Séance du 25 juin 1999







M. le président. « Art. 26. _ I. _ Il est inséré, après l'article 226-30-1 du code pénal, une section 8 ainsi rédigée :

« Section 8

« De l'atteinte à la dignité de la victime
d'un crime ou d'un délit

« Art. 226-30-2 . _ Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit lorsque cette reproduction porte atteinte à la dignité d'une victime est puni de 100 000 F d'amende.
« Lorsque le délit prévu au présent article est commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la prescription et la détermination des personnes responsables.
« Art. 226-30-3 . _ Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles ou l'image de cette victime lorsqu'elle est identifiable est puni de 100 000 F d'amende.
« Lorsque le délit prévu au présent article est commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la prescription et la détermination des personnes responsables.
« Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »
« II. _ Les troisième et quatrième alinéas de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sont supprimés.
« III. _ L'article 39 quinquies de la même loi est abrogé. »
Je suis saisi de deux amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Par amendement n° 56, M. Jolibois, au nom de la commission des lois, propose de rédiger comme suit cet article :
« I. - Les troisième et quatrième alinéas de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sont remplacés par un alinéa ainsi rédigé :
« Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit lorsque cette reproduction porte atteinte à la dignité d'une victime est puni de 100 000 F d'amende. »
« II. - L'article 39 quinquies de la même loi est ainsi rédigé :
« Art. 39 quinquies. - Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles ou l'image de cette victime lorsqu'elle est identifiable est puni de 100 000 F d'amende.
« Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »
Par amendement n° 75, M. de Broissia, au nom de la commission des affaires culturelles, propose de rédiger comme suit l'article 26 :
« L'article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 précitée est ainsi rédigé :
« Art. 39 quinquies. - Le fait de publier, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, des informations relatives à l'identité ou permettant l'identification d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles est puni de 100 000 F d'amende.
« Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »
La parole est à M. le rapporteur, pour présenter l'amendement n° 56.
M. Charles Jolibois, rapporteur. Cet amendement a pour objet de rétablir dans la loi de 1881 des infractions que le Gouvernement et l'Assemblée nationale ont souhaité inscrire dans le code pénal.
S'il faudra peut-être un jour procéder à une refonte complète de la loi de 1881, on ne peut pas procéder à des transferts partiels dont la cohérence n'est pas établie. En effet, ce faisant, on risque de commettre des erreurs dont on pourrait ensuite se repentir.
Il me paraît donc plus logique, pour la cohérence générale et surtout pour les praticiens, de rétablir ces infractions dans la loi de 1881.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis, pour présenter l'amendement n° 75.
M. Louis de Broissia, rapporteur pour avis. Je défends la même cohérence que le rapporteur de la commission des lois.
La commission des affaires culturelles considère cet article 26 comme très important. Elle pense que l'article 38 de la loi de 1881 doit être conservé en l'état. En effet, la rédaction de l'Assemblée nationale, si elle était définitivement adoptée, risquerait de poser de graves problèmes à l'égard tant de la jurisprudence qu'élabore la Cour de cassation que de la Convention européenne des droits de l'homme.
Je soulignerai trois points.
Tout d'abord, aujourd'hui, l'article 38 de la loi de 1881 interdit, par exemple, la publication d'images de crimes et de délits concernant des atteintes à la vie de la personne, à l'intégrité physique ou psychique de la personne et des atteintes aux mineurs ou à la famille.
En revanche, et de façon très claire, l'article 38, tel qu'il est rédigé, n'a jamais interdit de publier, par exemple, des photos des viols commis au Kosovo, avec évidemment la modération et le fait qu'il faille éviter tout procédé de racollage par voie photographique.
J'ai vu passer un certain nombre de documents précisant quelles photos seraient interdites : les photos de la Shoah ou de la petite fille fuyant sous les bombes durant la guerre du Vietnam, par exemple. La rédaction proposée par la commission des affaires culturelles préserve, à mon avis, la dignité de la personne mais aussi la liberté d'informer.
Par ailleurs, je formulerai une critique à l'égard des autres propositions : ces dernières visent en effet à introduire une discrimination injustifiée entre les victimes d'un crime et d'un délit et celles, par exemple, d'une catastrophe naturelle, dans la mesure où elles ne font référence qu'aux seules victimes des crimes et délits.
