SEANCE DU 1ER OCTOBRE 2001


ALLOCUTION DE LA PRÉSIDENTE D'ÂGE

Mme la présidente. Monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est un très grand honneur pour moi de présider la séance d'ouverture de cette session 2001-2002, particulièrement importante dans le contexte politique actuel.
Je réalise parfaitement que cet honneur est, hélas ! non pas simplement dû à la reconnaissance de mes seuls mérites personnels mais plutôt à ce qu'il est convenu d'appeler le « privilège de l'âge ».
J'en suis cependant extrêmement fière et heureuse et, je l'avoue, très émue.
Car même dans mes rêves les plus optimistes - et je suis optimiste par nature - je n'aurais jamais pensé être, ne serait-ce que quelques instants, à cette place prestigieuse, respectée et enviée.
Je savoure donc totalement ce temps fort de ma vie parlementaire, et c'est un vrai bonheur pour moi de le partager avec ceux que j'aime le plus au monde : mes enfants et petits-enfants, et quelques merveilleux amis qui m'ont aidée et soutenue dans des moments particulièrement difficiles de ma vie et dont certains sont présents aujourd'hui dans les tribunes ou dans l'hémicycle. (Applaudissements.)
Aussi, je bénis ce « privilège de l'âge », l'un des rares privilèges que la nuit du 4-Août ne soit heureusement pas parvenue à abolir !
Toutefois, si ce 1er octobre constitue incontestablement une date importante de ma vie parlementaire, c'est également une date qui doit compter pour le Sénat, car nous nous trouvons ce soir, mes chers collègues, face à une « triple première ».
C'est la première fois dans toute l'histoire de notre République que notre session parlementaire est ouverte par une femme et c'est à une femme que revient l'honneur de présider à l'élection du deuxième personnage de l'Etat. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.) Si, dans mon cas, ma présence à cette place est un hasard et n'a rien à voir avec la parité, j'y vois tout de même un clin d'oeil du destin et un hommage rendu à toutes les femmes qui travaillent au Sénat.
C'est la première fois également que le discours de rentrée de notre assemblée est prononcé par un sénateur représentant les Français établis hors de France. (Applaudissements.)
J'ai une pensée solidaire pour nos compatriotes de l'étranger, pour ces deux millions de Français établis dans les cinq continents qui, dans des conditions de vie et de sécurité parfois très difficiles, contribuent, par leur présence et par leurs actions, à faire respecter et aimer la France dans le monde.
J'ai également une pensée pour les présidents d'associations françaises qui se dévouent bénévolement dans de nombreux pays pour qu'aucun Français en difficulté ne se sente seul à l'étranger.
J'ai, enfin, une pensée très forte pour les délégués au Conseil supérieur des Français de l'étranger, délégués qui font, dans leurs circonscriptions respectives, un travail remarquable mais trop souvent méconnu. Dans mon coeur, ils partagent tous ce soir cet honneur avec moi.
Je suis heureuse, toujours en tant que sénateur des Français de l'étranger, de contribuer, bien que modestement, à la réalisation de l'un des objectifs marquants que s'était fixé le président Poncelet, à la suite du président Monory « ouvrir le Sénat au monde ».
C'est l'occasion pour moi, j'y reviendrai, d'insister sur cette particularité de notre assemblée, irremplaçable chambre d'écho du rayonnement de la France et du génie français sous toutes les latitudes.
Troisième « première », enfin : c'est le premier discours de rentrée du troisième millénaire pour le Sénat. Il s'agit non pas de sacrifier au fétichisme symbolique des chiffres, mais de profiter de ce moment charnière pour scruter avec encore plus d'acuité l'avenir de notre pays.
Nous sommes au seuil d'un siècle où tout peut arriver, en bien comme en mal ; nous venons d'en avoir un tragique exemple, le 11 septembre, avec les événements qui ont bouleversé l'Amérique et nous ont tous traumatisés.
