M. le président. La parole est à M. Bernard Seillier.

M. Bernard Seillier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le recours à la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, fût-elle clairement annoncée à l'avance, pour passer outre le refus référendaire, suscite une véritable gêne. Ne sommes-nous pas dans le registre des chartes octroyées au peuple, qui, inversant la démarche démocratique, peut avoir des conséquences plus graves que l'effet même du refus populaire ?

L'argument avancé pour justifier le recours à une telle procédure est principalement fondé sur le fait que l'isolement de la France et la nécessaire relance de la construction européenne constitueraient des cas de force majeure. Or ces deux arguments ne sont pas convaincants.

La vie, quelle qu'elle soit, continue, et ce n'est pas la forme des institutions qui crée la liberté et la vie. C'est l'inverse. Les institutions doivent respecter la source de la vie ainsi que la liberté de la pensée et de l'existence des personnes et des peuples. Le moteur n'est pas au sommet, mais sur le terrain. La vie n'est pas quantité, mais qualité.

La démocratie doit avant tout être substantielle et ne pas se contenter d'être formelle.

On ne peut non plus considérer l'isolement comme une tare en soi que si l'on a déjà renoncé à toute hiérarchie des valeurs à défendre.

Être isolé parce que l'on a commis un délit est tout à fait différent du fait de l'être parce qu'on défend une position juste. On ne peut pas considérer qu'être isolé est en soi rédhibitoire, sauf si l'on privilégie la dynamique constructiviste par rapport à une dynamique éthique et politique. Or c'est bien là en définitive que se fondent les divergences légitimes entre deux conceptions de la construction européenne, au point que la forme actuellement privilégiée pourrait se révéler ultérieurement avoir été celle de sa dissolution.

Le principe inspirateur de la construction européenne consistait, il y a cinquante ans, à créer des liens économiques étroits entre les États-nations de l'Europe occidentale pour empêcher toute exaspération conflictuelle entre eux.

L'évolution du monde a complètement changé la donne, au point de faire apparaître aujourd'hui deux types de menaces totalement différentes de celles qu'avaient en tête les initiateurs du traité de Rome ; je veux parler de la guerre commerciale et du terrorisme.

La véritable question est donc aujourd'hui de savoir quelle est la meilleure réponse à donner aux conditions de demain.

Je pense personnellement que la suprématie des réseaux de coopération et de coordination politique, économique et sociale correspond plus à la nécessité du temps que la formation de grands ensembles d'exaspération des compétitions inégalitaires, et donc injustes, sous couvert de liberté.

De tels ensembles risquent, en outre, d'être perçus par les autres peuples comme des menaces belliqueuses. La puissance des réseaux, des coopérations et des coordinations me semble plus conforme aux exigences de l'ère d'Internet, à l'instar des microordinateurs qui ont succédé aux énormes machines des années soixante.

L'Europe a un autre rayonnement à faire valoir dans le monde, aux peuples de notre époque, qui attendent autre chose qu'une réponse en termes de structuralisme et de bureaucratie tatillonne.

Il faut nourrir la construction européenne de valeurs humaines pratiquée à tous les niveaux, et pas seulement affirmées dans les textes.

Les pétitions de principe, les catalogues de bonnes intentions sont sans fécondité, surtout quand ils sont en contradiction avec la manière d'appliquer le principe de subsidiarité.

La subsidiarité imposerait que soient mieux définies des compétences partagées ou attribuées aux nations et à l'Union européenne.

Il est spécifié dans le traité de Lisbonne que les parlements nationaux auront leur mot à dire au cas où la subsidiarité serait remise en cause. Mais, ici encore, il s'agit d'une subsidiarité octroyée, c'est-à-dire définie par le sommet. Ne faudra-t-il pas, en effet, réunir la majorité des Parlements concernés, c'est-à-dire mettre en minorité le pouvoir central, pour faire valoir son droit ?

