Mme la présidente. La parole est à M. Michel Billout.

M. Michel Billout. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à quelques jours des élections européennes, l’ordre du jour du Sénat nous appelle à débattre, sur l’initiative de notre collègue Richard Yung, de l’avenir de la politique sociale de l’Union.

Effectivement, il n’aura échappé à personne qu’autour de la dimension sociale de la construction européenne s’ancrent les attentes des peuples, ce qui fait donc de cette question un enjeu électoral majeur en cette période.

À ce titre, l’annonce récente par le président de la Commission d’un plan de relance sociale de 19 milliards d’euros confirme l’importance du sujet. Il est juste regrettable que cet acte, qui se voudrait emblématique, se résume au déblocage de crédits déjà programmés. Il s’agit donc là d’un geste purement médiatique.

De même, l’ensemble des candidats au Parlement européen revendique aujourd’hui avec force l’approfondissement de l’Europe sociale, fustige les dérives de la Commission et appelle à moraliser le capitalisme financier. On en oublierait parfois que beaucoup d’entre eux sont responsables de la construction de ce modèle européen ultralibéral.

En effet, cet apparent consensus cache bien évidemment des desseins très différents. Le leitmotiv de l’Europe sociale ne cesse d’être repris et énoncé comme une formule magique. Avant la prise de fonction de la présidence française de l’Union, le Premier ministre affirmait déjà la volonté du Président Sarkozy de faire de l’Europe sociale sa priorité politique.

Or, évidemment, il n’en a rien été : bien au contraire, alors que cette présidence a été bouleversée par la crise, aveu même de l’échec des politiques mises en œuvre par les institutions européennes, il n’a été à aucun moment question d’une quelconque remise en cause des dogmes libéraux.

Ainsi, les réponses à la crise se sont bornées au sauvetage du système bancaire et financier à grand renfort de dizaines de milliards d’euros, mais sans réelles contreparties, comme en témoigne la faiblesse du paquet de directives proposé pour une régulation des marchés financiers.

En revanche, pour ce qui concerne les garanties sociales, le Conseil européen n’a eu de cesse d’estimer qu’il s’agissait principalement d’une compétence des États membres.

Ainsi, alors qu’un Conseil européen extraordinaire sur les questions de l’emploi devait se tenir le 7 mai dernier, celui- ci s’est transformé en troïka pour la simple raison, affirmée et assumée par le Conseil européen, qu’il ne faudrait pas, à quelques semaines des élections européennes, laisser penser que l’Union serait compétente pour répondre à la crise sociale ! Cela illustre bien le manque d’ambition sociale de la Commission et du Conseil.

Si chacun appelle de ses vœux la mise en chantier de l’Europe sociale, celle-ci se réduit donc souvent à un simple mythe. En effet, après avoir pointé cette exigence comme une priorité politique, un autre consensus se dégage immédiatement. Il a trait, précisément, à l’impossibilité de mettre en œuvre une véritable Europe sociale.

Cette impossibilité est d’ailleurs relayée par le présent rapport qui en expose les deux raisons principales : d’abord, la difficulté d’obtenir un compromis satisfaisant des Vingt-Sept sur ces questions ; ensuite, le fameux principe de subsidiarité dans le domaine des compétences partagées.

En effet, le principe de subsidiarité a le plus souvent conduit l’Union soit à ne prendre les questions sociales que sous l’angle de la lutte contre les discriminations, soit à l’adoption de « soft law », c’est-à-dire de l’usage d’un droit non contraignant.

Pourtant, et contradictoirement, lorsque l’Union a souhaité imposer des mesures libérales et légiférer pour augmenter la durée légale du travail à 65 heures ou pour adopter le fameux principe du pays d’origine, elle s’est estimée compétente ! Il y a donc une ambiguïté coupable dans la faculté de l’Union à se décréter compétente ou non concernant ces domaines.

Au final, sur les questions sociales, les institutions européennes ont mis en place, au fil des années, tout un arsenal législatif visant à la mise en concurrence des travailleurs, des entreprises et des territoires. Ces pratiques ont conduit à la généralisation du dumping social, environnemental et fiscal puisque la compétitivité se fonde essentiellement sur la baisse des coûts salariaux.

