Séance du 30 juin 1998






PRÉSIDENCE DE M. RENÉ MONORY

M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la Nouvelle-Calédonie.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Hoeffel.
M. Daniel Hoeffel. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, lorsqu'on n'est pas allé depuis plusieurs années en Nouvelle-Calédonie, on éprouve nécessairement quelque hésitation à s'exprimer sur l'avenir de ce territoire. Et pourtant, l'évolution de la Nouvelle-Calédonie me tient trop à coeur pour que je n'essaie pas de donner aujourd'hui mon point de vue !
Mon premier contact avec la Nouvelle-Calédonie remonte à 1979, à l'occasion du voyage du Président de la République. La Grande Terre, au nord comme au sud, et les îles Loyauté étaient alors en liesse et rien ne pouvait laisser présager des mouvements imminents remettant en cause le statut d'alors.
En 1985, dans le cadre d'une mission de la commission des lois, déjà présidée par Jacques Larché, j'y ai retrouvé un climat profondément changé, et nous avons pris alors la mesure de la complexité exceptionnelle du dossier.
Lors du débat qui suivit au Sénat à propos de l'une des nombreuses réformes de statut, nous fûmes nombreux, à commencer par notre rapporteur d'aujourd'hui et d'hier, à considérer que le problème de la Nouvelle-Calédonie devait être traité à l'abri des fluctuations politiques de la métropole et que nous avions, les uns et les autres, le devoir de l'examiner en fonction de la conjoncture du moment mais aussi des évolutions prévisibles.
Les événements dramatiques qui suivirent provoquèrent un électrochoc, et c'est déjà avec un fort sentiment de soulagement que furent salués les accords de Matignon de juin 1988, accords ratifiés par un référendum à propos duquel notre groupe prit clairement position pour le « oui ».
Le changement fondamental engagé à cette occasion a été le fruit de la volonté et de la capacité des responsables politiques de toutes obédiences de la Nouvelle-Calédonie de rechercher ensemble un consensus, ce qui supposait de la part des uns et des autres beaucoup de courage et même, hélas ! l'esprit de sacrifice. Nous étions loin des positions tranchées et antagonistes que notre mission sénatoriale avait perçues seulement trois ans auparavant !
Le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis aujourd'hui est la conséquence logique de ce qui avait été conclu en 1988, avec cependant la substitution d'un nouvel accord au référendum qui avait été prévu pour 1998. Cette adaptation aux circonstances d'aujourd'hui constitue incontestablement - M. le président de la commission et M. le rapporteur l'on dit - une solution préférable.
Je remercie notre collègue Jean-Marie Girault d'avoir, avec la connaissance approfondie du dossier calédonien qui est la sienne, analysé la situation avec lucidité, et le président de notre commission des lois d'avoir dit avec conviction quelle était la voie à suivre. C'est en toute confiance que nous suivrons leurs conclusions tendant à adopter conforme le projet de loi constitutionnel qui nous est soumis.
Les raisons d'une telle approbation sont au nombre de trois.
Il y a, tout d'abord, la nécessité d'apporter un appui clair à l'accord de Nouméa et à ceux qui, avec le Gouvernement, au nom du RPCR et du FLNKS, l'ont signé. C'est un accord équilibré, source de réconciliation, de coopération, et symbole d'une volonté commune d'envisager l'avenir. Il permet, enfin, de donner tout son sens au mot fraternité. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
Ensuite, il est indispensable que la France, pour conserver la place qu'elle doit continuer à tenir, dans l'avenir, dans le Pacifique Sud, démontre son aptitude à faire évoluer le dossier calédonien de sa propre initiative, qu'elle fasse la preuve de sa capacité à dégager, sous sa seule autorité, une solution constructive à laquelle peuvent adhérer tous les Calédoniens. Dans cette partie du monde où nous avons trop souvent été critiqués, la France fait ainsi la démonstration qu'elle n'a pas de leçon de morale à recevoir.
La troisième raison de notre approbation tient au développement économique de la Nouvelle-Calédonie, dont dépendent en grande partie, nous le savons, les perspectives d'avenir. L'incertitude politique est, à cet égard, un frein au développement alors qu'une vision claire de l'avenir est un stimulant pour les investissements, investissements qui sont nécessaires, en particulier venant de la métropole. L'accord que nous allons ratifier y contribuera, j'en suis certain.
Les modalités de l'accord intervenu sont, à cet égard, rassurantes. Elles constituent une garantie pour une évolution harmonieuse, sans secousse, en laissant le temps de préparer les différentes étapes de la mise en oeuvre du statut à venir, en permettant de répondre aux interrogations qui subsistent et de combler les lacunes qui existent encore.
Définir pour vingt ans l'évolution de l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie est une solution de sagesse. Les transferts de compétences progressifs devraient être le gage d'une évolution en douceur. La conciliation entre droit commun et droit coutumier, et le respect que nous devons à la coutume constituent la base d'une conception réaliste de l'organisation politique à venir.
La reconnaissance de l'identité kanak, qui doit davantage imprégner la Nouvelle-Calédonie de demain, est un acte probablement nécessaire qui découle du préambule de l'accord de Nouméa, où est affirmé que « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ». Qu'elle est lourde de sens, cette phrase !
N'ayons pas honte de dire, à ce propos, qu'il y a eu aussi des lumières, car la France a beaucoup apporté à ces territoires lointains, et nous devons, aujourd'hui, avoir une pensée reconnaissante envers tous ceux et toutes celles qui ont contribué à leur développement. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
Le contexte d'aujourd'hui est profondément modifié et le monde évolue de plus en plus vite. Nous ne pouvons plus - on peut le regretter - au nom du passé, rester figés. Il faut évoluer, et évoluer vite. Et si la France est capable - pourquoi en douterions-nous ? - de conduire la Nouvelle-Calédonie vers l'avenir, alors, elle gardera et renforcera son autorité morale et son influence politique dans le Pacifique.
Parce que nous avons cette conviction, mes amis et moi voterons le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis aujourd'hui. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Allouche.
M. Guy Allouche. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, dix ans déjà ! Oui, voilà exactement dix ans, la Nouvelle-Calédonie était en situation de guerre civile.
Sur cette terre mélanésienne, terre violente et souvent tragique, l'Histoire vient de loin et ses convulsions sont redoutables. Emeutes, embuscades meurtrières, prises d'otages, bain de sang... Hienghène et Ouvéa sont dans nos mémoires. A Nouméa, colère et peur gagnent les esprits, la guerre civile sans merci est l'issue probable. En métropole, d'aucuns, et non des moindres, considèrent qu'elle a déjà commencé. A Paris, le Gouvernement parle haut et fort, mais les solutions appropriées font défaut. François Mitterrand qualifie la tournure que prennent ces affrontements de « guerre inexpugnable ».
