M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois et rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis ce soir pour examiner la proposition de loi organique portant application de l’article 68 de la Constitution, que nous présente M. Patriat.

Comme cela vient d’être abondamment rappelé, cet article est issu de la révision constitutionnelle du 23 février 2007, qui institue, comme vous le savez, une procédure de destitution du Président de la République « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ».

Selon la Constitution, le Président de la République assure « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. « Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. » Il assure ainsi, dans la Ve République, la plus haute fonction du pouvoir exécutif ; il est, pour reprendre une expression bien connue mais très juste, la « clé de voûte » de notre système institutionnel.

À ce titre, le chef de l’État bénéficie d’une double protection : d’une part, l’irresponsabilité, en vertu de laquelle il n’a pas à répondre des actes accomplis en sa qualité de Président de la République – ce principe est, je le rappelle, commun à la plupart des démocraties contemporaines ; d’autre part, l’inviolabilité, qui fait l’objet de l’article 67 de la Constitution et protège pendant la durée de son mandat le Président de la République des poursuites judiciaires, de tout acte d’enquête et, bien sûr, de toute mesure privative ou restrictive de liberté.

L’inviolabilité, que votre rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, a justement qualifiée d’immunité de procédure, est absolue, mais temporaire ; l’irresponsabilité, elle, est définitive mais limitée dans son champ.

C’est parce qu’il est le représentant de la nation et qu’il participe directement à l’exercice de la souveraineté que le Président de la République bénéficie des immunités qui s’attachent à cette qualité. Il doit en effet pouvoir exercer le mandat dont il est investi en toute indépendance et en dehors de toute pression ou intimidation qui l’empêcherait de mener à bien sa mission.

A l’appui de ces propos, je reprends les termes du rapport de la commission présidée par le professeur Pierre Avril : « Tout président détient un mandat de représentation nationale, garantit la continuité de l’État et s’inscrit dans la séparation des pouvoirs. À ce triple titre, sa fonction doit être protégée contre ce qui pourrait abusivement l’atteindre, de bonne ou de mauvaise foi ».

M. François Patriat. Nous sommes d’accord !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Entendons-nous bien : ces immunités sont attachées à la fonction et non pas à la personne du Président de la République. C’est ainsi que les éventuelles procédures judiciaires de droit commun ne sont que suspendues le temps de son mandat ; elles reprennent dès lors que cesse la fonction présidentielle.

Suivant, là encore, les recommandations de la commission présidée par le professeur Avril, le Constituant a cependant souhaité assortir ce. régime protecteur d’un dispositif dit de sauvegarde, ou de « soupape », permettant que soit mise en cause la responsabilité du Président de la République dans l’hypothèse absolument exceptionnelle où il aurait manqué à ses devoirs de manière tellement grave et manifeste qu’il se rendrait, par là même, indigne de poursuivre l’exercice du mandat que lui a pourtant confié le peuple français.

C’est à la faveur de cette conception que, à la notion quelque peu surannée, et il est vrai un peu obscure, de « haute trahison », a été substituée, comme critère de saisine de la Haute Cour, celle du « manquement manifestement incompatible avec l’exercice du mandat ».

C’est au Parlement constitué en Haute Cour que l’article 68, qui est donc le pendant de l’article 67, confie le pouvoir de mettre en œuvre la procédure de destitution.

C’est là un choix cohérent dès lors que l’objet de cette procédure n’est en aucun cas, comme l’ont rappelé aussi bien M. Patriat que M. Sueur, de mettre en cause pénalement le chef de l’État, même si la destitution peut, dans un second temps, permettre l’engagement de poursuites pénales dans les conditions redevenues de droit commun.

Son objet est strictement politique, au sens le plus noble qui soit : il s’agit de se prononcer sur la dignité du titulaire de la fonction à exercer celle-ci, et seule la représentation nationale peut légitimement interrompre un mandat directement confié par le peuple à la personne du chef de l’État.

Le dernier alinéa de l’article 68 de la Constitution renvoie à une loi organique la fixation de ses modalités d’application, qu’il s’agisse des conditions de recevabilité des résolutions tendant à la réunion de la Haute Cour, des modalités d’examen de ces propositions ou encore du déroulement des débats devant la Haute Cour.