Une grande confusion règne sur cette notion de subsidiarité faute d'admettre qu'elle n'est pas principalement procédurale, mais qu'elle est indissociable de l'essence même de la démocratie, et plus profondément encore de ce qui fonde le sens de la participation des citoyens et des familles à l'organisation de leur destin.

Cela implique que, pour chaque catégorie de problèmes, soit reconnue une compétence au niveau le plus adéquat à partir du terrain, et que soient respectées les valeurs de civilisation sur lesquelles repose la volonté de vivre ensemble. Ce peut être un échelon local, national, international, européen ou mondial, selon la nature du problème.

Seule cette mise en perspective générale exigée par notre époque permet de concevoir un autre dynamisme que celui de la forme de gouvernance kafkaïenne mise en oeuvre depuis plusieurs décennies.

C'est en ce sens que, rassembleur déterminé, démocrate affirmé, européen convaincu, mais pas exclusivement, je ne peux approuver la démarche actuelle qui prétend construire l'Europe, car je pense sincèrement qu'elle en ruine les véritables potentialités et la fécondité ! (M. Bruno Retailleau applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Michel Mercier.

M. Michel Mercier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, j'expliquerai, de la façon la plus brève possible, pourquoi mon groupe votera en faveur du projet de loi autorisant la ratification du traité de Lisbonne et pourquoi nous acceptons que cette autorisation ait lieu par la voie parlementaire.

Placé entre nos collègues Bernard Seillier et Bruno Retailleau, je sais que la tâche ne sera pas facile pour moi ! (Sourires.)

M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. Ce n'est pas confortable !

Un sénateur de l'UMP. Les arguments de Bernard Seillier ne nous ont pas convaincus !

M. Michel Mercier. Le traité de Lisbonne, M. le rapporteur l'a excellemment dit, présente un certain nombre d'avantages. Néanmoins, il conserve un certain nombre d'ambiguïtés. Il faut éviter d'être trop béat d'admiration devant ce texte et ne pas oublier les questions qui restent pendantes et ne sont pas résolues par lui.

Très naturellement, s'agissant d'en autoriser la ratification, la voie parlementaire qui a été retenue nous semble justifiée. Il s'agit, en effet, de modifier des traités dont l'autorisation de ratification a été donnée par la voie parlementaire et qui n'ont pas fait l'objet d'autres modes de ratification que celle que nous utilisons ce soir.

La modestie du traité de Lisbonne justifie toute à fait cette procédure. Il s'agit en réalité de faire produire aux traités existants tous leurs effets, dans une Europe à vingt-sept, et de rendre efficaces des institutions qui ne le sont plus aujourd'hui.

En revanche, si demain une autre étape européenne devait être franchie, si l'on reparlait de Constitution, de symbole, d'une Union européenne plus forte, il serait tout à fait naturel de demander aux peuples, et d'abord au peuple français, de se prononcer.

M. Jean-Luc Mélenchon. C'est ça ! Des colifichets pour le peuple !

M. Michel Mercier. Aujourd'hui, il s'agit simplement de faire fonctionner ce qui ne fonctionne plus.

Tel qu'il nous est proposé, le traité de Lisbonne présente trois séries d'avantages.

Tout d'abord, il remet la France dans le circuit européen, ce qui est essentiel. Il n'y a jamais eu de construction européenne sans que la France, avec l'Allemagne, joue un rôle moteur. Depuis l'échec du référendum sur le traité constitutionnel, la France est en dehors du circuit européen, de la pensée européenne, de la construction européenne. Il y a quelques mois, des chefs d'État se sont réunis à Madrid en dehors d'elle. Il est totalement inimaginable de laisser l'Europe se construire sans nous. Le traité de Lisbonne marque donc le retour de la France dans la construction européenne. C'est, pour nous, un avantage tout à fait remarquable.

Le deuxième avantage du traité de Lisbonne est qu'il donne à l'Europe, composée de vingt-sept États membres, les moyens de travailler. Sur ce point également, des progrès ont été réalisés. Ils ont été soulignés par les différents orateurs et je n'y reviendrai pas. Il s'agit de la mise en place de dispositifs plus simples, plus clairs en matière d'organisation des institutions, de mode de votation au sein du Conseil, etc.

