Séance du 18 novembre 1998







M. le président. Par amendement n° 1 rectifié, M. Charasse propose d'insérer, avant l'article 1er, un article additionnel ainsi rédigé :
« Le troisième alinéa de l'article 64 de la Constitution est complété par la phrase suivante : " Elle détermine les procédures applicables aux magistrats, responsables pénalement et civilement des crimes, délits et actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions, ainsi que la composition et les modalités de fonctionnement des juridictions particulières compétentes en la matière." »
La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, pour que les choses soient claires, j'indique d'emblée que, dans cette affaire, et en ce qui concerne les deux initiatives que j'ai prises à travers mes deux amendements, je n'engage évidemment pas mon groupe qui n'a pas donné son accord ; je m'exprime donc à titre personnel.
M. Hubert Haenel. Dommage !
M. Michel Charasse. J'ai d'ailleurs quelques scrupules à troubler cette ambiance « Embrassons-nous, Folleville ! » puisque le Sénat, si j'ai bien compris, souhaite, comme l'y invite sa commission, émettre un vote conforme. Mais je pense que cette réforme ne peut pas être votée sans que nous disposions de quelques garanties et assurances quant à ce qu'il en sera de la République après cette révision constitutionnelle.
On imagine, monsieur le président, que je ne peux pas être opposé à l'indépendance de l'autorité judiciaire, et aujourd'hui encore moins, puisqu'en début d'après-midi la chambre d'accusation de Paris a annulé l'ordonnance du juge Vichnievsky me condamnant à 10 000 francs d'amende dans une affaire que le Sénat connaît bien puisque son bureau s'est opposé à ma conduite de force devant le juge et que notre Assemblée, à la quasi-unanimité, a ordonné la suspension des poursuites jusqu'en juillet dernier. (Applaudissements.)
Comme il s'agit d'un combat que j'ai mené pour l'honneur et l'indépendance de la fonction parlementaire, je voulais dire au Sénat combien je m'en réjouissais !
M. Hubert Haenel. Il y a encore la Cour de cassation !
M. Michel Charasse. Cela m'étonnerait qu'elle soit saisie. Seul le parquet peut le faire et, à mon avis, il n'y a pas intérêt. (Sourires.)
Bref, mon premier amendement, n° 1 rectifié, concerne la situation des magistrats au regard de la justice. Nous sommes un certain nombre à considérer que, contrairement à la loi et à ce qu'on pourrait penser, ils ne sont pas toujours égaux aux autres citoyens.
Dans une récente décision, une cour d'appel saisie par un ancien magistrat du parquet de la Cour de cassation, aujourd'hui à la retraite et qui s'est lancé dans les affaires, a réformé le jugement rendu en correctionnelle, en ramenant au sursis des peines fermes prononcées en première instance. La Cour a motivé cette clémence en précisant que cette décision était motivée « par les bons renseignements dont dispose la Cour sur l'intéressé ».
M. Hubert Haenel. Ah !
M. Michel Charasse. Tout est dit !
Les magistrats ne peuvent plus continuer, à mon avis, à se juger entre eux, mais seule la Constitution peut poser le principe d'une dérogation au droit commun en ce qui concerne les procédures particulières qui leur sont applicables et la composition des juridictions compétentes.
C'est l'objet de mon amendement qui renvoie à la loi organique le soin de préciser les règles spécifiques de procédure pénale et civile qui seront appliquées aux magistrats.
On dira - ce sont notamment mes amis MM. Badinter et Dreyfus-Schmidt qui me le disent - que la responsabilité est contraire et contrevient à l'indépendance. Je ne pense pas que ce soit le cas. La responsabilité est distincte de l'indépendance comme doit l'être, pour les anciens ministres devant la Cour de justice, ce qui relève de la responsabilité politique, dont le Parlement est seul juge, et de la responsabilité pénale qui ne relève que de la juridiction compétente.
Dans le cadre des magistrats du siège, les juridictions compétentes qui seront créées par la loi organique devront faire le tri entre ce qui relève de l'indépendance et ce qui relève de la responsabilité civile ou pénale.
