M. le président. La parole est à M. François Fortassin.

M. François Fortassin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après avoir bouleversé les industries de la musique et de l’audiovisuel, la révolution numérique touche aujourd'hui le livre. C’est une nouvelle étape dans l’histoire de l’écrit. Nous devons donc revoir notre conception du livre et, surtout, gérer la réorganisation de son économie.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que le livre connaît des bouleversements liés à l’évolution des techniques. Celles-ci ont fait évoluer le support, le contenu, mais aussi les modes de lecture. Mais, aujourd’hui, c’est à une révolution extraordinaire que nous assistons : celle de l’accès au savoir grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il ne faut pas perdre de vue le considérable potentiel que cela représente en termes d’accès libre de tous à la lecture et à la culture.

Les téléphones multifonctions, les ordinateurs miniatures, les liseuses de poche se multiplient, se perfectionnent et offrent de nouveaux supports de lecture, autres que le papier. Si leur essor est, pour l’instant, marginal concernant la lecture, on ne saurait les ignorer et imaginer que leur développement ne sera jamais exponentiel.

C’est bien pour cette raison que nous ne devons pas laisser passer une telle opportunité, ni laisser à des géants du commerce international la gestion de ce qui constitue, selon nous, une mission de service public : la transmission du patrimoine, notamment aux générations futures.

La numérisation du patrimoine écrit est une nécessité, nul ne peut le contester. Cependant, elle doit se faire dans le respect de l’idéal républicain, que nous ne devons pas abandonner, quelles que soient nos sensibilités.

Les géants de l’internet ont déjà pris les choses en main, surtout les Américains, dotés de considérables moyens financiers. Nous n’en sommes qu’à l’aube de la vie numérique du livre, et il importe de ne pas laisser à ces seuls acteurs privés et financiers tout pouvoir pour organiser celle-ci. Si leurs objectifs diffèrent des nôtres, au moins pouvons-nous espérer agir de façon complémentaire, sans opposition ni hostilité. Quelles que soient les évolutions technologiques auxquelles nous devrons faire face, nous devons nous attacher à préserver l’âme, l’esprit de la culture.

À l’heure où les bases de données sont encore d’une taille relativement peu importante, n’est-ce pas le moment pour les Européens et les Américains d’admettre la cohérence et l’intérêt de procéder à une numérisation raisonnée et partagée ?

Le géant de la recherche sur internet, Google, ne fait pas les choses à moitié, c’est le moins que l’on puisse dire. Il va lancer en Europe, au premier semestre 2010, sa bibliothèque numérique dotée d’une base de 500 000 titres proposés aux internautes.

En France, la grande majorité des éditeurs contestent, à juste titre, d’ailleurs, un tel comportement, en invoquant notamment la défense des droits d’auteurs sur internet. Il est en effet impensable que la numérisation des ouvrages puisse avoir lieu sans tenir compte de cette protection. La propriété littéraire et les auteurs doivent être protégés avant tout. Sans auteurs, plus de livres : c’est un lieu commun que de le dire. Sans ce souffle de l’inspiration, sans cette protection indispensable aux écrivains, la création littéraire ira à l’évidence en s’affaiblissant.

Les Européens, quant à eux, travaillent sur la base de données Europeana, un projet encore balbutiant devant permettre la consultation d’œuvres et d’ouvrages appartenant aux fonds des bibliothèques et des musées de l’Union européenne tout entière. Cette base de données est censée représenter l’outil idéal de valorisation du patrimoine culturel européen, capable de dynamiser les universités européennes pour faire face à la concurrence. Mais, pour l’instant, nous en sommes bien loin, et le coût considérable des numérisations rend le développement du projet lent et très incertain.

Aujourd’hui, c’est bien le coût insupportable des numérisations projetées qui pousse la Bibliothèque nationale de France à se rapprocher de son concurrent américain pour compléter sa base de données « Gallica ».

