Mme Nathalie Goulet. Ce n’est pas fini !

M. André Boyer. … ce qui nous a contraints à un mode de financement pour le moins singulier de ce programme décisif.

Enfin, la mise en place de réelles bases de défense suppose, pour être à la hauteur des enjeux, des dépenses d’infrastructures prévisibles et très importantes. Nous nous accommodions en effet, jusqu’ici, dans les emprises actuelles, de bâtiments certes souvent chargés d’histoire, mais de ce simple fait peu adaptés, très difficiles à maintenir en bon état et souvent, d’ailleurs, mal entretenus.

Ces quelques chapitres majeurs ne prétendent cependant pas à l’exhaustivité.

Face aux dépenses que je viens d’évoquer, quelles économies pouvons-nous déjà mettre en balance ?

Les réductions d’effectifs, pour être significatives, devront s’étaler sur six ans. Le Livre blanc précise que les restructurations ne devraient faire sentir leurs effets qu’au bout de trois ou quatre ans.

Quant aux programmes d’armements, une fois encore étalés ou reportés, ils souffraient déjà d’une insuffisance patente de financement et n’offrent que des perspectives d’économies limitées, tout entières affectées aux besoins nouveaux.

À cet égard, monsieur le ministre, que représente le différé de la décision sur le second porte-avions en termes financiers, alors que nous avons cofinancé des études de définition de ce programme avec les Britanniques et que nous avons procédé à la commande des catapultes aux États-Unis ?

Quelles sont les priorités d’équipement de notre pays, et à quoi devons-nous renoncer pour préserver l’essentiel ? Je ne suis pas certain que le Livre blanc réponde complètement à cette question.

S’agissant des besoins importants de la marine nationale, en particulier, dont les crédits font l’objet, depuis plusieurs années, de reports cruellement ressentis, permettez-moi de rappeler mon attachement – partagé, je n’en doute pas ! – à la préservation d’une marine océanique, instrument de souveraineté, mais aussi facteur majeur de sécurité près de nos côtes ou sur toutes les mers du globe. En clair, il s’agit de toutes les missions qui ressortissent de l’action de l’État en mer, comme le précise d’ailleurs le Livre blanc.

Ce dernier préconise également la réaffectation intégrale, au profit des équipements, des économies engendrées par les restructurations. Il est difficile cependant d’identifier la source des 3 milliards d’euros d’économies qui viendraient abonder le budget d’équipement de nos forces. Je ne demande bien sûr qu’à être rassuré par vos éclaircissements quant au volume et à l’affectation des économies dégagées sur les trois prochaines années.

Ma préoccupation est d’autant plus vive que notre horizon en matière de défense reste, j’en suis convaincu, étroitement lié au grand projet de faire de l’Europe de la défense un acteur majeur et autonome.

Force est de constater que, dans ce domaine, nous sommes encore bien seuls, et sans doute peu convaincants. Notre ambition et notre propre détermination sont un moteur indispensable. Seul un effort budgétaire national crédible peut nourrir notre capacité d’entraînement et faire progresser cette Europe de la défense, qui implique la relance du projet de 1999 en termes de capacités, de conduite des opérations et de planification à l’échelon européen.

En effet, ce qui intéresse nos rares partenaires éventuels ne se limite pas aux intentions affichées, aussi louables soient-elles, ou aux déclarations de principe. Notre pouvoir de conviction repose, n’en doutons pas, sur le contenu de nos propositions et leur cohérence avec notre propre politique.

Les annonces du Livre blanc concernant notre réintégration dans l’OTAN, laquelle, j’en conviens, changerait peu de choses à l’implication, déjà grande, de notre pays dans cette alliance, ne risquent-elles pas, de ce point de vue, d’être interprétées comme un renoncement ?

Certes, nous sommes confrontés à une réforme difficile, qui impose des choix douloureux. Ne pas les formuler clairement, à l’échelon tant national qu’européen, puisque nous appelons de nos vœux une Europe de la défense, mettrait en péril la réforme elle-même, et la sécurité qu’elle veut et qu’elle doit assurer à notre pays. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur certaines travées de lUC-UDF.)