Il est vrai, hélas, que l’Europe n’apparaît pas comme un outil de progrès social et que les citoyens en appellent à leur État afin de les protéger contre le dogme de la « concurrence libre et non faussée ».

À ce titre, si beaucoup d’entre vous, en cette période de campagne électorale, évoquent le refus par le peuple français du projet de Constitution européenne comme l’exigence d’une Europe sociale et le refus de l’ultralibéralisme, permettez-moi de vous rappeler que vous ne teniez pas le même discours quand il a fallu, le 4 février 2008, accepter en Congrès la ratification du traité de Lisbonne, simple avatar de feu la Constitution européenne ! Seuls les groupes communistes ont rejeté ce texte pour respecter le vote des Français.

Comment est-il possible de se targuer d’avoir compris les aspirations du peuple français, tout en continuant de penser que les Français se sont trompés en refusant l’application de ce traité, comme les Néerlandais et, plus récemment, d’une certaine façon, les Irlandais ? Il faut un minimum de sincérité dans nos débats !

Sur le fond, en effet, comment pouvez-vous juger que le traité de Lisbonne représente une avancée dans la construction de l’Europe sociale ? Au-delà des évolutions institutionnelles positives comme l’élargissement des domaines soumis au principe de codécision, le projet sous-tendu par ce traité reste manifestement antisocial !

La banque centrale reste indépendante, le pacte de stabilité demeure le socle de toute action publique, la libre circulation des capitaux est réaffirmée à l’article 26 du traité.

Comment envisager un quelconque développement des politiques sociales en dehors d’une réforme globale des politiques de l’Union qui ont conduit, sous prétexte de mise en œuvre de la fameuse notion de service d’intérêt général, à remettre en cause les services publics ?

Comment estimer possible, dans ce cadre, le développement des services publics puisque toute aide d’État reste proscrite par l’article 107 du traité ?

Au final, comme l’indique l’article 119, « l’action des États membres et de l’Union comporte l’instauration d’une politique économique conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ».

La messe est dite, et ce traité ne permet donc aucun progrès vers l’Europe sociale.

Dès lors, nous ne pensons pas que l’« harmonisation sociale rime avec l’Europe libérale ».

Nous ne pensons pas davantage que, comme il est prétendu dans le rapport, « une politique sociale soit un facteur de progrès, favorisant à moyen terme des gains significatifs de productivité ». Cette conception de l’utilité sociale n’est pas la nôtre. La raison d’être de l’Union n’est pas simplement économique ; elle correspond avant tout à un modèle de développement solidaire des peuples européens.

La question fondamentale est en effet là : l’Europe doit être utile pour ses peuples. Or, aujourd’hui, non seulement elle n’offre pas la garantie d’accès aux droits fondamentaux, mais, pis, elle se juge profondément incompétente pour mettre en œuvre une politique industrielle, pour agir contre les délocalisations, pour définir une politique sociale en vue d’harmoniser les conditions de travail des Européens.

Le rapport de notre collègue évoque également un renforcement du dialogue social permis par les institutions européennes, mais le cadre même des discussions est entaché par les politiques économiques menées.

La Cour de justice des Communautés européennes, notamment, considère que l’exercice du droit de grève est contraire à la liberté économique des entreprises !

On voit donc, une nouvelle fois, que la primauté du marché prévaut sur toute autre considération.

Certains nous diront qu’Europe sociale et Europe libérale ne sont pas antinomiques, et que nous pourrions même poser les bases d’une Europe sociale libérale, promesse d’une Europe de progrès et de liberté...

Au contraire, nous estimons que le nouveau document définissant la politique économique de l’Union tourne le dos à l’idée même de l’Europe sociale en préconisant la modernisation du marché du travail par la « flexisécurité » ainsi que la soumission de l’éducation aux besoins du marché du travail.

En effet, dans ce nouveau modèle social européen, il ne peut être trouvé de réponse aux besoins collectifs en dehors de l’institution d’un grand marché commun, soumis aux règles de la concurrence. Dans ce modèle, les services publics ne sont plus des outils de progrès garantissant à tous l’accès à des droits dits fondamentaux, mais doivent être simplement réservés aux plus démunis. Les autres citoyens, devenus des clients, peuvent disposer d’un service fourni par des opérateurs privés.

