M. Jacques Chiron. Très bonne mesure !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. J’en viens maintenant à la fraude proprement dite, celle qui résulte d’une action intentionnelle de se soustraire à l’impôt dû.

L’analyse du Gouvernement et celle du Sénat se rejoignent : au regard du bilan des actions passées, la nouvelle étape à franchir impose de travailler selon plusieurs axes.

Dès cet été, Pierre Moscovici et Jérôme Cahuzac ont ainsi proposé au Premier ministre de structurer autour de trois axes principaux l’action du ministère de l’économie et des finances, qui a un rôle moteur à l’échelle interministérielle dans la lutte contre toutes les atteintes aux finances publiques.

C’est autour de ces axes que s’ordonne aujourd’hui et que va s’ordonner durant toute la législature l’action du Gouvernement. Vous en admettrez sans difficulté, je pense, le caractère déterminant.

Notre premier axe de travail est le renforcement du pilotage stratégique de la lutte contre la fraude, entendu comme une démarche intégrée, allant, conformément à un souhait qui a été exprimé, de l’évaluation régulière du phénomène et de la veille stratégique jusqu’à l’organisation en conséquence des plans de contrôle des services compétents.

Sous la précédente mandature, nous avions critiqué une situation que l’on ne peut que regretter et dont les rapports de la Cour des comptes et du Sénat démontrent à l’envi le caractère bien réel : si, au cours des cinq dernières années, une forme de « frénésie » législative et réglementaire a caractérisé l’action du Président de la République et du Gouvernement, notamment pour mettre en avant l’interconnexion de fichiers entre les services de contrôle, la mise en œuvre de ces nouveaux outils n’a hélas pas fait l’objet d’autant de soin et de diligence. Et, tandis que l’attention de l’opinion était régulièrement appelée sur le spectre d’une fraude massive aux prestations sociales, pourtant non attestée par les données disponibles, les responsables des « massifs » de fraudes beaucoup plus importantes que sont la fraude aux cotisations sociales résultant du travail dissimulé et la fraude fiscale – spécialement dans sa dimension internationale – étaient beaucoup moins stigmatisés et poursuivis.

Dans le domaine de la lutte contre la fraude plus encore que dans d’autres champs de l’action publique, la démarche d’évaluation, de veille stratégique et l’attention portée à l’optimisation de l’utilisation des moyens dont sont dotés les services de contrôle, notamment par un effort de coordination entre eux, sont déterminantes. L’enjeu est bien, en effet, de donner à l’action publique une réactivité et une agilité à la mesure de celles dont les fraudeurs eux-mêmes font preuve pour se soustraire à leurs obligations légales.

Il y faut un travail constant, fait de patience et de ténacité, plutôt que des effets d’annonce.

Ce travail a été engagé. Pierre Moscovici et Jérôme Cahuzac ont d’ores et déjà créé au sein du ministère de l’économie et des finances une structure légère, appelée comité ministériel de veille stratégique de la lutte contre la fraude, réunissant une fois par mois les responsables des administrations impliquées dans ce travail : le directeur général des finances publiques, le directeur général des douanes et droits indirects, le directeur de la sécurité sociale, le directeur du service TRACFIN et le délégué national à la lutte contre la fraude.

Au sein de cette instance ont commencé à être identifiés les premiers perfectionnements possibles de nos pratiques, à droit et moyens inchangés.

En particulier, dans le domaine de la fraude à la TVA, nous travaillons à une meilleure coordination des travaux de la DGFIP, la direction générale des finances publiques, et de la DGDDI, la direction générale des douanes et des droits indirects, pour nous permettre de mieux appréhender des fraudes complexes, du type de ces « carrousels » de TVA imparfaitement réprimés ces dernières années.

Le plan stratégique 2013-2015 auquel nous travaillons pour la DGFIP comprendra évidemment des axes de travail structurants pour rénover les pratiques du contrôle dans le domaine fiscal, avec l’objectif de réussir à mieux cibler la fraude fiscale la plus complexe, notamment dans sa dimension internationale.

Ce renouvellement du pilotage stratégique ne s’arrête pas aux frontières du ministère de l’économie et des finances. Conformément aux conclusions de la grande conférence sociale, nous travaillons dès à présent avec Michel Sapin à un nouveau plan national de lutte contre le travail illégal. Celui-ci sera l’une des composantes du plan national de lutte contre la fraude qui sera proposé au tournant de l’année au comité national de lutte contre la fraude, dont le Premier ministre d’ores et déjà décidé d’assumer personnellement la présidence.