Le secteur musical n’avait pas vu venir la vague internet ; son économie a vacillé et souffre toujours. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, nous ne cessons de légiférer ces derniers mois pour tenter d’endiguer les problèmes liés au téléchargement illégal de musique sur internet.

Il est donc fondamental d’anticiper en ce qui concerne le livre numérique. Il faut développer et consolider le plus rapidement possible une offre légale, même payante.

Monsieur le ministre, où en sommes-nous précisément aujourd’hui ? Au nom du groupe RDSE, je me réjouis que notre collègue Jack Ralite ait souhaité inscrire sa question à l’ordre du jour. Je tiens à saluer son remarquable exposé, qui témoigne de sa parfaite connaissance en la matière.

Ce sujet est passionnant et fondamental pour l’avenir de notre mémoire collective. Toutefois, si la numérisation du livre s’avère indispensable, n’oublions jamais que le support papier demeure encore le meilleur moyen pour créer un moment de plaisir et d’émotion forte, un lien invisible entre l’auteur et le lecteur ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Legendre.

M. Jacques Legendre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat est utile, important, et le nombre des orateurs membres de la commission de la culture qui m’ont précédé à cette tribune illustre l’engagement de notre commission sur ce sujet majeur de la numérisation des bibliothèques.

Dès le début du mois de septembre dernier, j’ai souhaité que nous nous saisissions de cette question en organisant une série d’auditions sur ce thème. Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de nos travaux, puisque nous entendrons demain le directeur de la bibliothèque de Lyon, puis Mme Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la culture. Cette question sera au cœur de nos réflexions de l’année 2010, en liaison d’ailleurs avec la commission des finances et la commission des affaires européennes.

Cher collègue Jack Ralite, le point central de votre demande est donc déjà satisfait, puisque la commission a décidé de créer, en son sein, une mission d’information pour traiter de ce sujet essentiel.

À ce stade du débat, cependant, la question orale déposée par le groupe CRC-SPG nous permet un échange de vues intéressant, qui contribuera, je n’en doute pas, à la réflexion que vous avez engagée, monsieur le ministre, avec la création de la commission, présidée par Marc Teissier, sur la numérisation des œuvres culturelles.

La numérisation des œuvres est un enjeu essentiel des années à venir : nous partageons tous ce constat. Force est de le reconnaître, dans un premier temps, nous nous sommes enthousiasmés pour cette numérisation universelle du patrimoine littéraire, qui permettrait un accès universel aux contenus culturels : tous les livres pour chaque lecteur, où qu’il soit, c’est la réalisation d’un gigantesque musée virtuel ouvert à tous les citoyens du monde et, en quelque sorte, la concrétisation du rêve d’André Malraux d’un musée imaginaire universel.

J’avais moi-même été amené, alors que je présidais la commission de la culture, de la science et de l’éducation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à faire adopter, en 2007, une motion approuvant la création d’une bibliothèque numérique européenne.

Mme Nathalie Goulet. Excellente initiative !

M. Jacques Legendre. Dans un monde où internet est devenu pour un grand nombre de nos concitoyens, notamment les jeunes, l’un des principaux moyens d’accès à la culture et au savoir, il nous était en effet apparu indispensable de garantir l’accès de tous au patrimoine culturel européen, d’assurer sa préservation pour les générations à venir et de constituer ainsi notre mémoire collective.

Ce projet reposait sur une mise en commun des œuvres libres de droits de toutes les bibliothèques européennes, invitait les musées à numériser leurs archives pour qu’elles soient intégrées au projet et encourageait les États membres à accélérer le rythme de la numérisation.

Force est cependant de reconnaître que la réalisation de ce projet européen est quelque peu décevante : Europeana patine. Monsieur le ministre, la mobilisation en sa faveur est inégale, c’est le moins que l’on puisse dire : un certain nombre d’États européens semblent ne pas se préoccuper de l'Europe de la culture !

Or la numérisation est un sujet majeur pour les bibliothèques : c’est d’ailleurs ce thème qui a été retenu pour leur conférence internationale annuelle, qui s’est tenue à Rome en août dernier.

