SEANCE DU 23 JUILLET 2002


AMNISTIE

Discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 355, 2001-2002), adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, portant amnistie. [Rapport n° 358 (2001-2002).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, je tiens tout d'abord à vous remercier des paroles de bienvenue que vous avez bien voulu m'adresser.
Mesdames, messieurs les sénateurs, l'amnistie est le fruit d'une très longue tradition historique dont M. Lanier rappelle, dans son rapport écrit, les sources athéniennes.
Cette clémence collective, qui effaçait la répression et les poursuites, avait moins pour objet l'oubli des faits eux-mêmes que l'oubli de la discorde pour créer la concorde.
La pratique de l'amnistie s'est ensuite étiolée, même si le Moyen Age fut le temps du pardon individuel ou de la rémission collective accordé par les seigneurs ou les souverains. La Révolution fit renaître l'amnistie, laquelle fut même la seule procédure de clémence jusqu'à ce que Bonaparte réintroduise la grâce dans le droit français sans supprimer pour autant l'amnistie.
Après la Révolution, toutes les républiques firent de l'amnistie une prérogative du pouvoir législatif. La constitution de 1958 perpétue cette tradition républicaine dans son article 34.
La République, en effet, a dû, au fur et à mesure qu'elle s'est établie dans les institutions et dans les esprits, cicatriser les plaies de l'histoire, après la Commune, après l'affaire Dreyfus, aux lendemains des guerres ou des événements violents qui déchirèrent la nation.
Dès les débuts de la IIIe République, l'amnistie illustre la fraternité inscrite sur les frontons des lieux publics.
Elle fut défendue ici même, dans cette conception fondatrice, par le sénateur Victor Hugo : « La guerre civile est une faute. Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli. Ce vaste oubli, c'est l'amnistie. »
C'est en effet une loi républicaine, de générosité et de tolérance, qui vient régulièrement, et en particulier après chaque élection présidentielle, affirmer, par l'effacement de certaines infractions, la valeur de la réconciliation et de la cohésion nationales.
Au fil des années, le champ de l'amnistie varie donc en fonction des exigences fondamentales de la République. S'il s'agit de « panser ses blessures », selon l'expression du général de Gaulle, il s'agit aussi, dans une France réconciliée avec elle-même, d'affirmer des valeurs : celles de la générosité, de la tolérance et de la solidarité ; celles du civisme, de la responsabilité et de la sécurité.
C'est l'ensemble de ces valeurs humanistes qui fondent « la France du respect » que Jacques Chirac a incarnée lors de l'élection présidentielle et que souhaite porter le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.
Ces principes fondamentaux forment le socle de ce projet de loi d'amnistie, adopté voilà quelques jours par l'Assemblée nationale. C'est le projet d'un gouvernement, qui, comme l'a affirmé le Premier ministre dans la déclaration de politique générale que vous avez approuvée en vertu de l'article 49, alinéa 4, de la Constitution, fait du rétablissement de l'autorité de l'Etat et d'une justice plus sereine, plus efficace et plus humaine une priorité essentielle de son action.
Ce projet de loi vise à amnistier certaines infractions commises avant le 17 mai 2002, date du début du nouveau mandat confié par le peuple au Président de la République.
Sur le fond, ce projet de loi reprend, dans ses grandes lignes, les principes de la loi d'amnistie du 3 août 1995 qui était, je le rappelle, beaucoup plus restrictive que les lois précédentes du 4 août 1981 et du 20 juillet 1988.
Toutefois, pour tenir compte de l'évolution de notre société et de la priorité accordée par le Gouvernement à la lutte contre les différentes formes d'insécurité, nous avons voulu dans ce texte mieux concilier le geste de pardon, inspiration même de l'amnistie, avec les nécessités de la répression. Aussi le nombre des infractions expressément exclues de l'amnistie est-il en nette augmentation.
Sur la forme, ce texte se caractérise par une présentation nouvelle.
Le projet de loi se divise en six chapitres. Le premier, qui comprend les articles 1er à 8, porte sur l'amnistie de droit. Sous ce vocable, nous avons regroupé deux formes traditionnelles d'amnistie : d'une part, l'amnistie réelle, qui consiste à amnistier les infractions en raison de leur nature ou des circonstances dans lesquelles elles ont été commises ; d'autre part, l'amnistie en raison de la peine, dite « au quantum », qui consiste à amnistier les infractions ayant donné lieu à une condamnation inférieure ou égale à un maximum fixé par le législateur.
S'agissant de la première catégorie, sont notamment amnistiés les contraventions de police, les délits punis uniquement d'une peine d'amende, les délits de presse, les délits militaires, ainsi que les délits commis au cours de conflits sociaux ou professionnels.
Il reviendra au ministère public de constater l'amnistie de plein droit des condamnations intervenues après ces événements.
L'article 3 vise également à amnistier les délits commis en relation avec des élections de toute nature, à l'exception naturellement, comme j'ai déjà eu l'occasion de le préciser maintes fois, de tout délit commis en relation avec le financement direct ou indirect de campagnes électorales ou de partis politiques.
S'agissant de l'amnistie en raison du quantum de la peine prononcée, le projet de loi concerne, conformément à la tradition, les délits ayant donné lieu à une simple peine d'amende ou de jours-amende, sous réserve du paiement de cette amende lorsqu'elle est supérieure à 750 euros.
Pour les condamnations à une peine d'emprisonnement sans sursis, ou accompagnées d'un sursis avec mise à l'épreuve, le quantum de la loi du 3 août 1995 est repris : cette peine ne doit pas excéder trois mois.
Les condamnations à une peine d'emprisonnement avec sursis, assortie de l'obligation d'effectuer un travail d'intérêt général, sont aussi amnistiées lorsque le travail a été effectué et que le sursis n'a pas été révoqué, si elles sont inférieures ou égales à six mois.
Ce régime est plus sévère que celui de la loi de 1995.
En effet, le seuil au-dessus duquel les condamnations à une peine d'emprisonnement avec sursis simple ne sont pas amnistiées a été abaissé par rapport à la loi de 1995 : il passe de neuf mois à six mois.
Lorsque les peines amnistiables sont prononcées en même temps qu'une peine d'amende ou de jours-amende, l'amnistie n'est acquise qu'après paiement de l'amende si celle-ci est supérieure à 750 euros.
Le deuxième chapitre concerne cette mesure hybride, mais également traditionnelle, dite de la « grâce amnistiante ».
Cette mesure cumule en effet les avantages de la grâce et de l'amnistie, puisqu'elle permet, à la différence de l'amnistie de plein droit, une individualisation de la mesure d'oubli et qu'elle efface, tout comme l'amnistie, la condamnation pour des faits délictueux.
Cet article permet donc au Président de la République d'accorder l'amnistie des infractions n'entrant pas dans le champ d'application de l'amnistie de droit : d'une part, aux personnes âgées de moins de vingt et un ans au moment des faits ; d'autre part, à des personnes ayant servi de manière déterminante l'intérêt général. Il s'agit, à cet égard, des personnes âgées de moins de vingt et un ans, mais aussi des anciens combattants, des résistants et des déportés. Sont également concernées les personnes qui se sont distinguées de manière exceptionnelle dans les domaines humanitaire, culturel, scientifique ou économique.
Par rapport à la loi d'août 1995, nous avons souhaité étendre cette possibilité aux personnes qui se sont distinguées de manière exceptionnelle dans le domaine sportif. En effet, dans la société contemporaine, les sportifs de haut niveau contribuent de façon tout à fait significative à rassembler les Français et à leur donner confiance en eux-mêmes.
Cette faculté d'amnistie individuelle concerne les infractions non exclues de l'amnistie par l'article 13 du projet de loi, mais elle n'est accordée que si les personnes concernées n'ont pas été condamnées avant cette infraction à l'emprisonnement ou à une peine plus grave pour crime ou délit de droit commun.
J'ajoute que le bénéfice d'une telle mesure, par nature exceptionnelle, est subordonné à la présentation d'une demande dans le délai d'un an à compter de la publication de la loi ou de la condamnation définitive.
Le troisième chapitre concerne l'amnistie des sanctions disciplinaires ou professionnelles.
Les fautes disciplinaires ou professionnelles, sanctionnées par les juridictions professionnelles commises avant le 17 mai 2002, sont amnistiées de plein droit, sous réserve des exclusions prévues à l'article 13.
Les fautes disciplinaires constituant des manquements à l'honneur, à la probité ou aux bonnes moeurs ne peuvent être amnistiées que par une mesure individuelle du Président de la République.
Comme je l'ai indiqué, ce projet de loi tient compte des priorités du Gouvernement en matière de lutte contre l'insécurité. Il est donc cohérent avec la politique pénale que nous entendons mener.
C'est pourquoi les exclusions du bénéfice de l'amnistie, qui font l'objet du chapitre IV du projet, sont beaucoup plus nombreuses que lors des lois précédentes.
Toutes les exclusions prévues en 1995 ont été reprises, certaines ont été étendues et de nouvelles ont été prévues.
L'article 13, article unique de ce chapitre, dresse la liste précise de toutes ces exclusions. Aux quarante et une rubriques prévues par le Gouvernement, les députés en ont ajouté huit. Vous comprendrez que je vous fasse grâce - si j'ose dire - de leur énumération détaillée.
Un bon nombre d'exclusions concernent des infractions anciennes, dont nous avons augmenté le nombre. De nouvelles infractions ont aussi été exclues de l'amnistie.
Dans la première catégorie, on trouve, outre les actes de terrorisme, les discriminations, les faits de corruption, la fraude et la corruption électorales, le trafic de stupéfiants, le trafic de main-d'oeuvre, les atteintes à l'environnement. Sont également exclus les délits d'outrage, de rébellion, de violence, d'injures ou de diffamation commis sur les personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public, comme les policiers, les gendarmes ou les agents de services ferroviaires et des réseaux de transports publics.
Ce sont là des exclusions traditionnelles, mais le champ en a été élargi. Par exemple sont exclus pour la première fois l'association de malfaiteurs et le proxénétisme, ainsi que les infractions en matière de fausse monnaie et les infractions relatives à la réglementation sur les armes.
Parmi les nouvelles infractions exclues de l'amnistie figurent le harcèlement sexuel et le harcèlement moral, les infractions sexuelles commises contre des mineurs ou encore l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse d'une personne.
J'ajoute que le délit de recours à la prostitution de mineur, créé par la loi du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale, figure logiquement pour la première fois dans la liste des exclusions.
L'Assemblée nationale a étendu ce champ déjà large d'exclusions.
Y ont été ajoutés expressément les délits d'abus de biens sociaux et assimilés, définis très largement.
Y ont été ajoutés également, à la demande du groupe communiste, l'entrave à l'exercice du droit syndical, ainsi que les infractions relatives aux institutions représentatives du personnel et à l'hygiène et à la sécurité.
L'Assemblée nationale a enfin exclu de l'amnistie les atteintes aux droits de personnes liées aux fichiers informatiques, les délits de blanchiment et les délits de soustraction d'enfants.
L'Assemblée nationale a souhaité ajouter à ces exclusions les sévices et actes de cruauté envers les animaux.
Votre commission des lois propose, en outre, un amendement relatif à la détention et au commerce de chiens dangereux qui peuvent être à l'origine d'agressions très graves.
Nous partageons tous le sentiment de l'urgence et de la nécessité de lutter avec sévérité contre l'insécurité routière, action dont le Président de la République a souhaité faire une priorité nationale. A cet égard, le champ des exclusions n'a cessé de s'élargir. La loi de 1981 limitait l'exclusion à la conduite en état d'ivresse et aux délits de fuite liés à des blessures involontaires. La loi de 1988 a supprimé cette condition de cumul. La loi de 1995 a exclu, outre ces infractions, tous les délits au code de la route ainsi que les contraventions entraînant le retrait de plus de trois points du permis de conduire.
L'article 13 du projet de loi exclut tous les délits et la plupart des contraventions du code de la route.
Toutefois, conformément aux engagements pris par le Président de la République pendant la campagne présidentielle, mais aussi, dois-je le rappeler, par d'autres candidats à cette élection, les contraventions de stationnement payant, de stationnement abusif et de stationnement gênant sont amnistiées, sauf lorsqu'il s'agit de stationnement sur des emplacements réservés aux véhicules de service public ou réservés aux personnes handicapées.
Le défaut de port de la ceinture de sécurité ou la conduite avec un téléphone portable, contraventions de deuxième classe relatives à la conduite d'un véhicule, sont, en tant que telles, exclus de l'amnistie.
Des exclusions supplémentaires ont été adoptées par l'Assemblée nationale, sur avis favorable du Gouvernement ; elles concernent le stationnement sur les trottoirs, sur les passages piétons ou encore sur les bandes d'arrêt d'urgence.
Enfin, le projet exclut pour la première fois du bénéfice de l'amnistie les délits et les contraventions commis en état de récidive légale, hypothèse qui révèle une particulière dangerosité de l'auteur des faits puisque celui-ci a commis une infraction après avoir déjà été condamné pour des faits similaires. L'alinéa 40 de l'article 13 touchera notamment les petites infractions commises à répétition.
Le chapitre V rappelle les effets traditionnels des lois d'amnistie, à commencer par son principe, l'effet extinctif qui efface la condamnation et éteint l'action publique. L'amnistie entraîne donc la remise de toutes les peines, le rétablissement du condamné dans le bénéfice d'un sursis révoqué par la condamnation amnistiée. Par ailleurs, l'amnistie n'entraîne pas d'effets préjudiciables aux droits des tiers.