Sitôt nommé après la réélection de François Mitterrand, Michel Rocard, Premier ministre, a comme priorité première la situation explosive en Nouvelle-Calédonie. Il sait que la violence est souvent accoucheuse de l'Histoire. Sa volonté politique, le recours à une méthode exceptionnelle vont transformer le cours des événements en peu de jours.
C'est l'envoi de la « mission du dialogue ». Les acteurs de cette mission mettront leur intelligence comme leur ambition et leur sensibilité au service d'un objectif qui les transcende. Là où les tensions sont les plus fortes, ils s'en vont écouter, montrer que l'on comprend les protagonistes, qu'une solution technocratique ne leur sera pas imposée ; mais ils inciteront les Kanaks et les Caldoches à en trouver une, accompagnée d'une garantie qui la rende crédible. C'est un subtil mélange de travail en pleine lumière et d'activités discrètes. Le Premier ministre ne croit qu'à une seule force, celle du dialogue.
De ce patient travail de persuasion naîtront les accords de Matignon, dont le premier objectif est le retour à la paix civile.
Scellée par une poignée de main historique, cette réussite et aussi due à deux hommes : Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, qui accomplissent l'impensable. Dressant avec lucidité et clairvoyance le bilan des événements, ils s'élèvent au-dessus des réactions passionnelles, des contraintes et engagements doctrinaux. Le risque de haine raciale conduit les protagonistes à nouer un dialogue, les incite à réfléchir et leur fait dire oui à Michel Rocard. Ayant vu loin et juste, les deux précurseurs sont conscients qu'ils ne seront pas immédiatement compris.
En acceptant de signer ces accords, Jean-Marie Tjibaou fait le pari de l'intelligence qui triomphera de l'intolérance. Il est convaincu que cet accord créera les conditions d'une décolonisation réussie ; il croit en la grandeur de la France, qui peut et doit accompagner un petit pays vers son émancipation et son indépendance. Connaissant bien son peuple, il sait qu'il prend des risques. Ne dit-il pas - et j'ai relevé cette citation à l'exposition qui lui est consacrée au centre culturel Tjibaou à Nouméa - : « Le plus dur n'est pas de mourir, mais de rester vivant, de se sentir étranger dans son propre pays, être dans l'impuissance de relever le défi. Moi, je ne suis que passager, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que le pays que je lègue à mes enfants soit le plus beau pays ».
Ce pari de l'intelligence, il le paiera de sa vie le 4 mai 1989. La folie meurtrière a eu raison de l'homme, mais pas du message qu'il avait délivré.
Incompris, Jacques Lafleur fait l'amer constat qu'il l'est lors du référendum de 1988. Loin de faiblir, il persévère et récidive puisqu'il sera le premier à envisager, dès 1991, la « solution consensuelle ». Il est plus que jamais convaincu qu'aucune communauté ne pourra décider de son destin sans les autres, et surtout pas contre les autres. Il sait qu'il n'y a pas de stratégie alternative, que la solution négociée est la seule possible. Il a conscience qu'une victoire dans les urnes, certes démocratique, ne garantira pas la paix civile, la stabilité et la prospérité auxquelles aspirent tous les Calédoniens.
Les accords de Matignon ne manquaient pas d'ambition. Dix ans, ce n'était pas « un répit mais un défi ». Il ne s'agissait pas moins de maintenir le territoire dans la paix civile tout en répartissant autrement les pouvoirs, en apportant des changements concrets dans la vie des Calédoniens et en relançant le développement du territoire.
La paix civile a été durablement établie ; les différentes communautés ont réappris à se parler, à vivre ensemble. Nous avons pu constater que ces accords ont largement répondu aux espérances qu'ils avaient fait naître. Le rééquilibrage politique, économique, social, culturel, l'amélioration de la qualité de vie, ont été entrepris de manière volontaire. Les résultats sont probants et encourageants. Ils ont contribué à renforcer l'esprit de dialogue entre les communautés en apaisant les peurs et frustrations. Le pari de l'intelligence a été gagné. Tous s'accordent à reconnaître que le cap fixé depuis 1988 doit être maintenu. Réussite incontestable, les accords de Matignon ont ouvert une fenêtre d'espoir et ont tracé la voie menant à l'accord de Nouméa.
D'un chef de gouvernement à l'autre, il y a eu la même volonté de montrer la continuité de la paix. La finesse politique, l'art de la compréhension et de la conciliation, qui ont présidé à la construction de l'accord de Nouméa méritent d'être soulignés. Au nom de tous mes amis, j'adresse gratitude et satisfaction au Gouvernement, au Premier ministre et à vous, monsieur le secrétaire d'Etat à l'outre-mer, ainsi qu'à ceux qui, au nom du Gouvernement, ont été les maîtres d'oeuvre de cette délicate négociation, je veux parler de MM. Christnacht et Lataste.
Ces accords de Nouméa sont une évolution institutionnelle originale. La volonté d'éviter un « référendum couperet ou un référendum KO » est vite apparue de part et d'autre. La période transitoire de dix ans se révèle trop courte pour permettre aux partenaires de rapprocher leurs points de vue sur la réponse à apporter à un référendum d'autodétermination. Aucune des deux parties n'a intérêt à un tel scrutin, ni celle qui l'aurait remporté, et encore moins celle qui l'aurait perdu. Toutes deux savent que, dans la réalité, il n'y aurait eu que deux vaincus. La solution négociée s'impose, elle devient inéluctable.
Les premières discussions font apparaître que le FLNKS pose un préalable à toute négociation sur l'avenir institutionnel du territoire, celui d'un accord sur le nickel, qui donnerait sa viabilité au projet de construction d'une usine de traitement dans la province Nord, dans le massif minier de Koniambo. Le nickel menaçait donc la paix. Malgré tous ses efforts, M. Alain Juppé n'arrive pas à fléchir la position du P-DG d'une entreprise semi-publique. Avec le précieux concours de Philippe Essig, M. Lionel Jospin parvient, en moins de sept mois, à concilier la volonté légitime du groupe ERAMET de préserver ses réserves de nickel...
M. Jean Chérioux. C'est formidable !
M. Josselin de Rohan. Heureusement qu'il était là !
M. Guy Allouche. ... et celle, qui ne l'est pas moins, des indépendantistes de prendre pied, un jour prochain, sur le marché mondial du nickel. M. Roch Wamytan déclare : « Il est important que le P-DG d'ERAMET accepte enfin de donner un sens au mot "partage", mot clé des accords de Matignon, entaché du sang de beaucoup de nos morts, à commencer par celui de Jean-Marie Tjibaou. »
Prenant en compte la spécificité de la Nouvelle-Calédonie, l'accord de Nouméa, original tant par sa rédaction que par les solutions qu'il propose, est historique.