Cet effort de programmation et de gouvernance associera bien sûr le Parlement, représenté au sein du comité national.

Par là, nous entendons, sous l’autorité du Premier ministre, remédier aux insuffisances de la coordination des services durant la période antérieure, amplement démontrées par le rapport de la commission d’enquête sénatoriale.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. Il faudra, avec la Chancellerie, aller sans doute beaucoup plus loin dans la répression pénale des fraudes les plus graves, sans nécessairement durcir la loi, mais en veillant à son optimisation effective.

Mme Nathalie Goulet. Bien sûr !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. À cet égard, madame Goulet, je rappelle le rôle de la CIF, la commission des infractions fiscales : celle-ci donne un avis, que le ministre doit suivre, sur les poursuites pénales pour fraude fiscale.

M. Jacques Mézard. Tout à fait !

Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. La commission d’enquête a conclu que la CIF était utile pour vérifier que sont bien visées les fraudes les plus graves et qu’il n’y a pas d’arbitraire.

Le Gouvernement partage ce point de vue, considérant qu’il est utile de disposer d’un regard extérieur et que cette approche n’entrave en rien le volontarisme de son action.

Notre deuxième axe de travail va nous conduire, comme plusieurs orateurs l’ont souhaité, à porter à l’échelle européenne et internationale une parole exigeante, claire et ambitieuse quant à la nécessaire accélération de travaux engagés, parfois trop timidement encore, on veut bien l’admettre, par les institutions européennes, par le Forum mondial de l’OCDE sur l’échange d’informations entre administrations fiscales ou par le G20.

Disons-le clairement, tous les travaux engagés sont utiles, quoique leur rythme n’ait jusqu’à présent pas permis de progresser comme il l’aurait fallu. Avec d’autres de ses partenaires, la France entend jouer un rôle moteur pour que ces travaux aboutissent à des solutions concrètes dans des délais convenables.

Il faut poursuivre et amplifier la pression sur les juridictions « non coopératives », dégager des solutions pratiques pour rendre beaucoup plus effective l’assistance administrative mutuelle avec certains des États cocontractants.

Aux États qui ne font guère évoluer leurs pratiques – y compris des États européens, comme le relève avec force le rapport du Sénat –, il faut savoir tenir un langage de vérité et tirer toutes les conséquences de leur comportement. Pierre Moscovici a déjà évoqué publiquement la perspective de la renégociation de certaines conventions bilatérales, qui s’imposera dès lors que des progrès ne pourront pas être effectivement mesurés au titre des travaux en cours.

Qui refuse la coopération ne peut s’attendre à quelque forme de candeur ou de clémence de la part de la France. Nous ne sacrifierons pas les intérêts des finances publiques françaises à des arrangements avec ceux qui font obstacle à une véritable coopération administrative. À cet égard, vous avez cité certains pays, la Suisse en particulier.

Il est particulièrement bienvenu, selon nous, qu’avec les accords relatifs au FACTA les États-Unis et plusieurs États européens rehaussent un véritable échange d’informations au rang de standard international. C’est à la généralisation de ce type d’échanges que nous voulons travailler résolument. Nous sommes peut-être en train de vivre un tournant, de ce point de vue, sous l’effet de la crise, puisque même des pays traditionnellement moins soucieux que nous de lutter contre l’évasion fiscale mesurent aujourd’hui l’importance de celle-ci. C’est le cas de la Suisse.

Le Gouvernement est résolu à obtenir la mise en œuvre de la coopération fiscale pour tous les États qui s’y sont engagés. La Suisse en fait partie. Nous sommes très vigilants et déterminés à ce sujet.

Ces prochaines semaines, Pierre Moscovici fera des propositions d’avancées concrètes dans le cadre européen, dans la perspective de deux rendez-vous sur lesquels nous fondons beaucoup d’espoir : d’une part, l’ouverture de la négociation sur la révision de la directive dite « anti-blanchiment » ; d’autre part, l’adoption programmée par le Conseil européen de fin d’année d’un plan européen d’action contre la fraude fiscale.