Comme dans la loi du 3 août 1995, l'amnistie n'entraîne pas la restitution ou le rétablissement des autorisations administratives annulées ou retirées.
Certaines mesures ne peuvent être effacées par l'amnistie. Il s'agit, par exemple, de la faillite personnelle, de l'interdiction du territoire français, de l'interdiction de séjour ou de l'interdiction des droits civiques.
D'autres limites traditionnelles aux effets de l'amnistie sont posées, comme l'absence d'effet sur les décisions de retrait de l'autorité parentale, l'absence de réintégration de droit dans les grades ou emplois et le non-rétablissement des distinctions honorifiques.
En effet, l'amnistie n'est pas synonyme d'amnésie.
Le projet de loi précise que les informations relatives aux faits amnistiés sont maintenues dans les fichiers de police judiciaire. En effet, si l'amnistie efface les condamnations, elle n'interdit pas de rappeler les faits eux-mêmes. Il était par ailleurs indispensable de prévoir explicitement ce principe pour garantir l'efficacité des fichiers de police judiciaire.
Le titre VI, enfin, est relatif à l'application de la loi dans les territoires, les collectivités territoriales et les départements d'outre-mer.
L'article 22 a pu susciter un peu de perplexité. Le dispositif de sécurité juridique qu'il introduit est pourtant indispensable pour assurer la continuité du service public des transports de personnes en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Il fallait, en effet, répondre dans l'urgence au problème des concessions d'exploitation de lignes de transports publics routiers dans ces départements français d'Amérique. Sans revenir sur tous les épisodes d'une longue histoire, qu'il me suffise de préciser que les conventions passées entre les transporteurs et les collectivités locales ignorent, pour la plupart, les règles de la loi Sapin du 29 janvier 1993.
La prorogation, depuis le 13 juin 2002 - date d'expiration de la prorogation précédente - et jusqu'au 1er janvier 2006, de ces concessions permettra de combler un vide juridique. Une négociation constructive entre toutes les parties concernées pourra ensuite concilier le respect de la légalité, les préoccupations des exploitants et les intérêts des usagers. Il n'y a donc dans cette disposition, vous l'aurez compris, rien de fondamentalement contraire à l'esprit d'une loi d'amnistie.
Je le rappelle, l'amnistie, par tradition républicaine, est une prérogative essentielle du pouvoir législatif.
Les législateurs et les sages que vous êtes pourront réfléchir à l'avenir d'une mesure qui jette périodiquement le voile de l'oubli sur certaines infractions, dans une société où la mémoire tient une place parfois paradoxale.
Notre temps n'est pas et ne peut pas être celui de l'oubli du passé. Il est sans doute davantage celui de la commémoration. M. le Premier ministre a rappelé, dimanche dernier en rendant hommage aux victimes de crimes imprescriptibles, l'importance et l'actualité du travail de mémoire pour notre collectivité nationale.
Certains historiens ont pu écrire que notre République a été fondée sur l'amnistie. Celle-ci est intimement liée à une certaine idée de la citoyenneté, qui trouve son origine dans un lointain passé.
Paul Ricoeur, dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli, soulignait le « caractère simplement utilitaire, thérapeutique » de l'amnistie républicaine.
C'est dans cette tradition que s'inscrit le texte qui vous est soumis, texte mesuré, équilibré, que je crois profondément conforme à nos valeurs humanistes.
Limité dans sa portée - par souci d'efficacité -, il me paraît adapté à l'évolution contemporaine de notre société. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Lucien Lanier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Au coeur même de cette enceinte, Victor Hugo, que vous avez vous-même cité, monsieur le garde des sceaux, et que nous célébrons plus particulièrement cette année, au Sénat, s'exprimait en ces termes : « Il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli. Dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie. »
Il est vrai qu'au sens étymologique la Grèce antique, dont procède notre civilisation, usait du mot Amnistia, qui signifie « oubli ». Le droit romain nous a transmis cette notion sous le terme plus ferme de « abolition ».
Tant d'autres traductions ont été usitées au cours des âges de par le fait que l'amnistie s'est exercée dans les temps sur des événements profondément différents les uns des autres et d'une gravité fort dissemblable.
C'est la raison pour laquelle il est souhaitable qu'un projet de loi d'amnistie réponde à son sujet comme à son temps.
C'est pourquoi, pour éviter que, d'une amnistie à l'autre, l'indulgence ne varie au gré des circonstances, c'est bien au peuple, par l'intermédiaire de ses représentants, c'est-à-dire ses législateurs, qu'est obligatoirement confié le soin d'apprécier les circonstances, de les actualiser, de les mesurer, bref, de comprendre et d'épouser son temps de telle sorte qu'une loi d'amnistie ne soit pas une cascade d'irrationalités.
Notons que l'amnistie n'est pas tout à fait l'oubli, car elle n'engage pas à perdre la mémoire. Il convient, en effet, de distinguer l'effacement de la faute pénale et le maintien des conséquences extra-pénales. Elle n'est pas non plus la trop charismatique rédemption, pas plus que le pardon, trop condescendant. Elle veut être apaisement, terme qui apparaît préférable, parce qu'il lui confère son véritable symbole.
Elle est symbole d'équilibre entre l'indulgence et la rigueur, symbole si souvent imparfait car humainement difficile à établir, symbole qui implique des choix et la responsabilité du législateur : choix de la mesure et d'un juste milieu excluant les arrière-pensées démagogiques autant que la fourberie des sycophantes, choix qui, dans toute la mesure du possible, doit concilier la générosité de l'amnistie et les exigences de la morale et du civisme.
En somme, bien comprise, l'amnistie est un point d'orgue, réfléchi et adapté, dans l'usage de la répression.
Son caractère généreux ne se confond pas avec la faiblesse ; elle n'incite pas à la permissivité ; au contraire, elle apparaît comme la chance offerte aux contrevenants d'une nouvelle donne, encourageant ces derniers à mieux se conformer aux lois comme aux règlements.
D'aucuns considèrent que l'amnistie est une instigation à contrevenir. C'est en partie vrai, mais n'est-ce pas faire fi de la possibilité d'un appel à la conscience comme à la raison du citoyen par un apaisement, au demeurant très momentané, dans la systématique du châtiment, lequel, n'étant pas lui-même à l'abri d'erreurs humaines, n'apparaît plus comme une fin en soi ?
Bien entendu, mon propos pourrait être taxé d'angélisme s'il ne se situait pas dans le cadre du projet de loi qui nous est soumis et qui obéit au principe que l'apaisement consenti par le législateur ne saurait être sans limite, précisant, dans son exposé des motifs, que certains actes, de par leur nature ou leur gravité, « ne peuvent échapper à la justice comme à la réprobation de la société ».
En effet, le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale présente une amnistie moins étendue que par le passé.
Par ailleurs, il comporte des caractéristiques propres et diffère des textes précédents par une présentation nouvelle, tendant à la clarté. Il comporte six chapitres respectivement consacrés à l'amnistie de droit - articles 1er à 8 -, à l'amnistie par mesures individuelles - article 9 -, à l'amnistie des sanctions disciplinaires ou professionnelles - articles 10 à 12 -, aux exclusions de l'amnistie - article 13 -, aux effets de l'amnistie - articles 14 à 19 -, et aux dispositions relatives à l'outre-mer - articles 20 à 22.
Il est loisible de constater que le texte qui nous est soumis est plus restrictif que tous ceux qui furent adoptés depuis le début de la Ve République. Ainsi, ses conséquences sur les condamnations prononcées resteront adaptées aux exigences actuelles de notre société.
En outre, les mesures décidées s'appliqueront aux faits qui ont été commis antérieurement au 17 mai 2002.
Notons, tout d'abord, que le champ d'application demeure restreint.
Trois formes d'amnistie dite « de droit » peuvent être distinguées : l'amnistie réelle, qui concerne les infractions d'une certaine nature ou ayant été commises dans certaines circonstances ; l'amnistie en raison du quantum ou de la nature de la peine ; l'amnistie par mesure individuelle, dite aussi « grâce amnistiante ».
Pour ce qui est de la nature des infractions, sont visés les contravention de police et de grande voirie, les délits punis d'une peine d'amende, les délits de presse, les infractions au code de justice militaire ou au code du service national.
Les circonstances sont prises en compte sous réserve que la punition soit inférieure à dix ans de prison. Il s'agit des délits concernant les conflits du travail, de l'enseignement, à caractère industriel ou agricole, les délits concernant les élections ou ceux qui sont en relation avec la défense des droits et des intérêts des Français d'outre-mer.
Relevons que la liste des infractions amnistiées en raison de leur nature ou des circonstances de leur commission - à cette formule, qui est ambiguë, je préfère parler des « circonstances dans lesquelles elles ont été commises » - est semblable à celle qui a été retenue en 1995, mais elle s'applique, de surcroît, aux membres des professions libérales comme aux salariés et aux agents publics.
L'amnistie en raison de la nature ou du quantum de la peine prononcée vise les infractions ayant donné lieu, à titre principal, à une peine d'amende ou de jour-amende. Elle prévoit également, à l'article 5, l'amnistie de certaines peines d'emprisonnement, à savoir les peines d'emprisonnement fermes inférieures ou égales à trois mois, les peines d'emprisonnement inférieures ou égales à trois mois avec sursis assorties d'une mise à l'épreuve, ainsi que les peines d'emprisonnement inférieures ou égales à six mois assorties du sursis simple.
Le texte prévoit en outre que certaines infractions ne pourront être amnistiées qu'autant que la peine aura été exécutée. C'est le cas des amendes de plus de 750 euros. C'est également le cas des peines assorties d'un travail d'intérêt général.
Le présent projet de loi marque, à l'évidence, une évolution de l'amnistie à l'égard de certaines peines subordonnées à leur exécution.
Il s'agit là d'une dérogation à l'article 133-9 du code pénal, qui dispose que l'amnistie entraîne la remise de toutes les peines. Cette évolution nous semble positive, car elle contribue à assurer un plus juste équilibre entre l'amnistie et la nécessaire efficacité du droit pénal.
La troisième forme de l'amnistie de droit concerne les mesures individuelles : est confié au Président de la République le soin d'amnistier certains citoyens selon des critères fixés par la loi. Cette possibilité s'applique aux personnes de moins de vingt et un ans au moment des faits, aux pensionnés et blessés de guerre, aux déportés et résistants, aux engagés volontaires de 1914-1918 et de 1939-1945, aux résistants dont un ascendant est mort pour la France, aux personnes s'étant distinguées de manière exceptionnelle en matière humanitaire, culturelle, scientifique, économique ou sportive, ce dernier domaine étant le seul ajout à l'article 9.
J'en viens à l'article 13, qui est un élément essentiel du projet en ce qu'il concerne les exclusions de l'amnistie.
En effet, nombre d'infractions sont exclues du champ de la loi afin de rappeler l'importance particulière attachée à certaines valeurs qui sont au fondement de la société. Il s'agit de respecter la fonction expressive du droit pénal. C'est pourquoi le projet mentionne quarante-neuf exclusions. Je rappelle pour mémoire combien en comportaient les lois précédentes : quatre en 1966, trois en 1969, huit en 1974, quatorze en 1981, dix-sept en 1988 et vingt-huit en 1995.
Initialement, l'actuel projet de loi reprenait l'ensemble des exclusions prévues par la loi de 1995, notamment les infractions terroristes, celles qui ont trait aux stupéfiants, les atteintes à l'intégrité d'un mineur de quinze ans, les délits d'abandon de famille, de discrimination, d'atteinte involontaire à la vie et à l'intégrité de la personne, du risque causé à autrui à l'occasion de la conduite d'un véhicule.
Ont été ajoutées de nouvelles exclusions, qui touchent en particulier les associations de malfaiteurs, les délits de proxénétisme, les agressions sexuelles, les violences sur les personnes dépositaires de l'autorité publique et la plupart des contraventions au code de la route.
Le dernier chapitre du projet de loi regroupe les dispositions relatives à l'outre-mer ; les articles 20 et 21, tenant compte du principe de spécialité législative applicable aux territoires d'outre-mer et à la Nouvelle-Calédonie et, dans une moindre mesure, à la collectivité départementale de Mayotte, ont pour objet de proposer une grille de lecture de l'article 13 du projet de loi en énumérant les exclusions pour ces collectivités. Ainsi est-il nécessaire de viser des textes différents en matière de droit du travail ou de séjour des étrangers.
Sur ces articles seront déposés trois amendements : le premier tend à supprimer une mention purement pédagogique et dépourvue de portée normative ; les deux autres visent à des coordinations avec des modifications adoptées par l'Assemblée nationale.
L'article 22, disons-le franchement, n'a pas de lien direct avec l'amnistie, mais son adoption est urgente car il tend à combler un vide juridique, apparu le 13 juin 2002 du fait de la caducité de l'ordonnance du 7 mars 2002 portant adaptation de la législation relative aux transports intérieurs dans les départements de la Guadeloupe, de Guyane et de Martinique. Il s'agit de proroger la validité de conventions et autorisations relatives au transport public routier de personnes dans ces départements d'outre-mer.