Original est le préambule. Officialisant une vérité historique, il n'est ni acte de contrition ni déclaration de repentance. Il rappelle que la colonisation a représenté pour la population d'origine un traumatisme durable, une perte de dignité, d'identité, de culture, une perte de ses traditions. Il ajoute que les libertés publiques ont été longtemps niées, les droits politiques refusés aux Kanaks, malgré le lourd tribut qu'ils avaient payé à la France lors de la Première Guerre mondiale. Oui, monsieur le président de la commission des lois, vous aviez raison ce matin de dire à cette tribune que la Nouvelle-Calédonie est une terre fidèle et qu'elle l'a prouvé. Le préambule exprime la nécessité de faire mémoire des souffrances endurées par le peuple kanak, de lui restituer son identité confisquée, préalable à la fondation d'une nouvelle souveraineté partagée dans un destin commun.
Les « ombres » de la période coloniale sont irréfutables. Mais, mes chers collègues, pardonnez ce truisme : il y a ombres parce qu'il y a lumières. Aussi, le préambule ne fait pas abstraction des autres communautés vivant sur le territoire. Elles ont acquis, par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie, une légitimité à y vivre, elles sont indispensables à son équilibre social, au fonctionnement de son économie et de ses institutions.
Ce préambule est l'affirmation d'un peuple en devenir, qui tire sa réalité d'un passé multiforme, sur la base duquel il entend construire son avenir. Il juge que le moment est venu pour la Nouvelle-Calédonie de poser les bases d'une nouvelle citoyenneté permettant au peuple d'origine de constituer avec les femmes et les hommes qui vivent sur le territoire une communauté humaine affirmant un destin choisi et partagé. Une formule du préambule résume parfaitement l'aperçu historique et prospectif qu'il dresse : « Le passé a été le temps de la colonisation, le présent est le temps du partage par le rééquilibrage, l'avenir doit être le temps de l'identité, dans un destin commun. »
Les négociateurs de Nouméa ont soigneusement évité les mots tabous : celui d'indépendance, redouté par les Caldoches, et celui d'autonomie, rejeté par les Kanaks, au profit du concept de « citoyenneté nouvelle de la Nouvelle-Calédonie ».
Mes chers collègues, soyons lucides, ne nous leurrons pas, les mots ont un sens et la citoyenneté est une valeur républicaine. Elle ne peut s'appliquer qu'à des hommes pleinement émancipés et maîtres de leur destin. On n'est pas citoyen à moitié, ni citoyen d'un autre pays que le sien. En signant un accord qui, en termes solennels, établit les bases d'une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, en organisant les étapes du passage de la citoyenneté à la nationalité, avec transfert, certes progressif, mais irréversible, des compétences, les négociateurs ont franchi la distance qui sépare l'autonomie de l'indépendance envisagée. Même si les liens avec la métropole restent privilégiés, on est passé dans un autre monde. En cela, l'accord de Nouméa est historique.
Qu'il soit pour ou contre l'indépendance, pénétrons-nous de l'idée qu'un Kanak aspire à la dignité, au respect, à la reconnaissance de son identité, qu'il rejette l'assistanat, car la dignité ne s'achète pas avec des subventions. Les indépendantistes du FLNKS, qui ont écrit ces accords à l'encre de leur sensibilité et de leur vécu, voient ainsi aboutir leurs principales revendications : la reconnaissance de leur identité trop longtemps ignorée, le fait colonial et l'accession à la souveraineté selon un processus progressif, rassembleur et sans rupture violente.
En contresignant cet accord de Nouméa, les anti-indépendantistes opèrent une véritable révolution culturelle. Ils ont obtenu que le processus s'étale sur vingt ans, le temps nécessaire pour que la réalité pénètre les esprits et qu'une consultation électorale conclue le mouvement. L'idée essentielle des accords est acceptée : les Caldoches veulent s'intégrer à la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie et envisagent un destin commun avec les Kanaks.
« Reconnaissons-nous mutuellement et, ensemble, nous investirons pour le futur. Sans dominateur et sans dominé, nous apprendrons plus vite à vivre ensemble », telle semble être la pensée profonde des principaux responsables. Ainsi que l'a dit Michel Rocard, cet accord de Nouméa est « un acte de civilisation ». Condamnées à vivre ensemble sur un même territoire, ces deux communautés au destin désormais partagé expriment ensemble leur « soulagement ». Comment ne pas les comprendre !
Le document d'orientation qui constitue le dispositif de l'accord traite de l'identité kanak, des institutions, du partage des compétences entre l'Etat et le territoire, du développement économique et social, de l'évolution de l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie. Il envisage les perspectives qui s'ouvriront au territoire au terme de la période transitoire, ainsi que l'application de l'accord, les textes qui conditionnent sa mise en forme, les consultations qui doivent intervenir dans le territoire et le suivi de l'accord.
Mes chers collègues, à cet instant, je veux remercier notre excellent collègue Jean-Marie Girault, d'abord pour le rapport de qualité qu'il nous a présenté et surtout pour l'humanisme et la chaleur humaine qui le caractérisent. Ce matin, à la tribune, il a encore dit ce qu'il pensait de ce merveilleux territoire qu'est la Nouvelle-Calédonie. A mon tour, je lui exprime toute ma gratitude.
La première place accordée à l'identité kanak n'a rien de fortuit. L'accord prévoit qu'elle doit être prise en compte dans l'organisation politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie. La place de la coutume, fondement de l'identité kanak, est pleinement reconnue, tant dans le domaine de la justice que dans le domaine institutionnel.
Un Sénat coutumier est créé. Il sera obligatoirement saisi des lois du pays portant sur l'identité kanak. Le patrimoine culturel et la culture kanak seront revalorisés.
Symboliquement inauguré le jour anniversaire de la mort de Jean-Marie Tjibaou, le centre culturel Tjibaou, qui est d'une exceptionnelle beauté architecturale, jouera à cet égard un rôle essentiel. Lieu de culture vivante, cette réussite artistique, avec son parcours végétal initiatique, est vécue à Nouméa comme un symbole puissant, celui de la dignité retrouvée des Kanaks et de l'avenir à construire en commun.
Dans le domaine des institutions, l'innovation essentielle est que certaines délibérations du Congrès auront le caractère de « lois du pays », soumises au seul contrôle du Conseil constitutionnel. Le Congrès acquiert ainsi un réel pouvoir législatif. Une nouvelle répartition des compétences entre l'Etat et le territoire est prévue. Certaines seront transférées, d'autres seront partagées. Les compétences régaliennes resteront de la compétence exclusive de l'Etat jusqu'au terme de la période transitoire. L'accord fait preuve de pragmatisme puisqu'il prévoit le transfert progressif. En revanche, les transferts sont irréversibles.