En tout cas, mon amendement vise à interdire que, désormais, les magistrats se jugent entre eux, quand ils acceptent de se juger.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. Cet amendement a en tout cas le très grand mérite d'avoir suscité, au sein de la commission, un débat fort riche sur une question qui, au demeurant, n'est pas nouvelle, M. Charasse le sait bien, puisqu'elle remonte à la plus haute Antiquité : qui juge les juges ?
Cette question en appelle d'ailleurs une autre : qui pourrait juger les juges qui jugeront les juges ?
Traditionnellement, dans notre système judiciaire, le jugement n'est susceptible d'être « jugé » que par la voie de l'appel ou par celle de la cassation. Les comportements du magistrat qui relèvent du droit commun sont jugés devant les juridictions de droit commun et les comportements qui sont de nature disciplinaire sont jugés par le Conseil supérieur de la magistrature, dont la composition et les pouvoirs font l'objet du présent texte.
Après avoir relevé tout l'intérêt du débat que soulevait cet amendement, la commission a décidé d'émettre un avis défavorable.
Il a en effet été observé qu'il faudrait créer une juridiction spécialisée, chargée de juger les juges, comme il en existe une qui est appelée à juger les ministres - la Cour de justice de la République - et une autre qui est appelée à juger le Président de la République - la Haute Cour de justice. Or la commission des lois a estimé une nouvelle fois - puisqu'un amendement analogue avait déjà été déposé lors de la première lecture - qu'une telle création n'était pas opportune et qu'il fallait, pour juger les juges, s'en tenir aux modalités traditionnelles que j'ai évoquées voilà quelques instants.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Indéniablement, cet amendement suscite la réflexion et le débat, car il porte sur le très important sujet de la responsabilité des magistrats.
On entend souvent dire que les magistrats sont soumis à plusieurs responsabilités : hiérarchique, administrative, pénale, disciplinaire. C'est vrai et c'est faux à la fois !
C'est vrai sur le plan juridique.
Les magistrats sont effectivement soumis à la responsabilité hiérarchique : les « chefs de cour » exercent le pouvoir hiérarchique sur le parquet et, pour le siège, ils veillent au bon fonctionnement des juridictions ; ils ont le pouvoir d'avertissement.
Les magistrats sont également soumis à la responsabilité administrative mais, comme pour les autres agents publics, l'Etat n'exerce presque jamais l'action récursoire en cas de faute de service.
Les magistrats sont, bien sûr, soumis à la responsabilité pénale en cas d'infraction pénale. Par exemple, en cas de vol de scellés ou de violation du secret de l'instruction, les magistrats ne sont nullement exonérés de responsabilité pénale. Heureusement, cela reste exceptionnel !
Depuis 1994, vingt-cinq procédures pénales ont concerné des magistrats ; quinze sont toujours en cours. Permettez-moi de citer quelques-uns des motifs de poursuite : violation du secret de l'instruction, faux et usage de faux, violences et détention d'arme, escroquerie, violences sur mineur, recel d'abus de biens sociaux, favoritisme, recel d'abus de pouvoir et même homicide volontaire.
Je crois que cette énumération suffit à montrer qu'il n'y a pas d'impunité pénale des magistrats,...
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Quelles ont été les sanctions ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... contrairement à ce que, hélas ! on entend trop souvent.
Les magistrats sont enfin soumis à la responsabilité disciplinaire : entre quatre et six affaires par an, au cours de ces dernières années, ont été soumises au Conseil supérieur de la magistrature en formation disciplinaire.
Je veille aujourd'hui à ce que cette voie soit utilisée quand elle doit l'être, et chaque fois qu'elle doit l'être. Par exemple, à la fin de 1997, un juge des tutelles a été révoqué pour confusion d'intérêts.
Pour ma part, depuis que je suis en fonctions, j'ai saisi le Conseil supérieur de la magistrature de huit procédures disciplinaires.