M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.

M. Yves Pozzo di Borgo. « Il faut que la France ait une épée ; il faut que ce soit la sienne ! », avait un jour déclaré le général de Gaulle.

M. le président. Bonne citation !

M. Yves Pozzo di Borgo. N’oublions pas l’éminente réflexion menée par la Haute Assemblée, tout au long de notre histoire et de ses évolutions successives, pour que nous gardions cette épée.

Déjà, en 1818, à la chambre des Pairs, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr souhaitait adapter la capacité de nos armées à la nouvelle donne diplomatique en Europe : ce fut une réussite.

Ensuite, en 1867, au Sénat, le maréchal Niel tenta en vain de faire évoluer les mentalités, alors que l’armée coloniale avait pris trop d’importance par rapport à l’armée métropolitaine : ce fut un échec, dont nous avons connu les conséquences.

Ce fut ensuite la grande loi réussie de 1872, avec la conscription nationale remise à l’honneur, la construction d’un grand réseau de fortifications, la modernisation de nos équipements et, au bout du chemin, la victoire de 1918.

Il y eut encore la loi, finalement désastreuse, de 1928, élaborée sur l’initiative du maréchal Pétain et qui aboutit à une stratégie défensive, à la réalisation de la ligne Maginot, à la sclérose des mentalités et au désordre de 1940. Nous ne devons jamais l’oublier et nous souvenir, au-delà des décisions politiques, qu’il s’agit, pour nous, de faire le meilleur choix au service de la patrie et de la République.

Ce choix, le général de Gaulle le fit un jour pour la France en décidant d’instaurer une force de dissuasion nucléaire. Ma famille politique le combattit longtemps sur ce sujet, notamment lors du vote de la loi de 1963, le contexte géopolitique étant alors complètement différent de celui que nous connaissons à l’heure actuelle. Mais, il faut le reconnaître – nous le faisons d’ailleurs depuis longtemps –, en devenant une puissance nucléaire, la France resta fidèle à son message universel et à son destin politique. Cette situation donne aujourd’hui à notre pays une garantie ultime contre l’agression majeure d’un État étranger, sans doute peu imaginable de nos jours, mais toujours possible.

Aujourd’hui, nous voilà de nouveau au rendez-vous de notre histoire. La France ne doit pas se tromper de chemin, et nous sommes ensemble ce soir pour faire les bons choix.

La France est et demeure une puissance nucléaire. Il ne faut jamais y renoncer ; c’est une priorité. Nous maintenons notre double panoplie nucléaire balistique et aéroportée. Nous avons raison de laisser un possible adversaire dans le doute concernant la qualité et la diversité de notre frappe nucléaire.

Cependant je m’interroge, monsieur le ministre, sur le sort de nos bases aériennes affectées à cette mission, sur leur implantation géographique et sur leur modernisation. Quel avenir pour Luxeuil-Saint-Sauveur, qui fut, en 1963, notre première base aérienne opérationnelle ? Le missile balistique est la principale composante de notre dissuasion nucléaire. Cependant, avec quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et six sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, nous avons atteint une limite à ne pas franchir, sinon nous mettrons en jeu notre crédibilité. Nous devons revenir à un schéma de six sous-marins lanceurs d’engins, conformément au triptyque : mission, réserve et réparation.

J’en viens à la nécessité de bien équiper nos forces conventionnelles pour un conflit de nature classique, peu probable aujourd’hui, mais dont l’éventualité doit faire l’objet d’une réflexion.

Notre histoire militaire est pleine de conflits estimés peu probables, de la bataille de Crécy et des bombardes anglaises en 1346 à la crise de Suez et à la menace nucléaire soviétique en 1956.

Le char Leclerc, de conception classique, est un fleuron de notre cavalerie blindée et une réussite de notre industrie d’armement. Le Rafale et le Mirage 2000 sont indispensables à notre capacité aérienne.

Vous avez énoncé, monsieur le ministre, une évidence. Dans l’immédiat, notre armée de terre doit s’adapter aux conflits modernes, qui nécessitent une force projetable en six mois de 30 000 hommes, de la Mauritanie à l’Afghanistan.

