PRÉSIDENCE DE M. Jean-Patrick Courtois

vice-président

M. le président. La parole est à M. Yvon Collin.

M. Yvon Collin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 1976, nos compatriotes mahorais avaient affirmé avec force leur attachement à la France et à la République en rejetant à 99,4 % l’idée de rejoindre la toute jeune Union des Comores. À cet égard, je prie nos collègues mahorais présents de saluer pour nous le sénateur Marcel Henry, qui a été, avec la présidente Zéna M’Déré, la figure de proue de ce combat, avec le slogan: « rester français pour être libres ».

Presque quarante ans plus tard, et malgré trois changements institutionnels majeurs, il est regrettable de constater que la situation de Mayotte demeure problématique et que les difficultés structurelles n’ont pas été réglées.

Comme l’ont relevé nos collègues Jean-Pierre Sueur, Christian Cointat et Félix Desplan dans leur rapport, la société mahoraise est confrontée à des défis majeurs pour son avenir et son développement, à commencer par une pression démographique qui menace à tout moment de provoquer une véritable explosion sociale, à l’image des tensions qui agitent la Guyane.

Située au milieu d’une partie du monde en proie au sous-développement, Mayotte fait figure d’Eldorado pour les populations voisines, attirées par la perspective d’une vie meilleure, ainsi que par une situation économique et sociale plus enviable.

La prise en charge sanitaire – et, incidemment, l’idée d’accoucher sur le sol français –, l’emploi et l’éducation constituent sans surprise les trois principaux motifs de migration. Toutefois, la désillusion est le plus souvent au bout du voyage, quand l’issue de la traversée n’est pas tragique.

Surtout, la politique de lutte contre l’immigration illégale ne semble pas avoir atteint ses objectifs. Mayotte est le premier département français en termes de reconduites à la frontière, avec 50 % du total, pour un coût de 50 millions à 70 millions d’euros.

Les conditions de rétention des clandestins sont particulièrement dégradées et à la limite de la dignité, notamment à Pamandzi, mais il est vrai que l’administration dispose de peu de moyens pour gérer les flux auxquels elle fait face et qui conduisent à une surpopulation chronique. La nécessité de construire un nouveau centre de rétention est devenue encore plus urgente dans ces conditions. Le Sénat, on s’en souvient, avait d’ailleurs déjà, et ce à plusieurs reprises, fort opportunément attiré l’attention du précédent gouvernement sur ce point, notamment lors des discussions budgétaires.

Face à cet état de fait particulièrement dramatique, plusieurs solutions sont avancées : il faudrait d’abord relever les moyens et les effectifs des administrations ; assurer ensuite une meilleure prise en charge des mineurs isolés ; mettre fin au visa Balladur au profit d’un dispositif plus réaliste ; enfin, mettre en place une coopération renforcée avec les Comores.

Pour notre part, tout en souhaitant le maintien du système de visa, nous souscrivons à l’ensemble de ces recommandations, même si nous avons conscience qu’elles ne pourront être mises en place à très court terme et qu’une volonté politique sans faille devra accompagner leur mise en œuvre.

Pour l’heure, il nous semble évident que la pression migratoire rend l’adaptation des services publics et des infrastructures très complexe au regard des besoins de la population. Tout État, quel qu’il soit, peinerait à absorber une augmentation d’un tiers de la population en seulement cinq ans, sachant, en outre, que la clandestinité d’une grande partie des migrants rend impossible un recensement exhaustif et l’adaptation des équipements en conséquence.

Mayotte est une société très jeune – 54 % de la population a moins de vingt ans –, mais les pouvoirs publics peinent à suivre cette démographie vigoureuse. Par exemple, il manque encore près de 450 classes pour pouvoir scolariser l’ensemble des enfants dans des conditions décentes, dont 150 dans le chef-lieu du département, Mamoudzou.

Des signes encourageants apparaissent cependant, comme la stabilisation des naissances depuis 2009, même si le taux de fécondité reste compris entre cinq et six enfants par foyer.

La société mahoraise s’était déjà engagée sur la voie du progrès avant l’aboutissement du processus de départementalisation. La loi du 21 juillet 2003 avait ainsi conduit à une profonde mutation du statut civil de droit local pour adapter l’île aux principes fondamentaux de la République.

Ce processus a été parachevé avec l’ordonnance du 3 juin 2010, qui a posé le principe selon lequel le statut local ne saurait limiter ou contrarier les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français. Je pense notamment à l’établissement de l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de mariage et de divorce.

Dans le même registre, nous nous félicitons de l’achèvement de la révision de l’état civil ou de l’alignement progressif sur le droit commun de l’organisation judiciaire.