Enfin, toutes ces dispositions me paraissent relativement inutiles puisque, je le répète, la Cour de cassation va prendre position.
Il existe une différence fort minime entre la rédaction de l'article 39 quinquies de la loi de 1881 proposée par la commission des lois et celle qui est présentée par la commission des affaires culturelles. La position de cette dernière est plus radicale : nous voulons en rester à la formulation actuelle de la loi de 1881, qui est d'application évidente et qui a permis la liberté de l'information ainsi que la préservation de la dignité des personnes humaines.
J'invite donc vivement la Haute Assemblée à adopter l'amendement n° 75.
M. le président. Quel est l'avis de la commission sur l'amendement n° 75 ?
M. Charles Jolibois, rapporteur. L'amendement n° 75 comporte deux dispositions.
Il vise tout d'abord au « rapatriement » dans la loi de 1881 de certaines infractions, point sur lequel nous sommes d'accord.
Mais l'amendement n° 75 va plus loin puisqu'il tend à supprimer la référence à l'atteinte à la dignité des victimes en ce qui concerne l'infraction de diffusion des circonstances d'un crime ou d'un délit. Or des objections ont été formulées sur une non-concordance de l'actuel article 38 de la loi de 1881 avec la Convention européenne des droits de l'homme pour non-détermination du délit.
Un délit de droit français se caractérise en effet par un certain nombre d'éléments ; l'ajout d'une précision permet d'aboutir à quelque chose qui pourrait constituer une réponse aux objections pouvant être formulées quant à l'application de la Convention européenne des droits de l'homme.
Par conséquent, la commission des lois émet un avis défavorable sur l'amendement n° 75, considérant que la notion d'atteinte à la dignité doit être maintenue.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement sur les amendements n°s 56 et 75 ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je ferai d'abord quelques observations sur la portée de l'article 26 du projet de loi, puisque M. le rapporteur pour avis a évoqué un problème plus général.
L'article 26 du projet de loi vise à introduire dans le code pénal un article qui prévoit, entre autres dispositions, ceci : « Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, la reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit, lorsque cette reproduction porte atteinte à la dignité d'une victime, est puni de 100 000 francs d'amende. »
Cet article ne fait pas autre chose que reprendre les termes de l'actuel article 38 de la loi sur la presse en précisant seulement l'incrimination et en l'étendant à l'ensemble des infractions du code pénal.
En effet, l'incrimination telle qu'elle est rédigée à l'article 38 de la loi sur la presse est extrêmement large et imprécise. C'est ce qu'a jugé la cour d'appel de Paris, le 18 septembre 1997, en estimant notamment que « l'expression "circonstances" est beaucoup trop générale et introduit une vaste marge d'appréciation subjective dans la définition de l'élément légal de l'infraction et ne permet pas à celui qui envisage de procéder à la publication d'être certain qu'elle n'entre pas dans le champ d'application de l'interdit ».
Par conséquent, la cour d'appel a jugé que cette disposition était contraire aux articles 6 - procès équitable - 7 - précision des incriminations - et 10 - liberté d'expression - de la Convention européenne des droits de l'homme.
Ainsi, la réécriture de l'article 38 est une nécessaire mise en conformité de notre droit avec la Convention européenne des droits de l'homme.
Je reconnais que le projet de loi renforçant la protection de la présomption d'innocence inscrit ces dispositions dans le code pénal et les dégage de la loi sur la presse. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je n'ai pas de position de principe sur l'endroit où figurent les dispositions.
Quel est le champ d'application de la disposition ?
D'une part, ce qui est volontairement visé, c'est la reproduction d'un crime ou d'un délit. Par conséquent, des images mêmes violentes d'une catastrophe naturelle n'entrent pas dans le champ d'application de la loi. On peut parfaitement être choqué, comme je l'ai été, du fait d'avoir filmé la mort en direct d'une malheureuse petite fille colombienne lors d'un tremblement de terre, et constater par ailleurs qu'il n'y pas là reproduction des circonstances d'un crime ou d'un délit. Contrairement à ce que prétendent certains, ce ne sont pas toutes les images violentes qui sont interdites de diffusion !
D'autre part, sont visées les images portant atteinte à la dignité d'une victime.
Cette notion de dignité n'est pas du tout floue ou controversée, comme certains ont pu le soutenir ! Déjà, en 1953, la Cour de cassation ne s'y était pas trompée, estimant que la reproduction du corps meurtri et entièrement dévêtu d'un enfant assassiné tombait sous le coup de l'article 38 de la loi.