C’est donc le glissement d’une conception assurantielle à une conception « assistantielle ». Or nous estimons que le développement des services publics ne sert pas à corriger les dysfonctionnements du système libéral, qui est une machine à exclure, mais constitue bien au contraire un modèle de société de progrès.

Pour toutes ces raisons, nous militons pour un changement radical d’orientation des politiques européennes et, dans cette perspective, préconisons la mise en chantier d’un nouveau traité européen fondateur, dont les maîtres mots ne seraient pas « concurrence libre et non faussée », mais coopération et harmonisation sociale et fiscale.

Ainsi, nous proposons de troquer cette Europe des marchés, qui a lourdement failli, contre une Europe des peuples, qui reste à construire.

Nous proposons également, au-delà de la nécessaire mobilité des travailleurs, que prône le rapport, d’aller encore plus loin pour permettre cette Europe sociale.

En effet, nous demandons qu’à l’échelle européenne tous les instruments disponibles soient mis prioritairement au service de l’emploi, de sa qualité et de sa sécurisation, de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ainsi que de l’éradication de la précarité.

La promotion des capacités humaines par la formation, l’éducation, la santé, la culture, la recherche, le logement, des salaires décents, des conditions de travail humaines et des retraites dignes, doit devenir un objectif fondamental de l’Union.

Un autre type de production doit être impulsé, alliant développement humain, social et écologique, ce qui implique notamment la mise en œuvre des fonctions d’anticipation, de prévision et de programmation de la puissance publique.

Cela suppose de nouveaux pouvoirs d’intervention pour les citoyens à l’échelon européen, comme pour les salariés dans l’entreprise.

Cela suppose également, surtout dans la phase actuelle, la maîtrise du crédit pour orienter la gestion des entreprises dans le sens de ces nouvelles priorités.

Nous devons donc nous orienter vers une maîtrise publique du système bancaire pour parvenir à une politique européenne coordonnée en matière monétaire, qui mette au centre de la construction européenne une stratégie de l’emploi et de lutte contre le chômage.

À cette fin, les missions de la BCE doivent être transformées de manière que celle-ci soit mise au service des populations et soumise à un contrôle démocratique.

Face à la crise, il faut mettre en place, au niveau européen un vrai « bouclier social », permettant notamment de s’opposer aux plans de licenciements et aux délocalisations, mais aussi d’augmenter les salaires, les minima sociaux et les pensions.

Il faut donc, sans tarder, engager une harmonisation sociale par le haut, remettre en cause le dogme du libre-échange, développer des services publics européens; soutenir une politique industrielle respectueuse de l’environnement et créatrice d’emplois de qualité.

On se doit aussi d’œuvrer à une large redistribution des richesses, au moyen, notamment, de nouveaux dispositifs fiscaux.

Voilà les propositions ambitieuses que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen et des sénateurs du parti de gauche formulent pour une réorientation de l’Europe sociale vers la satisfaction des besoins et la garantie des droits fondamentaux des peuples européens. (Mme Bariza Khiari applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Anne-Marie Escoffier.

Mme Anne-Marie Escoffier. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, à la veille d’élections européennes dont le monde politique parle aujourd'hui beaucoup, bien qu’elles semblent n’intéresser que fort peu nos compatriotes – les sondages sont là, qui augurent un taux d’abstention record –, le débat qui nous est proposé sur l’initiative de notre éminent collègue Richard Yung est de la première importance.

On ne peut que se réjouir que notre Haute Assemblée s’interroge sur l’avenir de la politique sociale européenne, qui plus est à l’heure où la crise économique frappe de plein fouet nos pays.

Dans le contexte actuel, tout nous incite à penser que, sans volet social véritable, il n’y aura pas d’Europe lisible pour les peuples qui la composent.

Le groupe du RDSE partage, à l’évidence, cette façon de voir et fait pleinement sienne l’idée selon laquelle il ne peut y avoir de construction européenne sans une politique sociale forte, respectueuse de la liberté d’entreprendre, certes, mais exigeant aussi des États européens qu’ils soient, comme ils en ont le pouvoir et devoir, les garants absolus de la cohésion sociale et de la solidarité nationale.

