M. Pierre-Yves Collombat. Le Conseil constitutionnel, alors présidé par Roland Dumas, avait conclu, chacun s’en souvient, que la responsabilité pénale du chef de l’État ne pouvait être engagée que devant la Haute Cour, pour crime de haute trahison.

Le deuxième problème est que l’inviolabilité du chef de l’État s’est progressivement étendue à ses collaborateurs et à ses proches, comme on l’a vu dans l’affaire dite des « sondages de l’Élysée », évoquée tout à l’heure, ou dans celle, que j’aime beaucoup, des « infirmières bulgares ».

Mme Cécilia Sarkozy avait alors refusé de déférer à la convocation de la commission parlementaire chargée d’éclairer cet épisode de nos relations, alors amicales, avec feu Mouammar Kadhafi. Le porte-parole de l’Élysée avait jugé que, puisque Nicolas Sarkozy ne pouvait répondre à une convocation parlementaire, « par extension, Mme Sarkozy, puisqu’elle était son envoyée personnelle, tomb[ait] sous la même règle. »

Le troisième problème tient au fait que le principe d’égalité de tous devant la loi est remis en cause en matière pénale, mais aussi en matière civile et administrative.

Comme l’a fait remarquer Robert Badinter, lors de la révision de 2007, « le conjoint du chef de l’État ne pourra demander le divorce en justice, son propriétaire lui réclamer des loyers impayés, le fisc des impôts. Le [la] Président[e] s’acquittera de ses obligations s’il le veut, quand il veut. C’est le bon plaisir ressuscité ! »

Que le Président puisse divorcer par consentement mutuel ou à sa demande, mais pas à celle de son conjoint, rappelle des codes de la famille pas vraiment républicains…

« A-t-on bien mesuré, se demandait alors Pierre Fauchon, la portée d’une telle mesure qui fait payer à des tiers le prix d’une immunité totale du Président pendant au moins dix ans, si on en juge par l’expérience des deux derniers présidents. A-t-on bien mesuré la gravité du préjudice ainsi causé et qui peut être irréparable, en particulier dans les affaires à caractère familial ? »

Tout cela n’a rien de théorique, car c’est au moment où l’hôte de l’Élysée est élevé au rang d’intouchable qu’il se fait procédurier. Si François Mitterrand et Jacques Chirac se sont interdit de saisir la justice, leur successeur a rompu avec leur hauteur de vue.

Mes chers collègues, essayons de faire l’inventaire : recours contre Ryanair pour « atteinte au droit à l’image hors consentement et à des fins publicitaires » ; plainte contre Le Nouvel Observateur pour « faux, usage de faux et recel », à l’occasion de la publication d’un SMS attribué à Cécilia Sarkozy – la plainte sera retirée ; constitution de partie civile dans une affaire de tee-shirt détournant l’image de Nicolas Sarkozy ; affaire de la poupée vaudou ; plainte contre l’ex-patron des renseignements généraux, Yves Bertrand, pour « atteinte à la vie privée » et « dénonciation calomnieuse » ; constitution de partie civile dans l’affaire Clearstream ; plainte pour « escroquerie » à la carte bleue. Peut-être en ai-je oublié…

Et je ne parle que des actions directement engagées par le Président de la République lui-même, sans évoquer les actions diligentées par le parquet ou les préfets pour « offense au chef de l’État », « à l’insu du plein gré » de ce dernier, bien évidemment !

Le représentant du parquet général près la Cour de cassation, lors de l’examen de la plainte pour escroquerie à la carte bleue, a bien résumé l’impasse dans laquelle nous a placés la révision constitutionnelle de 2007 : « L'exercice de l'action civile par le président de la République devant une juridiction pénale [...] paraît incompatible avec l'exercice de ses pouvoirs institutionnels : le fait qu'une autorité soumette à ceux-là mêmes qui relèvent de son pouvoir de nomination le soin de trancher un litige qui concerne ses intérêts privés, est de nature à donner l'apparence aux autres parties, comme au public, que le procès n'obéit pas aux règles d'un procès équitable. »

Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, si nous ne pouvons malheureusement pas revenir là-dessus ce soir, faisons au moins en sorte que puissent être appliquées les règles qui ont été adoptées et qui modèrent, certes de manière insuffisante, les privilèges dont bénéficie le chef de l’État. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste-EELV et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard.

M. Patrice Gélard. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la responsabilité du chef de l’État, ou du chef de l’exécutif, a toujours constitué un problème, au regard aussi bien de la séparation des pouvoirs que de la définition de la démocratie.