Mes chers collègues, l'euphorie n'est pas exclusive d'interrogations sérieuses. Le développement économique et social, axe majeur des accords de Matignon, reste une préoccupation capitale pour les signataires de l'accord car il conditionne l'avenir harmonieux et pacifique du territoire.
Lors de notre récente mission, tous nos interlocuteurs ont insisté sur le maintien du rééquilibrage entre les provinces et la nécessité d'appliquer une discrimination positive. Nous avons compris qu'ils souhaitaient que ces points soient explicitement développés dans la loi organique.
Notre ancien collègue M. Dick Uckeiwé, que nous avons eu plaisir à retrouver sur l'île de Maré, nous a dit qu'il fallait « être vigilant quant au respect de l'esprit et de la lettre de l'accord et veiller à ce que la province Sud ne récupère pas l'essentiel des moyens ». Le président de la province des îles Loyauté, M. Nidoish Naisseline, a déclaré quant à lui : « L'émancipation à laquelle nous aspirons n'est pas uniquement politique et culturelle, elle doit être aussi économique... Il ne suffit pas de créer des infrastructures, car à quoi serviraient-elles s'il n'y a pas de développement économique ? » La réalité est qu'il n'y a pas d'émancipation sans fondement économique.
Désormais protégé par l'accord, l'emploi local devra être développé, la création d'emplois constituant une priorité absolue pour l'avenir du territoire, surtout pour les provinces Nord et les îles Loyauté. Aussi utiles soient-ils, tous les efforts de formation auront peu d'effets si les jeunes, qui sont nombreux sur le territoire, n'ont aucune perspective de trouver un travail à l'issue de leurs études.
« Formons des jeunes pour le développement économique du territoire et non pour en faire de futurs révolutionnaires si l'emploi n'est pas au rendez-vous. » C'est ce que nous disait, dans la province Nord, l'un des représentants de l'Etat.
La mise en oeuvre des orientations définies dans l'accord de Nouméa exige une révision de notre Constitution pour trois raisons : pour créer une entité juridique originale, pour autoriser le législateur à déroger à certains principes constitutionnels, pour permettre l'organisation d'un référendum local en 1998.
De ce fait, la Constitution devient la traduction juridique d'un certain nombre d'objectifs politiques.
Entité juridique sui generis, la Nouvelle-Calédonie ne sera plus un territoire d'outre-mer aux termes de l'article 74 de la Constitution. Selon un processus gradué et irréversible, la Nouvelle-Calédonie se verra attribuer une compétence générale dans tous les domaines, à l'exception des compétences régaliennes, qui pourront être transférées après approbation des populations concernées. Le caractère irréversible de ce transfert est le principe le plus novateur de l'accord.
Les institutions du territoire seront dotées d'un pouvoir normatif autonome. Les « lois du pays », votées par le Congrès, ne pourront être contestées que devant le Conseil constitutionnel, avant leur publication.
La reconnaissance d'un pouvoir normatif autonome au profit des institutions calédoniennes est contraire à l'article 1er de notre loi fondamentale, qui définit la France comme une « République indivisible ». C'est la première raison de la révision constitutionnelle.
La deuxième raison réside dans le fait que certaines orientations de l'accord entrent en contradiction avec des principes de valeur constitutionnelle, notamment le principe d'égalité. Ces dérogations touchent aux domaines du droit électoral, de la citoyenneté et de l'emploi.
L'application de l'accord précise que seule la population de Nouvelle-Calédonie sera appelée à s'exprimer par référendum. C'est la troisième raison de la révision constitutionnelle.
Ainsi, à situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. Essentiellement politique, cet accord de Nouméa bouscule assurément notre culture républicaine. Contrairement à la tradition jacobine, qui tend à insérer la réalité dans des catégories juridiques prédéfinies, les négociateurs se sont appuyés sur la réalité pour aboutir à ce statut. Il fallait faire fi des rigidités du droit, lequel doit s'adapter aux réalités humaines, historiques et politiques, et non l'inverse. Le droit doit suivre ce que l'Histoire demande à ses acteurs en intelligence, en compréhension et en ouverture d'esprit. A cet égard, le xxie siècle s'annonce prometteur.
Pour parvenir rapidement à un accord et à un vote conforme, les très judicieux amendements proposés à Mme Tasca, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, par le président de notre commission des lois et notre rapporteur ont été acceptés, repris et votés par l'Assemblée nationale, après avis favorable du Gouvernement. Garant de la pérennité de cet accord historique, un vote quasi unanime des deux assemblées et, je l'espère, du Congrès du Parlement, aura un impact puissant en Nouvelle-Calédonie.
Mes chers collègues, il n'y a pas lieu de nier les difficultés qui nous attendent. La loi organique s'annonce difficile. Nous serons sur une « ligne de crête ». La traduction en termes juridiques de l'esprit comme de la lettre de cet accord nécessitera un effort d'imagination et de précision hors du commun : je pense particulièrement au respect de la coutume, à sa tradition orale et à sa transcription dans la loi. La limitation des recours devant le Conseil constitutionnel dépendra aussi du législateur, qui portera en la circonstance une très lourde responsabilité. Aussi, la mise en place d'un comité de suivi pour valider la traduction juridique de l'accord de Nouméa est de bon augure.
Monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, cet accord de Nouméa représente le point d'équilibre auquel les trois partenaires sont parvenus, après que chacun eut exprimé ses attentes, ses demandes et ce qui n'était pas négociable. Cet accord est le signe qu'il y avait un « avant » et que la Nouvelle-Calédonie est aujourd'hui entrée dans « l'après », dans son propre avenir. Lequel d'entre nous pourrait prendre le risque de ne pas approuver le choix de la paix ?
Par le vote de ce projet de loi constitutionnelle, il nous est demandé de ratifier cet accord et d'approuver ce nouveau pas accompli de concert par les Calédoniens. Cet assentiment s'exprimera avec une solennité toute particulière, puisque c'est dans notre loi fondamentale qu'il va trouver sa place. Les sénateurs socialistes approuveront ce projet de loi constitutionnelle parce qu'ils veulent être au rendez-vous de l'Histoire. (Applaudissements sur les travées socialistes, sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Jean Faure remplace M. René Monory au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. JEAN FAURE
vice-président

M. le président. La parole est à M. Habert.
M. Jacques Habert. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le vote de l'Assemblée nationale sur le projet de loi que nous examinons aujourd'hui a été impressionnant : sur 507 votants, 490 se sont prononcés pour, 13 contre et 4 se sont abstenus. Même en comptant les soixante-dix députés n'ayant pas voulu ou pas pu participer à ce scrutin, la majorité a atteint un chiffre exceptionnel - presque un consensus.
Les discours que nous avons entendus depuis ce matin à cette tribune montrent qu'il en sera très probablement de même au Sénat.