Je ne dévoilerai pas ici ce soir tous les détails de ce plan, mais nos propositions seront précises et instruites de l’expérience. Nous y traiterons de questions comme celles sur lesquelles vous avez judicieusement, et non sans humour, appelé l’attention, madame Goulet.

Le troisième axe de travail auquel nous nous attachons donnera l’occasion au Parlement, dans un petit nombre de semaines, d’examiner une série de mesures législatives rassemblées dans un « paquet anti-fraude » du projet de loi de finances rectificative pour 2012.

Instruits des limites de la méthode législative suivie au cours de la période antérieure, nous n’avons nulle intention de multiplier les mesures éparses. Mais il est certain que, quelle que puisse être l’accélération espérée à l’échelle internationale de la coopération contre les paradis fiscaux, il nous faut combler dans notre panoplie de contrôle certaines faiblesses crûment mises au jour par les défaillances relevées dans le rapport de votre commission d’enquête.

Madame Bouchoux, nous avons commencé à le faire sur le dossier des trusts en publiant, à la mi-septembre, un décret obligeant les administrateurs de trusts concernant des résidents français ou des biens en France à déposer une déclaration spéciale et à payer les impôts dus.

Le débat organisé ce soir n’est pas le cadre approprié pour annoncer ces mesures, dont le conseil des ministres doit encore délibérer. Vous pouvez néanmoins être sûrs, mesdames, messieurs les sénateurs, que les travaux en cours n’éludent aucun des obstacles majeurs auxquels est aujourd’hui confrontée l’administration fiscale dans le traitement des phénomènes d’évasion qui sont les plus difficiles à appréhender parce que fondés sur des montages complexes.

Sans attenter en rien à la liberté de circulation des personnes, des biens ou des capitaux, il nous faut disposer d’outils adaptés pour nous assurer que celle-ci s’effectue sans laisser s’épanouir des fraudes proprement inacceptables pour le Gouvernement comme pour nos concitoyens.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je le relevais en commençant mon propos, ce débat témoigne de l’implication dont la Haute Assemblée entend faire preuve dans le suivi des conclusions du rapport de sa commission d’enquête. J’ai précisé comment le Gouvernement entendait agir.

Je suis très sensible à la demande formulée par plusieurs d’entre vous d’avoir des points de rendez-vous sur ces questions. Soucieuse que celle-ci soit entendue, j’en ferai part tant à M. Moscovici qu’à M. Cahuzac, qui ne manqueront pas de vous associer, au-delà même des réunions du comité national de lutte contre la fraude, à l’ensemble des travaux qui auront lieu tout au long de la législature. (Applaudissements.)

Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales.

12

Nomination de membres d’organismes extraparlementaires

Mme la présidente. Je rappelle que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a proposé deux candidatures pour des organismes extraparlementaires.

La présidence n’a reçu aucune opposition dans le délai d’une heure prévu par l’article 9 du règlement.

En conséquence, ces candidatures sont ratifiées et je proclame M. Jeanny Lorgeoux membre titulaire au sein du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de la défense nationale et Mme Kalliopi Ango Ela membre titulaire au sein du conseil d’administration de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures cinq.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures cinq, est reprise à vingt-deux heures cinq.)

Mme la présidente. La séance est reprise.

13

Débat sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation, organisé à la demande de la mission commune d’information sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation.

La parole est à Mme la présidente de la mission commune d’information.

Mme Frédérique Espagnac, présidente de la mission commune d’information sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation. Madame la présidente, monsieur le ministre de l’économie et des finances, mes chers collègues, permettez-moi d’exprimer ma satisfaction de voir se tenir au Sénat, en séance publique et en présence du Gouvernement, un débat sur les agences de notation directement issu des travaux pluralistes de la mission parlementaire que j’ai eu l’honneur et le plaisir de présider. Dans ce lien entre les travaux de contrôle et la séance publique, il y a là une exemplarité, un enchaînement vertueux dont nos concitoyens peuvent se féliciter.

Quelle a été la démarche de notre mission d’information sénatoriale ? Au-delà des passions et des indignations, souvent légitimes, que soulève le sujet des agences de notation, nous avons essayé de poser le bon diagnostic pour apporter des réponses adaptées.