L’intervention de l’Union européenne en matière sociale fait l’objet d’une forte attente des citoyens européens, en particulier des citoyens français, attachés qu’ils sont aux dispositions sociales dont ils bénéficient et qui sont jugées parmi les plus favorables. Je pense en particulier à l’assurance maladie, aux retraites garanties par l’État, à l’indemnisation du chômage, à la santé : autant de domaines protecteurs que nous envient beaucoup de nos partenaires européens.

Conjuguée à une situation économique assez favorable lors des premières années d’existence de la Communauté économique européenne, époque des « Trente Glorieuses », où le Vieux continent connaissait une croissance à deux chiffres, la diversité des traditions sociales des États membres a fait que l’Europe, à ses débuts, a manifesté une certaine timidité en matière sociale. En témoigne le traité de Rome, qui n’avait prévu de mesures contraignantes qu’en matière d’égalité des sexes.

Si l’Acte unique européen de 1986 introduisait quelques mesures destinées à protéger les travailleurs, la charte des droits sociaux fondamentaux, dite « charte sociale », promulguée quatre ans plus tard, fut un peu plus explicite, de même que le protocole social annexé au traité de Maastricht en 1992.

Cinq ans plus tard, le traité d’Amsterdam a enfin consacré l’emploi comme question d’intérêt communautaire et proclamé comme objectif la lutte contre les exclusions, tandis que la stratégie de Lisbonne, en 2000, visait à la réalisation du plein-emploi à l’horizon 2010.

Nous mesurons combien cette perspective s’est aujourd'hui éloignée pour l’Europe : sous l’effet de la crise, le nombre de chômeurs semble aller galopant tandis que le ralentissement économique ne peut manquer de nous conduire tous, tous pays d’Europe confondus, de la perplexité à l’inquiétude.

Ce constat étant dressé, il convient de se demander de quels outils l’Europe dispose pour répondre aux grands enjeux de notre xxie siècle, un xxie siècle où toutes les lignes sociales se déplacent, clairement soumises au phénomène de la mondialisation et à ses retombées tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques : mutations économiques, nouvelles formes prises par le travail et, en négatif, par le chômage ; mutations sociales, avec le problème – mais en est-ce un ? – de l’allongement de la durée de vie et son cortège de risques, dépendance, isolement des personnes âgées, fracture intergénérationnelle ; émergence de nouvelles valeurs éthiques modifiant notre cadre de vie, qu’il s’agisse de la famille, de la bioéthique, de l’intrusion informatique, laquelle soulève parallèlement la question de l’inclusion de populations ou, à l’opposé, celle des risques de rupture du principe du respect du droit à la vie privée.

Je pourrais allonger la liste de ces nouveaux défis qui montrent combien il est impératif que l’Europe ait, sur toutes ces problématiques, des outils bien préparés.

Il existe, en tout premier lieu, la consultation systématique des partenaires sociaux avant de présenter des propositions dans le domaine social, comme le prévoit le protocole sur la politique sociale annexé au traité de Maastricht, ainsi que la possibilité de négociation d’un accord par ces mêmes partenaires avant qu’interviennent les propositions de la Commission.

Viennent les instruments financiers : 11 milliards d’euros consacrés au domaine de l’emploi et des affaires sociales, soit 8,3 % des crédits, ce qui représente un montant d’intervention bien modeste si on le compare aux 56 milliards d’euros alloués, à bon droit, à l’agriculture.

Il faut néanmoins ajouter à ce montant les fonds de la politique de cohésion, soit 307 milliards d’euros pour la période 2007-2013, issus du fonds européen de développement régional, du fonds social européen et du fonds de cohésion.

Ces deux premiers instruments sont complétés par le programme PROGRESS, programme communautaire destiné à financer la promotion des actions de formation et le retour à l’emploi – soit 657 millions d’euros pour la période 2007-2013 –, et par le fonds européen d’ajustement à mondialisation, qui dispose de 500 millions d’euros pour la même période et soutient les travailleurs venant à perdre leur emploi au sein de secteurs économiques bouleversés par la modification des structures du commerce mondial résultant de la mondialisation.

Si j’ai voulu citer ces chiffres, c’est pour bien montrer que la politique sociale de l’Europe ne se réduit pas au néant dénoncé ici ou là.

Il n’en demeure pas moins que cette politique est encore insuffisante et que ses effets, localement et ponctuellement, sont bien mal appréciés.