Par ailleurs, ce traité permettra à l'Europe de travailler dans de nouveaux domaines, là où les citoyens européens l'attendent : l'énergie, la coopération judiciaire et policière, les questions d'immigration, de contrôle aux frontières. Ce sont de nouvelles politiques que l'Europe pourra mettre en oeuvre grâce au traité de Lisbonne.

Le troisième avantage du traité de Lisbonne est qu'il constitue une avancée de la démocratie européenne. La critique véhémente souvent faite à l'Europe est qu'elle est lointaine, technocratique. Comment pouvait-on faire pour remettre de la démocratie dans l'Europe ?

Le traité de Lisbonne corrige le traité de Nice s'agissant du poids relatif de chacun des États ; c'est un progrès. Désormais, on tiendra compte de la population réelle de chaque État et donc de ce qui est le fondement même de la démocratie : un homme, une voix. Ce principe sera mieux appliqué dans le fonctionnement de l'Union européenne grâce au traité de Lisbonne.

Les pouvoirs du Parlement européen augmentent ; le domaine des codécisions devient de droit commun. Il s'agit d'une avancée démocratique évidente.

Le rôle des parlements nationaux est réaffirmé, ce qui donne un contenu concret à la notion de subsidiarité.

Certes, il n'est pas facile de faire jouer le principe de subsidiarité. Mais, comme en bien d'autres domaines, il nous appartiendra de nous organiser en tant que parlement national pour faire jouer au traité toutes ses potentialités et éviter de reporter sur les institutions de Bruxelles ce que nous aurions pu faire localement.

Au demeurant, ce traité ne règle pas tout et soulève des problèmes.

Ainsi, quelle sera la place du président du Conseil européen, celle du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ? Quels seront les rapports entre le président du Conseil européen, le Haut représentant et le président de la Commission ?

Si, habituellement, il appartient aux institutions de canaliser la fougue et la passion des individus qui les font vivre, s'agissant des institutions du traité de Lisbonne, il faudra toute la sagesse des individus qui rempliront les postes essentiels prévus par ce texte pour que ce qui constitue des ambiguïtés ne devienne pas, demain, des sources de désaccords institutionnels à l'échelon de l'Europe.

Conscient de ce qu'apporte le traité de Lisbonne, de la possibilité qu'il donne à la France de jouer à nouveau son rôle traditionnel dans la construction européenne, mais tout aussi conscient des problèmes qu'il pose, mon groupe votera en faveur de ce projet de loi de ratification. (Applaudissements sur les travées de l'UC-UDF et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau.

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je peux rassurer Michel Mercier, qui a fait aimablement allusion à deux de ses collègues à l'instant : je ne suis pas béat devant ce traité ! (Sourires.)

Il aura donc fallu moins de deux ans pour qu'on nous resserve, par la petite porte parlementaire,...

M. Dominique Braye. La porte parlementaire n'est pas une petite porte !

M. Bruno Retailleau.... le contenu du traité constitutionnel, qui était sorti par la porte du référendum !

Si, malheureusement, l'Europe se construit sans les peuples, on risque d'encourager la méfiance qui se manifeste en France à chaque élection européenne. L'abstention dans notre pays est trois fois plus forte aux élections européennes qu'aux élections présidentielles.

C'est également le cas dans d'autres pays. Par exemple, en Bulgarie, lors des dernières élections européennes, en mai 2007, le taux de participation s'est élevé à 29 %. Le déficit démocratique est donc bien présent.

Peut-on y remédier, mes chers collègues, en passant subrepticement sur la décision du peuple et en adoptant un traité, certes compliqué, mais qui nous ressert la même « sauce » que le traité constitutionnel ?

En réalité, pour reprendre l'expression qu'a utilisée Hubert Védrine dans son livre, que vous avez sûrement lu, Continuer l'Histoire, il me semble que nous avons manqué une grande occasion, celle d'une triple clarification : clarification sur les pouvoirs entre le centre et la périphérie, entre les États membres et l'Union européenne ; clarification sur les frontières ; surtout, clarification sur le projet.