Au-delà des premiers moments d'émotion, nous devons réaliser que cette sombre journée de septembre 2001 marque sans doute une rupture historique. Elle ouvre un immense champ de réflexion tant sur la fragilité de nos sociétés ouvertes que sur les causes et les conséquences des fanatismes qui se développent dans le monde.
Je pense que vous serez d'accord pour exprimer en cet instant notre solidarité avec le peuple américain et rendre un hommage solennel aux nombreuses victimes d'outre-Atlantique, hommage auquel vous me permettrez d'associer nos compatriotes victimes de la catastrophe de Toulouse. C'est pourquoi je vous propose d'observer quelques instants de recueillement. (M. le ministre, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et observent une minute de silence.)
Au seuil du xxie siècle, tout va bouger très vite. Ce siècle promet, en effet, d'être riche d'enjeux cruciaux, tels que le partage des richesses et le partage du savoir, l'écologie planétaire, la redistribution géopolitique des pouvoirs ou encore les bouleversements biotechnologiques.
Ces derniers nous amènent déjà à des sommets aussi fascinants que terrifiants, comme le clonage des cellules. Ce sont des problèmes qu'il nous faudra maîtriser, en ne nous laissant influencer ni par les pourfendeurs de la technoscience ni par les adeptes de Frankenstein. (Sourires.)
Gardons toujours en mémoire, mes chers collègues, la superbe phrase de Rabelais, plus que jamais d'actualité : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. »
Je voudrais maintenant, en notre nom à tous, féliciter ceux de nos collègues sortants qui ont été réélus dans des conditions souvent particulièrement difficiles, étant donné les nouvelles modalités édictées par le Gouvernement pour ces élections sénatoriales. (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen ainsi que sur les travées socialistes ; applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Charles Revet. C'est parfaitement vrai !
Mme Hélène Luc. Merci pour la parité !
Mme la présidente. Cela a été difficile. (Bravo ! sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - Protestations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen et du groupe socialiste.)
Je tiens également à saluer, avec une réelle émotion, nos anciens collègues qui ne siègent plus dans notre assemblée. Pour la plupart, et quelle que soit leur appartenance politique, ils étaient des amis et chacun, à sa manière, aura marqué cet hémicycle.
Ils nous manqueront et je souhaite qu'ils le sachent.
Enfin, je félicite chaleureusement les nouvelles et les nouveaux élus de notre assemblée, que nous sommes très heureux d'accueillir parmi nous.
M. Jean-Louis Carrère. Grâce à qui ?
Mme la présidente. Je voudrais leur parler quelques instants du Sénat, de ce Sénat que nous aimons, auquel nous sommes fiers d'appartenir, du Sénat trop souvent décrié, soit par jalousie, soit par ignorance ! (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Henri de Richemont. C'est vrai !
Mme la présidente. Je sais que nos nouveaux collègues apprécient la chance bien méritée qui est la leur, car c'est un privilège rare de faire partie du Sénat...
M. Philippe Marini. Bravo !
Mme la présidente. ... de cette merveilleuse maison pleine d'histoire et de leçons du passé, où le respect des opinions de chacun est une règle de base. C'est aussi un privilège de travailler dans les conditions remarquables qui sont les nôtres, avec l'aide de collaborateurs dont la qualité et la disponibilité sont absolument exceptionnelles et ce à tous les échelons. ( Applaudissements.)
M. Jean-Louis Carrère. C'est le violon !
Mme la présidente. En vous regardant, chers nouveaux collègues, je ne peux m'empêcher de repenser aujourd'hui au sentiment extraordinairement fort, mélange de fierté, d'émotion et d'humilité qui m'a littéralement submergée lorsque, entrant pour la première fois, comme beaucoup d'entre vous, dans cet hémicycle, la personne qui m'accompagnait m'a indiqué la place qui allait être la mienne... J'ai réalisé à ce moment-là ce que cela représentait et une pensée fulgurante s'est gravée définitivement dans mon esprit : « en être digne ». C'était il y a exactement douze ans aujourd'hui, seulement douze ans...