Le changement majeur pour Mayotte fut sa transformation en département d’outre-mer à compter de mars 2011. La départementalisation de Mayotte, approuvée à 95 % par les électeurs en 2009, permettra-t-elle toutefois d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire de l’île et de son développement, comme le souhaitent ses laudateurs ? Nous sommes nombreux ici à le souhaiter, mais nous rappelons aussi que la question institutionnelle constitue un débat récurrent dans nos collectivités ultramarines et que, jusqu’à présent, les changements de statut n’ont pas eu d’effets décisifs en termes de décollage économique.

La question institutionnelle n’est pas marginale, mais elle ne saurait constituer la panacée universelle. Le statut n’est qu’une boîte à outils, à charge pour ceux qui s’en servent de l’utiliser avec audace, mais aussi avec rigueur ; à charge également pour l’État français d’apporter tout son concours et ses compétences pour aider nos compatriotes mahorais à s’engager dans la voie d’un véritable progrès endogène.

Or, sur cette question, le plus gros travail reste à faire, comme le relève l’Institut d’émission des départements d’outre-mer, l’IEDOM. La forte croissance du PIB ces dernières années s’explique à titre principal par le poids des administrations publiques, sa contribution à la valeur ajoutée représentant la moitié. Entreprises et ménages ne contribuent chacun qu’à environ un quart de la richesse produite, la consommation demeurant le principal moteur de l’économie.

Malgré cette croissance dynamique, le PIB par habitant reste quatre fois inférieur à celui de la France métropolitaine. Cela étant dit, le développement économique de l’île et l’élévation du niveau de vie ont en partie pour effet d’accroître la demande des biens, mais cette augmentation de la demande, associée à des coûts d’acheminement importants, a surtout engendré une situation inflationniste particulièrement préjudiciable au développement et source de tensions sociales. Ce phénomène n’est pas propre à Mayotte – on se souvient de la grève générale en Guadeloupe en 2009 –, mais il entraîne une hausse de la précarité que nous ne pouvons accepter.

Dans ce contexte, le département est en première ligne pour assurer la prise en charge sociale des populations. Or la transformation en cours d’une économie agricole vers une économie de service laisse trop de monde sur le carreau. Les administrations constituent le premier employeur de l’île, mais souffrent de façon concomitante d’une fragilité financière inquiétante, alimentée par une structure fiscale volatile.

Le conseil général a bien tenté de jouer un rôle d’amortisseur social en procédant à des embauches massives, mais une telle politique n’est pas soutenable, nous le comprenons tous, à long terme.

La transition vers la fiscalité de droit commun sera décisive, et l’État devra faire en sorte que la solidarité nationale s’exerce pleinement pour permettre à Mayotte de relever ces défis.

Monsieur le ministre, le groupe du RDSE et les Radicaux de gauche tiennent à saluer le choix de nos compatriotes mahorais d’approfondir leur enracinement dans la République. Qu’ils sachent qu’ils pourront compter sur notre solidarité, assurée par les valeurs qui fondent notre pays, pour progresser vers une société meilleure. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à 8 000 kilomètres de notre assemblée se trouve un département français, petit morceau de France coincé entre l’Afrique et Madagascar, qui constitue aujourd’hui un des plus grands défis de notre République.

Les Mahoraises et Mahorais ont longtemps rêvé de cette République, et c’est ainsi qu’ils se sont prononcés, le 29 mars 2009, à 95,2 %, pour la départementalisation de leur territoire.

Le 31 mars 2011, Mayotte devenait ainsi le cent unième département français et le cinquième département d’outre-mer.

Cette départementalisation devait, avec le temps, sortir l’île de Mayotte du régime d’exception et la faire entrer dans le droit commun.

Le chemin de l’égalité entre Mayotte et la métropole, il faut le reconnaître, est encore bien long. C’est à raison que nos compatriotes mahorais exigent que l’article 1 de la Constitution prenne tout son sens pour eux, cet article étant celui qui assure, je le rappelle, l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion.

En mars 2012, vous vous rendiez, monsieur le président de la commission des lois, en compagnie de Christian Cointat et Félix Desplan, dans ce tout nouveau département.

Vous constatiez, dans le riche et instructif rapport d’information rendu en juillet 2012, les nombreux défis lancés à la République par nos compatriotes mahoraises et mahorais. Vous concluiez, comme le font depuis de nombreuses années les associations qui se battent sur le terrain, qu’il y avait urgence à agir.

L’un des enjeux dont il importe de se saisir – et c’est celui auquel je m’attacherai aujourd’hui, même si certains de nos collègues en ont déjà parlé – est celui de l’immigration à Mayotte et, à travers lui, celui du respect des droits et de la dignité des personnes immigrées.