Je suis parmi ceux qui ont eu la chance de se rendre en Nouvelle-Calédonie avant les événements de ces dix dernières années, moins souvent, certes, que notre rapporteur, Jean-Marie Girault ; mais, enfin, j'y suis allé au temps du président Dick Ukeiwé, qui a laissé dans notre assemblée un si grand souvenir.
Je m'y étais rendu pour un hommage rendu au bataillon du Pacifique, et je remercie à ce propos le président Jacques Larché d'avoir évoqué ces hommes d'élite, qui furent parmi les premiers combattants de la France libre.
Mais, après ces temps historiques, sont venus des moments d'incompréhension et d'antagonismes. Des drames se sont produits, dont celui d'Ouvéa. Lorsqu'on y songe, on voit quel formidable chemin a été parcouru pour en arriver à la réconciliation d'aujourd'hui.
La première étape significative remonte aux accords de Matignon, négociés grâce à la détermination de Michel Rocard, entre nos compatriotes de la Nouvelle-Calédonie, rassemblés essentiellement dans le RPCR de Jacques Lafleur, et le mouvement regroupant une grande partie des populations kanak, le FLNKS, dont l'un des chefs était Jean-Marie Tjibaou, malheureusement assassiné en 1989.
Les deux mêmes grands partis se sont retrouvés le 5 mai dernier pour signer l'accord de Nouméa, dont nous avons à connaître aujourd'hui. Il faut en remercier les principaux responsables : d'un côté, Jacques Lafleur, toujours, qui tient un rôle essentiel depuis de nombreuses années et, de l'autre côté, Roch Wamytan ainsi que plusieurs chefs coutumiers que nous avons reçus au Sénat voilà quelques semaines.
Comme l'a dit notre collègue Simon Loueckhote, représentant élu de la Nouvelle-Calédonie au Sénat, ces hommes ont fait le choix de la modération, de l'intelligence et du courage pour se tendre la main et penser ensemble à l'avenir.
Mais, justement, quel avenir ? Dans la République française, souhaite le RPCR. Dans l'indépendance, espère le FLNKS. C'est là que commence l'ambiguïté et qu'il devient nécessaire de se poser quelques questions.
Reporter dans quinze ou vingt ans le référendum d'autodétermination qui devait avoir lieu en cette année 1998, n'est-ce pas reculer à plus tard des divisions et des frustrations qui, vraisemblablement, naîtront de toute façon ? Car, si le « oui » à l'indépendance l'emporte, alors la situation sera irréversible. Or, quelles assurances les Calédoniens auront-ils de pouvoir rester librement sur cette terre qu'ils ont mise en valeur et à laquelle ils sont viscéralement attachés ?
Et si la Nouvelle-Calédonie fait le choix de demeurer française, ce qui serait sans doute son intérêt politique, économique et social face aux puissances de cette région du Pacifique, les indépendantistes pourront renouveler à loisir les consultations électorales - on leur permet de le faire tous les deux ans - ce qui, il faut bien le reconnaître, est plutôt antidémocratique et, en tout cas, constitue un ferment d'instabilité nuisible au développement du pays.
Du point de vue juridique, des réserves peuvent être également exprimées ; M. Badinter, je crois, en est d'accord. On nous répète beaucoup, depuis quelques semaines, qu'il n'existe pas d'avancée politique sans innovations juridiques. Certes, mais, cette fois, celles-ci vont parfois un peu loin.
La limitation, contraire au jus soli, du corps électoral aux personnes installées avant 1988 et à leurs descendants est passablement choquante, tout comme est choquant le régime différencié établi en matière d'accès à l'emploi. A l'heure où, en métropole, on rejette violemment toute idée même de débat sur la préférence nationale, n'est-ce pas très précisément le système que l'on met en place en Nouvelle-Calédonie ? N'y a-t-il pas là une contradiction qui peut surprendre ?
Enfin, je terminerai par un point qui m'a attristé dans ces accords, non plus dans le corps des articles, mais dans le préambule. Les désormais traditionnelles paroles de contrition y sont légion, ce qui prouve une fois de plus que nous n'avons pas compris l'enseignement du philosophe Spinoza, qui nous a pourtant appris que « le repentir est une seconde faute ».
Dans le préambule, il est même écrit, très précisément, que sous la domination française, « le patrimoine artistique kanak était nié ou pillé ». Je trouve cela vraiment un peu fort.
Permettez-moi de rendre hommage ici au travail effectué par le musée national des arts d'Afrique et d'Océanie, qui, au contraire, n'a pas cessé de faire connaître l'art de cette région du monde en organisant des échanges avec des musées d'autres pays, à Bâle, à New York, où j'ai été témoin de ces expositions remarquables, ou simplement en présentant des collections spécialement consacrées à la Nouvelle-Calédonie, comme ce fut le cas en 1993 - ceux qui ont vu la magnifique exposition « De jade et de nacre » s'en souviennent. Le mois dernier encore, à Nantes, des collections d'art kanak étaient présentées au public, avec un grand succès. Soulignons aussi le magnifique musée inauguré au nom de Jean-Marie Tjibaou, dans un site exceptionnel de Nouvelle-Calédonie. La photographie de ses édifices en forme de coquillages a fait le tour du monde. C'est une superbe promotion de l'art kanak.
Croit-on, sincèrement, que cet art et cette culture seraient mieux connus si la France ne les avait pas diffusés dans le monde entier ? Au lieu de nous demander de battre notre coulpe à coups de repentances pompeusement rédigées, il eût mieux valu souligner ce qu'il y avait de bon dans le passé et, comme l'a joliment dit Aragon, « réinventer le passé pour voir la beauté de l'avenir ».
Nous avons donc, vous le voyez, quelques réserves sur le texte de l'accord de Nouméa, ce qui nous laisse perplexes. Nous voici comme les Mandarins de Simone de Beauvoir : « Ah, si seulement on pouvait être tout à fait pour ou tout à fait contre ! » Mais tel n'est pas le cas. Rien n'est nettement noir ou blanc. Il existe des zones d'ombre et de lumière. D'ailleurs, dans l'évocation de ce qu'a été la présence française là-bas, il est écrit que « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale » ; mais les auteurs du préambule ajoutent aussitôt : « même si elle ne fut pas dépourvue de lumière. »
Cependant nous comprenons que si le texte est critiquable dans certaines de ses expressions, il est tout à fait acceptable dans son esprit et, surtout, nous ne pensons guère qu'il eut été possible de faire autrement. C'est la seule voie qui nous donne une bonne chance de sincère réconciliation et qui permette de voir le futur avec optimisme.
Dans ces conditions, il y aura une ou deux abstentions parmi les sénateurs non inscrits, mais la grande majorité de notre groupe votera le projet de loi constitutionnelle qui ouvre à la Nouvelle-Calédonie, espérons-le, de véritables perspectives de progrès et de paix. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Pasqua.