En effet, il faut faire en sorte que le chef de l’État puisse exercer la plénitude de ses prérogatives sans toutefois être gêné dans son rôle de représentant de la nation et de l’État.

À l’origine, ce sont les Britanniques qui ont inventé la notion de responsabilité de l’exécutif, mettant en place une procédure qui ne touchait pas directement le chef de l’État, en l’occurrence le roi ou la reine, mais qui concernait ses ministres. Cette procédure, l’impeachment, a donné naissance, par glissement à partir de la responsabilité pénale des ministres, – qui risquaient tout de même, chaque fois, de se faire couper la tête ! –, à la responsabilité devant le Parlement et, partant, au régime parlementaire.

Il en a été différemment aux États-Unis, où la procédure d’impeachment a été mise en place selon des modalités autres que celles qui étaient pratiquées en Grande-Bretagne. La raison en est que, aux États-Unis, il n’y a pas réellement de ministres : le président est en quelque sorte l’exécutif à lui tout seul. Ainsi, Abraham Lincoln disait, en parlant d’une décision prise par lui et ses secrétaires d’État : « sept non, un oui, le oui l’emporte ! » (Sourires.) C’est bien la démonstration que, dans ce pays, le président est moins le chef de l’exécutif que l’exécutif lui-même et que les secrétaires d’État ne sont que des exécutants.

Aux États-Unis, la procédure d’impeachment, destinée à mettre en cause le président directement, n’a pas abouti les trois fois où elle a été engagée. Il n’y a eu aucun cas de condamnation, soit qu’un arrangement ait été trouvé préalablement, soit que le président ait démissionné avant, mettant un terme à la procédure.

La tradition juridique française est tout à fait différente. Nous avons d’abord eu l’expérience de la Révolution française, qu’a rappelée Mme Borvo tout à l'heure. La Constitution de 1791 avait prévu une procédure de suspension du roi, chef de l’État, dans l’hypothèse où celui-ci ne respecterait pas la Constitution. Mais, comme vous le savez, la Convention ne va pas se comporter conformément aux règles constitutionnelles. Elle sera tiraillée entre une application erronée du tyrannicide et une conception faussée de la souveraineté nationale ou populaire.

Il faudra attendre encore quelque temps pour que soit reconnue une véritable responsabilité du chef de l’État dans le cadre de nos institutions, avant d’en arriver à la pratique républicaine qui est maintenant la nôtre.

Il convient de le rappeler, il y a quatre hypothèses dans lesquelles la responsabilité du chef de l’État est susceptible d’être, dans une certaine mesure, mise en cause.

La première, qui a tendance à être quelque peu oubliée, est prévue à l’article 7 de la Constitution : c’est celle dans laquelle le chef de l’État n’est plus en mesure d’exercer physiquement ses fonctions, soit parce qu’il est décédé, soit parce que des raisons médicales l’en empêchent, soit parce qu’il ne donne plus de ses nouvelles... Pour ce dernier cas, toutes les suppositions étant permises et je ne donnerai que deux exemples : il est pris en otage ou il a disparu dans un pays lointain pour se livrer à la chasse ou à je ne sais quelle autre activité ! (Sourires.)

Aux termes de la Constitution, c’est le Conseil constitutionnel, saisi par le conseil des ministres, qui organise soit, en cas de décès ou de disparition définitive, un intérim définitif, suivi alors d’une élection, soit un intérim provisoire.

Je dois le dire, notre Constitution est insuffisamment précise sur ce point. Imaginons que le Président de la République soit injoignable, du fait d’une prise en otage ou d’un isolement : que se passerait-il ? Combien de temps durerait l’intérim provisoire ? La question n’est pas résolue dans la Constitution. Or elle mériterait de l’être.

La deuxième hypothèse est celle qui est évoquée l’article 53-2 de la Constitution, auquel renvoie d’ailleurs l’article 67 : il s’agit de la responsabilité du chef de l’État dans le domaine très particulier des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Là encore, je ne suis pas convaincu de la bonne rédaction de la Constitution. En effet, il existe une certaine contradiction entre les deux articles que je viens de mentionner : l'article 67 protège, pendant la durée de son mandat, le chef de l’État de tout acte de procédure, alors que l’application de l’article 53-2 supposerait la coopération des organes juridictionnels français, qui seraient ainsi amenés à exercer les contraintes qu’exclut l’article 67. Je ne vois pas comment tout cela pourrait s’harmoniser et il y a manifestement là une lacune supplémentaire du texte constitutionnel.