Je commencerai par la clarification sur les pouvoirs et sur les institutions.

Quand on lit la presse étrangère, on constate que tous les Gouvernements des pays où l'on a voté « oui » affirment que le nouveau traité est le même que le traité constitutionnel ! Ce texte, tout comme le traité constitutionnel, n'a qu'un seul objectif : renforcer la logique fédérale.

Tous les éléments constitutifs d'un super-État européen en devenir sont là : la personnalité juridique, le fait que désormais l'Union existe distinctement des État qui l'ont créée, la primauté du droit communautaire, y compris sur nos constitutions, encore une fois réaffirmée par le biais de la jurisprudence de la Cour de justice.

Il y a toujours plus de domaines de compétence dans lesquels les décisions sont prises suivant la règle de la majorité et non plus suivant la règle de l'unanimité. Nous sommes en train de construire une Europe boulimique.

Certes, je reconnais que l'Europe est légitime dans des domaines où les États restent impuissants, soit parce qu'il s'agit de domaines de dimension transnationale, soit parce que, en vertu du principe de subsidiarité, un certain nombre de problèmes doivent être traités à un échelon supérieur.

Mais, toujours aller dans le sens de l'abandon de souveraineté, c'est vouloir construire un certain type d'Europe, une forme d'Europe fédérale.

Un sénateur socialiste. Eh oui !

M. Bruno Retailleau. Les éléments constitutifs d'un État fédéral sont la monnaie, un service diplomatique. Au demeurant, on aura beau avoir un service diplomatique commun, ce n'est pas demain que le Royaume-Uni et la France partageront la même vision des rapports avec les États-Unis !

Les États européens du Nord ne sont pas près d'avoir la même conception de la politique méditerranéenne, cher Jacques Blanc. Il se passera également du temps avant qu'un Polonais ait la même préhension qu'un Allemand ou un Français du rapport avec la Russie.

Donc, on peut construire en commun et faire fonctionner l'Europe, mais, un jour ou l'autre, les réalités créées par l'histoire, par la géographie, celles qui sont dans le coeur des peuples s'imposeront. Aujourd'hui, l'intérêt communautaire triomphe provisoirement : il n'y a plus, mes chers collègues, d'intérêt national, il n'y a plus que des égoïsmes nationaux qu'il faut absolument combattre.

J'ai entendu dire tout à l'heure qu'il fallait entreprendre des réformes dans notre pays. Certes, elles sont nécessaires, mais pour qu'elles soient portées, un élan est indispensable. On met un peuple en mouvement non pas en lui proposant d'augmenter la croissance de 1 %, mais parce qu'il a le sentiment d'une appartenance commune. S'il accepte de se « serrer un peu la ceinture », c'est parce qu'il a le souci des générations futures et peut-être aussi parce qu'il pense aux générations précédentes.

Il n'y a pas de clarification non plus sur les frontières.

L'Europe se détache des peuples, mais elle se détache aussi de tout territoire particulier. Les critères de Copenhague sont bien impuissants, mes chers collègues, à projeter sur la moindre carte du continent une délimitation, même si on ajoute le critère de la capacité d'absorption.

Le problème de la Turquie est pendant. Les mécanismes que vous allez voter tout à l'heure auraient pour conséquence, si, un jour, la Turquie était intégrée à l'Union, que le pays le moins européen serait celui qui pèserait le plus, peut-être avec l'Allemagne, au sein du Conseil, au Parlement européen, et sans doute aussi celui qui nous coûterait le plus cher en matière d'intégration.

Ce problème turc, vous l'avez posé, monsieur le secrétaire d'État, puisque vous remettez en cause l'article 88-5 de la Constitution - chaque opinion est respectable - que Jacques Chirac avait imaginé pour nous convaincre que les deux questions, celle de la Constitution et celle de la Turquie, étaient séparées.