Si l'on tient compte de l'importance de l'article 13 et des exclusions dont il traite, on ne saurait dire sans mauvaise foi que le projet de loi qui nous est soumis est teinté de laxisme. D'autant que la réflexion de l'Assemblée nationale l'a conduite, par ses amendements, à étendre, de façon importante et significative, le champ des exclusions : aux abus de biens sociaux, détournements d'actifs, abus de confiance ; aux atteintes à l'exercice du droit syndical, à la représentation du personnel dans les entreprises, à la législation des comités d'hygiène, de la sécurité et des conditions de travail ; à la plupart des contraventions pour stationnement gênant ou dangereux ; aux délits portant atteinte au droit des personnes ; aux délits de blanchiment ; aux soustractions d'enfants ; aux sévices et actes de cruauté infligés à des animaux.
Tous ces ajouts apportés au champ des exclusions sont utiles parce qu'ils tendent à actualiser celui-ci et à préciser les effets de l'amnistie.
Les effets de l'amnistie sont traités, au chapitre V, par les articles 14 à 19.
Comme à l'accoutumée, l'amnistie efface les condamnations, et toutes références ou mentions ultérieures sont passibles de 5 000 euros d'amende.
En revanche, elle n'entraîne pas automatiquement la remise de certaines peines, comme l'interdiction du territoire français, la privation des droits civiques ou l'interdiction d'exercer une activité sociale ou professionnelle.
Elle n'empêche pas non plus - cela est nouveau - le maintien dans un fichier de police judiciaire des mentions des infractions amnistiées.
Elle n'entraîne pas de droit à réintégration dans certains offices ou fonctions.
La rédaction initiale du projet de loi aboutissait à ce que 217 900 peines prononcées en l'an 2000 bénéficient de l'amnistie. Ce chiffre mérite d'être actualisé en fonction des statistiques de 2001, que nous ne possédons pas encore.
Je n'insisterai pas sur certains arguments pour ou contre l'amnistie parce qu'ils sont étrangers à l'essence même de l'amnistie. Selon le Gouvernement, l'effet budgétaire négatif du présent projet de loi devrait être de l'ordre de 300 millions d'euros.
La commission des lois a approuvé les orientations du projet de loi et surtout l'effort qu'il traduit en vue d'une actualisation de l'amnistie, en la conciliant au mieux avec la nécessaire efficacité du droit pénal.
La commission considère qu'un juste équilibre nous est proposé, qui témoigne d'une évolution positive au regard de la lutte contre l'insécurité, plus particulièrement en ce qui concerne les infractions au code de la route. Au vu des ajouts de l'Assemblée nationale, nous constatons une volonté sans précédent de limiter l'amnistie au strict minimum raisonnable.
Nous vous proposons d'apporter quelques compléments, de telle sorte que la loi d'amnistie soit sans effet sur l'application de l'article 1er de la loi du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales.
Ces compléments impliquent aussi, dans la partie du texte qui concerne les atteintes à l'intégrité physique ou psychique d'un mineur de quinze ans, l'exclusion des infractions commises sur les personnes présentant une particulière vulnérabilité, que celle-ci soit liée à l'âge, à la maladie, à une infirmité ou à toute autre cause.
Ces compléments impliquent enfin d'exclure de l'amnistie les délits prévus par le code rural concernant la détention et le commerce des chiens dangereux, en dehors du cadre prévu par la loi.
La commission des lois estime, par ailleurs, nécessaire d'exclure de l'amnistie la peine d'interdiction de détenir ou de porter, pour une durée de cinq ans ou plus, une arme soumise à autorisation.
Ces quelques amendements s'inscrivent dans la droite ligne des réflexions et des positions qui sont, depuis plusieurs années, en matière pénale, celles de la commission des lois du Sénat.
Mes chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis a pu susciter des débats de conscience. Certaines voix se sont élevées contre le principe même de l'amnistie, considérée comme une survivance anachronique d'un monde révolu. Nous reconnaissons à chacun le droit de penser qu'il n'y a donc plus lieu d'en débattre. Mais chacun doit reconnaître aussi qu'il est constitutionnellement recevable d'en débattre sans passion, avec une mesure, un bon sens et une réflexion dignes du sujet.
Ce sujet implique l'histoire même de la société. Notre société est certes en permanente évolution, mais il convient, me semble-t-il, d'en préserver les valeurs d'apaisement, de tolérance et d'humanisme. C'est là le sens de l'amnistie !
C'est d'ailleurs ce sens que lui donnèrent plusieurs candidats, et non des moindres, à l'élection présidentielle, qui l'ont incluse dans leur projet de candidature.
C'est aussi, mes chers collègues, le sens que lui confère votre commission des lois, en vous proposant, sous réserve de quelques modifications, d'adopter le projet de loi qui vous est soumis. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Fischer.
M. Guy Fischer. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d'en venir à l'examen du projet de loi d'amnistie qui nous intéresse aujourd'hui, je souhaite vous soumettre deux réflexions que mes amis et moi-même estimons d'importance et qui portent sur le contexte de ce débat.
En premier lieu, je tiens à m'élever avec vigueur contre la généralisation des procédures d'urgence à l'occasion de cette session extraordinaire du Parlement.
La procédure d'urgence, qui limite de fait le débat à une seule lecture dans chaque assemblée, est contraire à l'idée même d'un travail parlementaire sérieux. En effet, dans ce cadre, la première assemblée saisie n'a pas l'occasion d'examiner les amendements adoptés par la seconde, ce qui est contraire au fondement même du bicamérisme.
Cette limitation du débat est d'autant plus préjudiciable que le Parlement est saisi de textes traitant des droits fondamentaux. Le rapport des Français à la justice, la sécurité de nos concioyens appellent, certes, rapidité d'intervention de la part des pouvoirs publics, mais ces deux sujets sont suffisamment importants pour ne pas être traités dans la précipation.
La loi d'amnistie, j'y reviendrai, aurait mérité elle aussi un débat plus approfondi.
En second lieu, j'estime que les trois projets dont nous allons débattre dans les quinze jours qui viennent auraient mérité une approche globale à l'aune des déclarations du Premier ministre. Celui-ci plaçait, en effet, au centre de l'action du Gouvernement l'écoute de la France dite d'« en bas » et un « nouvel humanisme » que j'avoue - et je ne suis pas le seul - avoir bien du mal à discerner au sein des dispositions répressives et stigmatisant certaines catégories de la population qui nous seront présentées dans quelques jours au Sénat.
M. Dominique Braye. Cela n'a rien à voir !
M. Guy Fischer. Ce « nouvel humanisme » enfin, est-il conciliable avec une politique économique qualifiée de nouvelle, mais qui se caractérise surtout par les privatisations, les baisses de charges sociales, les hausses généralisées des tarifs des services publics et les restrictions salariales ?
L'amnistie qui nous intéresse aujourd'hui est empreinte d'humanisme. A travers l'histoire, de la Grèce antique à la Révolution française, l'amnistie est synonyme de générosité et de pardon.
En France, la République a voté l'amnistie avec constance puisque pas moins de vingt-cinq lois d'amnistie ont été votées depuis 1947.
Nous sommes indéniablement face à une tradition républicaine. La question n'est finalement pas celle du qualificatif, mais plutôt celle du contenu. Des voix s'élèvent, à droite comme à gauche, pour renoncer au principe même de l'amnistie, en particulier à sa répétition aux lendemains de chaque élection présidentielle.
De nombreux détracteurs de cette loi mettent en avant la dérive de ce qui devait être un texte de réconciliation nationale vers un texte de circonstances, traitant essentiellement des contraventions et des délits liés à la circulation routière et des petits délits de droit commun.
Nous comprenons parfaitement ce raisonnement et cette critique. Ils mettent en cause non pas le principe même de ce projet de loi mais son contenu. Pour ma part, à l'instar de mes amis députés communistes et républicains, j'estime qu'il est nécessaire de recentrer l'amnistie sur son objet social : la réconciliation nationale. Je vous proposerai donc des limites. L'incivisme sur la route, par exemple, m'incite à exclure de l'amnistie les contraventions de police et de grande voirie.
La question de l'amnistie des délits de droit commun, en raison du quantum ou de la nature de la peine, pose un problème complexe. Comme nous l'avions indiqué en 1995, c'est non pas le pardon qui doit être en cause, mais l'absence de politique de réinsertion ! Je n'ai d'ailleurs entendu personne s'élever sur les bancs de la majorité contre la grâce présidentielle intervenue le 14 juillet dernier avec les traditionnelles remises de peines et libérations qui l'accompagnent.
M. Josselin de Rohan. Surtout pas, Maxime Gremetz !
M. Guy Fischer. J'étais sûr que vous alliez me dire cela, monsieur de Rohan.
M. Dominique Braye. C'est pour cela que nous l'avons fait !
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Fischer.
M. Guy Fischer. Peut-être cette volonté d'écarter les délits de droit commun du champ de l'amnistie relève-t-elle de l'air du temps. Je préfère, quant à moi, me remémorer les propos d'un ancien garde des sceaux qui siège aujourd'hui parmi nous : « L'amnistie des peines d'emprisonnement a suscité des inquiétudes compréhensibles. J'ai relevé que cette inquiétude avait été volontiers entretenue par ceux qui trouvent dans la peur un argument commode en faveur d'une pratique répressive à courte vue et qui ne résout en rien les vrais problèmes que pose cruellement à notre société la délinquance. »
Ces propos, c'est Robert Badinter qui les a tenus à cette tribune non pas il y a quelques semaines ou quelques mois, mais il y a vingt et un ans en présentant un projet de loi d'amnistie le 21 juillet 1981.
Ce même jour, il affirmait avec raison : « Cet esprit de générosité est sans doute conforme à la tradition que j'évoquais et qui a constamment animé dans l'histoire la volonté du pardon. Mais il est plus précisément encore la marque du mouvement de la gauche française dans l'Histoire qui, à tous les grands moments d'élan populaire, a toujours été inspiré par une volonté et une aspiration de générosité. »
Pour ma part, je crois profondément que les lois d'amnistie pourraient tout simplement tomber en désuétude si des choix politiques, économiques et sociaux fondamentaux apportaient des réponses aux drames engendrés, dans notre société par l'angoisse du lendemain, le chômage, la précarité, toutes les formes d'exclusion.
Dans cette société que nous appelons de nos voeux - et que nous soutenons par notre action -, un comité de locataires n'aurait nul besoin de s'opposer physiquement à un huissier venu saisir les biens d'une famille dans le besoin, un agriculteur pourrait sereinement travailler à l'amélioration de la qualité de sa production puisqu'il serait libéré de la menace que la mondialisation et l'utilisation hasardeuse des nouvelles technologies font courir à notre production nationale, un ouvrier ne craindrait pas que des poursuites pénales ne portent atteinte à sa mission de représentant des intérêts du personnel de son entreprise.
A la lumière de ce rappel historique et de ces exemples, nous voyons combien une loi d'amnistie reflète l'état d'une société à un moment donné. Il n'est donc pas anodin d'en évoquer les dispositions. Il est ainsi paradoxal d'instaurer une sorte d'amnistie « à plusieurs vitesses ».
Certes, nous nous félicitons et nous approuvons l'adoption d'un amendement excluant du présent projet les délits d'abus de biens sociaux.
Je note que notre proposition présentée en 1995 par mon regretté ami Charles Lederman avait été alors rejetée par la majorité sénatoriale.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen ont toujours rejeté l'idée même d'amnistie des délits politico-financiers. Ils seront vigilants, aujourd'hui comme demain, pour contrecarrer toute tentative de renouveler une telle manoeuvre, qui a déjà tant discrédité les femmes et les hommes politiques par le passé.
M. Dominique Braye. A l'origine : la gauche !
M. Guy Fischer. Voyons !
M. Dominique Braye. Il faut revenir en arrière ! C'est la réalité !
M. Guy Fischer. Il y aurait de quoi dire, sur ce point !
M. le président. Ne vous laissez pas interrompre, monsieur Fischer !
Monsieur Braye, si vous souhaitez intervenir, demandez la parole !
M. Guy Fischer. Je ne peux pas laisser dire n'importe quoi !
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Fischer.
M. Guy Fischer. Nous veillerons en particulier à ce qu'aucun amendement visant à préciser les délais de prescription des abus de biens sociaux, et donc à atténuer considérablement la portée de l'incrimination, ne soit inséré dans un des textes de loi à venir. Les enjeux sont si importants que nous serons d'une extrême vigilance. (Exclamations sur les travées du RPR.)
M. Dominique Braye. On vendra du muguet ! (Rires sur les mêmes bancs.)
M. Guy Fischer. Par ailleurs, nous considérons l'aggravation des inégalités sociales dans notre pays et nous constatons que c'est dans ce domaine que votre projet de loi est le plus en retrait par rapport aux textes votés en 1981 et en 1988. Pour nous, l'amnistie doit en priorité porter sur les infractions liées aux conflits et aux luttes de toutes les catégories sociales pour leur emploi, leur outil de travail, la sauvegarde du service public et la maîtrise des processus de mondialisation afin d'apaiser des tensions collectives.
C'est pourquoi nous estimons qu'il est nécessaire de « ressourcer » la loi d'amnistie en la renforçant sur le plan social. La violence dans notre société n'a pas pour seul théâtre les quartiers populaires ou les banlieues difficiles ; elle est aussi présente dans l'entreprise, sur le lieu de travail. Et, sur ce terrain-là, l'inégalité entre celui qui détient le pouvoir et le subordonné, qu'il soit ouvrier, employé, cadre ou technicien, est manifeste. Le principe de l'amnistie puise dans ce domaine une raison d'être incontestable.