C’est bien l’objet de la proposition de loi organique que M. Patriat vient de présenter devant le Sénat que de répondre à ces questions.

Comme cela a également été rappelé, ce texte a déjà été débattu au sein de cette assemblée. Il avait alors été renvoyé en commission au motif que le Gouvernement allait présenter un projet de loi organique. C’est ce qu’il a fait le 22 décembre 2010 en adoptant un texte en conseil des ministres et en le déposant sur le bureau de l’Assemblée nationale.

M. Pierre-Yves Collombat. Il en a fallu du temps !

M. François Patriat. Ce texte n’a pas vu le jour !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Il est déposé, et il va être discuté.

M. Pierre-Yves Collombat. Il a été déposé… et bien posé ! (Sourires.)

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je constate aujourd’hui votre impatience à débattre de ces sujets, mais rappelons que, grâce au soutien de sa majorité parlementaire, le Gouvernement n’a pas manqué d’agir en matière constitutionnelle et organique et que son bilan n’est pas mince ! Songeons à la question prioritaire de constitutionnalité, au Défenseur des droits, à la saisine du Conseil supérieur de la magistrature par les justiciables, à la modernisation du travail parlementaire,…

M. Michel Mercier, garde des sceaux. …à l’institution d’un nouveau mode de contrôle sur les nominations du Président de la République…

M. François Patriat. Ça, n’en parlons pas trop…

M. Michel Mercier, garde des sceaux. De telles réformes demandent du temps et d’ailleurs, depuis un an, je suis moi-même venu très souvent devant le Sénat défendre des projets de loi.

M. Jean-Jacques Hyest. C’est vrai !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. C’est bien la preuve que le Gouvernement travaillait et que sa majorité le soutenait.

Vous nous dites qu’il fallait aller plus vite, mais il fallait aussi prendre le temps de la réflexion sur un sujet qui, vous en conviendrez avec moi, n’était pas le plus évidemment urgent et qui soulève des questions fort délicates. En effet, comme cela avait d’ailleurs été relevé au sein de votre Haute Assemblée, notamment par les auteurs de la proposition de loi, les dispositions organiques qui découlent de l’article 68 de la Constitution ne relèvent pas seulement de mécanismes procéduraux ; elles mettent en jeu des équilibres institutionnels justifiant une réflexion approfondie.

Par ailleurs, vous n’êtes pas sans savoir que la commission des lois de l’Assemblée nationale, qui s’est saisie du projet de loi que le Gouvernement a déposé sur son bureau, examinera celui-ci lors de sa réunion de demain matin. Son rapporteur, M. Philippe Houillon, présentera son rapport à cette occasion.

En outre, je peux vous confirmer, ce que vous savez parfaitement, qu’ainsi que l’avait très officiellement indiqué le Premier ministre à l’issue du conseil des ministres du 5 octobre dernier, le texte sera inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dans le courant du mois de janvier et même, si c’est possible, dès le mois de décembre.

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Le Gouvernement a donc rempli l’obligation que le Constituant lui avait imposée en 2007 et que le Sénat l’avait invité à remplir rapidement.

J’ai bien compris M. le rapporteur, qui vient d’expliquer que, grâce au travail de la commission des lois du Sénat, la proposition de loi de M. Patriat, s’était très sensiblement rapprochée du texte du Gouvernement…

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Enrichie !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. « Enrichie », en effet ! Je n’osais pas le dire, car je ne voulais pas provoquer la majorité sénatoriale,…

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. N’hésitez plus : nous ne sommes pas sectaires !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je le sais bien, et je ne le suis pas non plus !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Ça tombe bien !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Voici donc au moins un point sur lequel nous pouvons être d’accord : la proposition de loi a été « enrichie », améliorée par le texte du Gouvernement.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Alors tout va bien !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Il vous reste un dernier effort à faire : accepter de discuter le texte du Gouvernement.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Pourquoi ?

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Il va de soi que la majorité du Sénat prendra ses responsabilités. Je n’ai rien à redire à cela. Pour ma part, je soutiendrai la position du Gouvernement, qui sera identique, qu’il s’agisse du projet de loi ou de la proposition de loi.

Cela étant, tout se passe comme si on faisait tout pour ne pas réussir.

M. Michel Mercier, garde des sceaux. En effet, il y aura à la fois un texte voté par le Sénat et un autre voté par l'Assemblée nationale.