Nous avons ainsi travaillé de manière collégiale en conduisant vingt et une auditions, avec des administrations, des entreprises, des collectivités locales, des économistes, en organisant des déplacements aux États-Unis, à Londres, à Bruxelles, en faisant réaliser une étude comparative sur le marché et la réglementation des agences de notation dans les pays émergents ou les pays de l’OCDE, en obtenant l’accès aux 30 000 pages communiquées par Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch pour leur enregistrement auprès des autorités européennes et, enfin, en mesurant, par sondage, la confiance des investisseurs vis-à-vis de ces agences.

C’est au terme de quatre mois de travail que nous avons ainsi pu poser notre diagnostic, dans un rapport adopté à l’unanimité des groupes politiques.

J’en conviens, ce diagnostic est dérangeant. Nous avons constaté que les agences de notation sont devenues incontournables, sans retour en arrière possible à court terme. L’explication est la suivante : plus le financement par les marchés obligataires croît, plus ces marchés sont mondialisés, plus l’influence des agences de notation se renforce.

Le financement de l’économie passe insensiblement d’un modèle de financement par les banques à un financement par les marchés. C’est le cas depuis longtemps pour l’État qui se finance à 100 % sur les marchés internationaux. Or 65,4 % des obligations de l’État sont détenues par des non-résidents, dont la moitié environ hors zone euro. Les entreprises se financent elles aussi de plus en plus souvent sur les marchés. Au final, près d’un tiers de la dette obligataire mondiale serait émis en direction de non-résidents.

Quel rôle joue la notation dans ce cadre ? Elle est devenue un « standard » international, harmonisé sur un marché de capitaux qui met en relation plus de 10 000 émetteurs, un million d’obligations, des produits structurés particulièrement complexes, avec des milliers d’investisseurs disséminés partout dans le monde. En France, moins de 10 % des émissions obligataires et seulement trois entreprises du CAC 40 ne sont pas notées. La notation « non sollicitée » de l’État se fait néanmoins avec la participation active de ses services.

Le rôle majeur des agences de notation n’est pas seulement dicté par les marchés financiers. Il a aussi été conforté par les autorités publiques. Ce sont elles qui ont érigé les agences en point de passage obligé pour la communauté financière.

En réaction aux différentes crises du capitalisme, les autorités publiques ont fait appel directement ou indirectement aux notations pour s’assurer de la solidité des actifs des banques et des sociétés d’assurance ainsi que de la réalité des risques pris. On peut citer à titre d’exemple les règles de Bâle ou de Solvabilité II. Ces règles publiques ont érigé les agences de notation en quasi-régulateurs. On relevait par exemple en 1999 aux États-Unis plus de 1 000 références aux notations dans la réglementation relative aux marchés de titres et près de 400 pour les banques.

Les banques centrales ont une responsabilité particulière. Elles font en effet massivement appel aux notations pour apprécier la qualité des actifs que les banques leur apportent en garantie. À la fin de 2011, 75 % des garanties déposés auprès de la Banque centrale européenne étaient admises sur la base d’une notation émise par l’une des trois grandes agences.

Dans ce contexte, se désintoxiquer des agences de notation est un objectif nécessaire, mais cela prendra du temps. Aux États-Unis, nous avons constaté que les initiatives de « désintoxication » sont d’ordre sémantique, tant le recours aux notations est ancré dans leur « culture d’investissement » comme il l’est, désormais, dans celle de l’Europe.

Les solutions alternatives aux notations, par exemple le développement d’une évaluation interne des risques, sont encore peu opérantes. Si l’on a peu confiance dans les agences de notation pour évaluer les risques, on n’a pas davantage confiance dans les modèles internes des banques. La réintégration au sein des régulateurs – dans notre pays, il s’agit pour l’essentiel de la Banque de France – des fonctions qu’ils ont déléguées aux agences de notation sera une œuvre de longue haleine. Ainsi la Banque de France nous a-t-elle indiqué qu’il faudrait des investissements considérables pour disposer d’une capacité d’analyse crédit équivalente à celles des agences de notation, sur l’ensemble des actifs.

Que faire, alors, à court terme ?

Il faut agir pour contrôler l’activité des agences et donc adopter un règlement européen ambitieux. Monsieur le ministre, nous savons que des négociations sont en cours à Bruxelles, mais nous ne voyons pas d’accord se finaliser. Il existe aujourd’hui trois textes européens : un de la Commission, un du Parlement et un du Conseil. Il nous semble que le Gouvernement français peut s’appuyer utilement sur nos propositions et nos priorités pour faire progresser les négociations européennes. D’une manière générale, nous pensons, au Sénat, que le gouvernement français a tout à gagner dans les négociations européennes lorsqu’il s’appuie sur les positions de son Parlement.