Prenons un exemple : chaque année, depuis plus d'une décennie, dix mille salariés protégés sont sanctionnés par leur employeur et sont licenciés. Le projet de loi, dans ses articles 3 et 10, tend à effacer les sanctions. C'est une bonne chose, mais il néglige, comme en 1995, un aspect essentiel de l'amnistie en ce domaine : la nécessaire réintégration du salarié licencié. Que signifie en effet cette amnistie si la principale conséquence de la sanction amnistiée, le licenciement, n'est pas remise en cause ?
L'absence de réintégration réduit considérablement la portée de ce projet de loi d'amnistie. Ces femmes et ces hommes qui représentent leurs camarades de travail au sein d'institutions représentatives du personnel, ces hommes et ces femmes qui, délégués syndicaux, soutiennent leurs collègues face à l'arbitraire patronal... (Murmures de réprobation sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Eric Doligé. Il ne faut pas en rajouter !
M. Guy Fischer. ... doivent être réellement soutenus à l'occasion du vote de l'amnistie. Par leur action contre la « fracture sociale », si chère, il y a sept ans, au Président de la République, ils font honneur à notre pays, à la République.
Il ne faut jamais oublier le désarroi qui frappe une famille sur laquelle s'abat le chômage. Lui seul permet de comprendre l'importance de cette proposition de justice sociale, cette proposition qui, je le répète, serait de nature à rendre à l'amnistie tout son sens, son véritable sens.
M. Paul Loridant. Il a raison !
M. Guy Fischer. Nous demandons au Gouvernement et à la majorité sénatoriale de nous entendre sur ce point. Je note à cet égard que les amendements déposés par nos amis députés communistes et républicains qui visent à exclure de l'amnistie les délits patronaux d'entrave à l'action des syndicalistes ou des institutions représentatives du personnel ont été adoptés. Malheureusement, tous les autres mauvais coups contre la législation du travail - je pense, par exemple, à la non-application ou la mauvaise application des 35 heures - seront amnistiés.
Sur ces questions de droit social, nous défendrons également un amendement visant à empêcher la décision d'exécution provisoire d'une sanction par un juge unique. Pour une telle décision, la collégialité paraît s'imposer. Nous proposerons par ailleurs d'étendre le champ de l'amnistie de droit des délits commis à l'occasion de conflits du travail, d'activités syndicales et revendicatives de salariés, aux actions d'un autre type, comme l'expression par voie de presse.
Enfin, je souhaite, monsieur le garde des sceaux, vous faire part de mon inquiétude à propos de l'exclusion de l'amnistie, cette année, des délits de rébellion à l'égard de l'autorité publique ou des actes de dégradation ou de détérioration.
Très souvent, à l'occasion de conflits plus ou moins durs, de tels faits se produisent. Je considère que ces actes doivent entrer dans le champ du projet de loi.
Permettez-moi de constater que tout a été prévu pour exclure de l'amnistie les actions de la confédération paysanne et de M. José Bové. (Murmures sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Ivan Renar. C'est prouvé !
M. Gérard Le Cam. C'est gros comme un MacDo.
M. Guy Fischer. Mais, lorsque certaines actions commises par d'autres fédérations syndicales agricoles génèrent des milliards de francs de déprédations et de dégâts - j'ai le dossier sous la main -, l'Etat rembourse ! Il y a deux poids, deux mesures.
M. Eric Doligé. C'est faux !
M. Guy Fischer. Non ! Ce n'est pas faux ! On en discutera lors du débat.
M. Michel Charasse. C'est comme pour la Corse. C'est toujours pareil !
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur le sénateur.
M. Guy Fischer. Même si nous ne partageons pas toutes les modalités d'action de cette organisation,...
M. Patrick Lassourd. Elle fait partie du show-biz...
M. Guy Fischer. ... nous estimons qu'un geste de clémence aurait été pleinement conforme à la tradition républicaine.
Ces faits sont d'ailleurs à mettre en parallèle avec le récent conflit des médecins et des infirmières. Malgré de violents affrontements avec les forces de l'ordre, ce conflit a fait l'objet de dispositions d'apaisement de même nature que celles que nous souhaiterions voir appliquées à la centrale syndicale paysanne dont je viens de parler. (Exclamations sur les travées du RPR.)
Je reviendrai sur le cas de ce syndicat et je vous apporterai des précisions, mes chers collègues.
Nous interviendrons également en faveur de l'amnistie des délits commis à l'occasion d'une procédure d'expulsion ou de saisie. Ce sont souvent des militants associatifs et des élus qui sont confrontés à des scènes d'une rare violence, symptomatiques des fractures de notre société. Et croyez bien que le conseiller général des Minguettes que je suis peut vous éclairer sur ce qui se produit lors des expulsions qui requièrent le concours de la force publique.
Enfin, avant de conclure, je souhaite m'arrêter sur la question de la double peine.
Le présent projet de loi, comme celui de 1995, exclut de l'amnistie la peine complémentaire d'interdiction du territoire français par le quatrième alinéa de l'article 15.
M. Dominique Braye. Ce n'est pas une double peine !
M. Guy Fischer. Les sénateurs communistes sont particulièrement attentifs à cette question. C'est pourquoi ils ont récemment déposé une proposition de loi visant à l'abrogation de la double peine. Il y a sept ans, ils avaient déjà oeuvré pour obtenir l'inclusion dans l'amnistie de cette peine complémentaire, qui est souvent la cause de déchirements familiaux dramatiques. Sénateurs communistes et socialistes avaient alors proposé la suppression des dispositions combattues.
De récentes décisions de tribunaux confortent notre position. En effet, comment pourrait-on accepter une discrimination sur le plan de l'amnistie entre la personne condamnée de nationalité française et la personne condamnée de nationalité étrangère ?
L'une recouvre sa liberté pleine et entière ; l'autre peut être séparée de sa famille, même si elle vit en France depuis de très nombreuses années, si elle a du travail, si elle s'est réinsérée. La non-amnistie de la double peine illustre malheureusement le caractère inachevé de ce projet de loi d'amnistie. Le Sénat s'honorerait en portant un coup de grâce à cette disposition inique qui est contestée, y compris par des membres éminents de la droite parlementaire tels que M. François Bayrou.
Pour conclure, au-delà de la nécessaire vigilance contre toute tentative d'amnistie des délits politico-financiers, nous estimons important de recentrer la loi d'amnistie sur ce qu'elle devrait être : un acte de générosité et de réconciliation sur le plan social. Le projet qui nous est soumis aujourd'hui par le Gouvernement est bien loin du « nouvel humanisme » si cher à M. le Premier ministre !
Ce projet de loi, ni réel texte de pardon - exception faite de la détestable amnistie des contraventions de police - ni texte de réconciliation sociale, puisqu'il écarte de son champ d'application des hommes et des femmes qui n'ont d'autre tort que celui de rechercher la justice, ne peut nous satisfaire. Aussi le rejetterons-nous, s'il reste en l'état. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Dominique Braye. Par quel moyen recherchent-ils la justice ?

(M. Adrien Gouteyron remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)PRÉSIDENCE DE M. ADRIEN GOUTEYRON
vice-président

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, comment ne pas dire d'abord l'impression de malaise que nous ressentons en écoutant depuis plusieurs semaines, et encore aujourd'hui, ceux qui soutiennent ce projet de loi ?
On nous a tellement parlé de l'impunité zéro ! Or ce texte, ce n'est pas tout à fait l'impunité zéro. Il en est antinomique. Il est en effet contradictoire de réclamer l'impunité zéro et de présenter, parmi les tout premiers textes de cette nouvelle législature, un projet de loi qui amnistie les délits de droit commun.
Chacun ressentant et reconnaissant la contradiction, on ne peut ensuite qu'être frappé par l'ampleur des efforts rhétoriques que vous déployez, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur - et nous avons pu les apprécier - pour montrer que ce texte a une portée plus limitée, une importance moindre et des conséquences plus réduites que tous ceux qui l'ont précédé.
Que d'efforts - il faut les saluer - pour dire et écrire ce sur quoi cette loi ne porte pas, ce dont elle n'est pas l'objet, ce qu'elle n'efface pas, ce qu'elle n'excuse pas, ce qu'elle n'exonère pas, mais ce qu'elle continue de punir ! Monsieur le ministre, il ne faut ainsi pas moins de cinq ou six pages - sept ou huit peut-être -, de quarante et un alinéas, plus les neuf alinéas insérés par l'Assemblée nationale, soit cinquante au total, sans oublier ceux que le Sénat, dans sa sagesse, ne manquera par d'ajouter pour énoncer tout ce qui est exclu de cette loi d'amnistie !
En un mot, ce projet de loi décrit abondamment, surabondamment même, les effets qu'il n'a pas, alors qu'il décrit de manière assez succincte ceux qu'il aura et qui ne sont pourtant pas négligeables !
Le débat sur l'amnistie est très ancien. On s'est beaucoup interrogé sur les origines monarchiques...
M. Michel Charasse. La justice retenue !
M. Jean-Pierre Sueur. ... ou républicaines de l'amnistie, ainsi que sur les versions républicaines de celle-ci.
Les débats ont fait apparaître qu'il y avait finalement deux formes d'amnistie.
La première, une amnistie d'union nationale ou de rassemblement national, de pardon national, a eu pour objet de ressouder la nation après de lourdes et difficiles épreuves ; elle a toutefois suscité, à chaque fois, de vives oppositions.
On nous a beaucoup cité Victor Hugo, en particulier la magnifique métonymie par laquelle il évoque Paris qui demande l'effort d'amnistie à toutes les communes de France. Il y a eu de telles amnisties de rassemblement national après les guerres qui ont marqué le XXe siècle, au sujet de l'Algérie - nous nous en souvenons -, de la Nouvelle-Calédonie. Elles furent souvent difficiles, mais c'était une façon de refonder l'union autour de valeurs fortes, d'en revenir à la matrice des idées et des valeurs républicaines. Ce type d'amnistie a beaucoup de sens.
Le second type d'amnistie, celle qui nous réunit aujourd'hui, suit chaque élection présidentielle.
M. Michel Charasse. Depuis 1959 !
M. Jean-Pierre Sueur. Elle n'est pas rituelle mais, contrairement à ce qu'on croit parfois, ce n'est pas une tradition consubstantielle de la République. Ainsi, sous la IIIe et la IVe République, on a assez peu usé de cette forme d'amnistie rituelle.
Sous la IIIe République, alors que quinze élections présidentielles ont eu lieu - chacun s'en souvient - seules cinq d'entre elles ont été suivies d'une loi d'amnistie.
M. Michel Charasse. C'est exact !
M. Jean-Pierre Sueur. Sous la IVe République, seulement une élection présidentielle sur deux a été suivie d'une loi d'amnistie.
M. Michel Charasse. C'est exact !
M. Jean-Pierre Sueur. Aujourd'hui, la loi d'amnistie est devenue un rite que chacun prévoit et dont beaucoup anticipent les effets. C'est ainsi qu'elle est devenue une sorte d'encouragement rituel à l'incivisme.
Elle est par essence inéquitable, car on voit bien que ceux qui se sont acquittés du montant de leurs contraventions ne seront jamais remboursés, alors que ceux qui ne l'ont pas fait seront exonérés de tout paiement par la loi d'amnistie.
Comme nous l'ont expliqué des juristes, les tribunaux en viennent même à anticiper les effets de l'amnistie en ajustant les peines en conséquence ! C'est bien le signe que l'amnistie est véritablement devenue un rite, une habitude !
On nous objectera - cela a déjà été le cas ici même - que nous avons voté les lois d'amnistie de 1981, de 1988, et que M. Lionel Jospin en avait annoncé une qu'il voulait fort réduite. Cela est vrai. Mais je constate que ceux-là mêmes qui se félicitent d'honorer un engagement pris par M. Jacques Chirac - engagement lourd lui aussi de réserves et de restrictions, on s'en souvient - le font - vous le faites - avec beaucoup de réticences, de précautions, d'embarras, et s'engagent à ce que cette amnistie soit finalement la dernière !
M. Michel Charasse. La dernière du genre !
M. Jean-Pierre Sueur. On sent bien qu'il y a un malaise...
M. Michel Charasse. Pas avec les Corses !
M. Jean-Pierre Sueur. ... et qu'on assiste à la fin d'un cycle, d'un rituel. Finalement, il est heureux qu'il en soit ainsi !
Je me souviens que, durant la campagne présidentielle, de très nombreux appels se sont élevés pour mettre un terme à ce rite. Notre collègue M. Jean-Claude Frécon me rappelait à l'instant que, dès avant la campagne présidentielle, l'Association des maires de France, lors de son dernier congrès, avait pris position de manière unanime contre le principe d'une loi d'amnistie.
Ne vaut-il pas mieux - c'est en tout cas notre position -, choisir d'en finir dès aujourd'hui avec ces lois d'amnistie postélectorales, monsieur le garde des sceaux, surtout lorsqu'on a répété tant de fois, comme vous l'avez fait, qu'aucune infraction, si légère soit-elle, ne doit être laissée sans réponse ?