Notre pays se trouve en effet dans une zone de dangers immédiats. J’entends bien les critiques, mais j’attends les solutions de recours : les conflits du XXIe siècle sont plus au Sud qu’à l’Est. Nous devons protéger nos communications, nos ressortissants et nos approvisionnements.

Sur ce dernier point, je ferai une simple remarque concernant la Turquie : la distribution de la moitié des réserves mondiales de gaz passe par ce pays, qui est devenu un nouveau carrefour de la stratégie énergétique.

Nous devons donc nous protéger avec une force professionnelle, équipée, mobile et capable de déclencher un feu surprenant et décourageant pour l’adversaire. D’un point de vue stratégique, cet aspect représente une orientation majeure du Livre blanc.

Toutefois, ne négligeons pas pour autant ce qui fait la richesse de notre armée. La force alpine, par exemple, a besoin d’être partie prenante à cette modernisation.

M. Didier Boulaud. Il n’y en aura plus !

M. Yves Pozzo di Borgo. Nos bataillons alpins sont stationnés à Annecy, à Bourg-Saint-Maurice, à Chambéry, à Besançon et à Barcelonnette. On dit les deux dernières implantations menacées, mais peut-être allez-vous nous rassurer, monsieur le ministre.

Loin de moi cependant l’idée de croire à une éventuelle difficulté avec nos amis Italiens ! C’est en Afghanistan que nous voyons à quel point la guerre de montagne demeure une réalité. La chaîne des Alpes constitue, à cet égard, un terrain d’entraînement inégalé. À mon sens, la guerre alpine constitue un élément indispensable pour un corps expéditionnaire projetable.

Doter notre espace aérien de 300 avions polyvalents de type Rafale ou Mirage 2000, dont 270 en ligne, est une bonne décision. Vous savez très bien que notre aviation de transport et de ravitaillement a connu des manquements. À cet égard, je rappellerai l’exemple de l’opération de Kolwezi en 1978.

Il nous faut également, me semble-t-il, faire des efforts pour améliorer notre situation d’observation. Le Livre blanc insiste d’ailleurs sur la protection de nos satellites.

Hier, la plupart d’entre vous, mes chers collègues, du moins ceux qui n’étaient pas en séance, ont regardé le match de football à la télévision. (Mme Isabelle Debré rit.) Ce qui m’a surpris, c’est la fragilité d’une chose qui nous semble acquise : du fait d’un simple orage, la moitié de l’Europe est devenue pratiquement sourde et muette !

Imaginez une telle situation pour nos satellites. Certes, nous disposons de techniciens, mais la protection de nos satellites est fondamentale pour l’avenir.

Enfin, j’insiste sur la nécessaire qualité de notre défense aérienne. Nous sommes toujours tenus en éveil par le risque de n’importe quelle attaque aérienne sur des sites sensibles. Je n’en dirai pas plus par souci de confidentialité, mais cela doit rester pour le Gouvernement une préoccupation permanente. Ce n’est pas l’administrateur de la Tour Eiffel qui dira le contraire !

J’aborderai maintenant un sujet plus délicat : le sort de la marine nationale, dans sa conception classique. Ce sur quoi le Livre blanc n’insiste pas assez, c’est sur le fait que la France dispose dans l’hémisphère Sud d’une zone maritime territoriale aussi importante que l’Europe. Or, on le sait très bien aujourd'hui, la mer est en quelque sorte l’avenir du monde. Il est évident que la marine nationale participe à la protection de cette zone.

La France ne peut donc pas se contenter d’un unique regroupement aéronaval pour des raisons d’économie. Chacun le comprendra aisément : laisser, pour d’indispensables réparations, un porte-avions pendant dix-huit mois à quai implique qu’un autre porte-avions puisse être engagé en haute mer. La solution passe-t-elle par l’Europe ou par une mutualisation avec les Britanniques ? La question n’est pas tranchée, mais il est vrai que ce problème est important.

Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la flotte de surface : elle constitue un élément majeur de l’inflexion stratégique engagée par le chef de l’État.