De même, je ne doute pas que la cour d'appel aurait rendu un arrêt différent dans l'affaire de la reproduction par France-Soir et Paris-Match de la photographie d'une femme ensanglantée et à moitié dénudée illustrant un article intitulé, avec un parfait manque de tact, « Dans le métro du massacre », si le texte de la loi applicable avait été moins imprécis et avait dit, comme nous le faisons dans le nouvel article du code pénal, que cette image tombe sous le coup de la loi parce qu'elle porte atteinte à la dignité de la victime. La publication d'une telle photo ne sert en rien la liberté d'informer ; elle dessert même la liberté d'expression, me semble-t-il, en flattant le voyeurisme et la sensation dans le seul but lucratif.
M. Pierre Fauchon. Cela sert le commerce !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. La Convention européenne des droits de l'homme, comme notre droit, protège la liberté d'expression. C'est l'un des droits les plus précieux de l'homme. Mais elle admet également une ingérence dans ce droit lorsqu'il s'agit de protéger la réputation ou les droits d'autrui ! Pourquoi faudrait-il ajouter à la douleur d'avoir été victime d'un attentat ou d'un meurtre la douleur de se voir exposé, comme à la foire, au regard morbide et malsain du public ? Je crois que les victimes ont le droit d'être protégées.
Cette disposition conduit-elle à interdire toute image comme celle d'un accident de la circulation ayant fait des victimes, du corps d'Aldo Moro assassiné recroquevillé au fond d'un coffre de voiture, de John Kennedy à Dallas, de guerres, de massacres ? Evidemment non !
Je pourrais reprendre mot pour mot les commentaires subtils de Combaldieu à propos de l'arrêt de 1953 que je vous citais il y a un instant en remplaçant seulement l'outrage aux bonnes moeurs ou à la moralité publique par la dignité humaine, qui est, en effet, souvent bafouée à notre époque. Il est hors de doute que, pour faire une saine application de ce texte, il faut admettre qu'il est destiné à réprimer exclusivement les agissements qui peuvent présenter un danger pour la dignité des victimes. Qui oserait poursuivre, en effet, la relation illustrée d'un accident d'automobile ayant occasionné des dommages corporels ? Où résiderait l'atteinte à la dignité dans la reproduction d'un tel délit, essentiellement involontaire ? Qui oserait poursuivre la reproduction de Marat gisant dans sa baignoire ? Une telle poursuite serait pourtant théoriquement possible, puisque le texte ne précise pas l'époque des délits et des crimes. On voit à quelle absurdité nous conduirait une telle extension de ce raisonnement !
J'ai envie de poursuivre en disant ceci : qui oserait poursuivre l'image du président Kennedy assassiné ? En quoi cela choque-t-il la dignité humaine ? Je crois que tout le monde est capable de faire la distinction entre des images d'hommes ou de femmes publics dont la mort ou la violence qu'ils subissent sont des informations que l'histoire retiendra et la photo de personnes anonymes projetées soudainement sous le feu des flashs le temps de satisfaire l'appétit du public pour être replongées, quelques instants après, dans l'obscurité d'une douleur redoublée par cette exposition même !
Ni la représentation de la souffrance, du mal, de l'agonie ou de la mort n'est en elle-même attentatoire à la dignité humaine. Bien plus parfois, elle contribue à la dénonciation de ce même mal. Je pense aux colonnes de réfugiés kosovars affamés, hagards, arrivant épuisés aux frontières de Macédoine... Personne ne songerait à poursuivre ces images, même si elles peuvent être interprétées comme reproduisant les circonstances d'un crime, parce qu'elles ont pour fonction de dénoncer les traitements inhumains et dégradants qu'elles ont subis.
Au fond, avec la rédaction qu'il présente, le Gouvernement se propose de faire droit au bon sens que réclamait déjà Combaldieu en 1953 : « Il y a donc lieu de retenir uniquement comme pénalement répréhensibles, parmi les images de certains crimes et délits, celles qui, par leur crudité et par les détails offerts à la curiosité du public, présenteraient un caractère malsain ou suggestif et seraient de nature à flatter les instincts sanguinaires ou brutaux de certains individus ou à faire naître ces instincts dans certains esprits peu avertis ou peu évolués. »
Parlant du crime qui avait donné lieu à la photo de l'enfant assassiné, il ajoutait : « C'était incontestablement le cas en l'espèce puisque la photographie présentait un caractère vraiment réaliste... et pouvait donner à certains amateurs de sensations fortes, l'illusion de "contempler" le crime lui-même. »
Voilà ce que je tenais à dire sur l'article 26.
S'agissant des amendements n°s 56 et 75, le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat.
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 56, pour lequel le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat.

(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, l'article 26 est ainsi rédigé et l'amendement n° 75 n'a plus d'objet.

Article additionnel après l'article 26