Les quelques échecs récents sur la directive « temps de travail », sur la portabilité des pensions ou encore sur les règles relatives au congé de maternité sont là pour illustrer les difficultés rencontrées par l’Union européenne pour intervenir dans le domaine social.

Le principe de subsidiarité, introduit dans le traité de Maastricht, est souvent montré du doigt – l’exemple des Länder allemands est, en ce sens, révélateur –, mais il ne constitue pas le seul frein à l’Europe sociale que nous appelons de nos vœux et qui peine à se mettre en place : s’y ajoutent les antagonismes croissants entre États membres sur les contours de cette même Europe sociale. Il faut voir là les effets de cultures politiques différentes selon qu’on appartient à l’Europe du Nord ou du Sud, à l’Europe anglo-saxonne ou méditerranéenne, cette dernière étant celle qui comporte le plus grand nombre d’États véritablement favorables à une harmonisation sociale plus poussée.

Les élargissements de 2004 et de 2007, enfin, ne sont pas, eux non plus, sans conséquences sur l’action européenne en matière sociale, l’arrivée massive de nouveaux États risquant de se traduire par du dumping social à l’intérieur même de l’Union.

Cela explique pourquoi il est aujourd'hui très difficile de réunir un vote du Conseil à la majorité qualifiée sur les questions sociales, ce qui, du reste, conduit régulièrement la Cour de justice des Communautés européennes à intervenir pour pallier l’insécurité juridique née de l’absence de législation ou de disposition précise.

Malgré les préjugés de certains, en particulier les thuriféraires les plus acharnés du libéralisme absolu, l’Europe a besoin qu’on se préoccupe plus que jamais du social. Serait-il en effet concevable qu’aujourd'hui, alors que sévit la crise économique et sociale, on se préoccupât moins de ce domaine qu’en période plus prospère ?

N’est-il pas nécessaire que notre Europe réunisse toutes ses forces pour éliminer la pauvreté et la précarité, qui prennent aujourd'hui des visages si divers et restent trop souvent, par fierté, dissimulées ? Ne vaut-il pas mieux coordonner et harmoniser les législations sociales dans un pacte de convergence sociale ? N’avons-nous pas des devoirs à l’égard des personnes qui sont victimes des embûches de notre situation actuelle ? Ne nous faut-il pas, partout dans l’Union, préserver les droits familiaux, assurer un emploi aux travailleurs seniors, garantir le minimum vital aux personnes retraitées, harmoniser les retraites ?

Tous ces chantiers exigent, madame la secrétaire d'État, volontarisme et détermination.

Comment ne pas évoquer la politique européenne en matière de santé ? Au mois de mars 2002, le Conseil européen de Barcelone a adopté trois principes fondamentaux pour la réforme du système de santé : l’accessibilité pour tous, une haute qualité de soins, une viabilité financière à long terme ; trois principes qui faisaient de la politique de santé en France un modèle.

Au moment où la Haute Assemblée examine le projet de loi « hôpital, patients, santé, territoires », comment ne pas former le vœu que ces trois principes soient bien ceux qui président à la mise au point de ce texte et qu’on y trouve inscrit en lettres d’or qu’il n’est pas de plus haute valeur que le respect de la dignité humaine ?

M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme Anne-Marie Escoffier. Madame la secrétaire d'État, vous l’aurez compris, mes collègues du RDSE et moi-même nous interrogeons sur les perspectives de l’Europe sociale au moment où le traité de Lisbonne entre en vigueur. Une porte semble s’ouvrir, à tout le moins s’entrouvrir, vers le renforcement, au sein des États membres, de la défense des droits sociaux, de la lutte contre les exclusions sous toutes leurs formes et de la reconnaissance du rôle joué par les partenaires sociaux.

Madame la secrétaire d'État, il serait intéressant à plus d’un titre que vous nous livriez votre interprétation des textes sur ces divers points. Pourriez-vous surtout nous dire si le Gouvernement envisage d’aiguiller dans ce sens les futurs sommets européens ?

Il est temps, nous semble-t-il, que cesse cette oscillation chronique entre des effets d’annonce et des résultats modestes, trop modestes. Il est également temps d’en finir avec un mécanisme institutionnel européen qui a pour effet de bloquer toute évolution sociale.