M. Charles Pasqua. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, nous sommes saisis d'un projet de révision constitutionnelle dont il s'agit pour nous de mesurer les conséquences.
Dans cette enceinte, nous avons à plusieurs reprises eu l'occasion de traiter des problèmes de la Nouvelle-Calédonie, toujours avec une très grande sympathie pour l'ensemble des communautés qui peuplent ce territoire.
Nous n'avons naturellement pas oublié, ni les uns ni les autres, encore moins ceux qui, comme moi, ont eu l'occasion à deux reprises d'occuper des fonctions au Gouvernement, les drames qui ont ensanglanté ce territoire et leurs conséquences.
J'ai entendu ce matin Mme le garde des sceaux et M. le secrétaire d'Etat nous présenter l'accord de Nouméa et le projet de révision. Je leur rends volontiers témoignage qu'ils n'en ont nullement dissimulé les conséquences.
J'ai également entendu le plaidoyer plein d'enthousiasme du rapporteur de la commission des lois ainsi que l'intervention plus mesurée de son président.
Nous somme appelés à voter sur un texte qui ne peut être isolé ni de son contexte ni du préambule de l'accord. Or, si nous avions été consultés sur le préambule, je suis persuadé qu'il y aurait eu une très large majorité pour le rejeter tant il recèle de choses inacceptables !
Le spectre des affrontements qui se sont déroulés en Nouvelle-Calédonie n'enlève rien à la dignité de notre histoire commune.
Que pour chasser ce spectre, on soit tenté de récrire l'histoire de la France en la réduisant à « une colonisation qui a porté atteinte à la dignité du peuple kanak », je peux d'autant moins l'accepter que l'on officialise ainsi des fantasmes qui continueront à peser sur l'avenir.
L'honnêteté intellectuelle que l'on doit aux faits et aux réalités suffirait à refuser aux idéologues le droit de les travestir, même si certains croient, à ce prix, préserver à court terme une paix sociale qui ne peut se fonder sur des bases ainsi faussées.
A mes yeux, le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis révèle d'emblée dans l'esprit ce qu'il confirme dans la lettre : une prédétermination de l'indépendance en même temps qu'une certaine méfiance du suffrage populaire. En effet, l'Etat accorde sa pleine caution à la souveraineté à venir de la Nouvelle-Calédonie, qui apparaît comme un leitmotiv dans le texte de l'accord du 5 mai : « ... Par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté... » - article 4 du Préambule - « ... Les institutions de la Nouvelle-Calédonie traduiront la nouvelle étape vers la souveraineté... » - article 5 du préambule - « ... Les compétences transférées ne pourront revenir à l'Etat, ce qui traduira le principe d'irréversibilité de cette organisation... » - article 5 du préambule - « ... L'Etat reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d'une complète émancipation... » - l'article 5 de l'accord.
Pour que le scrutin final d'autodétermination ne trahisse pas cette logique implacable, l'accord va jusqu'à mettre en place un mécanisme inouï, qui bafoue la démocratie, puisque, si les électeurs répondaient non, le tiers des membres du Congrès pourrait provoquer une nouvelle consultation, à deux reprises. Je vous demande, en conscience, quel démocrate pourrait accepter que l'on emprisonne ainsi le suffrage universel.
Je ne dis pas non à l'indépendance éventuelle de la Nouvelle-Calédonie ; cela, nous le verrons bien. Je dis non à l'indépendance obligatoire ; je dis non au mépris de l'expression du peuple. Je vois mal comment un parlementaire pourrait cautionner une telle défiance à l'égard du vote qui va jusqu'à enfermer sa libre expression tant que le peuple n'aura pas exprimé la réponse attendue par ses dirigeants.
Ce détournement de la démocratie est d'une extrême gravité, car il instille dans notre Constitution elle-même un renoncement aux principes républicains, qui ne s'arrête d'ailleurs pas à ce seul fondement.
L'accord du 5 mai est, en effet, fondé sur la reconnaissance d'une « souveraineté kanak » qui est, au regard de l'histoire du territoire, un mythe et qui, surtout, par la reconnaissance de droits préférentiels à cette ethnie, place les populations d'autres origines, européennes ou non européennes, en position d'infériorité.
L'établissement d'un « Sénat coutumier » conduit à une représentation inégalitaire selon les ethnies qui contredit violemment la République, à la fois dans son principe d'égalité et dans l'unité du peuple français, sans distinction d'origine, de race ou de religion.
Les dérogations au droit commun contredisent également les principes républicains. La possibilité pour un Calédonien d'opter soit pour le système de droit commun, soit pour le système de vie coutumier est une aberration juridique et politique qui va dissocier le statut des personnes entre Mélanésiens et non-Mélanésiens. Le statut coutumier est élevé au rang de statut civil ordinaire de même nature que le statut civil de droit commun, alors que l'article 75 de la Constitution ne garantit la conservation des droits civils non laïcs que pour les citoyens qui n'y ont pas renoncé.
Le principe d'égalité est également atteint par les limitations introduites par le texte au droit de vote et par le fait que la situation des travailleurs ne sera plus garantie par le principe du droit républicain ; elle sera désormais régie par le droit local imprégné par la coutume. Le territoire détiendra désormais la totale responsabilité de la politique de l'emploi, alors qu'il incombe à la République unitaire d'assurer l'égalité devant le travail.
Il est vrai que c'est le principe inverse que l'on veut mettre en oeuvre puisque l'accord établit une discrimination que l'on dit « positive » et que j'appelle, moi, ségrégation entre les Français de Nouvelle-Calédonie et ceux qui viennent de métropole et du reste de l'outre-mer. Dans quel état de faiblesse et de schizophrénie est donc tombée la République pour condamner la préférence nationale à Paris et en faire une référence à Nouméa ?
En faisant des non-Canaques des citoyens de seconde catégorie, le texte de l'accord foule aux pieds les valeurs et les droits naturels de la citoyenneté. Transcrites et appliquées dans le quotidien, à travers des lois locales, une réforme foncière accélérée et la privation du droit du sol, les dispositions de ce texte préparent la réduction des libertés individuelles.
Cet accord fonde l'avenir, croit-on, mais il le fonde non pas sur la notion d'égalité entre les communautés, garantie d'un réel partage et d'un développement commun, mais sur l'inégalité, la division, voire la revanche entre les différentes composantes. On ne construit pas un pays sur de tels principes.
Mes chers collègues, comment de tels errements peuvent-ils être l'objet d'un consensus ? En tout cas, ce débat a le mérite de l'exemplarité, du cas d'école : on ne peut que mettre à mal les principes de la République dès lors que l'on abandonnne son fondement, qui est la souveraineté.