Je peux mesurer combien le Sénat a changé en profondeur, pendant ces douze années passionnantes.
M. Jean-Louis Carrère. Grâce à nous !
Mme la présidente. En premier, malgré sa doyenne - mais il faut bien un doyen ou une doyenne ! - il a rajeuni : la différence d'âge entre les députés et les sénateurs n'est plus que de quatre ans alors que l'on peut se présenter à l'Assemblée nationale à vingt-trois ans et qu'on ne peut accéder au Sénat qu'à trente-cinq ans...
Ensuite, il s'est féminisé : je serais tentée d'observer - peut-être avec une certaine malice - que le pourcentage de femmes sénateurs est désormais supérieur au pourcentage de femmes députés ( Applaudissements),...
Plusieurs sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen et du groupe socialiste. Grâce à qui ?
Mme la présidente. ... et j'en félicite nos nouvelles collègues.
Enfin, le Sénat a su s'adapter aux nécessités de la vie politique d'aujourd'hui : plus d'initiatives, plus de contrôle, notamment de l'application des lois et des décisions européennes, plus de célérité dans son travail interne.
Ceux qui parlent encore de « train de sénateur » sont justement ceux qui n'ont pas évolué et ont deux ou trois trains - pour ne pas dire de TGV - de retard.
Ils n'ont pas compris que le Sénat incarne chaque jour davantage la modernité.
N'oublions pas que le bicamérisme est moderne et que les Sénats du monde, réunis par le président Poncelet en mars 2000 et qui rassemblèrent plus de cinquante délégations, ont eu, parmi d'autres, l'immense mérite de le mettre en avant.
Les processus de décentralisation, l'approfondissement des états de droit et de la séparation des pouvoirs, la diversification de la représentation et la complexification de la production législative sont autant de points qui rendent le Sénat indispensable.
Je voudrais également insister sur la façon dont notre assemblée conduit les débats. Une démocratie moderne ne repose-t-elle pas sur la confrontation des opinions, dans un climat serein, dans un contexte pacifié, loin des caricatures et des figures imposées de la politique médiatique ?
La modernité du Sénat s'exprime aussi dans son formidable rayon d'action : de l'économie à la culture, en passant par la sécurité, la communication, la défense des libertés locales, ou le rayonnement international, il n'est pas un domaine où la chambre haute ne prenne des initiatives innovantes, et ancrées dans notre réalité quotidienne.
Je citerai quelques exemples :
Dans le domaine économique, les initiatives prises par le président Poncelet afin de rapprocher notre assemblée du monde de l'entreprise ont permis à un grand nombre de nos collègues d'aller à la rencontre de ces hommes et ces femmes qui créent la richesse indispensable à la cohésion sociale de notre pays.
Dans le domaine de la communication, le site internet du Sénat a été un pionnier dans le secteur des institutions et il est devenu une référence, alors même que notre chaîne parlementaire contribue quotidiennement à faire connaître la réalité de notre travail.
Tirant le meilleur parti de son site exceptionnel, le Sénat a su développer une politique culturelle ouverte à tous. De Rodin à la future exposition sur Raphaël, qui sera probablement le « clou » de la saison artistique, le musée du Luxembourg a multiplié les initiatives de prestige alors que les grilles de notre jardin du Luxembourg ont offert à tous la magnifique exposition La Terre vue du ciel, que plus de deux millions de personnes ont pu admirer et qui nous a tous fait rêver.
Je voudrais enfin insister sur cette particularité si importante du Sénat, seule instance parlementaire qui représente les Français à l'étranger.
A l'heure où chacun évoque la mondialisation, soit pour l'encenser, soit pour la diaboliser, une chose apparaît clairement : un pays ne se résume pas à ce qu'il produit sur son territoire, mais il doit compter avec toutes les initiatives prises par ses ressortissants en dehors de ce territoire ; c'est de cette façon que le génie national rayonne, c'est de cette façon que l'âme d'un pays peut prétendre à l'universalité.