Quelles sont nos priorités ? J’en vois deux principales, mais je sais que notre rapporteur, Aymeri de Montesquiou, exposera d’autres pistes développées dans le rapport.

La première priorité est fondamentale. Il s’agit de réduire l’interaction entre les notations de dettes souveraines et le débat démocratique.

Du travail reste à faire du côté des États, bien sûr, pour améliorer la gestion des finances publiques et la transparence de leurs comptes. C’est un chantier bien engagé par le Gouvernement au vu des mesures justes et fortes que contiennent le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ou de l’annonce par le Président de la République d’une expérimentation de la certification des comptes locaux.

Il faut tout autant fixer une règle de bon comportement aux agences de notation. On ne peut plus tolérer que ces dernières interviennent dans les débats démocratiques, au cœur parfois des échéances électorales, sans crier gare et sans qu’aucune urgence appelle les dégradations qu’elles prononcent ou simplement leurs commentaires. Nos amis grecs, espagnols, italiens ont pâti, non seulement des dégradations de leurs notes respectives, mais aussi des calendriers retenus par les agences pour prendre leurs décisions. Certains observateurs les ont même suspectées d’avoir un agenda caché. Qui plus est, l’écart entre justification de la note par les agences et préconisations d’ordre politique est souvent ténu.

Nous préconisons une mesure très simple, que les agences auraient dû spontanément adopter : sauf bouleversement économique, il faut qu’elles publient à l’avance leur calendrier de notation et s’y tiennent. Il ne s’agit pas pour la puissance publique d’imposer un calendrier et des dates. Il faut simplement que les agences fassent preuve de transparence et annoncent leurs échéances à l’avance.

Qui sait aujourd’hui quand Moody’s ou Standard & Poor’s publieront un nouveau communiqué sur la France ? Personne. Est-ce normal ? Non. Tout le monde, la sphère publique comme les marchés, déteste les surprises des agences de notation. Leur calendrier doit être connu, de manière à éviter une communication « à chaud », au plus mauvais moment. Tous les instituts de conjoncture fonctionnent ainsi, de même que les banques centrales.

Ma seconde priorité est de mettre fin à une situation aberrante. On a délégué aux agences de notation, en leur conférant ce rôle de quasi-régulateur, une mission de service public, mais sans cahier des charges, sans contrôle et sans exigence de résultat. Que dirait-on d’un élu local s’il n’imposait pas de cahier des charges à une entreprise de transport en commun, ne contrôlait pas le service rendu et ne fixait aucune exigence de qualité ? C’est pourtant bien ce qui s’est passé avec les agences de notation.

La réglementation européenne doit être plus exigeante sur la qualité des notations. Nous devons, en particulier, agir sur trois facteurs.

Le premier est la méthodologie. Cette question a longtemps été éludée tant par les législateurs que par les superviseurs ; elle n’a été soulevée que très récemment. Certes, les publications des trois principales agences de notation sont devenues abondantes, mais l’objectif de proposer des explications claires et compréhensibles, fixé par la Commission européenne, est loin d’être atteint. Pour 58 % des investisseurs, la transparence des méthodes est un critère qui qualifie mal les agences de notation. La majorité de ces mêmes investisseurs estiment que les documents publiés sont trop complexes pour être exploitables.

Le sens de l’histoire est d’avancer vers un label de l’Autorité européenne des marchés financiers sur les méthodes des agences. Nous pouvons remarquer que les modèles internes d’évaluation des risques développés par les banques ont tous été validés par les autorités nationales et européennes. On voit mal comment l’évaluation externe du risque effectuée par les agences pourrait durablement échapper à un contrôle des méthodes.

Deuxième facteur : les ressources humaines. Il n’y a pas de bonne notation sans ressources humaines en nombre et en qualité suffisants. Pourtant, la gestion des ressources humaines des agences de notation reste une zone d’ombre. Nous avons constaté, pièces à l’appui, que l’examen du nombre de dossiers par analyste, des qualifications, de la formation continue, de l’ancienneté des analystes n’a pas constitué une priorité au moment de l’enregistrement de Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch en Europe.