Si votre projet de loi est voté en l'état, monsieur le garde des sceaux - cela est très bien expliqué dans l'étude d'impact que vous nous avez fournie -, ce sont 38 % des personnes condamnées en l'an 2000 qui en bénéficieront, soit 217 900 personnes, et le coût pour l'Etat et pour les collectivités locales sera de 300 millions d'euros, comme l'a rappelé M. le rapporteur, soit tout de même 1 milliard 900 millions de nos francs ! Cela pose beaucoup de questions !
Hier et ce matin encore, j'écoutais sur les ondes votre collègue du Gouvernement M. Gilles de Robien. S'exprimant à propos d'un grave problème pour notre pays, les 8 000 morts sur nos routes, il parlait avec beaucoup d'éloquence des mesures très sévères qu'il entendait prendre en matière de circulation routière. Il évoquait la police spéciale qu'il allait créer...
M. Gérard Delfau. C'est bien !
M. Jean-Pierre Sueur. ... ainsi qu'une série d'autres mesures très judicieuses.
Mes chers collègues, nous pouvons aider M. de Robien en refusant dès aujourd'hui de voter ce projet de loi. Je ne doute pas que ce coup d'arrêt aurait une haute valeur symbolique et qu'il serait un soutien très apprécié par M. de Robien. Chacun se souvient en effet que l'une des premières paroles qu'il prononça après avoir été nommé ministre - et avant d'être rappelé à l'ordre - fut pour proclamer son total désaccord avec l'amnistie qui nous est aujourd'hui proposée ! Finalement, c'était une bonne parole !
M. Dominique Braye. Nous espérons que vous voterez ce qu'il nous proposera !
M. Jean-Pierre Sueur. Ça, on en reparlera !
Pour terminer, mes chers collègues, j'évoquerai quelques points plus particuliers pour le cas, que je ne puis malheureusement exclure, où notre position, celle du groupe socialiste que j'ai l'honneur de défendre ici, ne serait pas suivie par le Sénat.
D'abord, il nous est apparu que ce projet de loi opérait une discrimination entre les modes de transport. En effet, il est prévu pour ceux qui utilisent leur voiture l'amnistie totale des contraventions figurant dans le texte.
En revanche, s'agissant des transports en commun, le défaut habituel de titre de transport fait obstacle à l'amnistie...
M. Eric Doligé. C'est normal !
M. Jean-Pierre Sueur. ... c'est-à-dire que si l'on ne paye jamais on n'est pas amnistié.
M. Josselin de Rohan. Bien sûr !
M. Jean-Pierre Sueur. On peut trouver cela normal, mais pourquoi le serait-ce dans le cas des transports en commun et pas dans celui de l'utilisation de la voiture ? C'est la raison pour laquelle notre groupe a retenu une suggestion de Michel Charasse qui consiste à plafonner à 150 euros, d'une part, les infractions au code de la route et, d'autre part, celles qui sont liées au défaut de titre de transport. Ainsi, il y aura une parfaite équité !
M. Dominique Braye. Merci pour ceux qui payent !
M. Jean-Pierre Sueur. Car où est la justice, mes chers collègues, ...
M. Dominique Braye. Ce sont des récidivistes !
M. Jean-Pierre Sueur. ...dès lors qu'une limite est fixée dans un cas, mais pas dans l'autre ? Nous vous suggérerons donc, au travers de deux amendements, de prévoir une limite dans les deux cas.
En deuxième lieu, nous vous proposerons - il s'agit d'une initiative de Marie-Christine Blandin, soutenue par notre groupe - d'exclure également de l'amnistie les délits relatifs au code de la santé publique. En effet, compte tenu de l'importance de la sécurité en matière sanitaire et alimentaire, mes chers collègues, comment peut-on imaginer exclure un grand nombre d'infractions du champ de l'amnistie et ne pas en exclure les violations à un certain nombre de règles relatives à la santé publique, violations qui, comme vous le savez, peuvent avoir des conséquences redoutables ?
En troisième lieu, nous vous proposerons que, dans les exclusions, soient inscrites de manière explicite les fraudes aux examens et concours, ainsi que les fraudes à caractère électoral.
Enfin, mes chers collègues, j'aborderai l'article 9, qui porte sur l'amnistie par mesure individuelle. Il s'agit d'un sujet qui, depuis longtemps, fait débat. Vous savez que le droit de grâce du Président de la République est prévu par la Constitution. Or de nombreux juristes ont mis en cause ces lois qui donnent, en quelque sorte, un droit de grâce supplémentaire au Président de la République. Je citerai à cet égard Pierre Mazeaud, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel, et qui a justement dit ceci : « Permettre au Président de la République d'accorder l'amnistie par décret me paraît pour le moins condamnable. L'amnistie résulte de la loi et de la seule loi. C'est au législateur qu'il appartient, et à lui seul, de légiférer. »
M. Josselin de Rohan. C'est un point de vue !
M. Jean-Pierre Sueur. Pierre Mazeaud marquait ainsi son opposition au fait que la loi donne au Président de la République le pouvoir d'amnistier au-delà du droit de grâce prévu par la Constitution, dont il disait d'ailleurs que c'est une « survivance du droit régalien ».
Vous avez déclaré, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, que cet article 9 relatif à l'amnistie par mesure individuelle était beaucoup plus restrictif que toutes les dispositons des lois antérieures qui avaient le même objet. Pourtant, nous avons observé une certaine extension, qui tient en un seul adjectif : « sportif ». Nous portons tous un grand intérêt au sport, nous soutenons le sport de masse, le sport de haut niveau. Nous pensons donc qu'il convient d'encourager le sport. Mais, finalement, les sportifs attendent-ils des mesures d'amnistie de par la grâce du Président de la République, contrairement à toutes les traditions, à la faveur de cet article 9 ? Afin d'éviter que l'introduction de cet adjectif ne soit interprétée comme une mesure ad hominem, il nous paraît sage de supprimer cette mention. Ainsi, il n'y aurait pas de procès d'intention, quel qu'il soit, et nous nous inscririons tous dans cette philosophie de la restriction, de la rigueur, de cette juste tradition dont s'honorent les défenseurs de ce projet de loi.
Mes chers collègues, pour sortir de ce malaise perceptible, pour répondre aux attentes de nombreux responsables de ce pays, de nombreux élus, pour surmonter les contradictions, pour rompre avec les discours défensifs et un peu embarassés - et nous comprenons tout à fait la situation qui est la vôtre à cet égard - enfin, pour des raisons de justice et d'équité, le groupe socialiste considère que le plus simple, le plus clair, le plus crédible, consiste à voter contre le projet de loi qui nous est aujourd'hui soumis. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Georges Othily.
M. Georges Othily. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « Il n'est pas en soi condamnable d'avoir régulièrement, dans des occasions exceptionnelles, un pardon républicain. » Ainsi s'exprimait le Président de la République, M. Jacques Chirac, à l'occasion de la traditionnelle interview télévisée du 14 juillet. Car c'est bien de pardon et de réconciliation dont il s'agit aujourd'hui dans notre hémicycle et sous cette coupole.
En effet, au-delà d'une simple amnistie-amnésie, qui consisterait uniquement à effacer et à passer l'éponge sur toute une série d'infractions et de délits, notre Haute Assemblée hérite aujourd'hui, après l'Assemblée nationale, de la lourde charge du « pardon républicain » évoqué tout récemment par le Président de la République.
Mes chers collègues, il nous revient donc, au cours de ce débat, de définir les contours et les limites du pardon. Qu'est-ce que la République peut et ne peut pas pardonner aujourd'hui ? Autrement dit, en termes législatifs, nous devons nous poser la question de savoir quelles sont les infractions qui doivent être exclues du champ de la loi d'amnistie de 2002.
Cette loi, qui vient après un séisme politique de grande ampleur, ne peut-elle pas également être l'occasion de réaffirmer l'importance de certaines valeurs essentielles que notre société se doit de préserver ?
Ainsi, mon intervention s'attachera à rappeler la nécessité, même très symbolique, de l'amnistie, à condition d'en user intelligemment : d'une part, il s'agit de ne pas en abuser et de savoir en limiter les effets en adaptant la loi à la réalité du moment ; d'autre part, alors qu'elle fait suite à une élection présidentielle inédite et inquiétante quant aux performances de l'extrême droite, cette loi d'amnistie de 2002 peut constituer une première opportunité politique pour renforcer certains grands principes républicains.
Enfin, je m'attarderai quelques instants sur l'article 22 du projet de loi relatif au transport public routier des personnes dans les départements de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane, et qui présente le double avantage de combler un vide juridique et de prévenir tout risque pénal, sorte d'amnistie par anticipation.
L'amnistie se distingue du droit de grâce. Si ce dernier est du seul ressort du Président de la République, l'amnistie est proposée par le Gouvernement, puis discutée et votée par le Parlement. Il en est ainsi sous la Ve République après chaque élection présidentielle.
La loi d'amnistie est désormais une tradition républicaine, quoique d'inspiration athénienne, comme l'a rappelé M. le rapporteur, en passant par la « lettre d'abolition » de notre ancien droit ou encore par cette amnistie tant voulue par les radicaux au sortir de la Commune et qui permit l'apaisement nécessaire à l'émergence d'une IIIe République naissante. Ainsi, l'amnistie a marqué l'histoire des civilisations, celle de notre pays et, plus encore peut-être, celle de la République. Etre républicain, c'est savoir pardonner et savoir amnistier !
L'amnistie, sous la forme du « pardon républicain », demeure encore aujourd'hui une occasion rare d'apaisement et de réconciliation entre les citoyens et leur Etat, mais aussi entre les citoyens eux-mêmes. N'oublions pas, mes chers collègues, qu'il y a tout juste trois mois - seulement trois mois - notre République se trouvait une fois de plus menacée et mise en danger ! Au regard du séisme politique et institutionnel que nous venons de vivre, la loi d'amnistie de 2002 constitue un acte républicain d'une grande charge symbolique.
C'est pourquoi cette première loi d'amnistie du XXIe siècle doit être interprétée comme un premier grand pas vers la réconciliation républicaine et le rétablissement de la nécessaire confiance entre le peuple et ses élus, mais aussi entre « la France d'en bas » et « la France d'en haut », pour paraphraser M. le Premier ministre.
C'est donc bien le chantier de la renaissance de notre République qui se joue depuis l'ouverture de ce double quinquennat présidentiel et législatif, et c'est ce même chantier qui commence, en acte, par cette première pierre très symbolique de l'amnistie et du « pardon républicain ». Non, mes chers collègues, ne négligeons pas les symboles, surtout quand il y va de la République et de ses institutions !
Fidèle à la tradition républicaine et attaché au symbole du « pardon républicain », le groupe du Rassemblement démocratique et social européen, dans sa très large majorité, ne peut être que favorable au principe d'une nouvelle loi d'amnistie.
Toutefois, s'il est bon et utile que, « dans des occasions exceptionnelles », comme l'a précisé le chef de l'Etat le 14 juillet dernier, les pouvoirs exécutif et législatif sachent faire preuve de clémence au moyen d'une loi d'amnistie, il n'est pas possible - il n'est plus possible - de tout amnistier de façon aveugle. Par conséquent, le « pardon républicain » doit, lui aussi, avoir ses limites.
C'est pourquoi la loi d'amnistie se doit de concilier pardon et répression. Soucieux du respect des valeurs républicaines, au premier rang desquelles se trouve l'éthique de responsabilité, le groupe auquel j'appartiens se réjouit, monsieur le garde des sceaux, de l'équilibre de votre texte entre pardon et autorité, entre compréhension et fermeté.
En effet, ce texte s'adapte aux moeurs de notre temps en ce qu'il fixe un seuil, une limite que je qualifierai de « limite républicaine », entre, d'une part, ce qui est excusable, donc amnistiable, et, d'autre part, ce qui ne l'est pas, car impardonnable dans la France d'aujourd'hui.
A l'heure où nous entendons renforcer les bases de la République et restaurer son autorité, il est primordial de rappeler l'importance pour la société française de certaines valeurs avec lesquelles il n'est plus possible de transiger. Ici aussi, la force du symbole républicain et l'efficacité de l'action politique se rejoignent et se confondent pour tenir compte des évolutions de notre société.
Cela ne peut se traduire, bien évidemment, que par une forte augmentation du nombre d'infractions exclues du champ d'application de l'amnistie : on recense d'ailleurs près de cinquante exclusions dans le présent projet de loi après son examen devant l'Assemblée nationale, contre moins de trente en 1995 et pas même vingt en 1988. L'amnistie a donc bien ses limites !
Bien sûr, il est des exclusions à l'amnistie qui s'imposent d'elles-mêmes comme les actes de terrorisme et le trafic de sutpéfiants, l'association de malfaiteurs, les faits de proxénétisme, les infractions de nature sexuelle ou encore les délits de discrimination.
Mais, aujourd'hui, avec cette loi d'amnistie, l'heure est aussi au rappel de chacun à ses devoirs de citoyen : il s'agit d'insister clairement sur la responsabilité individuelle et le sens civique de tout un chacun. C'est pourquoi les actes « gratuits » et dangereux de violence routière ne sont plus acceptables, donc pas amnistiables, pas plus que les délits de corruption ou assimilés en matière économique et financière, ou encore l'ensemble des infractions au code de l'environnement.