La souveraineté ne se partage pas. La Constitution dispose qu'« aucune section du peuple, ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice. » Dès lors que la souveraineté est atteinte, la République s'effondre. L'accord du 5 mai en est une tragique illustration.
La souveraineté ne se partage, ne se délègue pas. Elle n'appartient qu'au peuple tout entier, elle dépasse même ce peuple car elle s'identifie à la République et à l'histoire de la France. Lorsqu'on s'attaque à elle, on s'attaque à l'égalité ; lorsqu'on s'attaque à elle, on s'attaque au suffrage universel ; lorsqu'on s'attaque à elle, on s'attaque à la citoyenneté. Cette cohérence-là, c'est la cohérence de la France et de la République. Face à elle, l'incohérence du projet institutionnel et politique que l'on vous demande d'approuver fait figure, au sens classique du mot, de monstre.
Je comprends les difficultés de la situation de la Nouvelle-Calédonie, mais la République ne peut pas régler ses problèmes en reniant ses principes. La République ne peut pas, au nom de l'équité, instaurer l'inégalité ; la République ne peut pas, au nom de la souveraineté, bafouer sa souveraineté ; la République ne peut pas, au nom de la démocratie, renier le suffrage universel. Elle ne le peut pas pour la Nouvelle-Calédonie, car elle construit l'avenir du territoire sur des principes pernicieux qui hypothéqueront sa marche vers le progrès ; elle ne le peut pas pour l'ensemble de l'outre-mer, car elle donne à toutes les minorités agissantes la conviction de la faiblesse du droit et de la force du fait ; elle ne le peut pas pour la France, car la France n'est plus elle-même quand la République n'est plus une et indivisible.
Mes chers collègues, pas plus qu'un autre je ne suis hostile au progrès et à l'évolution ; mais je considère que, par le projet de loi qui nous est soumis, la voie qui est ouverte nous conduit, contrairement à ce que l'on croit, à l'aventure.
C'est la raison pour laquelle, non pas par hostilité de principe, mais par respect pour les principes fondamentaux de la République, je voterai contre le projet de loi qui nous est présenté. (Applaudissements sur certaines travées du RPR.)
M. le président. La parole est à Mme Michaux-Chevry.
Mme Lucette Michaux-Chevry. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, j'ai entendu avec beaucoup de plaisir l'exposé que vient de faire notre collègue Charles Pasqua. En tant que juriste, je ne peux qu'approuver cette conception du respect de la République.
Mais la République a-t-elle toujours été présente en Nouvelle-Calédonie et en outre-mer ?
Le débat qui a lieu aujourd'hui est extrêmement complexe. La France doit peser, mesurer les erreurs qu'elle a commises de-ci de-là en outre-mer. Pendant des années, peuples d'outre-mer, nous avons vécu appris par coeur les méandres de la Seine... les pommiers roses... pour découvrir brusquement, en arrivant ici, dans la mère patrie que nous étions des étrangers chez nous.
La France a toujours voulu, avec beaucoup de générosité, intégrer, assimiler totalement les peuples de l'outre-mer, en pensant qu'elle détenait en métropole le bonheur pour tout le monde.
La France est plurielle. La France a voulu, à un moment donné, séparer, couper, et cela a donné lieu au fameux chapitre VI du programme commun de la gauche, qui a fait tant de dégâts.
Aujourd'hui, nous avons à traiter un problème humain. La chirurgie réparatrice laisse toujours des séquelles. Le Gouvernement nous propose un laser moins traumatisant.
Certes, nous sommes confrontés à une contorsion constitutionnelle extrêmement difficile, extrêmement compliquée, mais cette exception institutionnelle ne répond-elle pas à un besoin de paix, à un besoin de dialogue, à un besoin de prendre en compte le respect de ces peuples ? Car ceux qui, comme moi, ont vu se battre la famille de Dick Ukeiwé, ceux qui ont vu naître les clans, ceux qui constatent tous les jours que les lois de la République ne sont pas respectées en outre-mer, même pas dans les départements d'outre-mer, ceux-là sont en droit de se demander si ce texte ne constitue pas une solution.
La volonté de décentralisation est très forte. Tout le monde a applaudi le célèbre discours de décentralisation de Cayenne.
Et pourtant, alors que dans quelques jours vont être signés les accords de Lomé, nous, en Guadeloupe, nous, en Martinique, nous ignorons quel sera le contenu de ces accords, qui portent sur des productions tropicales ! Nous ne comprenons pas ce que fait le ministère de la coopération, qui subventionne, avec des financements et des prêts à taux bonifié, la construction d'aérodromes qui contribuera à la destruction de notre développement touristique.
Au-delà des contorsions juridiques, je pense que le peuple calédonien a suffisamment souffert pour que nous lui lancions ensemble un message de paix. Pour autant, cette évolution et cette contorsion juridique et constitutionnelle ne doivent être ni une règle ni une jurisprudence, et elles ne sauraient s'appliquer à tout le monde.
La paix, c'est le dialogue. Quelles seront pour la France les conséquences de cet accord de Nouméa ?
La France ne doit pas perdre de vue qu'elle dispose d'un espace maritime dont elle ne connaît pas encore la richesse, qu'elle dispose d'un espace géo-stratégique, mais aussi d'un espace de paix, car, en outre-mer, la France représente un espace de paix.
S'agissant de la Nouvelle-Calédonie, la France doit être d'une grande prudence. Permettre à ces peuples de gérer leur destin au moyen de cette évolution institutionnelle ne doit pas ouvrir la porte aux prédateurs qui sont nombreux dans la zone. La France doit veiller à faire respecter le vaste laboratoire humain et stratégique qui lui a permis en toutes circonstances, à travers le monde, grâce à l'espace d'outre-mer, de donner leur véritable dimension au respect et à la dignité des hommes.
J'oublierai ce soir que je suis juriste : je voterai ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et sur certaines travées socialistes.)
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais tout d'abord remercier tous ceux qui se sont exprimés dans ce débat, débat important sur le plan juridique et sur celui des principes, puisqu'il s'agit de réviser la loi fondamentale.
Ce débat concerne les liens que la République française entretient avec le territoire de la Nouvelle-Calédonie, des liens forts, passionnels, mais aussi fondés - beaucoup d'orateurs l'ont souligné - sur une profonde connaissance réciproque et sur un grand respect des cultures et des identités.
Depuis ce matin, nous avons entendu des propos souvent émouvants et confiants, nourris de l'expérience de la Nouvelle-Calédonie et, plus largement, de ce qu'a été, à une époque plus lointaine, l'Union française, des propos qui tiennent compte également des évolutions qui ont marqué notre pays et abouti au mouvement de décolonisation engagé après la Seconde Guerre mondiale.
Ce que nous sommes en train de mettre en oeuvre en Nouvelle-Calédonie, c'est une démarche respectueuse des principes qui sont les grands principes de la République.