Le 14 novembre 2006, lors d’un colloque au Sénat – je suis sans doute le seul à me le rappeler ! –...

M. Jean-Pierre Raffarin. Mais non ! (Sourires.)

M. Yves Pozzo di Borgo. … j’avais avancé l’idée d’une garde nationale permettant de ne plus couper complètement notre jeunesse de l’effort de guerre. Avec un service volontaire court permettant une formation professionnelle complémentaire, il y aurait là matière à renouveler nos conceptions en matière de défense opérationnelle du territoire.

M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. Cela coûte cher !

M. Yves Pozzo di Borgo. Chacun en est conscient, la roue de l’illusion a tourné. En 1968, le général Ailleret parlait de défense « tous azimuts ». La formule était blessante et injuste pour nos amis Américains, nos amis fidèles, nos alliés de toujours, ceux qui nous ont sauvés deux fois et avec lesquels nous partageons une même communauté de destin. Le 4 avril 1949, avec le traité de l’Alliance atlantique, et le 6 Avril 1949, avec celui de l’OTAN, nous avons maintenu en Europe occidentale la paix et la prospérité.

La rentrée militaire complète dans l’OTAN, bien que les structures aient changé, est une initiative heureuse du Président de la République et un pas en avant de la défense de l’Europe.

Centriste, j’ai été formé par Jean Lecanuet, votre prédécesseur, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, qui a toujours souhaité que notre défense repose sur deux piliers, le pilier européen et le pilier de l’Alliance atlantique. Vous comprendrez donc d’autant plus aisément pourquoi je suis ravi que le Président de la République ait pris cette décision, car il a retrouvé ce faisant l’ancienne conception des centristes sur ce sujet. (M. le ministre sourit.)

Mais il ne faut pas se tromper d’objectif. Le Pacte de Varsovie a été dissous et la recherche d’un partenariat stratégique avec l’immense Russie est indispensable. Je rejoins en cela ce que disait M. le président de la commission : l’OTAN doit s’adapter à cette nouvelle donne et il est nécessaire qu’elle réfléchisse à ses conceptions et à ses ambitions stratégiques.

Nous étions ensemble en Russie. Nous avons constaté à quel point les Russes étaient irrités par l’affaire de l’Ukraine et de la Géorgie. J’ai trouvé très important que le Président de la République, avec les cinq pays fondateurs de l’Europe, ait pris la position qu’il a prise sur cette demande d’élargissement.

Évitons les provocations inutiles : l’installation de missiles en Europe centrale sans concertation avec les Européens rappelle de mauvais souvenirs à Moscou – je ne suis pas sûr que ce soit très heureux – et affaiblit la position de ceux qui, en Russie, veulent se tourner vers l’Ouest.

L’objectif de rééquilibrage de nos finances publiques ne peut pas se faire au détriment de notre effort de défense. Hors pensions et gendarmerie, nous ne dépensons que 1,65 % de notre PIB, contre 2,33 % pour le Royaume-Uni. C’est trop peu, nous ne devons pas baisser notre garde.

S’il faut faire des économies, faisons-les sur les personnels civils et les dépenses d’administration générale ; réalisons des économies d’échelle. L’inversion du ratio entre forces opérationnelles et administration générale que vous proposez, monsieur le ministre, est un très bon objectif et servira de test pour mesurer la réussite de votre politique.

Il faut également une plus importante revalorisation du patrimoine, qui doit être vendu au meilleur prix – cette question est importante –, ainsi qu’un surcroît de rigueur du contrôle général.

Je ne veux pas reprendre la presse satirique, qui s’est fait l’écho, à tort où à raison,...

M. Hervé Morin, ministre. À tort !

M. Yves Pozzo di Borgo. ... de dépenses inutiles de nos forces en Côte d’Ivoire, mais c’est à surveiller.

À ce point de mon propos, je devrais en venir à la politique des personnels, mais, plutôt que de « personnels », je préfère parler des recrues, de celles et ceux qui donnent leur temps, leur vie même, puisqu’ils sont prêts au sacrifice suprême pour la France.