À l'époque, je n'avais pas, bien entendu, voté cette révision constitutionnelle. Mais faut-il croire que, demain, une nouvelle révision constitutionnelle interviendra, visant à supprimer cet article ? Peut-être nous l'indiquerez-vous, mais il faut le dire au peuple ; il convient de jamais agir de façon détournée.

La réalité, c'est la question des frontières : il faut dire ce qu'est l'Europe, où elle commence et où elle finit. Je crois que cette incertitude est à la base d'un certain nombre d'incompréhensions.

La troisième clarification qui fait défaut, malheureusement, concerne le projet européen. Quelle Europe voulons-nous ? Une Europe anglo-saxonne, simple zone de libre-échange ?

M. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'État. Non !

M. Bruno Retailleau. Une Europe messianique, qui serait une sorte d'avant-garde d'une humanité en voie d'unification et dont nos institutions seraient une sorte de préfiguration ?

M. Bruno Retailleau. Un universalisme cher à la démocratie chrétienne, cher Michel Mercier ?

Une Europe bruxelloise, super-État technocratique, alors que, dans nos collectivités, pour la moindre décision, nous nous heurtons déjà aux injonctions tatillonnes de Bruxelles ?

Je veux bien la grande aventure européenne, mais où est-elle lorsque le Président de la République lui-même se fait rappeler à l'ordre par Bruxelles parce qu'il a le projet ambitieux d'une Union méditerranéenne ou parce qu'il veut aider les pêcheurs de notre pays ? Nous sommes contraints, cher Josselin de Rohan, de construire des usines à gaz pour éviter de nous faire taper sur les doigts par les technocrates de Bruxelles !

M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. On n'a pas construit d'usine à gaz !

M. Bruno Retailleau. Mais où va-t-on ? C'est nous qui sommes responsables de cette situation ; on ne peut pas à la fois déplorer les effets et renchérir les causes.

On ne nous dit pas où l'on va, ni comment on y va. De mécanisme en machinerie institutionnelle, on voit bien se profiler, en filigrane, une unité en devenir, qui doit rester confidentielle, en tout cas dans une prudente indécision au sens étymologique : « Y penser toujours, n'en parler jamais » !

Longtemps, on a cru que l'union économique permettrait de forger l'union politique. Comme l'a écrit Ernest Renan, un Zollverein n'a jamais fait une patrie.

Il a donc fallu changer de méthode et, depuis quelques années, on tente de dépasser le fait national par le droit, un peu comme Jürgen Habermas et son « patriotisme constitutionnel. » Certes, mais les hommes ne sont pas uniquement des êtres de raison ; ils ont une histoire, ils tendent vers une destinée commune, ce ne sont pas des monades totalement désincarnées !

Le point d'inflexion de l'Europe, cette Europe technocratique telle qu'elle apparaît aujourd'hui, se situe aux environs de Maastricht. Pendant une longue période, les États nations et l'Europe se sont développés de façon assez harmonieuse, en tout cas dans un concert mutuel. Puis, un infléchissement s'est produit et, progressivement, l'instrument s'est détaché des corps nationaux. La créature a pris vie et s'est détachée de ses créateurs.

On ne peut pas créer un destin commun en se fondant exclusivement sur des mécanismes institutionnels et juridiques ; il y faut un grand élan collectif. C'est la raison pour laquelle je voterai contre le projet de loi autorisant la ratification du traité de Lisbonne. (Mme Paulette Brisepierre et M. Bernard Seillier applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Mauroy.

M. Pierre Mauroy. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, depuis cinquante ans, les Européens ont engagé une construction originale qui n'a aucun équivalent dans le monde. Au fil des années, ils ont bâti à six, puis à neuf, puis à quinze et désormais à vingt-sept, un ensemble juridique, économique, social et politique, fondé sur les valeurs de la démocratie et des droits de l'homme.

Certes, rien n'est encore achevé, tout est encore imparfait. Mais, au fil du temps, l'Union européenne a assuré à ses habitants un relatif bien-être social et est devenue la première puissance économique mondiale.