Je souligne au passage que le professeur Badinter n’est pas non plus étranger à cette affaire de responsabilité devant la Cour pénale internationale.

J’en viens à la troisième hypothèse, qui se fonde sur les articles 67 et 68 de la Constitution.

À cet égard, il est faux de dire que le Président de la République échappait auparavant à toute responsabilité.

Dans les Constitutions des IIIe et IVe Républiques, figurait une disposition relative à la responsabilité, disposition qui s’est retrouvée, dans une certaine mesure, dans celle de la Ve République, mais qui posait des problèmes d’interprétation. Cette disposition a donné lieu, sous la Ve République, à deux analyses.

La première, cela a été rappelé tout à l’heure, a été fournie par le Conseil constitutionnel, présidé à l’époque par Roland Dumas : pour mettre en cause la responsabilité pénale du chef de l’État, il fallait mettre en place la structure prévue par la Constitution en cas de mise en accusation pour haute trahison. C’est sur cette interprétation que s’est appuyé, avec raison, d’ailleurs, le député Arnaud Montebourg lorsqu’il a voulu lancer la procédure de saisine de la Haute Cour.

Cette analyse du Conseil constitutionnel a été contredite par la Cour de cassation. Dans un arrêt, celle-ci a estimé que, si le Président de la République ne peut être poursuivi pendant la durée de son mandat, du même coup, la prescription est suspendue et l'ensemble des procédures peuvent être reprises à la fin de son mandat. C’est peu ou prou cette formule qui, à la suite des propositions de la commission Avril, a été reprise dans l’article 67 de la Constitution, et que l’on trouve dans la plupart des démocraties voisines. Cela étant, je ne suis pas convaincu qu’elle soit tout à fait satisfaisante.

La quatrième hypothèse à considérer est tout à fait nouvelle puisqu’elle résulte de l’actuelle rédaction de l’article 68, qui fait l’objet de la présente proposition de loi organique.

Son premier intérêt est de mettre fin à cette anomalie juridique qu’était la haute trahison.

À l’époque de la Monarchie ou de l’Empire, tout était plus clair : la haute trahison consistait à voler dans les caisses de l’État, car l’argent se trouvait physiquement dans des cassettes, à se rendre coupable d’intelligences avec tel ou tel ennemi, ou à fuir ses responsabilités en partant à l’étranger.

L’inconvénient, c’était que la haute trahison n’était pas mentionnée dans le code pénal et que nul ne savait quelles sanctions il convenait de lui appliquer. En définitive, elle n’a jamais été invoquée. Lorsque des chefs de l’État ont été poursuivis, on a utilisé d’autres procédures que celles qui étaient prévues par le texte constitutionnel de l’époque.

Faute d’invoquer la haute trahison, la responsabilité du chef de l’État n’était pas mise en cause en France. Cela nous rapprochait un peu du modèle américain, où le président est pratiquement à l’abri l’impeachment, eu égard à la très grande complexité de sa mise en œuvre.

Ce fut donc une tout autre procédure, désormais inscrite à l’article 68 de la Constitution, qui fut inventée. Après avoir fait quelques recherches dans les démocraties voisines, je dois dire que la France a fait preuve d’une originalité intéressante, car je n’ai pas retrouvé l’équivalent ailleurs ! (M. Pierre-Yves Collombat s’esclaffe.)

Ainsi fut introduite la fameuse formule « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice » des fonctions présidentielles. Mais qu’est-ce donc qu’un manquement manifestement incompatible ? J’aimerais bien qu’on me l’explique ! Faut-il comprendre qu’il s’agit de l’affichage de certaines convictions métaphysiques ou philosophiques, ou bien d’un certain comportement physique ? (Sourires.)

En tout cas, nous quittons là le domaine juridictionnel, comme M. le rapporteur l’a souligné, pour entrer dans la sphère purement politique.

La Haute Cour porte d’ailleurs bien mal son nom,…

M. Patrice Gélard. … car elle n’est pas une cour : elle n’applique pas le droit pénal ni les dispositions prévues par le code de procédure pénale. Il s’agit d’autre chose : il est question de responsabilité politique ou morale, et la décision relève de la représentation nationale. Nous sommes donc dans un domaine tout à fait différent de ce que nous avons pu connaître jusqu’à maintenant.