Et c'est parce que le Sénat représente toutes ces parcelles de notre pays, disséminées sous toutes les latitudes, que notre assemblée est la mieux placée pour juger des splendeurs et des misères de la mondialisation, mais aussi pour faire en sorte que, puisqu'elle est inéluctable, elle profite quand même le mieux possible à notre pays.
Le Sénat incarne donc aussi bien l'ouverture internationale que l'ancrage local, alchimie unique qu'ont symbolisée deux grandes réussites complémentaires de ces dernières années : d'un côté, les Sénats du monde, dont je viens de vous parler ; de l'autre, la Fête de la fédération, le 14 juillet 2000, qui a rassemblé plus de 13 000 maires dans les jardins du Luxembourg.
Voilà la magie de notre assemblée : notre base, ce sont les collectivités territoriales ; mais notre circonscription, c'est le monde. ( Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, du RDSE, ainsi que sur certaines travées socialistes. - M. Renar applaudit également.)
Mes chers collègues, en contemplant cet hémicycle, je vois aussi les murs de notre palais, chargés d'histoire, et je ne peux m'empêcher de penser à tout ce que nous ont apporté, au cours des siècles, les générations passées.
L'avenir est toujours plus fertile quand il sait retenir les leçons du passé que renferment jalousement les murs de notre édifice.
Le Sénat, ce sont ces murs, ces fondations, ces racines. Le Sénat, c'est l'histoire. Le Sénat, ce sont toutes ces pierres solides qui ont résisté au temps et nous communiquent leur force, leur sagesse et leur pérennité pour l'avenir.
La pierre philosophale, qui sait faire de l'alliage de nos opinions contradictoires l'or du débat démocratique ; la pierre angulaire, celle de la modernité, que j'ai essayé de démontrer tout à l'heure ; la pierre de touche, qui sait reconnaître la valeur du débat, de l'échange, qui est un rempart contre les pierres d'achoppement que sont tous les pouvoirs - de l'expertise, de l'intolérance, de l'argent et du fanatisme - pouvoirs qui voudraient étouffer la voix de nos concitoyens et faire de la démocratie un mot oublié.
Le Sénat, ce sont toutes ces pierres que nous continuons à poser patiemment chaque jour, pour construire l'avenir, avec beaucoup de volonté, d'entêtement et, nous l'espérons, d'efficacité, afin de renforcer l'édifice de notre République, en essayant de faire rimer le mieux possible responsabilité et tolérance, initiative et justice, liberté et solidarité, tradition et modernité, autant de pierres solides qui constituent le réel fondement de notre vie politique. ( Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. Badinter applaudit également.)
En ce jour marqué pour moi d'une pierre blanche, je voudrais, pour terminer, insister sur notre responsabilité vis-à-vis des générations à venir.
La noblesse de notre fonction est de pouvoir agir sur le cours des choses et de nous opposer à ceux qui pensent que le politique est aujourd'hui désarmé face à la puissance des échanges économiques et au maelström de la mondialisation.
Au seuil d'un siècle que nous commençons à écrire - et malgré la tragédie du 11 septembre, ou peut-être même à cause de cette tragédie - rédigeons-en les premiers chapitres, avec une encre pleine de couleurs, de volonté, de sens des responsabilités et aussi d'espérance ; et n'oublions pas ces mots d'Antoine de Saint-Exupéry : « nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres ; nous l'empruntons à nos enfants ».
C'est à nous, qui sommes en quelque sorte des bâtisseurs de l'avenir, qu'il appartient de tout faire non seulement pour la préserver, mais aussi pour la rendre encore plus belle. (Mmes et MM. les sénateurs des groupes du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et du RDSE se lèvent et applaudissent longuement. - Applaudissements sur les travées socialistes et sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)

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