Mais surtout, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les peuples européens vivent en paix, une paix renforcée sur le continent en 2004 avec l'adhésion de dix nouveaux États membres issus de l'ex-Europe de l'Est communiste. C'est, à mes yeux, la réussite majeure de l'Europe, que l'on ne rappelle jamais assez et qu'il faut à tout prix préserver.

M. Gérard Longuet. C'est vrai !

M. Pierre Mauroy. Malgré cette réussite exceptionnelle, les citoyens européens doutent de l'efficacité de la construction européenne. Il en résulte, chez un nombre grandissant d'entre eux, au mieux une certaine indifférence, au pire des réactions de rejet, comme celles des Français et des Néerlandais en 2005.

On évoque souvent, pour expliquer cette attitude, l'opacité du fonctionnement des institutions, l'éloignement des instances de décision, la bureaucratie « bruxelloise », l'élargissement réalisé trop rapidement, l'essoufflement du projet des Pères fondateurs, l'absence de projets mobilisateurs et, surtout, le déficit démocratique de l'Union.

Il est certain que le débat institutionnel européen a duré trop longtemps et a trop mobilisé les énergies, au détriment de réalisations plus concrètes qui auraient pu rencontrer l'adhésion des citoyens au projet européen.

Le premier mérite du traité, dit traité de Lisbonne, qui nous est soumis est de clore pour un certain temps cette longue période de réflexion, de querelle, sur l'évolution et l'efficacité des institutions de l'Union.

Ce traité, s'il est adopté avant la fin de l'année par les vingt-sept États membres - ce que je souhaite -, devrait permettre d'enrayer la crise de confiance qui a suivi l'échec du traité constitutionnel en 2005, après les « non » français et néerlandais, et favoriser la relance de la dynamique européenne en sommeil depuis deux ans.

II le pourra d'autant plus qu'il est le résultat d'un compromis signé, pour la première fois, par les vingt-sept chefs d'État et de gouvernement de l'Union, à Lisbonne, le 13 décembre dernier.

Certes, comme tout compromis, il ne satisfait totalement personne, et notamment pas les socialistes français. Ce traité manque de souffle, et « l'esprit européen » n'est pas vraiment au rendez-vous ! On est revenu à un exercice classique de type intergouvernemental négociant des « modifications » aux traités existants.

Pour autant, comme tout compromis, il présente des aspects positifs que je rappellerai brièvement.

En premier lieu, il modifie notamment le traité de Nice, toujours en vigueur, dont tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il n'est pas satisfaisant. L'objectif est faible, mais c'est, hélas ! la réalité dans laquelle nous retomberions si, par malheur, était effacé ce que nous sommes en train de construire.

Les dispositions institutionnelles du traité de Lisbonne vont permettre d'améliorer de façon substantielle l'équilibre et le fonctionnement des institutions, les modes de prise de décision, les droits des citoyens et la démocratie au sein de l'Union élargie.

En effet, une architecture plus équilibrée et plus démocratique est instaurée entre les trois principales institutions.

D'abord, le Parlement européen - et nous y attachons beaucoup d'importance - monte en puissance, avec l'accroissement du nombre de ses membres afin de prendre en compte l'arrivée des nouveaux États membres. Les parlementaires européens seront désormais 750, le nombre des représentants de chaque État étant établi en fonction de la taille de sa population.

Le rôle du Parlement européen est renforcé aussi par l'extension de la procédure de codécision avec le Conseil des ministres à quarante nouveaux domaines législatifs. Cela est de la plus grande importance. En fait, la quasi-totalité de la législation européenne sera adoptée par le Parlement européen, mis sur un pied d'égalité avec le Conseil des ministres représentant les États membres.

Il lui reviendra, en outre, d'investir le président de la Commission ainsi que le collège qu'il aura formé, en tenant compte de la majorité politique issue des élections européennes. Cela est également primordial.

Enfin, les parlements nationaux vont devenir des acteurs de la construction européenne, puisqu'ils se voient attribuer un rôle inédit de contrôle du respect du principe de subsidiarité. À ce titre, ils bénéficient désormais d'un « droit d'alerte précoce » en cas de dépassement de ses prérogatives par la Commission.