Or, tant dans le projet de loi organique que dans la proposition de loi organique, a été maintenue une procédure quasi juridictionnelle. Je le déplore. Mieux aurait valu innover et nous inspirer de l’impeachment à l’américaine, qui exclut toute procédure juridictionnelle et laisse, en fin de compte, les deux chambres se partager la charge d’organiser la mise en cause de la responsabilité.

L’instauration d’une commission de l’instruction relève, en fin de compte, du juridictionnel.

En outre, il y a, dans ce dispositif, une certaine incompatibilité avec l’article 18 de la Constitution, qui prévoit désormais que le chef de l’État peut prendre la parole devant le Congrès. Le Président de la République peut-il donc être convoqué pour s’exprimer devant le Parlement tout entier ?

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Il n’est pas obligé de venir !

M. Patrice Gélard. Je le sais bien. Il n’en demeure pas moins que les articles 18 et 68 de la Constitution sont, à mes yeux, incompatibles, car c’est le chef de l’État, et lui seul, qui décide s’il y a lieu, ou non, de venir se présenter devant ce qui constitue la Haute Cour.

Le système que nous avons mis en place se révèle compliqué et n’est pas forcément fondé sur le plan juridique. Il ne manquera pas de poser des problèmes. Je pense, en vérité, qu’il ne pourra jamais être mis en œuvre, d’autant que la majorité des deux tiers est requise. Je vois donc mal comment il pourrait trouver, un jour, un aboutissement, si ce n’est dans une période particulièrement troublée.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Vous l’avez pourtant voté !

M. Patrice Gélard. Oui, mais pas vous !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Absolument !

M. Patrice Gélard. Monsieur le ministre, mes chers collègues, j’en viens à ma conclusion, qui prendra la forme d’une question toute simple : à quoi sert le débat d’aujourd’hui ?

M. Charles Revet. À rien !

M. Patrice Gélard. M. le garde des sceaux nous l’a rappelé tout à l’heure, la commission des lois de l’Assemblée nationale s’apprête à examiner, dès demain, le projet de loi organique.

Monsieur le rapporteur, à votre place, j’aurais annoncé le retrait pur et simple de la proposition de loi organique, en attendant la transmission du texte issu des travaux de l’Assemblée nationale.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je n’ai pas ce pouvoir : je rends compte de ce que décide la commission !

M. Patrice Gélard. En réalité, ce que vous êtes en train de faire s’apparente à un détournement de procédure.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Non !

M. Jean-Jacques Hyest. Mais si, tout à fait !

M. Patrice Gélard. Certes, c’est votre droit le plus absolu que de faire discuter une proposition de loi organique. Mais vous n’avez pas réellement l’intention d’aboutir, car, vous le savez, ce texte ne sera, à l’évidence, pas inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale : ni le Gouvernement ni la majorité de l’Assemblée nationale ne l’accepteront.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Pourquoi pas ?

M. Patrice Gélard. Par conséquent, le travail que nous faisons ne sert strictement à rien !

M. Jean Bizet. C’est de l’affichage !

M. Jean-Jacques Mirassou. C’est vous qui nous avez appris à procéder ainsi !

M. Patrice Gélard. Peut-être, mais, en tout cas, vous répétez les mêmes errements, et ce n’est pas forcément à votre honneur…

Nous perdons donc notre temps.

M. Charles Revet. C’est vrai !

M. Patrice Gélard. Attendons donc le texte qui nous parviendra de l’Assemblée nationale, respectons la logique qui prévaut en matière d’adoption d’un texte de loi organique. Je tiens à le rappeler, aucune proposition de loi organique n’a jamais été adoptée par le Parlement.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Il faut innover !

M. Patrice Gélard. Si toutes les lois organiques sont issues de projets de loi, c’est qu’elles doivent résulter d’un consensus entre l’exécutif et le législatif. Or ce n’est pas du tout ce que vous recherchez en l’espèce. Vous souhaitez, en fin de compte, faire une action de communication.

C’est la raison pour laquelle, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe UMP votera la motion tendant à opposer la question préalable ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR.)

M. François Patriat. Ce n’était pas brillant !

M. le président. La parole est à M. Alain Anziani.

M. Alain Anziani. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je viens d’entendre le doyen Gélard nous poser une question que je qualifierai de « vive » : à quoi sert le débat d’aujourd’hui ?

Monsieur Gérard, je veux vous répondre immédiatement : ce débat sert, justement, à provoquer un débat,…

M. Alain Anziani. … celui qui aurait dû avoir lieu voilà des années, parce que nous ne voulons pas qu’il soit purement et simplement enterré.