Respectons et honorons ce choix : accompagnons humainement ces femmes et ces hommes dans leurs parcours. Il est insupportable que des retours prématurés à la vie civile pour des mesures d’économie budgétaire se traduisent par un passage à l’ANPE et le départ d’un logement social à loyer modéré. C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui et l’amertume est alors bien naturelle. Monsieur le ministre, permettez à l’élu parisien que je suis d’attirer votre attention sur une situation dont il connaît beaucoup d’exemples.

Nous avons choisi la professionnalisation des armées, mais ceux qui se sont enrôlés demeurent à mes yeux des soldats de la République, nos soldats, les soldats de la France. Le projet de garde nationale que j’ai évoqué tout à l’heure pourrait être une voie intéressante de dégagement.

Monsieur le ministre, madame le ministre, mes chers collègues, je terminerai mon propos sur les perspectives d’avenir qu’il nous faut trouver.

Après la « Guerre à la guerre », ce fut le fameux « Arrière les canons », ajouté un jour par Aristide Briand à Genève. N’oublions pas que nous demeurerons des humanistes. Si nous voulons la paix, nous préparons la guerre. Mais rappelons-nous que le message de la France est un message de paix.

Prenons des initiatives en matière de désarmement : il est des armes nouvelles cruelles, qu’elles soient chimiques, biologiques, antipersonnelles ou incendiaires. N’hésitons pas à convaincre la communauté internationale de les supprimer.

N’hésitons pas non plus à faire des propositions en matière de plafonnement des dépenses militaires. Décourageons les pays où la faim rode à dépenser inutilement dans le domaine militaire. Rappelons-nous que la France n’est pas seulement celle des soldats de l’An II, mais qu’elle est aussi celle de la Déclaration des droits de l’homme.

Monsieur le ministre, c’est la troisième fois en un demi-siècle que la France a un ministre de la défense centriste : Pierre de Chevigné, qui a nourri la réflexion militaire de notre courant politique, François Léotard et vous-même. Le groupe de l’Union centriste-UDF du Sénat suit avec attention votre parcours gouvernemental et vous assure de son soutien amical. Notre combat commun est d’assurer la paix, d’affermir la liberté et de conforter la démocratie.

Vous avez en charge, monsieur le ministre, selon la belle formule de nos marins « le sort des armes de la France », mais vous n’oubliez pas, je le sais, que ce sont aussi les armes de l’Europe. (Bravo ! et applaudissements sur les travées de lUC-UDF et de lUMP.)

M. le président. La parole est à M. Didier Boulaud.

M. Didier Boulaud. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le ministre, mes premiers mots seront pour exprimer un regret.

Oui, je regrette que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ne fasse pas l’objet d’un véritable débat au Parlement suivi d’un vote. Les conclusions de ce texte, déjà avalisées par le Président de la République, auraient dû subir l’analyse et l’étude minutieuses des commissions parlementaires.

Nous avons à la place une simple opération de communication destinée à mettre en lumière les décisions prises par le chef de l’État.

C’est cette méthode, peu respectueuse à l’égard des droits du Parlement et en conséquence méprisante à l’égard de l’opposition, qui nous avait conduits, ma collègue députée Patricia Adam et moi-même, à démissionner de la commission du Livre Blanc.

Ce n’était pas tant le travail intellectuel de la commission que nous mettions en cause que le fait de trouver régulièrement exposés dans la presse des engagements qui venaient conditionner les travaux en cours : la réforme des services de renseignement, la création d’une base navale à Abu Dhabi, l’envoi de renforts en Afghanistan, la réinsertion dans le commandement intégré de l’OTAN, la poursuite du rattachement de la gendarmerie au ministère de l’intérieur, la réduction d’un tiers de la composante nucléaire aéroportée, la préparation des réductions des implantations territoriales des unités militaires sans concertation avec les élus, la réduction du format des armées...

Bref, cette commission est devenue, malgré la qualité de ses membres et la bonne tenue de ses travaux, le registre notarial des annonces et des décisions du Président de la République.

Pis encore, dans le même temps, l’exercice de révision générale des politiques publiques, la RGPP, était mis en œuvre, sans transparence, avec comme finalité principale la réduction drastique des fonctions « soutien et logistique interarmées », la réduction du format et l’externalisation pour réaliser des économies.