Peu avant que nos compatriotes prennent, dimanche, le chemin des urnes, nous attendons dans cet hémicycle un signe fort, qui pourrait constituer un encouragement à continuer de croire en l’Europe et nous donnerait une bonne raison de nous battre pour elle. (Applaudissements.)

M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.

M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, il n’est pas du tout dans mes intentions de marcher sur les brisées de mon collègue Richard Yung ou sur celles des différents orateurs qui sont intervenus sur la politique sociale européenne. Je voudrais seulement faire un peu de pédagogie.

Ce que nous vivons aujourd'hui est inédit. Depuis qu’a été créée la commission des affaires européennes du Sénat, à la suite de la révision constitutionnelle, nous pouvons intervenir régulièrement sur les questions européennes, à titre de vigies, en quelque sorte. En outre, dans le cadre de la journée mensuelle réservée aux groupes de l’opposition et aux groupes minoritaires, il nous est possible soit de poser une question orale européenne avec débat, comme c’est le cas aujourd'hui, soit de demander au Gouvernement de nous informer sur les suites qu’il a ou non données aux positions qu’a prises le Sénat, que ce soit dans l’hémicycle, au sein des commissions permanentes ou de la commission des affaires européennes.

Il nous faut nous habituer à utiliser les nouveaux instruments que nous offre la Constitution et que mettra d’ici peu à notre disposition le nouveau règlement du Sénat, dès que le Conseil constitutionnel aura rendu sa décision.

Si j’ai appuyé, en conférence des présidents, l’inscription à l’ordre du jour de cette question orale européenne avec débat déposée par Richard Yung et soutenue par le groupe socialiste – étant entendu que, au demeurant, cet appui n’était nullement nécessaire pour que cette inscription soit décidée –, c’est Qu’il me paraissait absolument indispensable que notre assemblée débatte sur ce point.

En tant que membre de la commission des affaires européennes, Richard Yung a mené un important travail en amont et sa question orale européenne avec débat s’adosse au rapport qu’il a rédigé au nom de la commission des affaires européennes et qui vous a été communiqué. Il s’agit d’un document de référence, car il dresse un état des lieux de l’Europe sociale et trace des perspectives, ce qui n’a jamais été accompli jusqu’à présent. Nous pouvons imaginer ce que se serait exclamé le général de Gaulle : « L’Europe sociale ! L’Europe sociale ! Qu’est-ce que c’est ? » Eh bien, maintenant, nous avons la réponse.

Tous nos collègues, quelle que soit leur sensibilité, ont pu exprimer leur conception de l’Europe sociale. Le traité de Lisbonne entrera en vigueur – je le souhaite – et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne deviendra une norme européenne, certains l’ont souligné. Nous pourrons enfin nous appuyer sur les dispositions de nature sociale de ce texte pour bâtir l’Europe sociale que nous souhaitons tous.

Mes chers collègues, la nouvelle politique sociale européenne sera la prochaine étape. Nos travaux d’aujourd'hui nous y préparent. (M. Richard Yung applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.

Mme Nadine Morano, secrétaire d'État chargée de la famille. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, la crise mondiale que nous traversons actuellement aura au moins eu un mérite, celui de révéler l’importance de la dimension sociale de l’Union européenne. Elle a aussi montré que nos concitoyens attendaient une Europe qui protège. Enfin, elle a mis en évidence que chaque citoyen européen avait besoin d’être accompagné, soutenu et épaulé.

Nous faisons tous le même constat, et ce pour deux raisons.

D’une part, nous, Européens, et en particulier nous, Français, sommes attachés au caractère « global » du projet européen. Nous ne nous sommes jamais contentés d’une construction européenne qui serait limitée au marché ou à la monnaie. Comme l’a rappelé le 5 mai dernier le Président de la République, « l’Europe, c’est nous ».

Les politiques relatives au travail et aux affaires sociales doivent se trouver au cœur du projet européen, dans la mesure où elles concernent très directement la vie quotidienne de millions d’Européens et que la justice à l’égard des personnes les plus fragiles est un facteur indispensable à la croissance économique, au développement durable et à la stabilité.