M. Gaëtan Gorce. C’est la démocratie !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. La démocratie, c’est d’avoir un texte unique voté par le Parlement ! (Protestations sur les travées du groupe socialiste-EELV, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. Pierre-Yves Collombat. Prenez le nôtre !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Ils peuvent être en discussion commune !

M. Raymond Vall. On a une journée d’avance !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Ces deux textes auront une vie parallèle. Or, si nous voulons parvenir à un résultat, il est préférable d’avoir un seul texte.

M. François Patriat. Et la sagesse du Sénat ?

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Demain matin, l'Assemblée nationale entamera l’examen du projet de loi organique. Le Gouvernement estime que c’est sur son texte qu’il faut discuter, s’agissant d’une question constitutionnelle et organique aussi importante, et qu’il a aussi un rôle à jouer.

En outre, dès lors que le président de l'Assemblée nationale, en vertu de l'article 68, troisième alinéa de la Constitution, est appelé à présider la Haute Cour, il y a une certaine logique à commencer par l'Assemblée nationale.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Cela n’a rien à voir !

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Au contraire !

Mais, très naturellement, le Gouvernement sera très attentif aux observations et remarques du Sénat.

Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il vaut mieux discuter du texte que le Gouvernement a déposé devant l'Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR.)

M. le président. La parole est à M. François Zocchetto.

M. François Zocchetto. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’article 68 de la Constitution institue une procédure de destitution du chef de l’État. Le dernier alinéa de cet article est très clair : il impose que le législateur adopte une loi organique définissant ses conditions d’application. Aussi la question n’est-elle pas de savoir si nous devons légiférer sur cette question. La Constitution nous l’impose et c’est l’objet de la présente proposition de loi organique.

Cela a été rappelé, ce texte a déjà fait l’objet d’un examen par le Sénat. En effet, notre commission des lois l’avait examinée et son rapporteur, notre collègue Jean-Jacques Hyest, avait conclu que, d’une part, certaines de ses dispositions mettaient en jeu des équilibres délicats justifiant une réflexion approfondie, d’autre part, qu’un texte d’origine gouvernementale était en préparation sur cette question, ce qui justifiait un renvoi de ce texte en commission. Le Sénat avait donc adopté une motion tendant au renvoi à la commission, lors de sa séance publique du 14 janvier 2010.

M. François Zocchetto. Depuis, le contexte a sensiblement évolué.

Conformément à ce qu’avait annoncé votre prédécesseur, monsieur le garde des sceaux, lors du premier examen de la proposition de loi organique de M. Patriat, le conseil des ministres du 22 décembre 2010 a adopté un projet de loi organique relatif à l’application de l’article 68 de la Constitution.

Au risque de répéter des remarques qui ont déjà été formulées, je redirai que ce texte doit être examiné par la commission des lois de l’Assemblée nationale le 16 novembre 2011, c'est-à-dire demain matin, mes chers collègues.

La question est donc simple – et je n’aborde pas le fond : est-il opportun et surtout efficace que le Sénat statue ce soir sur cette proposition de loi organique en parallèle des travaux de l'Assemblée nationale ? Une telle méthode ne saurait en rien constituer un gain de temps, comme certains ont tenté vainement de le démontrer en commission des lois.

M. Charles Revet. C’est exactement l’inverse !

M. François Zocchetto. Dans l’hypothèse où nous adopterions ce texte ce soir – ce n’est pas une illusion –, nous le ferions sans même savoir ce que les députés ont l’intention de proposer, notamment par l’intermédiaire de leur rapporteur, et sans qu’eux-mêmes, de leur coté, aient le temps de prendre connaissance de ce qu’aurait adopté le Sénat en séance publique ce soir.

Vous avez bien compris que nous sommes ici dans une stratégie de la nouvelle majorité que j’ose qualifier de politicienne. C’est très clair ! (Exclamations sur les travées du groupe socialiste-EELV, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Pas du tout !

M. Charles Revet. Admettez-le, monsieur Sueur !

M. Gaëtan Gorce. La vôtre ne l’est pas, peut-être ?

M. François Zocchetto. En effet, monsieur le rapporteur, la donne serait tout autre si le Gouvernement n’avait pas tenu ses engagements et s’il ne nous avait pas proposé de projet de loi organique. Tel n’est pas cas, mais certains – pas vous, monsieur le rapporteur – font mine de ne pas comprendre la situation.