Pourtant, les données internes des agences ne sont pas rassurantes. Ainsi, 62 % des analystes affectés à la notation des entreprises avaient moins de cinq années d’ancienneté en 2009-2010 ; ce chiffre s’élève à 71 % chez Fitch. Pour la dette souveraine, 78 % des analystes de Moody’s avaient moins de cinq ans d’ancienneté, dont 30 % qui avaient moins de deux ans d’ancienneté. En ce qui concerne la notation des produits structurés, le pourcentage d’analystes ayant moins de cinq ans d’ancienneté s’élève à 70 % en moyenne. Chez Fitch, 81 % des analystes de produits structurés ont moins de cinq années d’ancienneté.

La politique de formation continue des agences est à leur entière discrétion, sans garantie réelle. Chez Fitch, selon un document de 2009, seulement 14 % des analystes disposaient de la certification externe de Chartered Financial Analyst. Il n’est donc pas étonnant que les banques françaises nous aient écrit que « le nombre croissant d’instruments et d’entreprises à noter par analyste, […] et la multiplication d’erreurs de calcul ou d’interprétations erronées qui en résultent, ont entraîné une dégradation importante de la qualité d’analyse ». Ce sont les banques qui l’écrivent !

Le troisième facteur qui découle de ce constat, c’est la nécessité d’un contrôle renforcé de l’Autorité européenne des marchés financiers. Par rapport au vide constaté jusqu’en 2011, la procédure d’enregistrement des agences de notation constitue un progrès. Des améliorations ont pu être demandées aux trois grandes agences, malgré les lacunes du contrôle opéré sur les ressources humaines.

Cependant, l’Autorité européenne s’est montrée peu exigeante. En effet, elle a enregistré pas moins de dix-sept agences, dont une agence bulgare, qui fait peu d’ombre à Standard & Poor’s… (Sourires.) De petites structures, dont la crédibilité est faible, voire inexistante, ont été autorisées à proposer leurs services. La Banque centrale européenne refuse d’y recourir pour évaluer les actifs que les banques de la zone euro lui apportent en garantie.

Par ailleurs, les mécanismes de sanction sont lents : deux ans pour une éventuelle sanction dans le cas de l’erreur de Standard & Poor’s vis-à-vis de la France à l’automne 2011 ! En outre, les sanctions sont faiblement dissuasives.

Nous encourageons vivement l’Autorité européenne des marchés financiers à se saisir de toutes ses prérogatives ; je crois qu’il y a désormais une vraie volonté d’investigation au sein de ses services. Il faut donc que le règlement européen prévoie un arsenal répressif à la hauteur du rôle que jouent désormais les agences de notation sur les marchés financiers.

C’est dans cet esprit que nous avons intitulé notre rapport « Agences de notation : pour une profession réglementée ». Qu’on le veuille ou non, les notations ne sont plus de simples opinions puisqu’elles ont des effets considérables sur les économies et les démocraties. Il faut donc en tirer les conséquences logiques dans une réglementation juste et ambitieuse. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur de la mission commune d’information sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais à mon tour me féliciter de la tenue de ce débat, qui souligne la nécessité d’un dialogue entre le Gouvernement et le Parlement lorsque celui-ci s’est saisi d’un travail de contrôle et d’évaluation aussi important, et même indispensable. Je suis convaincu que ce dialogue nous permettra de formuler des propositions.

Abstraction faite des fantasmes que peut faire naître la passion qui entoure les agences de notation, il apparaît que la situation de ces entreprises n’est pas saine. Pourquoi ? Les agences de notation ne veulent toujours pas admettre que leur statut de simple donneur d’avis a changé. L’impact de leurs décisions sur les marchés est pourtant énorme. Et leurs erreurs, lorsqu’elles se produisent, ont des conséquences considérables.

Malheureusement, la liste de ces erreurs tend à s’allonger. Un des fiascos les plus retentissants en matière de notation a résidé dans l’incapacité des agences à prévoir la faillite de Lehman Brothers. Rappelons-nous que, quelques jours avant sa faillite, le 15 septembre 2008, Lehman Brothers, cinquième banque d’affaires américaine, était notée en catégorie « investissement » par les trois grandes agences de notation. Souvenons-nous également des subprimes, d'abord cotées unanimement triple A avant d’être considérées comme des junk bonds quelques mois plus tard, et entraînant alors une catastrophe économique et sociale aux États-Unis ainsi qu’un très fort traumatisme dans les banques de très nombreux pays.