M. Pasqua a dit tout à l'heure qu'il ne pouvait voter ce texte au motif qu'il allait à l'encontre des principes d'égalité devant le suffrage universel et de souveraineté. Je lui répondrai qu'en l'occurrence le concept d'égalité n'est pas purement formel, mais que, dans l'évolution qui se poursuit en Nouvelle-Calédonie, il est l'expression de la reconnaissance de toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, de celle qui était là à l'origine, la communauté kanak, comme de celles qui sont venues par la suite apporter leur pierre à la construction du pays.
La grande force de ces accords, c'est précisément que leurs signataires ont manifesté la volonté de toutes les communautés de vivre ensemble sur le même territoire, en même temps que le refus d'une démarche consistant à dire aux autres : « Vous n'avez qu'à partir ! », le refus de la domination de tel ou tel groupe de population sur les autres.
Il y a bien là recherche de l'égalité par la reconnaissance des droits réciproques de chacun, quelles que soient l'histoire et la culture dont il est issu, et témoignage de la volonté de construire un ensemble commun et d'y vivre dans la paix.
Vous avez dit encore, monsieur Pasqua, que le suffrage universel était rogné. Je vous répondrai simplement que la Constitution, en son article 53, prévoit que ce sont les « populations intéressées » qui se prononcent sur ce que l'on appelle le maintien ou non dans la République française.
La notion de « populations intéressées » a pu être précisée par le Conseil constitutionnel, mais elle vise tout de même ceux qui ont un lien évident avec le territoire.
Les restrictions qui sont apportées au suffrage universel ne concernent que ceux qui viendraient s'installer ou qui seraient en transit en Nouvelle-Calédonie, et non pas ceux qui y vivent depuis l'origine ou qui y ont fait souche.
Il était nécessaire, à cet égard, non d'instituer une citoyenneté à deux niveaux, mais de reconnaître le droit de ceux qui font vraiment la Nouvelle-Calédonie de se prononcer au moment du scrutin final.
Enfin, vous avez dit, monsieur Pasqua, que la souveraineté était atteinte. Je pense que la notion de souveraineté porte sur un ensemble d'attributions et de compétences. Or une des grandes qualités de l'accord de Nouméa est de permettre des évolutions en matière de compétences, étant entendu que les compétences du « noyau dur » - la défense, la justice, la monnaie, l'ordre public, c'est-à-dire ce qui fait ou non la réalité de l'indépendance - resteront exercées par la République française au terme d'un processus évolutif.
Dans une démarche axée sur la volonté d'aboutir à un accord, nous nous sommes efforcés de tracer avec les partenaires calédoniens un chemin de vingt ans qui organise l'avenir, un avenir empreint d'un sentiment de soulagement.
Dès ma prise de fonctions, j'ai, comme M. Jacques Larché et M. Jean-Marie Girault, pu observer en Nouvelle-Calédonie une très forte hantise par rapport à ce qui allait se passer à la fin de l'année 1998.
On me demandait : « Les communautés qui ont appris à mieux vivre ensemble ne vont-elles pas, d'un seul coup, se dresser les unes contre les autres ? Un avenir incertain ne va-t-il pas gêner les investissements, empêcher les jeunes d'entrevoir une possibilité de réelle formation ? »
Dans ce Pacifique, qui est un univers largement anglo-saxon et où nous avons été beaucoup critiqués, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie, Wallis-et-Futuna assurent la présence de 500 000 hommes et femmes de langue française, et donc, dans une certaine mesure, de culture française. C'est une chance pour la France et c'est aussi un élément de diversité pour cet ensemble géographique.
En tout cas, ce que nous mettons en oeuvre en Nouvelle-Calédonie, je puis en témoigner, est perçu aussi bien en Australie ou en Nouvelle-Zélande que dans des pays qui ont accédé récemment à l'indépendance comme le Vanuatu ou les îles Fidji comme une évolution positive et, en même temps, comme la manifestation de la permanence de la présence de la culture française dans le Pacifique.
Ne gâchons pas cette chance ! Si nous sommes conscients de ce que peut représenter à l'avenir la présence dans le Pacifique de la culture et de la langue françaises, la Nouvelle-Calédonie ne peut que nous apparaître comme un point d'appui très important, et cela va bien au-delà de petites divergences sur l'interprétation de la Constitution.
En tant que juriste, je peux bien l'avouer, à certains moments, j'ai effectivement eu des doutes sur les évolutions possibles. Mais ce qui est important, c'est que nous accompagnions le mouvement de l'histoire. J'ai le sentiment que nous nous inscrivons dans les perspectives qui ont été tracées par deux textes fondamentaux, que M. Pasqua connaît certainement mieux que moi : le discours de Brazzaville et la Constitution de 1958.
M. Charles Pasqua. Un homme, une voix !
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat. La Constitution de 1958, monsieur Pasqua, prévoyait une Communauté qui, malheureusement, n'a pas pu se mettre en place, probablement parce qu'elle arrivait trop tard, comme ce fut le cas de la loi-cadre de Gaston Defferre de 1956, qui essayait d'anticiper les évolutions.
C'est faute d'avoir permis les évolutions en temps utile que la France a dû se séparer, souvent dans la douleur, de territoires qui ont été en relation forte avec notre pays.
Cette leçon de l'histoire, la France la fait sienne en Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique.
Je voudrais dire, pour conclure, que la démarche qui a été adoptée exprime une triple volonté : de réconciliation, de paix et de développement. Il est à l'honneur du Parlement français d'accompagner cette volonté comme l'ont fait les partenaires calédoniens, comme l'a fait la grande majorité des forces politiques en Nouvelle-Calédonie.
Certes, tout ne sera pas facile, et je pense notamment à l'élaboration de la loi organique. Mais, en ma qualité de secrétaire d'Etat à l'outre-mer, je pense qu'il faut faire confiance à l'imagination, à l'intelligence, à l'esprit de concorde des hommes et des femmes qui vivent en Nouvelle-Calédonie, plutôt que, s'arc-boutant sur les principes, refuser les évolutions, se contenter de gérer des situations d'affrontement dont on sait qu'elles sont insupportables dans le monde moderne.
Oui, c'est un pari ! C'est un pari sur l'avenir que le Gouvernement a fait avec les partenaires calédoniens. J'ai espoir dans le concours lucide du Sénat, aujourd'hui, pour nous permettre d'accompagner la NouvelleCalédonie dans son évolution, sachant que, dans vingt ans ou un peu moins, ce sont les Calédoniens qui décideront de leur avenir, parce que c'est un principe fondamental de la République française.
Voilà pourquoi, au nom du Gouvernement, je demande au Sénat d'approuver, comme l'Assemblée nationale, ce projet de révision constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

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