Entre l’enclume de l’Élysée et le marteau de la RGPP, les belles envolées intellectuelles issues des débats du Livre blanc furent asservies, comprimées, conditionnées. Conscients de la nécessité impérieuse d’une véritable réforme de notre dispositif de défense, nous ne voulions pas cautionner cette entreprise peu soucieuse du respect des droits du Parlement.

Toujours convaincu de la nécessité d’un grand débat national et européen sur les questions de défense, de sécurité, de politique étrangère, je n’ai cessé de réclamer qu’une discussion suivie d’un vote ait lieu au Parlement sur le Livre blanc et sur ses conclusions. Cela aurait servi, en outre, à faire émerger de la discussion, de l’échange et du vote, un consensus le plus large possible, qui eût été source de légitimité pour les nouvelles modalités de notre défense.

Une série de courtes interventions comme ce soir encadrées par la parole ministérielle n’est pas un véritable débat parlementaire : il s’agit plutôt d’un rituel destiné à se donner bonne conscience et à permettre ensuite au pouvoir exécutif de « communiquer », en faisant croire à l’opinion publique que le Parlement a délibéré.

Or, ici et maintenant, point de délibération et point de vote ! Nous voilà devenus, monsieur le président, une Haute Chambre d’enregistrement !

Il est d’ailleurs étonnant que, cet après-midi, les divers groupes de l'Assemblée nationale aient chacun bénéficié d’une heure pour intervenir, alors que, ce soir, au Sénat, nous sommes limités à un quart d’heure ! J’ajoute que, si nous sommes très flattés de la présence de plusieurs membres du Gouvernement – quatre au début du débat, deux maintenant –, c’est le Premier ministre qui nous était promis, comme à l'Assemblée nationale… Je m’étonne encore, monsieur le président, de cette différence de traitement entre les deux assemblées.

J’insiste : un nouveau Livre blanc était nécessaire. Il l’était parce que le contexte stratégique s’est transformé depuis 1994 et parce que, ces dernières années, la crise financière qui guettait la défense menaçait l’ensemble du dispositif de sécurité. Il était nécessaire aussi parce que la France se devait de prendre le virage vers une véritable Europe de la défense.

Nécessaire, ce nouveau Livre blanc était devenu même obligatoire, parce que, après les formidables bouleversements intervenus avec la professionnalisation des armées, il était urgent de recréer, peut-être même de refonder, les bases du lien armée- Nation, de reconsidérer le statut des militaires en avançant vers de nouveaux droits mieux adaptés à leur nouvelle situation de professionnels au service de la Nation.

Or, dès le départ, cet exercice avait manqué sa cible, puisque la rédaction du Livre blanc aurait dû être couplée avec un exercice de même nature au niveau européen. La présidence française de l’Union européenne aurait été l’occasion rêvée. À la place, nous avons eu un travail franco-français !

Quinze petites minutes ne me permettront pas d’analyser de manière exhaustive le Livre blanc. Je choisirai donc quelques points frappants de ce texte volumineux et foisonnant.

Parlons d’abord du nerf de la guerre.

Le dernier Livre blanc, « cuvée 1994 », était obsolète ; le modèle d’armée proposé, dit « modèle 2015 », était devenu une coquille vide de sens et son financement, inapproprié. D’ailleurs, le Président de la République le reconnaît dès la préface de son Livre blanc : « Le modèle d’armée 2015 [...] s’est révélé à la fois inadapté et inaccessible ».

J’avais averti en ce sens à plusieurs reprises le gouvernement précédent. À l’époque, Mme Michèle Alliot-Marie nous répondait, sous les applaudissements de la majorité UMP, que tout allait bien, que moyennant seulement quelques ajustements le modèle 2015 était viable et que les finances de la défense tenaient la route.

Comment est-il possible de découvrir subitement autant de trous dans l’armure et de s’apercevoir, en 2007, que, pour les besoins en équipements, il fallait financer un surcroît annuel de 6 milliards d’euros en moyenne pendant six ans, à verser à partir de 2009 ?