Partout autour de nous, à la BNF, dans nos collectivités, les responsables des bibliothèques sont unanimes pour reconnaître la nécessité de la numérisation, mais s’interrogent sur la meilleure façon d’y parvenir. À commencer par la bibliothèque du Sénat, puisque le dernier conseil de questure a débattu de cette question. Je m’en réjouis, car son cas illustre parfaitement la problématique qui nous réunit aujourd’hui : pour une bibliothèque parlementaire, la numérisation permet de concilier la fermeture au public, contrepartie de la priorité attachée aux élus, et la volonté d’ouverture et de transparence des parlements, soucieux de mettre à disposition des citoyens une information complète sur leurs activités législatives et de contrôle, ainsi que des éléments de leur patrimoine.

Lors d’une récente audition, on nous avait signalé le retard de la bibliothèque du Sénat concernant la numérisation des débats. C’est exact, par comparaison avec l’Assemblée nationale ou avec certains Parlements européens, notamment anglais, italien, grec ou hongrois. La numérisation a été engagée pour les débats de 1958 à 1996 et il faut progresser.

Mais il convient de souligner que notre bibliothèque a achevé en 2009, après trois ans de travail, l’inventaire de son fonds et qu’elle dispose désormais d’un catalogue entièrement informatisé de l’ensemble de son fonds, ce qui est rare.

Je forme donc le vœu que les efforts continuent, même en ces temps de rigueur budgétaire, et qu’au-delà des débats parlementaires nous puissions, comme l’Assemblée nationale, numériser des éléments de notre patrimoine pour faire accéder le public à nos collections prestigieuses et parfois uniques.

Ce petit détour me permet de revenir sur la difficulté majeure de la numérisation : son coût. En effet, la numérisation est très onéreuse, ce qui explique que certaines bibliothèques aient été séduites par des offres d’entreprises privées attractives et aient commencé à passer des accords, notamment avec Google, qui offre une solution « clés en main ». La tentation est forte, dans la mesure où les budgets réguliers ne permettent pas une numérisation rapide.

Les initiatives individuelles fleurissent : on nous cite les bibliothèques universitaires de Harvard, Stanford, Oxford, la bibliothèque de Tokyo ou celle de Lyon, qui ont déjà signé des accords avec la firme américaine. Le succès est au rendez-vous puisque, Google Livres, ce sont déjà dix millions d’ouvrages numérisés, des accords avec vingt-neuf bibliothèques lui permettant d’envisager de numériser trente millions d’ouvrages.

Mais c’est la rumeur concernant la Bibliothèque nationale de France qui a déclenché le débat d’aujourd’hui dans cet hémicycle, tant il est apparu choquant de confier cette tâche à une entreprise non seulement privée, mais en situation de monopole. Car si rien n’est encore définitif s’agissant de la BNF, des questions se posent et des inquiétudes sont apparues. Il y va, en effet, de notre mémoire collective, et même de notre identité nationale, pour faire écho à un débat actuel ! La Bibliothèque nationale de France renferme le trésor de notre mémoire. Nous y sommes donc très attentifs.

De la même façon, le contrat passé entre Google et la municipalité de Lyon nous interpelle, car il autoriserait l’entreprise américaine à s’octroyer « la pleine propriété sans limitation dans le temps » des fichiers originaux qu’elle a produits, en échange d’une simple copie digitale. Je parle au conditionnel, puisque le plus grand mystère règne sur ce contrat que la ville de Lyon n’a pas souhaité rendre public, les données étant couvertes, selon elle, par le secret commercial. Ce manque de transparence est regrettable et nourrit toutes les critiques !