Ce nouveau droit accompagne la clarification qu'effectue le texte entre les pouvoirs de l'Union et ceux des États membres en distinguant trois catégories de compétences : les compétences exclusives de l'Union, où elle seule légifère - union douanière, politique monétaire, établissement des règles de concurrence, etc. - ; les compétences partagées entre l'Union et les États membres ; enfin, les compétences d'appui, c'est-à-dire les domaines où les États demeurent compétents, mais dans lesquels l'Union européenne peut apporter son appui.

Les parlements nationaux disposent, enfin, d'un « droit d'opposition » à la « clause passerelle », qui permet d'étendre la majorité qualifiée à des domaines jusque-là régis par la règle de l'unanimité. Cette innovation est importante, car l'avenir de l'Europe, vous le savez, se joue aussi dans ce passage de la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée.

M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Tout à fait !

M. Pierre Mauroy. En outre, alors que la cohésion territoriale est affirmée comme objectif à part entière de l'Union, les conséquences administratives et financières des propositions de la Commission sur les budgets des collectivités territoriales seront examinées et le comité des régions pourra être consulté. Je ne sais pas si cette notion est importante mais, en tout cas, c'est la première fois qu'elle est mise en avant, ce que je considère comme positif.

Ces dispositions nouvelles rapprochent ainsi les débats nationaux de ceux de l'Union.

De son côté, la composition de la Commission est revue de façon à privilégier l'intérêt européen par rapport à l'addition des intérêts nationaux. Cette modification, qui ramènera le nombre des commissaires à dix-huit - au lieu de vingt-sept actuellement - devrait ne prendre effet qu'à partir de 2014.

Enfin, la création de la fonction de « président du Conseil européen », élu pour deux ans et demi et renouvelable une fois, qui ne pourra pas exercer de fonction nationale, donnera enfin un visage à l'Union et à la présidence une stabilité et une visibilité qui manquaient cruellement dans le système actuel des présidences tournantes semestrielles. Certains de nos collègues se sont demandé qui, de ces différents présidents, finirait par l'emporter ? Si la nouvelle fonction ne l'emporte pas, c'est qu'on aura mal choisi celui qui l'exerce !

M. Jean Desessard. Pourtant cela arrive, même en France !

M. Pierre Mauroy. Cela peut arriver, il faudra y prendre garde ! Mais je crois que la précaution prise devrait permettre de répondre à la question.

Sur le plan institutionnel, les avancées sont donc importantes. D'autant qu'elles sont complétées par d'autres dispositions permettant, elles aussi, une amélioration du fonctionnement démocratique de l'Union. Ainsi en est-il de la révision du mode de décision au Conseil des ministres, fondé sur la « double majorité » - 55 % des États membres et 65 % de la population. Ce système n'entrera en vigueur qu'en 2014, voire en 2017, mais concernera trente-trois nouveaux articles, notamment le contrôle aux frontières, la politique d'asile ou la gestion des fonds structurels.

Certes, la règle de l'unanimité demeure en vigueur pour la politique fiscale ou la politique étrangère. Mais cette dernière progresse malgré tout, avec la création d'un « haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité », disposant d'un service européen pour l'action extérieure, renforçant la présence et l'action de l'Union dans le monde.

Les socialistes considèrent aussi comme positive l'introduction d'une initiative citoyenne européenne : une pétition signée par un million de citoyens peut contraindre la Commission...

M. Pierre Mauroy.... à prendre des mesures dans un domaine où ils estiment son intervention nécessaire.

M. Robert Bret. C'est une interprétation abusive !

M. Pierre Mauroy. Dans le même sens, le traité favorise le développement du dialogue avec les associations et conforte le rôle des partenaires sociaux.