Je constate aujourd’hui que si, entre 2003 et 2008, les dépenses d’équipement n’ont pu être financées comme prévu, c’est parce qu’elles n’avaient pas été évaluées à leur juste niveau lors de la programmation initiale.

Ces sous-évaluations concernaient le lancement de programmes nouveaux, le maintien en condition opérationnelle des matériels et les coûts des programmes en cours.

Voilà l’héritage, qui est aussi votre bilan !

Or cette situation pèse et pèsera sur la politique de défense et de sécurité de la France.

Aujourd’hui, vous devez, monsieur le ministre, répondre aux sévères critiques portées contre votre politique de défense et de sécurité. Elles ne viennent d’ailleurs pas que des rangs de l’opposition.

La critique s’exprime dans les journaux, elle se murmure dans les casernes : j’ai ainsi pu lire récemment que votre politique conduit au « déclassement militaire » de la France.

Ne vous trompez pas, monsieur le ministre, mes propos ne sont pas empreints de mauvaise joie, schadenfreude disent les Allemands. Reconnaissez tout de même qu’il est savoureux de constater que, après que vous avez fait porter, vous et vos amis, des accusations injustifiées sur les socialistes et sur leur action en matière de défense, ce soit sur vous aujourd’hui que tombe une si grave interpellation !

Même si je ne les partage pas dans leur intégralité, certains rudes diagnostics posés sur votre politique de défense ne peuvent pas être éliminés de notre discussion d’un simple revers de main disciplinaire.

La tribune publiée par des généraux et des officiers supérieurs, parue dans le Figaro, doit être versée au débat. Ils écrivent : « Une réduction prévisible et sans imagination du format des armées, à peine compensée par d’hypothétiques innovations technologiques et organisationnelles : il y a comme une imposture à présenter ces résultats comme un progrès dans l’efficacité de l’instrument militaire. » Ce n’est pas rien !

D’ailleurs, cette expression publique de militaires pose aussi, en passant, des questions sur la possibilité pour ces fonctionnaires militaires d’exercer des droits élémentaires d’expression démocratique. Cet aspect, escamoté en 2005 lors de la dernière réforme du statut général des militaires, est toujours d’actualité, je tiens à le souligner.

Ne nous trompons pas d’exercice ; malgré l’effort, théorique, du Livre blanc pour mettre en cohérence les missions et les moyens de nos forces, nous savons bien que les arbitrages en cours de réalisation sur les équipements et sur les formats des armées sont conditionnés par deux exercices, pas forcément convergents : la prochaine loi de programmation militaire et les budgets afférents, d’une part, et la révision générale des politiques publiques, la RGPP, d’autre part.

Je peux vous affirmer dès maintenant que les objectifs physiques et financiers mentionnés dans le Livre blanc risquent d’apparaître comme autant de vœux pieux quand seront connus la carte militaire, la liste des restructurations et les montants des crédits militaires et, hélas ! comme une façon de faire avaler aux militaires et aux personnels civils de la défense une potion très amère.

Votre politique ressemble à un acte de foi : « Croyez-moi, demain nous ferons mieux avec moins ! »

Ainsi en va-t-il du mystère des économies engendrées par les restructurations qui seront, selon le Livre blanc, « intégralement réutilisées pour la défense ». Je pense surtout que des dépenses devront être envisagées.

Monsieur le ministre, vous avez souligné que la réforme de la défense représente un effort sur six ans qui devrait permettre de dégager 2 milliards d’euros par an au profit des forces opérationnelles et de l’équipement des armées. Comment ferez-vous ? J’ai encore en mémoire le coût faramineux de la sous-évaluation de la professionnalisation qui avait « plombé lourdement », si je puis me permettre cette expression, les budgets de la défense après 1997

Je crains que l’on ne répète à nouveau les graves erreurs d’évaluation commises lors de la professionnalisation.

Mais il est un autre mystère, celui de la réduction de 54 000 postes au ministère de la défense, dont 46 500 concernent les armées et 7 500 le personnel civil et militaire des directions du ministère, notamment la DGA et le secrétariat général pour l’administration. Est-on certain que cette diminution majeure du format ne touchera pas les capacités opérationnelles ? À l’issue de l’exercice, aura-t-on une force ramassée, plus musclée et plus efficace et un recrutement de qualité sera-t-il maintenu ?