En effet, l’application du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile n’a pas été rendue obligatoire par la départementalisation de Mayotte. C’est donc un régime d’exception qui est en vigueur, celui de l’ordonnance du 26 avril 2000.

Dans ce cadre, les recours contre les décisions d’éloignement ne sont pas suspensifs, et les étrangers, venant en majorité des Comores voisines, peuvent être reconduits dans des délais très courts, sans qu’un juge ait pu s’assurer du respect de leurs droits fondamentaux.

C’est d’ailleurs cette absence de recours suspensif qui a amené la Cour européenne des droits de l’homme à condamner la France en décembre dernier. Certes, il s’agissait, en l’espèce, d’un ressortissant brésilien en Guyane. Mais le raisonnement peut, sans le moindre doute, être transposé à Mayotte.

Les témoignages de reconduites expéditives vers les Comores sont nombreux, et pour le moins choquants dans un pays qui clame comme le nôtre si continûment son attachement aux droits de l’homme.

Certains argueront que, si les recours venaient à suspendre l’éloignement, les centres de rétention administrative ne seraient plus en mesure d’« accueillir » tous les étrangers en situation irrégulière présents sur le territoire.

Il ne me semble pourtant ni que l’enfermement soit une solution acceptable aux problèmes liés à l’immigration clandestine à Mayotte, ni que le manque de places dans les centres de rétention administrative puisse justifier le non-respect des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales instituant le droit à un recours effectif et le droit au respect de la vie privée et familiale.

Je veux ici citer les propos tenus par la ministre de la justice, Christiane Taubira, au sujet de l’outre-mer : « Si ces territoires relèvent de l’État de droit, il ne peut y avoir de dérogations qui, sous couvert d’adaptation à la situation locale, sont en réalité des dispositions restrictives de liberté. Il n’est pas concevable de transiger sur les principes démocratiques de la citoyenneté pleine et entière, qu’il s’agisse du respect des niveaux de juridictions, des possibilités de recours. »

Au contraire, c’est une politique de coopération, fondée sur des rapports plus équitables et une liberté de circulation accrue, qui permettra de soulager la pression migratoire dont souffrent Mayotte et les autres départements d’outre-mer.

La mise en place de cette politique est urgente. Elle seule pourra mettre fin aux tragédies des kwassa kwassa, ces petites embarcations surpeuplées qu’empruntent des Comoriens désespérés pour arriver à Mayotte et qui ont transformé le canal du Mozambique en un véritable cimetière marin.

Il est donc impératif, comme le précise le rapport dont nous débattons, de passer sans délai des accords bilatéraux entre la France et les Comores dans le domaine de l’immigration.

Le régime d’exception appliqué dans le traitement de l’immigration ainsi que la pauvreté de nos concitoyens mahorais ont également fait de Mayotte une véritable bombe à retardement sanitaire. C’est le constat que dresse Médecins du monde depuis plusieurs années. Cette organisation dénonce un système de santé performant mais dont trop d’habitants sont exclus. Mayotte affiche, en effet, le taux inacceptable de 7 % de malnutrition infantile. Il n’est plus possible de fermer les yeux sur cet état de choses.

Il ne s’agit pas ici d’établir la liste exhaustive des défis qu’il reste à relever à Mayotte. Cela va de la lutte contre la vie chère au relèvement du RSA mahorais à au moins 50 % du RSA national dans les plus brefs délais, en passant par la construction de 600 classes supplémentaires dans les écoles primaires d’ici à 2017, par les garanties à apporter au droit d’asile, ou encore par le renforcement de la sécurité publique.

Ces nombreux défis appellent un investissement sans faille de notre République. C’est bien là la réponse qu’exige votre rapport, monsieur le président de la commission des lois. À chacun de prendre conscience de l’urgence qu’il y a à agir et à prendre rapidement, pour ce qui le concerne, les mesures qui s’imposent.

« Sommes-nous des Français à part entière ou des Français entièrement à part ? », se demandait Aimé Césaire. Les Mahoraises et les Mahorais pourraient se poser cette question dans les mêmes termes, eux qui sont aussi les enfants mal servis de la nation. Les pouvoirs publics métropolitains, par leur programme en plusieurs volets en vue d’améliorer la situation à Mayotte, sont seuls à être en mesure de donner aux habitants de ce département la meilleure réponse. Il n’est plus temps d’attendre ! (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre débat fait suite au très bon rapport d’information rédigé par nos collègues Jean-Pierre Sueur, Christian Cointat et Félix Desplan. À partir d’un constat que je partage, ils ont émis un certain nombre de propositions, dont certaines devraient, selon moi, faire l’objet d’un débat plus précis que celui qui nous rassemble cet après-midi mais dont je me félicite toutefois.