C’est pourquoi les responsables politiques que nous sommes doivent être attentifs aux conditions dans lesquelles ces opérations vont se réaliser. Le danger n’est pas de signer avec une entreprise privée – ce n’est pas le diable ! – ni même une entreprise américaine. Je n’exclus pas a priori cette entreprise californienne, dont nous utilisons tous les facilités offertes en matière de messagerie, d’agenda ou de cartes géographiques. Mais il est légitime de s’interroger pour l’avenir : rien n’assure que, dans le futur, l’entreprise n’imposera pas de droits d’accès ou des prix de souscription considérables, en dépit de l’idéologie du bien public et de la gratuité qu’elle affiche aujourd’hui.

Et l’annonce à la dernière Foire du livre de Francfort de la création de Google Edition, sa librairie payante, n’est pas de nature à nous rassurer. C’est une façon d’avoir un retour sur investissement de la numérisation des ouvrages depuis des années. Si ce retour sur investissement est légitime dans certains secteurs, il pose des problèmes dans d’autres.

L’inquiétude naît, en outre, de l’utilisation par Google des données collectées auprès des utilisateurs. Certains chiffres sont de nature à nous effrayer : le chiffre d’affaires publicitaire de Google a été estimé, en 2008, à 800 millions d’euros, soit plus que celui qui est prévu pour TF1 en 2009 ? On peut se demander qui, dans ces conditions, consomme « du temps de cerveau » disponible, pour reprendre délibérément une expression célèbre qui nous a particulièrement choqués.

Nous ne pouvons donc pas nous accorder avec le géant de l’internet sans qu’un minimum de précautions soient prises. Nous ne pouvons aliéner notre mémoire collective et vous ne serez pas surpris que le gaulliste que je suis soit très attaché à l’indépendance nationale de notre pays.

Mais, à l’évidence, il nous faut éviter tout a priori et bien étudier ce qui nous est proposé par Google, ou par d’autres.

Trois points sont, à mes yeux, essentiels.

Le premier point concerne la protection du droit d’auteur. Il serait tout de même paradoxal d’avoir bataillé, à l’occasion de l’examen de la loi HADOPI, contre les jeunes internautes qui téléchargent et de se taire face aux agissements d’une multinationale, quelle qu’elle soit ! Bruxelles vient de réaffirmer sa volonté d’harmoniser des textes encore trop fragmentés sur les droits d’auteur avant que Google ne négocie, pays par pays. Il nous faudra, à cet égard, régler très vite le problème des œuvres dites « orphelines », dont les ayants droit sont inconnus et qui représenteraient 7 millions d’ouvrages publiés entre 1923 et 1964. Une loi sera sans doute nécessaire, monsieur le ministre, pour rémunérer les ayants droit qui se présenteraient.

Nous ne pouvons cautionner le piratage et nous soutenons fermement les actions des éditeurs, tant américains qu’européens, pour faire respecter leurs droits. Mais j’estime qu’en contrepartie ils devront s’unir pour favoriser la distribution numérique. La France dispose du plus grand réseau de points de vente avec ses 12 000 librairies, mais celles-ci doivent se positionner sur ce marché pour que le livre numérique ne reste pas l’apanage des géants américains tels Google ou Amazon.

Le deuxième point, c’est la coordination des politiques publiques dans ce domaine : elle me paraît indispensable au niveau tant européen que national. Il nous faut réfléchir à la manière dont les institutions non commerciales, désireuses de propager le savoir, pourront travailler ensemble à long terme, en assurant la conservation pérenne des données. La France et la Grande-Bretagne ont fait des propositions à la dernière conférence des bibliothèques nationales qui s’est tenue à Madrid, début octobre. Je soutiens pleinement l’idée d’élaborer une charte commune des bibliothèques sur un niveau d’exigence commun minimal dans les négociations avec Google.

Enfin, troisième point essentiel, il faut garantir la diversité culturelle par la mise en place d’un ensemble de ressources techniques propres à faciliter la création, la recherche et l’utilisation de l’information et ne pas se contenter d’un catalogue numérisé des œuvres. L’intégration des contenus au sein d’un système de recherche commun permettra d’éviter le moteur de recherche unique.