Je vous indique également que l'inspection générale des services judiciaires est actuellement saisie de cinq enquêtes. Grâce aux crédits supplémentaires dont je peux disposer dans mon budget, je renforce d'ailleurs les moyens de l'inspection générale des services judiciaires pour qu'elle me tienne informée non seulement de ce qui ne va pas mais aussi de ce qui va bien, en particulier des expériences réussies et que nous aurions donc intérêt à étendre.
S'agissant de la responsabilité disciplinaire, demain, si vous votez ma réforme, les « chefs de cour » pourront avoir le droit direct de poursuite. Les soixante-douze chefs de cour pourraient ainsi saisir le Conseil supérieur de la magistrature, qui décidera en matière disciplinaire, alors que, actuellement, seul le garde des sceaux a ce pouvoir.
On ne peut donc parler d'impunité ou même d'irresponsabilité.
Cependant, la notion de responsabilité des magistrats ne couvre qu'imparfaitement le mauvais fonctionnement, l'incurie, l'emportement, le retard, la négligence, et ces fautes ne donnent pas toujours lieu aux réponses qu'il est pourtant indispensable d'apporter, malgré les efforts accomplis en ces sens par le garde des sceaux et le Conseil supérieur de la magistrature ces dernières années, comme le montre d'ailleurs le dernier rapport de cette institution. (Mme le garde des sceaux s'interrompt un instant.)
Pardonnez-moi, mesdames, messieurs, mais il arrive un moment où le bruit de fond devient franchement gênant.
M. Charles Pasqua. Cela ne veut pas dire que nous ne vous écoutons pas, madame !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. J'en suis bien persuadée, monsieur Pasqua ; je vous demanderai simplement de baisser le ton : vous pouvez continuer à parler si cela vous chante, mais il arrive un moment où le niveau de bruit devient discourtois. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Charles de Cuttoli. Il n'y a plus rien à entendre !
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Tout a été dit !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Un nouveau dispositif est en effet nécessaire, qui permettrait de rappeler au magistrat ses obligations et de donner une réponse au justiciable victime d'un mauvais fonctionnement ou d'un comportement répréhensible, et qui protégerait aussi le magistrat des pressions et des menaces.
C'est bien l'esprit dans lequel je compte proposer, notamment, que soit instituée une commission de réclamation, chargée à la fois de filtrer les plaintes et de traiter celles qu'elle aura retenues.
Voilà quelques-unes des dispositions que je prévois, pour que, en contrepartie de la logique d'indépendance que je propose de renforcer - cette indépendance existe déjà pour les magistrats du siège, mais nous souhaitons l'accroître pour les magistrats du parquet - la responsabilité puisse être effectivement mise en oeuvre lorsque cela s'avère nécessaire.
J'espère avoir pu vous convaincre, monsieur Charasse, que la responsabilité civile et pénale des magistrats à l'occasion d'actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions est d'ores et déjà posée, de même que leur responsabilité disciplinaire, et qu'il n'est donc pas nécessaire de la mentionner dans la Constitution.
Vous avez évoqué la possibilité de créer une juridiction particulière. J'y suis opposée parce que rien ne justifie, à mes yeux, la création de juridictions d'exception. Un nouvel ordre de juridiction irait à l'encontre du principe de l'universalité du juge pénal et civil et les juridictions d'exception sont toujours une mauvaise chose pour la République.
Telles sont les différentes raisons pour lesquelles le Gouvernement n'est pas favorable à l'amendement n° 1 rectifié. (Applaudissements sur certaines travées socialistes.)
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 1 rectifié.
M. Patrice Gélard. Je demande la parole contre l'amendement.
M. le président. La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard. Je vais expliquer les raisons pour lesquelles je suis contre cet amendement tout en étant pour. (Exclamations amusées sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
Notre collègue Michel Charasse soulève un véritable problème, celui de la responsabilité des magistrats, qui se posera de plus en plus au cours des prochaines années devant l'opinion publique, comme celle des politiques s'est posée.
Il faudra donc bien qu'un jour une réponse y soit apportée.