M. Gaëtan Gorce. Vous êtes un peu godillot ! Vous serez bientôt pantoufle !

M. François Zocchetto. Les sénateurs centristes ne souhaitent évidemment pas participer à cette initiative. Ils souhaitent que, sur les dispositions de mise en œuvre de l’article 68 de la Constitution, la navette parlementaire permette un examen serein, dans le respect de la procédure législative.

M. Charles Revet. C’est sérieux !

M. François Zocchetto. Cette initiative est d’autant plus incompréhensible qu’au vu des nouveaux équilibres politiques au sein de la Haute Assemblée chacun sait bien que, quel que soit le texte examiné, qu’il soit ou non d’origine gouvernementale, la majorité de gauche a tous les moyens à sa disposition pour proposer et surtout faire adopter les modifications qu’elle estime nécessaires.

Lorsque le Sénat examinera le texte du Gouvernement, le rapporteur de la commission des lois sera sans doute le même qu’aujourd’hui…

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je ne sais pas !

M. François Zocchetto. On peut le supposer. Il y a tout lieu de penser, monsieur Sueur, que vous serez à nouveau désigné. D’ailleurs, tout le monde le souhaite probablement.

Je disais donc qu’en tant que rapporteur, lorsque le texte du Gouvernement viendra en discussion, vous ne ferez que proposer des modifications similaires à ce qui nous est soumis ce soir.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je pourrai enrichir le texte gouvernemental grâce à notre proposition de loi !

M. François Zocchetto. Mes chers collègues, je vous pose la question sans ambages : à quoi sert notre travail aujourd’hui ? On peut le voir comme une répétition générale, ...

M. Charles Revet. Exactement !

M. François Zocchetto. ... une espèce d’entraînement, pour se mettre en jambes.

M. Jean-Jacques Hyest. Un exercice de style !

M. François Zocchetto. Permettez-moi de vous dire que tout cela me semble bien inutile.

Dans notre esprit, il n’est pas question de poser une hiérarchie entre un projet de loi et une proposition de loi, comme certains l’ont laissé entendre. Le débat n’est pas là.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Justement, vous avez exposé le contraire à l’instant. S’il n’y a pas de hiérarchie, pourquoi refuser d’examiner cette proposition de loi organique ?

M. François Zocchetto. Je vous concède que ce débat sur l’application de l’article 68 de la Constitution a trop tardé. La révision constitutionnelle date du 23 février 2007 : cela fait presque cinq ans. Mais ce n’est certainement pas une raison pour agir dans la confusion des procédures parlementaires.

Aussi, dans l’attente de l’examen conjoint par la Haute Assemblée du texte de notre collègue Patriat, texte auquel nous reconnaissons un intérêt, et du projet de loi organique que nous présentera le garde des sceaux, le groupe de l’Union centriste et républicaine souhaite que le Sénat adopte la motion tendant à opposer la question préalable.

M. Charles Revet. Très bien !

M. François Zocchetto. Je l’ai dit en commençant mon propos : il ne s’agit nullement d’apprécier le fond des propositions formulées dans la proposition de loi organique. Reconnaissez d’ailleurs que ces deux textes ne sont pas très éloignés l’un de l’autre.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Absolument !

M. François Zocchetto. Il s’agit simplement pour nous de réaffirmer notre volonté que le Parlement travaille de la manière la plus efficace possible, surtout sur un sujet aussi important que celui qui concerne l’équilibre de nos institutions. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « nul n’est censé ignorer la loi ». À ce principe qui fonde notre droit devrait être adjoint un autre : « Nul ne peut se situer au-dessus de la loi ».

Aujourd'hui, la crise économique et sociale, voire morale, qui secoue notre pays et l’Europe se double d’une crise de confiance vis-à-vis des dirigeants, qu’ont confortée ceux qui ont confondu leur fonction, leur obligation d’intérêt général et la satisfaction de leurs besoins propres ou de ceux de leurs amis. Cette défiance vis-à-vis des représentants politiques se manifeste, avec raison, d’une manière de plus en plus forte, ici comme chez nos voisins.