D’autre part, il existe une conviction commune qu’aucun État membre ne pourra, isolément, ni défendre ses intérêts ni promouvoir son modèle sans l’Europe. Nous avons besoin d’une solidarité européenne pour défendre nos intérêts communs. Malgré la diversité dans l’organisation des relations et des politiques sociales en Europe, ce qui nous rapproche l’emporte de loin sur ce qui nous sépare, surtout lorsque nous comparons les États membres de l’Union européenne au reste du monde.

Il est vrai, monsieur Yung, que, pendant plusieurs années, le processus législatif communautaire avait pu donner le sentiment de ne plus produire de résultats dans le champ social. Mais des progrès ont été accomplis sous la présidence française de l’Union européenne ; j’y reviendrai.

Le modèle social européen, quel est-il ? Il représente à la fois les valeurs communes à tous les États membres et les droits que ceux-ci reconnaissent.

Nous sommes aujourd’hui parvenus à un niveau de développement social de l’Europe que nous n’avons jamais connu dans le passé.

En droit du travail, nous avons des standards minimums dans pratiquement tous les domaines : temps de travail, travail intérimaire, santé et sécurité au travail, information et consultation des travailleurs.

Par ailleurs, nous avons des mécanismes de coordination, d’évaluation et d’échange de bonnes pratiques sur l’emploi, la protection sociale, la lutte contre la pauvreté, le revenu minimum. Je prendrai un exemple très concret : un rapport d’Eurostat publié mardi dernier fait apparaître que les vingt-sept pays de l’Union européenne ont consacré en moyenne 6 350 euros par habitant à la protection sociale en 2006, soit plus d’un quart du PIB de l’Union. Dans le classement qui a été établi, la France arrive d’ailleurs en tête avec 31 % de son PIB. Ces chiffres témoignent de la réalité de la dimension sociale de l’Europe.

D’indéniables progrès ont été réalisés afin de construire ce modèle social européen qui protège. Car tel est bien notre objectif.

Je pense en particulier aux garanties contre le dumping social. Il s’agit à la fois de garanties juridiques – l’article 136 du traité précise que les directives visent à l’harmonisation dans le progrès, grâce à la clause de non-régression que comporte chaque directive – et de garanties économiques – les politiques de convergence entre les économies des États membres tendant à accélérer le développement de nos partenaires les moins avancés.

Je pense aussi à l’égalité professionnelle, dont vous rappelez dans votre rapport, monsieur Yung, qu’elle représente un acquis important à l’échelon européen. Le traité de Rome a posé des principes et des règles claires. S’il est un domaine où l’Europe a fait avancer les droits des citoyens, c’est bien celui-là.

Pourtant, les inégalités et les écarts de rémunération perdurent. C’est bien le signe que, au-delà du droit et des principes, ce sont les mentalités qu’il faut changer et qu’il importe de mobiliser l’ensemble des acteurs de la société civile, en collaboration avec les partenaires sociaux. La France milite ainsi en faveur d’un label européen pour favoriser les bonnes pratiques.

Je pense encore à des exemples très concrets d’harmonisation européenne au bénéfice de nos concitoyens, comme la carte européenne d’assurance maladie, qui permet à un Français qui passe ses vacances en Allemagne et qui doit consulter un médecin de voir ses dépenses de santé prises en charge. Cette carte a fêté ses cinq ans lundi et, à la fin de 2008, plus de 180 millions de citoyens européens en détenaient une, soit 35,7 % de la population des trente et un pays où elle a été introduite, à savoir les vingt-sept États membres de l’Union européenne, l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse.

Tous ces exemples illustrent l’action des États membres, notamment de la France, pour que l’Europe sociale s’incarne de façon concrète dans la vie de nos concitoyens.

La présidence française de l’Union européenne a marqué une étape importante dans la promotion du modèle social européen.

Durant ces six mois, sous l’autorité de Nicolas Sarkozy, nous avons défendu cette vision sociale de l’Europe et sommes parvenus à la fois à renouveler les bases d’un consensus entre États membres sur le projet européen et à obtenir des avancées concrètes pour les citoyens. Celles-ci portent sur plusieurs sujets ; vous les connaissez. Madame Papon, vous avez eu raison de souligner que nous avions relancé des dossiers qui étaient enlisés depuis des années.

Ainsi, la directive sur le travail intérimaire a été adoptée au mois de novembre 2008. Elle marque une étape importante dans l’harmonisation par le haut des conditions de travail au sein de l’Union européenne.