À ces conditions, la numérisation des bibliothèques constitue une chance. J’estime, mes chers collègues, qu’il ne faut pas renoncer à cette belle idée et faire en sorte que sa réalisation ait lieu dans des conditions qui préservent l’intérêt général et la mémoire de notre pays. Je ne suis pas opposé à des partenariats avec des entreprises privées si cela permet une plus large diffusion des œuvres françaises et le rayonnement de notre culture Mais nous ne pouvons pas laisser Google organiser comme il l’entend l’offre et la présentation des livres.

En conclusion, mes chers collègues, soyez assurés que, pour la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, les problèmes évoqués sont fondamentaux. Elle restera vigilante au cours des prochains mois et elle attend du Gouvernement qu’il soit ferme dans la définition d’une politique qui permette une numérisation de qualité et rapide, mais sans aliénation : la numérisation, oui ; l’aliénation, non ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Bernadette Bourzai.

Mme Bernadette Bourzai. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens d’abord à remercier notre collègue Jack Ralite d’avoir eu l’heureuse idée de proposer un débat sur la numérisation des livres et des bibliothèques. De retour de la Foire du livre de Brive, à laquelle nous avons eu le plaisir de participer ensemble, monsieur le ministre, je vais plus vous parler de livres que de numérisation.

Ces deux aspects ne sont pas exactement identiques. Ils gagnent à être mis en perspective l’un par rapport à l’autre, ne serait-ce que parce que, pour le citoyen, le lecteur ou l’internaute, ils se confondent. Ils sont liés aussi parce que la numérisation des bibliothèques est l’une des manières de viser à la numérisation exhaustive de tous les livres. La question est féconde ; elle est juridique et économique, elle est éminemment politique.

L’histoire de l’écrit et du livre est marquée par deux tendances contradictoires : la mise en œuvre de techniques facilitant l’accès au contenu et la préoccupation de certains pouvoirs de dominer la création intellectuelle, acquise ou en devenir, en contrôlant son support de diffusion.

Parmi les progrès qui ont marqué l’histoire de l’écrit et du livre, on peut citer, dans l’Antiquité, la transition du rouleau au codex, qui permit l’accès direct à un passage, ou encore, aux époques moderne et contemporaine, l’apparition d’éditions bon marché qui ont démocratisé l’accès au livre, celle de la Bibliothèque bleue sous l’Ancien Régime ou les collections de poche aujourd’hui.

L’étape la plus significative a été évidemment l’invention de l’imprimerie, qui, en multipliant le nombre de livres, a permis de multiplier le nombre des lecteurs, c’est-à-dire le nombre d’individus pouvant exercer leur propre esprit critique. À cette époque, l’enjeu autour duquel se sont nouées les guerres de religion était l’accès à un livre bien particulier, la Bible, en s’affranchissant des clercs.

Le savoir et la culture constituant un pouvoir, leur diffusion a toujours remis en cause les autorités établies et leur contrôle a toujours été la marque des régimes autoritaires.

Encouragement à l’esprit critique ou non, ouverture à la diversité du monde connu ou non : hier comme aujourd’hui, au travers de la question de l’accès au livre, les enjeux sont là.

La numérisation des bibliothèques par la firme Google n’oppose pas, de prime abord, le progrès à l’obscurantisme. Mais elle met en porte-à-faux, de façon dérangeante, les notions de diffusion et d’ayant droit. Elle oppose deux aspects du progrès, et la confusion ainsi créée constitue une menace sérieuse de régression.

Il y a un an, nous discutions de la création de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, ou HADOPI. À bien des égards, la problématique est comparable. Mais avec le livre, elle a sa spécificité. Peut-être celle-ci nous permettra-t-elle d’échapper aux errements du débat de la loi dite « HADOPI  » et aux difficultés de lutter contre le piratage.