Chacun d’entre nous s’en souvient sûrement, c’est le Président de la République lui-même qui, avec sa vigueur habituelle, avait souligné dès le début de son mandat qu’il s’agissait d’un texte concernant, pour reprendre exactement ses propos, les fondements mêmes de la République. Et pourtant, ce texte si important, le Président de la République n’a pas voulu qu’il puisse lui être appliqué puisque, à ce jour, aucun projet de loi organique n’a été adopté. D’ailleurs, je n’ai toujours pas entendu, dans vos rangs, la moindre explication ou justification de ce retard.

Ainsi, pendant quasiment tout un quinquennat, le Président de la République aura bénéficié de l’immunité de l’article 67 de la Constitution sans s’exposer à sa contrepartie, inscrite à l’article 68, qui est la destitution. Au fond, il a fait son tri dans la réforme constitutionnelle, prenant d’un côté ce qui lui convenait, écartant de l’autre ce qui lui apparaissait moins profitable.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, une telle façon de procéder n’est guère convenable.

Je salue donc, pour ma part, la proposition de loi organique déposée par François Patriat et Robert Badinter et je considère que, contrairement à tout ce qui vient d’être dit, elle s’inscrit tout à fait dans l’esprit de notre Constitution.

Le rôle du Parlement, donc le rôle du Sénat, c’est bien de veiller à ce que la Constitution s’applique. Lorsque tel n’est pas le cas, du fait du Gouvernement, nous nous devons, en tant que législateur, de combler une telle carence : c’est l’objet même de cette proposition de loi organique.

Monsieur Gélard, comment pouvez-vous sérieusement affirmer qu’elle n’est qu’une manœuvre ? Mais enfin ! Regardez simplement le calendrier : elle a été déposée en octobre 2009, voilà plus de deux ans, donc bien avant que le Sénat ait changé de majorité.

Depuis octobre 2009, on nous invite à la patience, on nous prie de ne pas nous précipiter, on nous dit qu’un texte va venir… Mais il n’est jamais venu !

Prenons donc nos responsabilités ! Monsieur Hyest, n’est-ce pas vous qui, pendant toutes les années où vous avez présidé la commission des lois, nous avez sans cesse répété que le Sénat ne devait pas être à la remorque de l’Assemblée nationale, qu’il devait prendre ses responsabilités ? (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’esclaffe.)

Alors, au moment où une initiative sénatoriale vous est proposée, vous devriez la soutenir avec force !

Vous devriez la soutenir avec d’autant plus d’ardeur que, sur le fond, nous sommes sans doute largement d’accord.

M. Jean Bizet. Ce n’est pas sûr !

M. Alain Anziani. Sur le fond, personne ne remet en cause la nécessité de l’immunité du chef de l’État pendant la durée de son mandat. Cette irresponsabilité et cette inviolabilité existent d’ailleurs sous différentes formes dans la plupart des démocraties, en tout cas dans la plupart des démocraties occidentales, sous réserve – cela a été rappelé tout à l’heure – des cas de haute trahison ou de crime contre l’humanité.

Je préciserai tout de même que la tradition française comporte quelques différences avec d’autres démocraties. J’en vois au moins deux.

Tout d’abord, je relève que, à la différence de l’impeachment américain, par exemple, ce que la Constitution prévoit n’est pas une peine. Le dispositif qui existe et que notre proposition va rendre applicable, c’est une procédure qui va, au fond, exposer à terme le Président de la République à une sanction lorsque les juridictions redeviendront compétentes.

M. Jean-Jacques Hyest. Pas forcément !

M. Alain Anziani. Cela une conséquence tout à fait inattendue, et qui me paraît d’ailleurs insuffisamment soulignée.

Aux États-Unis, l’impeachment entraîne la destitution du président américain, et le vice-président prend immédiatement sa place. Dans le système que nous sommes en train de fabriquer, la conséquence sera évidemment autre. Le Président sera destitué et, dans les trente-cinq jours, nous dit la Constitution, une élection présidentielle sera organisée. Or rien n’empêchera le Président destitué de se représenter, faisant ainsi appel au peuple. Il pourra même être éventuellement réélu, auquel cas toutes les procédures qui ont pu être engagées contre lui se trouveront de nouveau suspendues, et l’on reviendra à la situation initiale. On peut d’ailleurs se demander si, de nouveau, le Parlement devra se réunir en Haute Cour pour prononcer la destitution et ce qu’il se passera ensuite. Rien n’est prévu dans le texte sur cette mécanique infernale qui pourrait s’enclencher.