Nos concitoyens, confrontés à la violence sociale et à la dureté de la période, veulent une République exemplaire et ils ont raison. Le Président de la République la leur avait promise, parlant de « République irréprochable ». Nous en sommes loin !

Or cette exemplarité doit commencer à la tête de l’État. Comment afficher une rectitude de l’État ? Comment prétendre à la probité de ceux qui gouvernent le pays si le chef de l’État peut échapper à la justice durant son mandat pour des actions commises sans rapport avec sa fonction ?

Cette question de la responsabilité du chef de l’État n’est pas nouvelle.

En 2001, la majorité de l’époque a adopté à l'Assemblée nationale un projet de loi établissant clairement une responsabilité de droit commun pour le Président de la République en dehors de ses fonctions, mais y compris durant son mandat. Ce texte n’a pas eu de suite.

En 2007, quelques semaines avant la fin de son mandat présidentiel, M. Jacques Chirac a fait adopter une modification de la Constitution instaurant une procédure de destitution du chef de l’État par le Parlement, seul moyen aux yeux de la majorité d’alors d’échapper à une irresponsabilité absolue, dont le principe était pourtant réaffirmé. C’est donc la représentation politique qui devait décider de la responsabilité judiciaire d’un homme, parce qu’il était Président de la République. Drôle de conception de la séparation des pouvoirs, en vérité !

Or cette procédure de destitution, même difficile à mettre en œuvre, effrayait visiblement en haut lieu, puisque le projet de loi organique permettant l’application du nouveau dispositif constitutionnel, n’a été déposé que le 22 décembre 2010, trois ans après le vote du nouvel article 68 de la Constitution. Il n’est pas encore officiellement inscrit à l’ordre du jour de l'Assemblée nationale.

La proposition de loi organique, initialement déposée par François Patriat et Robert Badinter, tend donc à remédier à cette lenteur a priori incompréhensible. En fait, un sénateur UMP, éminent juriste, en a fourni l’explication : le Président de la République ne voulait surtout pas que cette procédure puisse être utilisée contre lui, non seulement au cas où son nom serait cité dans une chronique judiciaire, ce qui fut le cas fréquemment durant cette durée, mais surtout si les évocations devenaient des implications directes et concrètes.

Je comprends donc que les sénateurs du groupe socialiste soient agacés par cette course de lenteur et souhaitent la mise en application de la Constitution dans sa plénitude. Il est d’ailleurs de bonne politique que la Constitution s’applique, même si on n’est pas d’accord sur l’ensemble de ses articles.

Au demeurant, nous regrettons que, même dans le cadre limité de l’application de ces dispositions, une nouvelle fois les groupes politiques soient écartés du processus, comme ils le sont pour le déclenchement de la saisine du Conseil Constitutionnel.

Je souhaite rappeler que le Sénat, dans son ancienne configuration politique, avait adopté un amendement que j’avais présenté au nom de mon groupe, lors de la révision constitutionnelle de juillet 2008, visant à conférer ce droit de saisine aux groupes politiques. Cette proposition n’a pas eu de suite à l’Assemblée nationale. Il n’empêche qu’elle fut brièvement acceptée au Sénat.

Ces groupes sont en effet clairement reconnus par la Constitution et l’argument invoqué en commission d’un risque d’utilisation politique, voire politicienne, de ce droit par les groupes n’est pas acceptable. En quoi le fait d’accorder ce droit de saisine à un dixième des parlementaires éviterait une telle manœuvre ?

Les groupes les plus importants de l’opposition ou de la majorité seraient-ils dotés d’une vertu que les groupes minoritaires, irresponsables par nature, n’auraient pas ? Ces dernières décennies ont pourtant montré que la vertu n’était pas toujours l’apanage des partis dominants.

Nous avons également critiqué la restriction de l’effectif de la commission d’instruction au sein du Parlement constitué en Haute Cour. Alors que le bureau chargé de l’organisation comprend vingt-deux membres, la commission ne devrait en comprendre que douze. Là encore, la défiance à l’égard des groupes minoritaires n’était pas acceptable et nous avons demandé que cette tentative bipartiste soit abandonnée.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Et vous avez obtenu satisfaction !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. En effet, la commission des lois a approuvé cette remarque, puisque l’effectif de la commission a été porté à vingt. Nous nous félicitons de cette avancée.