On nous parle de « mutualisation », « d’externalisation ». Quels sont les résultats des études d’impact, des évaluations et des prévisions réalisées en la matière ? Je suis convaincu qu’ils peuvent intéresser grandement les commissaires de la commission des affaires étrangères et de la défense.

J’approuve l’importance donnée, enfin, à la capacité d’avoir une vraie autonomie d’appréciation et de décision ; la fonction « connaissance et anticipation », qui existait déjà de facto, est ainsi revalorisée, et c’est une bonne chose.

Je serai particulièrement vigilant pour que l’annonce d’un effort massif d’investissement sur le renseignement soit suivie d’effet.

Évoquons, maintenant, l’analyse de la situation internationale.

Un effort considérable a été réalisé lors de ses travaux par la commission du Livre blanc. Les échanges furent riches et animés. Or, à la sortie, que trouve-t-on ? On trouve une Weltanschauung définie seulement à partir des craintes et des angoisses de l’Occident. Ainsi, la sécurité internationale semble devoir être conçue à partir de la seule supériorité des armes, de l’efficacité, ou par des systèmes de protection et de l’unité du camp occidental. À la place de la politique de bloc contre bloc, dont on sortait à peine en 1994, on trouve l’ébauche d’un affrontement entre blocs de civilisation.

Une sorte de pessimisme global apparaît face aux dynamiques qui modèlent l’ordre international ; toutes les évolutions mondiales sont perçues en tant que risques et menaces.

Aucune nouvelle perspective ne signale la possibilité de maîtriser les dangers par des politiques actives de prévention, de désarmement négocié ou par de nouvelles formes de régulation multilatérale résultant de solidarités, de coopérations et de concessions réciproques.

Les menaces incertaines, diffuses, sont présentées de manière confuse. Comment mieux armer la France comme l’Europe pour qu’elles se défendent mieux, si toutes les menaces, tous les risques se valent ? On peut citer les terrorismes et les pandémies grippales, la prolifération nucléaire et la guerre informatique, la criminalité et la privatisation de la violence...

Bref, après une présentation fascinante de l’état du monde, on ne voit pas se dégager nettement les outils conceptuels d’aide à la décision, ni les priorités opérationnelles.

Sur le plan de la politique internationale comme sur celui des menaces à la sécurité dite « nationale », on voit primer un discours sécuritaire, à la fois anxiogène et lourd de sous-entendus.

On pourrait alors expliquer qu’il est nécessaire de résoudre les conflits – je pense, notamment, à l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens, à la guerre en Irak –, qui nourrissent toute une gamme de conséquences violentes, et en arriver à la conclusion que, même si la solution aux problèmes, aux menaces et aux risques évoqués n’est pas toujours militaire, loin de là, il faut être prêt à assumer le prix militaire de notre insertion active et réactive dans le monde tel qu’il est. Pas la peine de faire du catastrophisme !

L’analyse stratégique du Livre blanc tend à énoncer les priorités militaires pour notre défense et donne la primauté à la mission de projection, en annonçant d’ailleurs un recentrage des dispositifs de défense sur un axe qui va de l’Atlantique à l’océan Indien. Les arguments avancés par le Livre blanc ont de la consistance.

Toutefois, sans le dire clairement, cette orientation fait le deuil de l’affirmation de la vocation mondiale de notre défense.

Certes, elle a le mérite de prendre en compte les limites de la puissance militaire française et de considérer la nécessaire défense de nos intérêts stratégiques dans le cadre d’une concentration de nos efforts en évitant les éparpillements de nos forces.

Mais pourquoi les orientations et l’axe défini de l’Atlantique à l’océan Indien semblent-ils être étrangement parallèles aux positions définies, il y a quelques années déjà, par l’administration Bush ?

Il est vrai que tout l’exercice a été orienté, dès le départ, par le parti pris de la réintégration complète au sein des structures militaires de l’OTAN placées sous commandement américain.