Ne pas amnistier toutes ces infractions, c'est envoyer à nos concitoyens un signal politique fort en faveur de la responsabilisation des comportements individuels, que ce soit au volant, au travail, dans la nature. Ne pas amnistier la plupart des contraventions prévues par le code de la route, à commencer par le stationnement gênant, sur des places réservées aux véhicules de personnes handicapées ou aux véhicules de transport ou de services publics, c'est rappeler tous les citoyens, non seulement ceux qui sont en infraction mais aussi tous les autres, à leurs devoirs civiques tout autant qu'au respect de la règle de droit, de cette loi dont nous avons la charge, mes chers collègues, et que nous votons ici-même.
Par conséquent, loin d'être une simple « amnistie-anamnèse » qui se contenterait d'oublier volontairement toute une série d'infractions, cette loi d'amnistie 2002, qui fait suite à un séisme politique sur lequel il nous faut continuer à réfléchir et à nous interroger, doit également prendre la forme du passé et consacrer un retour aux sources de la République et à ses grands principes.
Une injustice mérite d'être corrigée entre employeurs et salariés, dans le souci d'apaiser les tensions collectives et de réablir un élément d'égalité de traitement entre les uns et les autres, tout en excluant de l'amnistie les récidivistes.
En effet, l'article 3 du projet de loi prévoit l'amnistie des délits commis à l'occasion d'activités syndicales et revendicatives de salariés, lorsque les faits sont passibles d'une peine d'emprisonnement allant jusqu'à dix ans. C'est pourquoi je proposerai un amendement tendant à permettre l'amnistie des employeurs condamnés au plus à un an d'emprisonnement. Nombre de chefs d'entreprise artisanale sont souvent pénalisés à ce titre, monsieur le garde des sceaux.
Je terminerai en faisant part de la grande satisfaction de l'élu de la Guyane que je suis de voir intégrer au projet de loi un ultime article, l'article 22, qui permettra de mettre un terme à une situation des plus absurdes pour les transporteurs publics routiers de personnes dans les trois départements français d'Amérique, Guadeloupe, Martinique et Guyane.
Cet article 22 vient, en effet, combler un vide juridique, le projet de loi de ratification de l'ordonnance du 7 mars 2002 n'ayant pas été déposé dans le délai imparti, soit avant le 30 juin 2002. Ainsi, l'ensemble des transporteurs de Martinique, Guadeloupe et Guyane risquaient d'être pénalisés.
Or la caducité de l'ordonnance, fortement préjudiciable aux transporteurs publics et, par voie de conséquence, à la population, résulte de l'inaction regrettable du précédent gouvernement, qui a préféré remettre à plus tard la question de l'organisation des transports publics plutôt que de déposer, comme il y était tenu aux termes de l'article 4 de la loi d'habilitation du 12 juin 2001, un projet de loi de ratification dans un délai fixé.
L'ordonnance de mars 2002, devenue donc caduque, prévoyait, dans son article 13, une prorogation des autorisations ou concessions d'exploitation des lignes de transport pendant une période maximale de quatre ans à compter du 13 juin 2002, comme l'exigeait l'article 19 de la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000.
Dans ces conditions, la caducité de l'ordonnance en question et l'absence, à ce jour, de toute disposition législative d'urgence ont causé, à la date du 13 juin 2002, ce vide juridique dans lequel se trouve encore aujourd'hui le transport public routier de ces trois départements français.
C'est pourquoi, malgré l'absence de véritable lien avec la loi d'amnistie, je ne peux que me réjouir de la présence, dans le texte, de l'article 22 qui, en modifiant l'article 19 de la loi d'orientation pour l'outre-mer, vient proroger les autorisations et concessions jusqu'au 1er juin 2006 et comble parfaitement le vide juridique né de la caducité de l'ordonnance.
Malgré les apparences et au-delà de son caractère d'urgence, cet article 22 a sa place dans le présent projet de loi portant amnistie dans la mesure où la prorogation de la validité des autorisations et des concessions vise à prévenir tout risque pénal ou de gestion de fait. Mieux vaut prévenir que... punir !
Je remercie M. le garde des sceaux d'avoir intégré à son projet de loi cet article 22 et ne doute pas que notre assemblée, pleine de bon sens, tout comme l'Assemblée nationale avant elle, l'adoptera sans modification.
Pour toutes ces raisons, monsieur le garde des sceaux, je vous assure que le groupe auquel j'appartiens votera bien volontiers, majoritairement, votre projet de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Jean-René Lecerf.
M. Jean-René Lecerf. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le premier sentiment que l'on éprouve, à la lecture des débats qu'a connus l'Assemblée nationale à l'occasion de la discussion du projet de loi portant amnistie ou à l'examen des commentaires qu'il a pu susciter dans les différents médias, c'est l'étonnement ou, plus précisément, l'étonnement devant l'indignation, réelle ou simulée, d'un certain nombre de parlementaires devant un texte que j'ai trouvé - je le dis d'autant plus facilement, monsieur le ministre, que ce n'est pas nécessairement une critique - d'une assez grande modestie, pour ne pas dire d'une certaine banalité ! (Sourires.)
Si c'est au motif d'un tel texte qu'un certain nombre de nos collègues députés veulent pétitionner - je les cite - « sur les plages, à la porte des stades ou sur le parquet des guinguettes », réjouissons-nous pour eux que le ridicule ne tue plus personne dans notre pays depuis fort longtemps !
M. Patrick Lassourd. Heureusement !
M. Jean-René Lecerf. Car enfin, depuis les débuts de la Ve République, chaque élection présidentielle est suivie d'une loi d'amnistie, et l'alternance n'a rien changé à cela, bien au contraire.
Sans remonter jusqu'à la Grèce antique, constatons simplement que la IIIe et la IVe République ont également largement pratiqué l'amnistie, même de manière moins systématique, dans un large souci de pardon, de réconciliation et de fraternité.
Cherchons donc ailleurs, si vous le voulez bien, les raisons d'un pareil tumulte.
Le Président de la République aurait-il, dans sa campagne, annoncé qu'il souhaitait que le Parlement mette fin à cette tradition ? En aucune manière ! Et quoi de plus naturel que la majorité présidentielle ait à coeur de valider l'engagement de son candidat ?
On ne refait ni l'histoire ni les élections. Mais M. Jospin n'avait-il pas lui-même souhaité le vote rapide d'une loi d'amnistie ?
M. Jean-Pierre Sueur. Je l'ai dit !
M. Jean-René Lecerf. Et, si le sort des urnes avait été différent, ne serions-nous pas aujourd'hui en train de discuter d'un projet de loi de même nature ?
M. Dominique Braye. Absolument !
M. Gérard Delfau. A front renversé !
M. Jean-René Lecerf. Alors, c'est le contenu de ce projet de loi qui choque l'opposition, sans doute parce qu'il prévoit une extension considérable du champ de l'amnistie ? Pas davantage : il s'agit de l'amnistie la plus réduite qui ait jamais été présentée, à la fois du fait de la multiplication du nombre des infractions qui sont exclues de son champ d'application, de la limitation de ses effets et de l'abaissement des seuils dans la fixation du quantum de la peine.
C'est donc avec la plus grande sérénité que l'on peut, d'un bord à l'autre de l'hémicycle, aborder cette discussion.
Est-il opportun de réfléchir à l'avenir des lois d'amnistie ? Il est certes indiscutable qu'elles portent atteinte à la séparation des pouvoirs que consacre le préambule de la Constitution. N'en est-il pas de même, cependant, de la grâce présidentielle ou, en sens inverse, de l'interprétation contra legem à laquelle se livrent parfois les tribunaux, afin, nous disent les bons auteurs, de « retirer leur venin à certains textes », c'est-à-dire de retirer le venin que les parlementaires y ont mis. (Sourires.)
On ne peut le nier, le passage au quinquennat et la crainte que des lois d'amnistie plus nombreuses ne nuisent à la lutte contre l'insécurité amènent à appréhender autrement le problème.
Le temps semble venu de renoncer aux amnisties systématiques à la suite d'une élection présidentielle, mais ce sera aux prochains candidats à la magistrature suprême, et à ceux qui les entourent, de prendre, sur ce point, dans moins de cinq ans, leurs responsabilités.
Je ne comprendrais pas, en revanche, que le Parlement décide de se passer à tout jamais de cette prérogative consacrée par la Constitution, alors que certains événements, ou une évolution de l'esprit public sur des faits de société, pourraient, demain, justifier à nouveau largement son utilisation.
Je suis d'ailleurs réservé sur la distinction, peut-être un peu manichéenne, introduite par de nombreux collègues entre la bonne et la mauvaise utilisation de l'amnistie, comme il en est de la langue d'Esope ou, pardonnez-moi cette familiarité de langage, du cholestérol ! Ainsi donc, du bon côté de la barrière, on trouverait l'amnistie des délits politiques, la grande amnistie de réconciliation nationale ; de l'autre, l'amnistie de confort, décidée à l'occasion d'une élection comme il existe, dans nos communes et nos départements, la journée du maire ou la semaine du président du conseil général !
M. Dominique Braye. Autrefois !
M. Jean-René Lecerf. Je ne suis pas convaincu que les oppositions soient aussi catégoriques et ne puis m'empêcher de penser que, même en des temps de démocratie apaisée, hors période de tempêtes, l'amnistie peut être un signe fort, conciliant le geste du pardon avec les impératifs de la sécurité, et donc de la répression.
Qu'on me permette de rappeler à ceux qui s'avancent à dénoncer une application à éclipses de la loi pénale que c'était aussi pour ne pas autoriser un « Etat à éclipses » que le Conseil d'Etat a condamné pendant fort longtemps le droit de grève dans les services publics. Je ne suis pas sûr que ce rapprochement conforte leur argumentation !
Votre projet de loi, monsieur le ministre, empreint de la plus grande modération, désamorce, par la multiplication des exceptions, l'essentiel des cas dans lesquels l'amnistie pourrait apparaître comme un rempart de la délinquance. Au point que l'on peut se demander, d'ailleurs, où est la règle et où est l'exception, et s'il ne vaudrait pas mieux dresser la liste des infractions amnistiables plutôt que celle des infractions qui ne le sont pas.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Jean-René Lecerf. C'est donc sans aucun état d'âme que mes amis et moi-même voterons ce texte, et sans qu'il soit utile de faire appel à quelque discipline de vote que ce soit !
L'amnistie qui me gêne profondément, monsieur le garde des sceaux, ce n'est pas celle-ci, ce n'est pas celle qui est votée par le Parlement, sur proposition du Gouvernement ; non, c'est plutôt l'amnistie honteuse, rampante, dont profitent les délinquants et dont souffrent au quotidien les victimes. Cette pseudo-amnistie trouve son origine dans l'extrême difficulté à obtenir, notamment dans les quartiers difficiles, des dépôts de plaintes ou des témoignages par peur des représailles.
Avant mon élection au Sénat, j'étais maire d'une commune de près de 40 000 habitants. Pour obtenir des témoignages, lorsque je savais que les délinquants avaient été surpris, il m'a fallu, et à de nombreuses reprises, me rendre chez les personnes pour les rassurer, puis les domicilier en mairie, les accompagner au commissariat, voire demander à l'officier de police de commettre les fautes de frappe qui transformaient M. Lebon en M. Lepan ou Mme Dupont en Mme Segond. C'est dire l'immensité des plaintes et des témoignages qui, sans doute fondamentaux pour la police et pour la justice, leur font cruellement défaut, sans que l'on puisse faire à qui que ce soit le reproche de manquer de courage, et surtout pas au père de famille, par exemple, qui craint des représailles pour son épouse ou pour ses enfants.
La pseudo-amnistie, c'est aussi le taux préoccupant des affaires classées sans suite et l'inexécution des décisions de justice. Quoi de plus dommageable pour la dignité et l'exemplarité de la justice qu'un grand nombre de ses décisions reste lettre morte ? Combien de fois avons-nous constaté, ne serait-ce que pour l'octroi aux victimes de dommages et intérêts, que les courageux entêtés qui finissaient pas obtenir une décision favorable se voyaient alors opposer la mauvaise foi, l'inertie ou l'insolvabilité ? Ne pourrait-on envisager, dans ces hypothèses, que ce soit l'Etat qui accorde l'indemnisation décidée par le juge et qu'il soit ensuite subrogé dans les droits de la victime à l'égard de l'auteur du dommage ?
Je m'éloigne de ce projet de loi portant amnistie. Je ne voudrais pourtant pas anticiper sur un autre texte d'importance, le projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice, dont nous serons amenés à débattre dès jeudi. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
MM. Dominique Braye et Patrick Lassourd. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, notre rapporteur évoquait la démocratie athénienne. Sans remonter à Solon ou à Thrasybule, l'auteur de la première loi d'amnistie, en 403 avant Jésus-Christ, je rappellerai que les Anciens faisaient bien la différence entre l'oubli et la réhabilitation - cette « amnhstia » qui a donné en français le mot « amnistie » - et que toutes les civilisations ont connu peu ou prou l'amnistie. D'ailleurs, la République, depuis ses origines, l'a pratiquée, non sans de longs débats, mais généralement au lendemain de graves crises civiles. Je ne les citerai pas ici, mais ce furent de très douloureux moments de notre histoire. Comment faire passer l'amnistie après la Commune, mais aussi, hélas ! après l'Occupation, avec toutes ses conséquences ? Et que dire de la décolonisation ? Les débats furent extrêmement vifs dans notre pays, et l'amnistie était nécessaire pour réconcilier la nation avec elle-même.
