis d'appréhender les secteurs où les Calédoniens sont en mesure de se prendre en main.
L'essentiel de l'accord de Nouméa est bien le fait qu'il ouvre la voie à vingt ans de stabilité et de paix, et donc de prospérité.
Cette durée de vingt ans est une formidable garantie de vitalité économique pour la Nouvelle-Calédonie, dont les forces vives vont pouvoir se mobiliser.
Il appartiendra aux Calédoniens, et en particulier aux Mélanésiens, de ne pas rater ce rendez-vous qui leur est fixé par l'histoire. Ceux qui se sont jusque-là cantonnés dans un rôle de victimes ne pourront plus être les « éternelles victimes ». En effet, tous les moyens de réussir son émancipation seront donnés demain à la Nouvelle-Calédonie, avec notre assentiment.
Monsieur le président, mes chers collègues, voter en faveur de ce projet de loi constitutionnelle, c'est, en quelque sorte, parrainer ce que Jacques Lafleur appelle un « contrat d'amitié », qui renforcera chez les générations futures - j'en suis intimement persuadé - la volonté des Calédoniens de demeurer au sein de la République française. (Bravo ! et applaudissements prolongés sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à seize heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante, est reprise à seize heures, sous la présidence de M. René Monory.)