N’oublions pas non plus l’incapacité des agences à détecter les fraudes chez Enron ou Parmalat. Standard & Poor’s a d’ailleurs été condamnée en Italie pour ses erreurs dans l’affaire Parmalat.

De semblables dysfonctionnements ont été constatés pour les notations des dettes souveraines. S'agissant de la Grèce, par exemple, les agences ont péché par excès d’optimisme, et même par aveuglement, pendant les années 2000, ce qui les a contraintes, une fois la crise déclarée, à dégrader brutalement leurs notations, avec pour conséquence une nouvelle aggravation des difficultés du pays.

Enfin, le scandale des emprunts structurés, avec de fortes collusions entre les agences de notation et les banques qui confectionnaient et proposaient ces produits, a souligné la nécessité d’une forte évolution de la réglementation publique.

Dès lors que les notes ne sont plus de simples opinions, qu’elles révèlent le pouvoir majeur des agences de notation sur le marché, que leurs erreurs sont lourdes de conséquences, un vrai régime de responsabilité civile s’avère nécessaire. Pas de pouvoir sans responsabilité !

Comment expliquer que, l’affaire Parmalat mise à part, aucun procès en responsabilité intenté aux agences de notation n’ait abouti à des condamnations, alors même que des fautes étaient avérées ? Tout simplement parce que le droit ne le permet pas. Nous avons une amorce de responsabilité en France, mais certaines agences de notation – je pense à Moody’s – s’efforcent d’imposer aux émetteurs français, notamment aux collectivités locales, de recourir à des contrats de droit anglais dans une tentative de « délocalisation par le droit ».

Le règlement européen en cours de discussion doit donc absolument conduire à une harmonisation européenne autour d’un vrai régime de responsabilité. C’est un point central, sur lequel nous alertons le Gouvernement. Les principes de ce régime de responsabilité seraient simples. Comme les clauses exonératoires, les clauses limitant le montant des dommages et intérêts doivent être interdites. Et quand un investisseur présente des éléments laissant présumer qu’une agence a commis une faute, il doit revenir à l’agence d’apporter la preuve contraire. C’est ce que l’on appelle l’inversion de la charge de la preuve.

Pourquoi inverser la charge de la preuve, monsieur le ministre ? Tout simplement parce que, désormais, grâce à un suivi systématique de leur processus de notation imposé par la régulation européenne, les agences de notation devraient être en mesure de justifier de la qualité de leur travail, alors que les émetteurs ou investisseurs lésés n’ont, par définition, pas accès aux données internes des agences.

Ce système supposerait que les agences de notation puissent faire face à d’éventuels contentieux, compte tenu du risque de condamnation. Un capital réglementaire minimal devrait donc être fixé par les autorités européennes, avec la souscription d’une assurance « responsabilité civile professionnelle » obligatoire.

La relation entre les émetteurs – ceux qui sont notés – et les agences de notation n’est pas saine non plus. Entreprises et collectivités locales se plaignent de la position dominante des agences. Par exemple, au début de l’année 2012, douze des plus grandes entreprises allemandes ont adressé un courrier à Standard & Poor’s, dans lequel elles critiquaient le doublement des tarifs par rapport aux années précédentes.

Les entreprises françaises dénoncent, quant à elles, des distorsions de notation par rapport à leurs concurrentes, notamment américaines, avec en particulier un biais favorable aux normes comptables US GAAP. C’est ainsi qu’EADS a dû faire appel à un conseil en notation pour rétablir sa note, injustement fixée à BBB+, alors que Boeing bénéficiait d’un A+.

Pour assainir la relation entre émetteurs et agences, il faut imposer la transparence des frais payés et autoriser un « droit de réponse » des émetteurs sur leur note.

Les conflits d’intérêts posent également problème. Bien sûr, les conflits d’intérêts liés à la collusion entre banques et agences en matière de produits structurés sont désormais mieux surveillés, mais, dans ce domaine, rien ne changera vraiment si l’on ne change pas le modèle économique lui-même. Pour les produits structurés, nous devons passer à un modèle investisseur-payeur.