Toutefois, son vote régulier, après chaque élection présidentielle, l'a banalisée. De plus, si la fréquence de sept ans rappelait l'année sabbatique de la Bible, qui voyait la libération des esclaves, la remise des dettes..., maintenant qu'elle est de cinq ans, elle n'a plus grand sens.
L'amnistie n'a plus le même sens, car elle n'a plus pour objet de garantir la paix sociale et de refonder l'unité nationale après une crise grave. Elle s'apparenterait plutôt à la grâce présidentielle, qui intervient chaque année à l'occasion de la fête nationale et qui, hélas ! monsieur le garde des sceaux, est nécessaire à la régulation de la population carcérale.
L'amnistie avait été très large en 1981, un peu moins en 1988 et moins encore en 1995 ; au fil des ans, le législateur en a progressivement exclu un grand nombre d'infractions, en fonction de la sensibilité sociale et des « valeurs sociales fondamentales » qu'évoque l'exposé des motifs du projet de loi, cependant que, parallèlement, il aggravait les peines prévues dans le code pénal en tous ces domaines. Car, régulièrement, nous ajoutons des peines, alors qu'il faudrait peut-être commencer par mieux appliquer celles qui existent.
Il en va de même - mais cela relève de l'anecdote - pour les contraventions de stationnement : aujourd'hui, le projet de loi d'amnistie exclut celles qui concernent les emplacements réservés aux véhicules de transport public, aux taxis - corporation qui s'est bien défendue ! - ou aux personnes handicapées.
Dans le projet de loi figurent quarante et une exclusions, portées à quarante-huit par l'Assemblée nationale. M. le rapporteur - il a eu raison - en a ajouté une quarante-neuvième, et peut-être nos collègues nous en proposeront-ils quelques autres. Cela démontre à l'évidence combien l'évolution des mentalités tend à transformer l'amnistie en une survivance peu justifiée sur le plan de l'équité et de la morale publique.
C'est particulièrement vrai en ce qui concerne les infractions au code de la route : alors que, naguère, une grande tolérance régnait en ce domaine, la lutte permanente et nécessaire contre l'insécurité routière, qui est à l'origine de tant de drames, qui a brisé tant de vies justifie pleinement que soit fortement réduite l'amnistie des contraventions de police en la matière.
Encore pourrait-on objecter que, même limitée au stationnement, l'amnistie est une incitation à l'incivisme et, de plus, s'apparente à une véritable loterie dont les résultats varient en fonction de la diligence des services chargés du recouvrement des amendes. Les collectivités locales pourraient de surcroît se plaindre de la perte d'une partie des recettes leur permettant de financer les équipements de sécurité routière ; car, nous le savons tous, les amendes de police servent aussi à cela !
Dans ce domaine de la sécurité routière, l'amnistie semble avoir épuisé tous ses bienfaits. Il serait sans doute plus convenable d'abandonner à l'avenir une telle pratique, qui ne se justifie plus guère.
Faut-il pour autant supprimer toute amnistie, notamment celle des infractions visées à l'article 3, qui sont commises « dans des circonstances particulières qui justifient une mesure d'apaisement contribuant à la cohésion nationale » ? Je répondrai par la négative, car l'amnistie correspond alors réellement au rôle qu'elle a toujours joué après des troubles politiques ou sociaux, ou lors de conflits du travail ou professionnels.
Reste l'amnistie en raison du quantum ou de la nature de la peine des infractions visées aux articles 4 à 6 du projet de loi. Elle est plus délicate à nos yeux, car elle a deux effets différents : d'une part, elle dispense de l'exécution de la peine, et, d'autre part, elle efface la condamnation du casier judiciaire.
Nous connaissons tous le taux trop faible et très variable de l'exécution des peines, notamment des peines de courte durée, particulièrement dommageable, vous le savez bien, monsieur le garde des sceaux, à la crédibilité de la justice. L'amnistie ne serait-elle qu'une mesure de « déstockage », au lieu d'être une mesure d'équité ?
A son caractère assez aléatoire s'ajoute en outre une certaine disparité. En effet, le bénéfice de l'amnistie est conditionné par l'exécution réelle de la peine dans le cas des travaux d'intérêt général, mais non dans le cas d'une peine privative de liberté. Nous pouvons donc à juste titre nous interroger sur l'équité de la mesure.
Il n'en demeure pas moins que l'autre effet de l'amnistie des condamnations est leur effacement du casier judiciaire. Le code de procédure pénale prévoit certes l'effacement des peines, en l'absence de nouvelle condamnation, mais au bout de... quarante ans ; bien sûr, des exceptions existent pour les mineurs devenus majeurs. Cependant, l'« oubli » des condamnation passées, selon une définition qui, je le rappelle, limite celles-ci à raison de leur quantum et de leur nature, paraît être une mesure utile et susceptible de conforter la réinsertion des condamnés à de courtes peines en leur donnant une nouvelle chance dans la vie. C'est là, à mes yeux, l'une des justifications réelles et permanentes de l'amnistie, et peut-être pourrions-nous imaginer un autre système, qui permette, après un certain temps, d'effacer les courtes peines et de donner aux intéressés la possibilité de prendre un nouveau départ.
Je comprends ceux qui, par principe, refusent toute amnistie parce qu'ils estiment qu'elle est peu compatible avec le souci général de tendre vers moins d'impunité et moins d'incivisme et qu'elle représente un contre-exemple. Un de nos collègues citait tout à l'heure Jean-Jacques Rousseau, sinon dans la lettre, du moins dans l'esprit, arguant que, si les gouvernements sont bons, il y aura moins de criminels et que l'amnistie ne sera plus nécessaire. C'est faire montre d'une certaine naïveté ! A Rousseau, je préfère Montesquieu, qui écrivait : « C'est un grand ressort des gouvernements modérés que les lettres de grâce. Le principe du gouvernement despotique qui ne pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de ses avantages. »
Il serait malséant de faire sur ce point surenchère de vertu politique, d'autant que j'ai cru comprendre qu'il est parfois difficile pour les candidats à la présidence de la République - qui, s'ils ne font aucune proposition, répondent néanmoins souvent à des questions sur ce thème - de s'engager dans un refus total de l'amnistie et d'en rejeter même l'idée.
Quoi qu'il en soit - et j'espère avoir démontré le côté positif, par certains aspects, mais aussi limité du projet de loi qui nous est soumis -, si ce texte redonne espoir à quelques-uns, pourquoi ne pas suivre la voie de la modération chère à Montesquieu ?
C'est en ce sens que la majorité de mes collègues du groupe de l'Union centriste votera le projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Delfau.
M. Gérard Delfau. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je suis favorable à l'esprit de conciliation, à la pratique du pardon que représente le vote d'une loi d'amnistie, si fréquent depuis les origines de la République. Le ton moralisateur de ceux qui la combattent ne m'impressionne pas. Ces diatribes me semblent plus céder à l'air du temps, à un climat de frilosité et de repli sur soi si caractéristique de notre époque, qu'à une réflexion sur la marche de notre société et sur le sens des institutions.
Cela étant, encore faut-il examiner de très près le contenu du projet de loi. Est-il équilibré ? Ne fait-il pas la part belle aux délits des puissants ? Ne risque-t-il pas d'inciter une fraction de la population à poursuivre sur un chemin dangereux, celui de l'insécurité routière, par exemple ? Bref, c'est sur le fond que je jugerai.
Trois points déterminants, notamment, doivent être clarifiés : premièrement, l'amnistie des infractions, délits et contraventions mettant en danger la sécurité routière et la vie ou l'intégrité des personnes à l'occasion de la conduite d'un véhicule ; deuxièmement, l'amnistie éventuelle des délits politico-financiers ; troisièmement, l'amnistie des délits syndicaux.
Je reviens - brièvement, puisque mon collègue M. Othily a déjà largement développé ce point - sur l'exclusion de l'amnistie des infractions, délits et contraventions visés aux 8° et 9° de l'article 13 du projet de loi, le 8° se référant au code pénal et le 9° au code de la route. Cette disposition rendrait la loi très restrictive en matière d'infractions routières. En effet, en seraient exclus les infractions et délits au code de la route qui mettent en danger directement ou indirectement la sécurité et l'intégrité physique des personnes.
Je soutiens totalement ces restrictions, et ce d'autant plus que les mesures annoncées ces jours derniers par le ministre des transports en matière de sécurité routière - encore faudra-t-il qu'elles prennent forme ! - devraient donner à la collectivité nationale les moyens de diminuer sensiblement la mortalité routière. J'espère simplement que M. de Robien persévérera dans cette voie malgré les pressions.
L'amnistie des délits de stationnement apparaît donc comme un geste de bonne volonté avant une reprise en main sévère, mais nécessaire et urgente. Cet avis est d'ailleurs partagé par de nombreux experts.
Le deuxième point qui retiendra mon attention concerne l'exclusion de l'amnistie, sous quelque forme que ce soit, des délits politico-financiers. Je serai vigilant à toute tentative d'amnistie en la matière, fût-elle déguisée, en particulier à celles qui pourraient intervenir lors de la commission mixte paritaire, c'est-à-dire en fin de session extraordinaire.
A ce propos, je félicite mes collègues socialistes de l'Assemblée nationale pour l'amendement qu'ils ont déposé et fait adopter, tendant à insérer à l'article 13 un 4° bis qui exclut du champ de l'amnistie l'abus de biens sociaux. Cet alinéa vient en complément du 4° de l'article 3 excluant les délits politico-financiers. Je resterai très attentif au cours de l'examen des amendements ainsi que lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice, qui sera l'occasion pour le Gouvernement de nous donner la preuve de sa rigueur en la matière.
Le troisième point que je tiens à aborder porte sur un sujet beaucoup plus controversé : l'amnistie des infractions et délits liés à l'activité syndicale des organisations de salariés, d'agriculteurs et de professions libérales. J'ai d'ailleurs déposé quatre amendements sur ce point.
Une telle amnistie est combattue par certains juristes au motif que tout trouble à l'ordre public, assorti souvent d'une atteinte au droit de propriété, est condamnable. Si l'opinion publique approuve généralement ce principe, sa position, en réalité, fluctue selon les cas. Elle est même souvent favorable à des actions musclées de salariés lorsque ceux-ci défendent leur emploi, ou d'agriculeurs qui essaient de sauver le fruit de leur travail par des initiatives symboliques : elle considère qu'ils sont alors en état de « légitime défense ». Sa compréhension s'arrête, en revanche, dès qu'il y a violence gratuite ou dégradation grave du patrimoine public ou privé.
Dès lors - et c'est là que je voulais en venir -, où classer dans cette rubrique le cas de José Bové ? Le saccage du McDonald's de Millau peut-il être considéré comme la réaction à une menace, au moins indirecte, contre la profession paysanne telle que la conçoit le leader agricole ? Il est vrai que l'épisode de la destruction des plants d'OGM est peut-être plus discutable, puisque le champ dévasté faisait partie d'une expérimentation contrôlée par les pouvoirs publics.
A vrai dire, dans les deux cas, on est à la limite de l'action syndicale et de l'action politique, dans la filiation d'un courant ancien du syndicalisme français. Or, dans l'ordre du politique, la liberté de manoeuvre des citoyens et des organisations représentatives est moindre : le fonctionnement de notre démocratie est strictement encadré, c'est bien naturel !
Ces considérations expliquent sans doute que l'incarcération, puis le maintien en détention de José Bové n'aient provoqué de réactions négatives que dans une frange minoritaire des mouvements attachés à la défense des droits de l'homme.
Je partage le sentiment général de nos concitoyens : je n'approuve pas les méthodes mises en oeuvre lors du saccage du McDonald's ou de la destruction des plants d'OGM, même si les problèmes politiques soulevés à cette occasion méritent de l'être. Pour tout dire, je condamne l'excès même de ces manifestations, je réprouve que le passage à l'illégalité soit érigé en stratégie syndicale : tous les moyens ne sont pas bons, même lorsque l'on milite pour une juste cause.
Mais la question demeure, mes chers collègues : à quoi sert la prison face à ce type de comportement ? Quel sens cela a-t-il d'incarcérer, au milieu de détenus de droit commun, un homme qui se bat pour ses idées et dont l'intégrité personnelle est indiscutable ? Notre société n'a-t-elle d'autre réponse à apporter à cette provocation délibérée, à ce souci de mise en scène médiatique, qu'une cellule dans une maison d'arrêt ? Ne faut-il pas craindre que cet exemple ne fasse jurisprudence et ne porte atteinte aux droits syndicaux ?
La disproportion entre la sanction et les faits, le caractère inadéquat de la mesure prise, tout cela peut préfigurer une aggravation de la répression de l'action syndicale, en ces temps où la sécurité des biens et des personnes est devenue la préoccupation lancinante des Français.
Pour toutes ces raisons, je crois que l'amnistie dont nous débattons doit s'appliquer aussi au cas de José Bové.
Mesure de réparation pour les uns, moyen de sortir d'une impasse pour d'autres, qu'importe ? A coup sûr, c'est un geste d'humanité. C'est bien, me semble-t-il, l'objet même d'une loi d'amnistie, et c'est le sens des amendements que j'ai déposés.
Comme les membres de tous les autres groupes, mes amis radicaux de gauche sont partagés. Les uns éprouvent de la mauvaise conscience ou craignent les pièges dissimulés dans un texte touffu et technique ; les autres, dont je suis, n'ont aucune hostilité de principe à une loi d'amnistie. Tous ont décidé d'attendre l'issue du débat pour se déterminer (Applaudissements sur les travées du RDSE).