Pour la clarté de mon propos, sachez que je considère, à l’inverse de Google et de ce que son représentant en France nous a dit en commission lorsqu’il nous a expliqué sa démarche, que l’intérêt de l’accès au livre ne se résume pas à l’accès à une information. On s’aventurerait là sur un terrain très dangereux, marginalisant aux yeux du grand public les livres « pensés » au bénéfice des livres « catalogues », composés d’informations.

Sans doute les informations, segmentées et monnayables, correspondent-elles mieux aux tendances à la « marchandisation » du monde. Pour moi, un livre, une œuvre, portent des réflexions, des analyses, une esthétique, qui ne sont pas réductibles à une information. Mais je considère aussi que tous les livres pourront a priori être numérisés et accessibles, via internet, au plus grand nombre.

Il existe, certes, une distinction entre un usage qui peut se satisfaire d’un accès par écran, lorsqu’il s’agit de vérifier une référence ou de lire quelques pages, et un usage qui n’aurait pas de sens sans l’utilisation du papier.

Mais les imprimantes et les machines à imprimer, notamment l’Expresso book machine, élue invention de l’année par le magazine Time, qui permet de fabriquer un livre de poche à partir d’un fichier en quelques minutes, doivent nous amener à considérer qu’accéder au contenu d’un livre par internet n’est pas contradictoire avec la possibilité de finir par l’avoir entre ses mains sous forme d’objet.

La question est de savoir si l’accès au contenu des livres par internet va constituer un usage qui fera reculer l’édition classique des livres en s’y substituant en partie ou s’il s’agit, au contraire, d’un moyen d’accès complémentaire au contenu du livre. Nous sommes ici plus proches des problématiques de la presse écrite que de celles des vendeurs de disques.

Concernant les œuvres écrites, d’autres problématiques relèvent de l’économie du livre, qui est fragile, et de l’utilité sociale des acteurs physiques de la distribution du livre, notamment les libraires. À cet égard, et c’est le cœur de mon propos, il convient de noter que croire avoir potentiellement accès au livre, ce n’est pas exactement la même chose qu’avoir réellement accès à sa richesse. Il y a même le risque de tomber dans des contresens. Le commentaire autour du livre, le cheminement intellectuel vers son contenu ont leur utilité. C’est sans doute ce qui distingue le livre et l’article, qui est lui-même un commentaire.

Il est évident, au travers de nombreux exemples, que l’accès direct, l’accès « sec » à un ouvrage n’a pas de sens. Faire croire le contraire relèverait, au mieux, de la naïveté, au pire, de la manipulation. Qu’un mécène – et avec Google, on n’en est pas là, puisqu’il y a des contreparties secrètes ! – propose de mettre gracieusement à disposition des procédés et des moyens industriels permettant la numérisation du patrimoine constituerait une bonne chose, mais en partie seulement. En effet, cela ne règle pas la question de l’accès éclairé au livre, de l’appareil critique.

Le rôle de l’éditeur, comme celui des libraires, des préfaciers, des professeurs ou des critiques, est essentiel, dès lors que le livre a échappé à la lisibilité que lui donne la publicité du débat lors de sa sortie, dans un contexte que connaissent ses premiers lecteurs. Tous ces acteurs s’adressent à leurs contemporains, qui ne sont pas forcément ceux de la première sortie du livre. Car entre un lecteur contemporain et le lecture d’un livre qui a déjà une histoire – a fortiori un livre qui est tombé dans le domaine public – il y a un élément non détachable constitué soit d’un appareil critique, soit du vide de l’ignorance et du contresens.

Il faut, au minimum, mettre en œuvre un système de notices critiques et de fléchages. Ce système doit être validé scientifiquement et être issu d’une confrontation de plusieurs points de vue. Si dire la vérité n’est pas le rôle de l’État, c’est encore moins celui d’une firme privée internationale monopolistique.