Enfin, la situation du marché de la notation est profondément aberrante. Le duopole constitué au niveau mondial par Standard & Poor’s et Moody’s est à l’origine d’une importante rente de situation. Elle permet à ces entreprises d’imposer aux émetteurs des tarifs extrêmement élevés si on les rapporte au nombre d’heures de travail effectives accomplies par les analystes pour chaque notation. Les barrières à l’entrée du marché de la notation sont difficiles à franchir. Or 64 % des investisseurs que nous avons interrogés demandent plus de concurrence, 25 % déclarant même en souhaiter « beaucoup plus ». Notre rapport suggère que les autorités nationales et européennes de la concurrence aient à vérifier que les trois grandes agences n’abusent pas de leur position dominante.

Nous appelons donc les autorités européennes à construire une stratégie pour faire face au quasi-duopole de Standard & Poor’s et Moody’s. Cependant, gardons-nous d’idées inopérantes car inefficaces. Ainsi, la stratégie actuelle des autorités européennes, qui consiste à privilégier la concurrence par de « petites agences », n’est pas convaincante dans la mesure où elle repose sur le mythe du renforcement mécanique de la concurrence.

Mme la présidente l’a rappelé, les autorités européennes ont enregistré des « petites agences » en nombre mais, comme il est peu vraisemblable que les émetteurs fassent spontanément appel à ces « petites agences » manquant d’expérience et de personnel qualifié, la Commission européenne propose désormais une mesure qui serait de nature à leur faciliter l’accès au marché : la rotation des agences, sur le modèle de ce qui existe pour les commissaires aux comptes. Cependant, le marché de la notation n’est pas celui du commissariat aux comptes, sur lequel cette pratique, ainsi que celle du co-commissariat, ont été introduites avec succès. En réalité, il y a peu à attendre de ce type de mesure : l’efficacité de la rotation de deux ou trois agences serait illusoire car dérisoire.

De la même manière, la création d’une agence publique européenne est une piste peu susceptible de prospérer dans le contexte actuel. Il est vrai que, sur le plan théorique, dès lors que l’on considère que la notation présente les caractéristiques d’un « bien public », la création d’une agence publique européenne est pleinement justifiée. Moody’s a également soutenu la validité de cette idée. On pourrait imaginer le financement d’une agence publique par une taxe affectée, et opter pour une forme juridique appropriée – celle de la fondation – afin d’éviter les conflits d’intérêts.

Cependant, dans le contexte actuel, marqué par la crise de la dette souveraine, la création par les États de ce qui serait considéré comme « leur agence », exprimant donc « leur voix », susciterait un fort soupçon de la part des marchés. En outre, pour jouer un rôle mondial, cette agence devrait obtenir l’accréditation de la SEC, la Securities and Exchange Commission américaine.

C’est pourquoi nous proposons dans notre rapport d’autres pistes que la création d’une agence publique.

D’abord, il faut présenter des alternatives aux notations des agences. Certaines banques centrales, à commencer par la Banque de France, mais aussi les banques centrales d’Allemagne, d’Autriche et d’Espagne, ont développé leur propre cotation des entreprises. La Banque de France est devenue une réelle agence de notation, car elle note environ 260 000 entreprises françaises. La Banque centrale européenne note les États. Malgré les réticences des banques centrales, il nous semble que la publication de ces notes devrait être envisagée, notamment si, à terme, des PME n’ayant pas nécessairement les moyens de payer leur notation devaient se tourner vers le marché obligataire.

Pourquoi ne pas envisager également que les banques commerciales, qui évaluent elles aussi le risque de crédit de leurs clients, en utilisant des modèles internes, communiquent leurs notes à un organisme public européen, qui serait chargé de les agréger afin de publier un indicateur synthétique ?

Par ailleurs, il n’est pas admissible que l’Europe, première puissance économique du monde, ne puisse faire entendre sa voix singulière et laisse l’univers de la notation aux seules agences américaines.

Nous devons prendre en compte l’impact politique que peuvent avoir des décisions de nature économique. Il est donc indispensable de faire émerger un grand acteur de la notation. Cela permettrait aux émetteurs européens d’être notés par une agence partageant avec eux les mêmes codes et d’éviter ainsi les biais susceptibles d’exister chez les agences d’origine anglo-saxonne.

Nous proposons donc que la Commission européenne lance un appel à projets pour encourager une ou plusieurs initiatives privées tendant à la création d’une nouvelle agence européenne de taille mondiale, comme elle le fait fréquemment dans le domaine de la recherche et du développement.