Cependant, le moment de définir cette réponse, à savoir la présente réforme du Conseil supérieur de la magistrature, me paraît mal choisi.
En outre, je ne suis pas convaincu que la solution proposée par notre collègue soit la bonne.
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Si, elle n'est pas mal ! (Sourires.)
M. Patrice Gélard. A ma connaissance, aucun pays n'a créé une juridiction spéciale pour juger les magistrats.
Peut-être les solutions qu'a esquissées Mme le garde des sceaux sont-elles bonnes : il s'agirait de repenser la façon dont sont appliquées les poursuites disciplinaires.
Quoi qu'il en soit, ce que nous dit M. Charasse nous interpelle, comme nous avaient interpellés ses propos sur la disparition du délit de forfaiture dans le code pénal et comme nous interpelle aussi son amendement n° 2. Bref, il pose une bonne question mais la solution qu'il propose ne saurait, en l'état, être adoptée aujourd'hui. Nous n'avons pas suffisamment de recul pour apprécier l'ensemble de ces problèmes au moment où nous débattons du Conseil supérieur de la magistrature.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. A la différence de notre collègue M. Gélard, je ne suis pas normand, mais je peux le rejoindre. (Sourires.)
La question soulevée me semble en effet, à moi aussi, extrêmement importante.
Mais surtout, je dois à la vérité de dire que je n'ai pas été convaincu, madame le garde des sceaux, par les arguments que vous avez développés.
Vous nous avez dit : il n'y a ni impunité ni irresponsabilité puisqu'il y a des magistrats qui sont poursuivis. Et vous avez évoqué différents crimes et délits, mentionnant même un cas d'homicide volontaire. Mais personne n'a jamais dit qu'un magistrat qui commet un homicide volontaire n'est pas poursuivi, et même condamné ! Nous n'en doutons pas, Dieu merci ! Là n'est évidemment pas le problème.
Le problème est qu'il arrive que des délits moins graves ou des contraventions, commis par des magistrats, ne soient pas poursuivis. Nous vous avons souvent demandé de citer des exemples de magistrats condamnés pour conduite sous l'empire d'un état alcoolique. Sans doute ne se trouve-t-il pas un seul magistrat pour conduire en état d'ivresse ou même pour se rendre coupable d'un excès de vitesse puisqu'il n'existe pas un seul cas de magistrat condamné pour de telles infractions...
Vous nous avez dit aussi que les juridictions d'exception n'étaient pas une bonne chose. Cela est vrai, bien sûr, lorsqu'elles ont des pouvoirs anormaux. Mais le conseil des prud'hommes et le tribunal de commerce sont des juridictions d'exception. Et il en est de même en ce qui concerne la Cour de justice de la République ainsi que la Haute Cour de justice.
Il existe donc des juridictions particulières pour juger certains, compte tenu de leurs responsabilités spécifiques : cela n'a rien de choquant en soi.
Cela dit, j'admets qu'il faille approfondir la réflexion, sans préjugé, sans passion.
De surcroît, je ne suis pas convaincu que la solution issue de cette réflexion doive nécessairement être inscrite dans la Constitution : la loi, tout particulièrement la loi organique, peut parfaitement traiter le problème. Je vous donne donc rendez-vous.
Moi non plus, je ne voterai pas cet amendement. Cependant, je tenais à souligner que le problème soulevé mérite d'être non seulement pris en considération mais également réglé le plus rapidement possible.
M. Michel Charasse. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Compte tenu de ce qui a été dit au cours de ce que j'appellerai sans vouloir le dévaloriser ce « mini-débat », je me propose de reprendre tout cela lors de la discussion du projet de loi organique sur le statut des magistrats. Par conséquent, je retire cet amendement. (Exclamations sur les travées du RPR.)
M. le président. M. Charasse est tout à fait libre de sa position, mais il sent une certaine affection de la part du Sénat, y compris sur la décision dont il a été l'objet aujourd'hui même.
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Absolument !
M. le président. L'amendement n° 1 rectifié est retiré.

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