M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard.
M. Patrice Gélard. Le projet de loi portant amnistie qui vient de nous être présenté par M. le garde des sceaux et que rapporte notre excellent collègue Lucien Lanier intervient dans un contexte totalement différent des précédentes lois d'amnistie.
Les mass media, en particulier la télévision, comme les porte-parole des différentes formations ont en effet pris position et il apparaît que ce type de loi fait désormais l'objet d'une attaque quasi générale.
En outre, le contexte est à la recherche de la sécurité et l'opinion publique voit donc d'un mauvais oeil l'amnistie de certaines catégories de condamnation.
Dans le même temps, notre système pénal, Jean-Jacques Hyest l'a souligné, est de plus en plus rigoureux : d'année en année, le code pénal aggrave les sanctions et la liste des délits et des crimes ne cesse d'augmenter. Dès lors, la répression fait figure d'élément principal alors que le pardon - terme plusieurs fois utilisé - ne semble plus à l'ordre du jour.
Je crois que c'est une erreur. Les mass media et l'opinion publique se trompent quand ils estiment que l'amnistie est hors du temps et ne correspond plus aux nécessités de l'époque moderne.
Tout d'abord, il convient de relever quelques éléments de forme.
Première remarque, on assiste à une confusion grandissante dans les différentes lois portant amnistie entre les contraventions, les délits et les crimes.
La contravention, d'après notre Constitution, relève de la compétence gouvernementale. Or la loi portant amnistie, votée par le Parlement, porte sur les contraventions. C'est une anomalie juridique qu'il importe de souligner. Dans certains pays, les infractions administratives, qui tiennent lieu de contraventions, font l'objet d'amnisties purement administratives, solution que nous pourrions peut-être envisager à terme.
Sa deuxième remarque concerne le très long article 13, dans lequel sont énumérées les exceptions aux règles posées dans les douzes premiers articles. Sur le plan purement législatif, c'est, me semble-t-il, une mauvaise technique que d'énoncer d'abord les principes, puis les exceptions. A l'avenir, il faudrait faire disparaître les exceptions en ne retenant que les principes, lesquels fixeraient par eux-mêmes le champ des exceptions. Une telle présentation simplifierait les lois d'amnistie et les rendrait sans doute plus compréhensibles.
Le plus grave est cependant la confusion qui règne à l'heure actuelle dans l'opinion publique entre de nombreux concepts : l'amnistie, la grâce amnistiante, la grâce et, plus important encore, le principe de non-rétroactivité lorsque le Parlement adopte une loi pénale plus douce.
La loi portant amnistie recouvre, je l'ai dit tout à l'heure, les délits et les contraventions, mais aussi - doivent-elles réellement relever d'une telle loi ? - les fautes disciplinaires et professionnelles. La confusion ainsi entretenue dénature dans l'opinion publique la loi d'amnistie.
Quant à la grâce amnistiante, elle permet au chef de l'Etat d'aller plus loin que la grâce, puisque celle-ci n'efface pas les condamnations. L'amnistie, au contraire, remet le casier judiciaire « à zéro ».
Chacun le sait, la dénaturation de la loi d'amnistie découle du fait que l'essentiel - 90 % - des amnistiés sont des contrevenants au code de la route, qui, pour la plupart d'entre eux, ont mal garé leur véhicule ; situation qui a empiré de loi d'amnistie en loi d'amnistie.
Depuis le vote de la première loi d'amnistie de la Ve République, le nombre de conducteurs automobiles s'est en effet accru, entraînant une multiplication des infractions, à laquelle la généralisation depuis 1958 des parcmètres et autres éléments de ce genre a aussi beaucoup contribué. On a été ainsi amené à dire, notamment lors du vote des lois d'amnistie de 1988 et de 1995, que l'amnistie était nécessaire pour désengorger les services du ministère de la justice et ceux du ministère des finances qui ne parvenaient plus à encaisser les contraventions et les amendes !
L'engorgement de ces services est un problème qu'il faudra un jour résoudre autrement que par l'amnistie, car elle crée, à la veille de chaque élection présidentielle, une situation qui ne devrait plus se reproduire : la coexistence de trois catégories de citoyens.
Première catégorie : le bon citoyen, celui qui paie ses amendes au fur et à mesure. Celui-là, à ma connaissance, le Trésor ne le remboursera pas, amnistie ou pas !
Deuxième catégorie : le citoyen qui est également un bon citoyen en ce sens qu'il connaît nos institutions qui sait qu'il y aura une amnistie - c'est la tradition, la règle - et qui décide une fois pour toutes, à partir du 1er janvier 2002, de ne plus payer ses contraventions. Celui-là est en règle avec sa conscience, avec la Constitution et avec nos lois.
Troisième catégorie : le citoyen qui, systématiquement, ne paie pas ses contraventions et que les services des finances ne parviennent parfois pas à retrouver. Celui-là, amnistie ou pas, ne paiera de toute façon pas ses contraventions. C'est, en quelque sorte, un contrevenant permanent.
Il faut mettre fin à ce système pour que l'amnistie représente à nouveau les valeurs qui, chacun l'a dit, devraient la caractériser : le pardon, la générosité, la tradition républicaine.
Je ne sais d'ailleurs pas si « pardon » est le terme adéquat. L'amnistie a une double filiation, à la fois grecque et chrétienne, qui se retrouve aussi dans la tradition musulmane, où l' aman est l'équivalent de l'absolution, terme qui me semble mieux convenir : lorsque l'on pardonne, on n'oublie pas, alors que, dans l'absolution, on oublie la confession, on passe l'éponge.
J'en viens là à la valeur fondamentale de l'amnistie, laquelle devra d'ailleurs sans doute être déconnectée à l'avenir de l'élection présidentielle, ne serait-ce que parce que le quinquennat rapprochera désormais un peu trop les échéances. On risque ainsi d'oublier la finalité de l'amnistie, d'autant que, de cinq ans en cinq ans, le champ d'application de celle-ci sera encore restreint pour ne plus couvrir à terme que les infractions au stationnement non gênantes !
Or, quels sont l'intérêt et le but de l'amnistie dans un système politique comme le nôtre ? On l'a un peu oublié. On a parlé de la générosité, de la cohésion nationale et de la restauration de la communauté. Il est une autre dimension qu'il faut rappeler : le condamné, en particulier à des peines criminelles ou à des peines délictuelles de longue durée, doit - surtout quand il a accompli sa peine - pouvoir repartir de zéro. Or, tant que son casier judiciaire lui interdira l'accès à tel emploi, telle profession ou tel métier, ce sera impossible.
Notre société, à un moment donné, doit donc tourner la page. Elle doit faire confiance à celui qui, après avoir accompli sa peine, « redémarre ». C'est, dès lors, un citoyen comme les autres, sans casier judiciaire.
M. Lucien Lanier, rapporteur. Très bien !
M. Patrice Gélard. Cette dimension de l'amnistie a progressivement été perdue de vue : la réintégration du délinquant qui a exécuté l'intégralité de sa peine et qui a apporté la preuve de sa volonté de se réinsérer dans la société.
L'amnistie joue en effet un rôle pédagogique essentiel en termes de réinsertion sociale du délinquant, de l'exclu. On retrouvera ainsi une des grandes valeurs républicaines dont on lit le nom au fronton de tous nos édifices publics : la fraternité.
M. Lucien Lanier, rapporteur. Très bien !
Je conclurai en disant que toutes les grandes démocraties sans exception pratiquent l'amnistie. Dans toutes les démocraties, c'est le Parlement qui vote l'amnistie alors que c'est généralement le chef de l'Etat ou celui du gouvernement qui exerce le droit de grâce. Il faut conserver ces outils démocratiques essentiels, car sans l'amnistie et le droit de grâce, il n'y aurait plus de République ! ( Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste. - M. Georges Othily applaudit également.)
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je veux d'abord remercier M. le rapporteur de la qualité de son travail sur ce sujet un peu austère qui, à l'évidence, suscite moins l'enthousiasme de l'opinion publique qu'en d'autres temps...
A M. Fischer - mais ma réponse vaut aussi pour d'autres orateurs -, je dirai que la question qui se pose à nous aujourd'hui ne doit pas être posée pour le passé. Le débat sur l'amnistie - je le dis sincèrement et sans aucun esprit polémique, monsieur Sueur - doit avoir lieu avant une élection présidentielle.
Soyons en effet convenables à l'égard de nos concitoyens ! La plupart des candidats - en tout cas MM. Jospin et Chirac, et M. Jospin tout particulièrement - se sont déclarés clairement et très précisément en faveur de l'amnistie, en allant jusqu'à détailler les infractions, en particulier en matière routière, qui devraient ou ne devraient pas être visées. Je trouve un peu inconvenant que ceux qui ont soutenu M. Jospin - à moins que vous ne fassiez partie, monsieur Sueur, des socialistes qui n'ont pas voté pour lui ! (M. Jean-Pierre Sueur fait un geste de dénégation) - viennent, au lendemain des élections, expliquer qu'il ne faut pas amnistier. C'est, je crois, une mauvaise habitude d'une partie de la classe politique française que de dire après les élections le contraire de ce qui a pu être dit avant.
Nous nous accordons pour penser qu'il faut être un peu raisonnables quant au champ de l'amnistie. L'évolution en la matière est nette depuis 1981, année de la grande amnistie. Je n'en dirai rien, nous en avons tous le souvenir, s'agissant en particulier d'antiterrorisme... En 1988, la loi d'amnistie est devenue plus raisonnable. En 1995, son champ a été très fortement réduit.
En 2002, je vous propose, au nom du Gouvernement, une amnistie encore plus limitée.
Cette réduction correspond, je l'ai dit dans mon propos introductif, aux attentes de nos concitoyens. Il appartiendra aux candidats aux prochaines élections présidentielles de nous dire à l'avance ce qu'ils feront - et je suis convaincu qu'ils s'y tiendront.
M. Fischer a également évoqué une amnistie à plusieurs vitesses. Prenez garde, monsieur Fischer, à rester en cohérence avec certaines des propositions émises, en particulier, par le groupe communiste à l'Assemblée nationale, lesquelles tendaient, me semble-t-il, plutôt à accentuer le côté « plusieurs vitesses » !
M. Sueur a évoqué le problème du principe de l'amnistie ; je viens de lui répondre. Je voudrais, d'une manière un peu plus large, indiquer que je ne crois pas du tout que fermeté et amnistie soient contradictoires. Ce que nous voulons faire en matière de lutte contre l'insécurité - et cela correspond au souhait non pas seulement, il me semble, de la majorité parlementaire, mais de l'immense majorité des Français - ne me paraît absolument pas en contradiction avec l'idée qu'il puisse y avoir une amnistie. Ce qui est indispensable, c'est d'appréhender et de juger. Une fois que le jugement est intervenu, on peut très bien décider d'une forme de pardon - mais je sais que M. le rapporteur n'aime pas ce mot, parlons donc plutôt d'amnistie -, qui est une façon, pour les pouvoirs publics, pour la société, de tourner la page et de redonner une chance aux intéressés. Je suis en tout cas, pour ma part, convaincu qu'il n'y a pas nécessairement de contradiction, et c'est un peu ce qu'a voulu montrer M. Delfau.
Plus largement et bien au-delà de ce qui nous occupe aujourd'hui, je crois qu'une société doit se réserver les moyens, à certains moments, d'effacer et de tourner la page. Il ne faudrait pas que ce débat amène le Parlement à imaginer qu'il doit renoncer, pour l'avenir, et ce définitivement, à l'amnistie. Je pense que ce serait une profonde erreur. Voilà quelques années encore, le Parlement a été conduit à amnistier des actes graves, afin de restaurer la concorde nationale. Il faut garder cela à l'esprit, et ne surtout pas dire : « plus jamais d'amnistie ». Ce serait une très lourde erreur !
M. Othily a évoqué en particulier la nécessité de prendre en considération l'évolution des valeurs de notre société. Je partage son point de vue, et je lui dirai que c'est bien dans cette optique que nous avons essayé de construire ce projet de loi.
M. Lecerf, quant à lui, a stigmatisé, à juste titre, l'amnistie rampante résultant des difficultés de fonctionnement de la justice pénale. Ce faisant, il a donc abordé par anticipation le débat qui nous réunira en fin de semaine, mais je peux d'ores et déjà lui indiquer que le projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice que nous avons élaboré vise bien à répondre aux préoccupations qu'il a exprimées.
M. Hyest s'est interrogé sur le principe même de l'amnistie et sur sa pertinence aujourd'hui. Nous avons veillé à être très raisonnables, et c'est la raison pour laquelle je partage tout à fait sa conclusion.
Par ailleurs, monsieur Delfau, ne me blâmez pas pour des intentions que je n'ai pas eues ! Jugez-moi sur mes actes, c'est déjà bien suffisant : vous voyez à quoi je fais allusion ! Rien n'est caché et il n'existe aucune intention secrète.
Enfin, je fais miennes les analyses de M. Gélard quant au rôle joué par l'amnistie dans la société.
En conclusion, je le répète, ce projet de loi est modeste. Il correspond aux engagements qui ont été pris par le Président de la République, et c'est donc avec beaucoup de sérénité et de conviction que je vous le soumets, mesdames, messieurs les sénateurs. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

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