M. Antoine Lefèvre. Cas d’école !

M. Alain Anziani. La deuxième exception française qui distingue notre système de celui des démocraties comparables relève, selon moi, d’une inspiration monarchique. Il y avait, dans notre droit ancien, une devise selon laquelle « le roi ne peut mal faire ». J’ai l’impression qu’on retrouve cette idée dans le texte.

Et c’est bien en toute matière que « le roi ne peut mal faire ». Robert Badinter l’a d’ailleurs magnifiquement démontré en expliquant que, dans notre système, l’épouse du chef de l’État est la seule femme de France à ne pas pouvoir divorcer sans le consentement de son mari ! Nous le savons, l’immunité judiciaire du chef de l’État s’étend aux procédures civiles, y compris le divorce. Le souhaitons-nous vraiment ? Souhaitons-nous maintenir un système aussi archaïque ou voulons-nous avancer ?

Ainsi, non seulement l’épouse du Président de la République ne peut pas engager une procédure contre son mari, mais, de surcroît, si le chef de l’État, demain, causait un accident de la circulation,...

M. Jean-Pierre Michel. En percutant le camion d’un laitier, par exemple !

M. Alain Anziani. … la victime de l’accident ne pourrait pas être dédommagée, faute d’avoir le droit d’engager une procédure contre le Président de la République.

Évidemment, en matière de diffamation et d’injure, nous sommes face au même paradoxe de cette immunité que je qualifierai d’universelle.

En fait, cette protection absolue conduit à deux dérives.

La première va s’illustrer dans quelques jours : la Cour de cassation va rendre un arrêt dans l’affaire de la carte bleue du chef de l’État qui, vous le savez, avait été piratée. Nous ne connaissons pas encore les termes de cet arrêt, mais nous connaissons déjà les conclusions de l’avocat général, qu’il a énoncées le 14 mars dernier. Il a souligné avec force que nous avions un Président intouchable : personne ne peut agir contre lui, mais lui peut agir contre les autres ; de fait, François Patriat l’a dit tout à l’heure, le Président de la République peut se constituer partie civile, ce qu’il a fait en l’occurrence.

Et l’avocat général, qui n’est pas un parlementaire, qui n’est pas un homme politique, mais qui est un juriste éminent, d’expliquer : « Le fait qu’une autorité soumette à ceux-là mêmes qui relèvent de son pouvoir de nomination le soin de trancher un litige qui concerne ses intérêts privés est de nature à donner l’apparence aux autres parties comme au public que le procès n’obéit pas aux règles d’un procès équitable, qu’il n’est pas tenu dans le respect de l’indépendance du tribunal et que ne sont pas assurées les conditions objectives d’un fonctionnement impartial. »

Voilà l’impasse – un procès qui n’est pas équitable – où nous conduit le système actuel.

Évidemment, il y aurait une solution ; M. le garde des sceaux la connaît bien, mais il ne cesse de la laisser de côté. Cette solution consisterait à avoir un parquet indépendant ; cela réglerait au moins la question que nous soulevons. Mais ce n’est pas le choix qui a été fait par le gouvernement actuel.

La deuxième dérive, notre rapporteur et président de la commission des lois l’a évoquée tout à l’heure avec beaucoup de pertinence. Elle s’est manifestée avec l’affaire des sondages commandés par l’Élysée. Que l’immunité concerne le Président est une chose. Que l’immunité, tout d’un coup, s’étende à l’ensemble de ses collaborateurs en est une autre !

Souhaitons-nous vraiment que cette affaire de sondages commandée par les collaborateurs du Président de la République, qui ont bénéficié par extension de son immunité, passe finalement par pertes et profits ? « Désolé, il n’y a rien à voir ! Vous ne pouvez pas enquêter sur cette question-là ni sur tous les manquements qui ont été faits aux règles du code des marchés publics ! Veuillez passer à autre chose ! »

Oui, il y a eu infraction au code des marchés publics, nous le savons, mais nous ne pouvons pas la sanctionner parce que ce sont des collaborateurs du Président qui l’ont commise. Je ne crois pas que ce soit la volonté du Parlement.

Nous avons donc quelques critiques à formuler sur le texte constitutionnel, car il ne nous semble absolument pas parfait. Pour autant, nous soutenons évidemment la proposition de loi de MM. Patriat et Badinter, ainsi que les améliorations apportées par la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste-EELV.)

M. le président. La parole est à M. Gaëtan Gorce.