Mais, je le répète, notre gêne est plus profonde, car nous aurions souhaité un autre affichage. Nous devons en finir avec ces années d’hyper-présidence, rompre avec une domination de chaque instant de la présidence sur les institutions et réformer en profondeur le rôle du Président de la République dans notre système politique, ce qui implique aussi une refonte de son régime de responsabilité, en dehors de sa fonction, bien évidemment. Est-il possible de revendiquer une présidence « normale » sans choisir cette voie de la révision ?

À cet égard, le groupe CRC avait déposé, le 21 septembre 2011, une proposition de loi constitutionnelle n° 798, qui visait à établir cette responsabilité de droit commun, tout en garantissant, bien entendu, au chef de l’État les protections exigées par son exposition. Nous rappelions, dans l’exposé des motifs, cet anachronisme qui maintient le président français dans le confort du roi constitutionnel de 1791, époque où la Constitution affirmait que « la personne du Roi est inviolable et sacrée. »

M. Jean-Jacques Hyest. Le confort a été de courte durée !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Nous en sommes pratiquement toujours là !

Face à cette forme de présidence monarchique, nous pensons qu’une rupture sur le plan institutionnel est nécessaire. Nous n’avons d’ailleurs pas voté les articles 67 et 68 de la Constitution.

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Les autres non plus, d’ailleurs !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Le groupe CRC a bien conscience que le seul changement de majorité au Sénat n’est pas suffisant pour nous engager dans une telle rupture institutionnelle. La proposition de loi déposée par notre collègue François Patriat, largement modifiée en commission des lois, au point de reproduire à peu de chose près le projet gouvernemental,…

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Il y a tout de même des différences importantes !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. … déposé sur le bureau l’Assemblée nationale, mais pas encore inscrit à l’ordre du jour, a le mérite de permettre l’application de la Constitution, sans laisser l’article 68 encore en suspens pendant un temps indéterminé. C’est le seul moyen actuel de sortir du système d’irresponsabilité absolue du chef de l’État, qui est très critiquable. Nous n’allons donc pas nous y opposer. Je tenais néanmoins à vous faire part, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, de notre façon un peu différente d’appréhender cette question par rapport à nos partenaires de la majorité sénatoriale. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste-EELV.)

M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat.

M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, non seulement la définition extensive de l’irresponsabilité du chef de l’État résultant de la révision constitutionnelle de 2007 n’est pas digne d’une démocratie, mais la seule disposition permettant d’en atténuer la portée – la possibilité de destituer un Président de la République ayant manifestement manqué aux devoirs de sa charge, prévue par l’article 68 – est toujours inopérante à défaut de la loi organique nécessaire à sa mise en œuvre.

Cinq ans après, les amis de l’Élysée nous expliquent qu’« il n’y a pas le feu au lac », le projet de loi organique déposé depuis un an sur le bureau de l’Assemblée nationale étant prioritaire. La preuve en est qu’il sera examiné demain matin par nos collègues députés, selon M. le garde des sceaux… On peut donc se demander ce qui est le plus politicien dans l’affaire : la colombe que le garde des sceaux vient de tirer de sa manche avec brio, ce soir, ou la présente proposition de loi organique, que je qualifierai de « stimulus législatif » ?

Mes chers collègues, une proposition de loi valant un projet de loi, autant voter le présent texte, cela nous fera gagner du temps !

Chacun, cependant, aura compris que, le minimum du minimum étant assuré – je veux parler de l’adoption du texte permettant d’appliquer la Constitution –, les problèmes de fond restent entiers. Permettez-moi d’y revenir brièvement.

Le premier problème est la confusion entre la personne publique et la personne privée du chef de l’État, ayant pour conséquence une interprétation de plus en plus extensive de l’irresponsabilité pénale du Président de la République.

Ainsi, Jean Foyer, l’un des rédacteurs de l’article 68 de la Constitution, peut-il écrire, quelques semaines après la décision du Conseil Constitutionnel du 22 janvier 1999 : « En tant que personne privée, le Président de la République ne bénéficie d’aucune immunité ni d’aucun privilège de juridiction. Il est pénalement et civilement responsable, comme tout citoyen, des actes commis avant le début de ses fonctions. L’affirmation paraît être remise en question par certains de nos jours, elle est pourtant juridiquement indiscutable. »