Le traité consacre aussi la possibilité de « coopérations structurées » réunissant un groupe d'États - on leur a accordé beaucoup d'importance et elles ont été au coeur des débats de ces dernières années - et institutionnalise l'Eurogroupe, permettant une meilleure coordination des politiques économiques, budgétaires et fiscales des quinze États membres de la zone euro.

Nous approuvons aussi les dispositions concernant la solidarité énergétique et environnementale européenne, le recadrage du principe de concurrence - qui avait joué un rôle important dans l'échec du traité constitutionnel -, la reconnaissance des services publics prévue dans le protocole adjoint au traité, le renforcement de la coopération judiciaire et policière et du cadre d'action de la défense européenne.

Enfin, l'Union est dotée de la personnalité juridique. Ses valeurs fondatrices sont rappelées dans le préambule du traité comme étant « universelles et indivisibles » : respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit, droits de la personne, droits de l'enfant, tolérance, justice, solidarité, citoyenneté, égalité entre les femmes et les hommes. Ce sont peut-être des mots, mais ce sont des mots qu'on aime entendre et ils ont été repris dans le traité !

Ainsi, l'Union européenne se définit non pas seulement comme un espace économique, mais aussi comme un espace de droits, porteur de valeurs humanistes et sociales, comme nul autre au monde, il faut le souligner !

Malgré ces aspects positifs, force est de constater les graves faiblesses du traité et ses lacunes indéniables. Pour ma part, je regrette certains abandons effectués à la demande de quelques États membres, Grande-Bretagne et Pologne notamment. J'ouvre une parenthèse pour observer que, chaque fois qu'on énumère les caractéristiques de ce traité, la Pologne et surtout la Grande-Bretagne y jouent un rôle de frein excessif ! Il est parfaitement clair, sur ce plan, qu'une mobilisation des Européens s'impose pour changer cet état de fait !

M. Robert Bret. Il faut les exclure !

M. Pierre Mauroy. Ces deux pays ont refusé que soient mentionnés dans les textes les symboles de l'Union que sont le drapeau, l'hymne ou la devise. Certes, là n'est pas le plus important, mais je crois à la force des symboles pour convaincre. Je regrette cette manie de supprimer tout ce qui irait dans le sens de la création d'une entité qui dépasserait nécessairement les nations existantes sans leur porter un préjudice inacceptable.

M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. Très bien !

M. Pierre Mauroy. On peut regretter aussi le report de la mise en application de certaines dispositions à 2014, voire à 2017, qu'il s'agisse, on l'a vu, du mécanisme de la double majorité pour la prise de décision au Conseil des ministres ou de la composition de la Commission.

On peut regretter encore les nombreuses dérogations aux dispositions communes ouvertes à certains États membres, toujours les mêmes, notamment dans le domaine de la justice et des affaires intérieures et dans celui de la Charte des droits fondamentaux. Ces dérogations concernent essentiellement la Grande-Bretagne et touchent au coeur de l'engagement européen. Il faudra s'assurer que cette souplesse ne se réalise pas au détriment des droits, de la sécurité juridique et de l'égalité entre les citoyens européens, autrement dit, qu'elle ne porte pas atteinte à la citoyenneté européenne en devenir.

Surtout, les socialistes regrettent vivement que la Charte des droits fondamentaux ne soit pas intégrée au traité, même si les droits qu'elle proclame se voient reconnaître une force juridique contraignante et si une « clause sociale générale », de large portée, est instaurée.

L'Europe sociale, pour laquelle les socialistes se battent depuis le début, les citoyens européens l'attendent. C'est l'une des raisons fondamentales, liée à un juridisme excessif étalé partout, du rejet par la France du traité constitutionnel qui lui était proposé.

M. Guy Fischer. On en reparlera !

M. Jean Desessard. Il ne fallait pas appeler à voter pour !

M. Pierre Mauroy. Incontestablement, on peut vanter la construction européenne, mais si le peuple est malheureux et vit l'Europe comme une aggravation de sa condition, il est évident qu'il réagit en manifestant son opposition, ce qui s'est produit et risque de se reproduire sur bien des sujets internationaux, si l'on n'y prend pas garde !