À cet égard, si l’on met à part les livres tombés dans le domaine public ayant fait l’objet de rééditions, dont l’appareil critique est soumis aux droits d’auteurs, je doute qu’il reste beaucoup d’ouvrages susceptibles d’intéresser de manière urgente un lectorat plus large que le cercle de quelques érudits ou de passionnés. Je m’interroge ainsi sur l’utilité évidente ou la réelle urgence du travail de mormon que prétend réaliser Google. Je me demande si les éditeurs ne sont pas déjà capables, techniquement, de proposer sous format informatique, sur internet, ce que l’opinion s’attend à trouver dans les numérisations de Google.

Google veut se rendre incontournable dans l’accès aux livres qui ont une dimension patrimoniale, en arguant d’une position actuellement prédominante qu’il souhaite sanctuariser. Il est dans une logique de domination de marché, et je ne reviendrai pas ici sur les dangers qui ont été soulignés par tous les intervenants avant moi. Or il me semble que nous touchons là à ce qui doit constituer une mission de service public.

Google se donne le beau rôle en prétendant apporter un savoir-faire industriel pour la numérisation. Mais il ne faut pas oublier que Google ne prétend pas numériser tous les livres de la planète un à un : il entend utiliser les regroupements déjà effectués dans les fonds des bibliothèques. L’essentiel est donc déjà fait !

Une bibliothèque se construit au fil du temps, notion que ceux qui vivent d’internet voudraient ignorer. Une bibliothèque est le résultat d’une somme d’efforts ; les investissements financiers publics n’en représentent pas la moindre partie. Face à ces efforts, l’apport de Google me semble finalement anecdotique. Mais il faut le prendre au sérieux. Dans l’histoire de l’accès au contenu des livres, la numérisation est une étape. Ce n’est pas un point de départ avant lequel il n’y aurait rien eu.

La numérisation relève d’une logique de service public, puisqu’il s’agit de compléter le service public des bibliothèques. En même temps, elle ne participerait pas complètement d’un service public si elle ne s’accompagnait pas de la mise en place d’un outil d’accès critique au contenu des livres. Je crois qu’il y a là matière à chercher des solutions numériques satisfaisantes pour tous : lecteurs, éditeurs et auteurs.

Nous avons là l’occasion de faire valoir notre modèle de service public, de sortir des difficultés juridiques sur la délimitation du domaine privé et du domaine public, de rejoindre les préoccupations anti-trust de pays qui ne partagent pas notre vision du rôle de la puissance publique dans l’économie, comme les Etats-Unis, par exemple.

Comment mettre en place ce service public ? Il faudrait que les acteurs du livre se concertent et qu’un procédé commun soit instauré entre les éditeurs pour éclairer le lecteur utilisateur d’internet. C’est le travail de réédition qui fait vivre les fonds des bibliothèques. Cela garantirait le pluralisme et la diversité, et ce serait une garantie de professionnalisme.

Les bibliothèques existantes pourraient contribuer à définir ce langage commun à partir des réflexions sur leurs propres démarches de numérisation. Le coût financier serait alors certainement plus bas que celui que Google prétend faire économiser. Je crois d’ailleurs que, dans cette perspective, l’État doit jouer un rôle d’impulsion et d’arbitrage, ainsi que celui de garant de l’intérêt général. Cela correspond à vos déclarations, monsieur le ministre !

Il y a quelques années, des analyses ont été menées, notamment par la Bibliothèque nationale de France, sur l’utilité de la numérisation et la manière d’y procéder. Sa réalisation se heurte à certaines limites, en particulier financières, qui ont conduit à s’intéresser aux propositions de Google.

Pour autant, beaucoup de ces analyses de fond restent valides. Je souhaite que l’on trouve les moyens de les concrétiser plutôt que de les sacrifier à la logique de l’hégémonie économique qui se cache derrière une fausse facilité matérielle. Car les vertus se perdent dans l’intérêt comme les rivières dans la mer.

Monsieur le ministre, j’espère que ce débat et les conclusions qui vous seront remises dans un mois par la commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, présidée par M. Marc Tessier, vous inciteront à aller dans ce sens, en vous appuyant sur les propositions de M. Ralite, dans le cadre tant national qu’européen. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)