Ce rapport a été rédigé à la suite d’une mission réalisée à Mayotte par une délégation de la commission des lois en mars 2012, soit un an après que ce territoire est devenu le cent unième département français, conformément au souhait des Mahorais, qui, en 2009, ont voté très majoritairement en ce sens.

Je vous ferai grâce de ce que j’ai pu dire devant la Haute Assemblée avant et après la tenue de ce référendum. Je garde toutefois le souvenir de séances animées, ponctuées de remarques quelque peu désobligeantes, pour ne pas dire violentes, émanant de collègues de l’opposition d’aujourd’hui et de la ministre de l’intérieur de l’époque.

Je rappelle que le groupe CRC était défavorable, non pas tant à la départementalisation, mais aux conditions dans lesquelles elle avait été présentée aux Mahorais, et qu’il regrettait le quasi-mépris qui s’était exprimé à l’égard des Comores et des Comoriens.

Ainsi, lors du débat sur une déclaration du Gouvernement tenu au Sénat le 12 février 2009, j’avais attiré l’attention sur les conséquences que pouvait avoir la méthode employée par le gouvernement d’alors pour faire accepter la départementalisation par la population mahoraise. Ces nombreuses mises en garde concernaient aussi bien la forme que le fond du processus retenu.

Aujourd’hui, je constate que beaucoup trop de nos craintes se sont vérifiées dans les faits, comme j’ai pu le constater sur place.

La départementalisation a été présentée aux Mahorais comme un facteur d’amélioration immédiate de leurs conditions de vie. Elle a fait naître un véritable espoir, il faut le reconnaître. Le résultat du référendum en témoigne d’ailleurs.

Très vite, pourtant, la déception a remplacé l’espoir. Durant quarante-cinq jours, en septembre et en octobre 2011, la colère populaire contre la vie chère a traversé Mayotte, comme elle a traversé les Antilles et à la Réunion.

Les revendications formulées par ce mouvement n’étaient rien d’autre que l’expression d’une vie trop dure, couplée au sentiment, pour les Mahorais, d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.

Le principe de réalité s’est donc bien vite imposé, et les conditions dans lesquelles la départementalisation avait été mise en place ont suscité de violentes réactions. Soyons clairs : la départementalisation s’est faite au rabais. Ainsi, le niveau des prestations sociales reste très faible, au regard, notamment, de celui qui est appliqué en métropole.

Au prétexte que « la départementalisation ne doit pas ajouter des bouleversements et des frustrations provoquées par une élévation artificielle des niveaux de vie », il ne paraît « pas envisageable que les habitants de Mayotte disposent immédiatement de l’ensemble des transferts sociaux en vigueur dans les départements de métropole », pouvait-on lire dans le rapport de 2008. Que dire devant de telles remarques, si ce n’est qu’il serait intéressant de savoir ce que les Mahorais en pensent eux-mêmes ? Au bout du compte, il s’agit de leur vie !

Même si le RSA, créé à Mayotte le 1er janvier 2012, a vu son montant forfaitaire revalorisé de 52,29 % au 1er janvier 2013, il ne représente que 181,22 euros pour une personne seule sans enfant.

Une nouvelle revalorisation portera le montant forfaitaire du RSA mahorais à 50 % du montant national, mais cette mesure fait débat. J’ai cru comprendre, en effet, que le ton était monté au conseil général de Mayotte, où cette mesure discriminatoire a été d’autant plus mal accueillie qu’elle s’est accompagnée de commentaire sur les risques de déstabilisation à Mayotte si y était appliqué le RSA à 100 %. Vous l’avouerez, mes chers collègues, c’est un peu rude à entendre !

J’en viens à la répartition territoriale des 8,4 millions d’euros de crédits de paiement alloués en 2013 au dispositif d’aide juridictionnelle dans les départements d’outre-mer. La Réunion est destinataire de la majorité de ces crédits, suivie de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et, enfin, de Mayotte, pour environ 5 %, ce qui ne peut que renforcer le sentiment de discrimination des Mahorais.

La départementalisation entérine le morcellement des Comores, au détriment de la population comorienne et de la stabilité institutionnelle et politique de l’archipel. Or, vous le savez bien, mes chers collègues, ce sont les mêmes familles qui peuplent les quatre îles qui le constituent !

Le visa Balladur n’est toujours pas supprimé. Il continue de crisper les relations entre les îles de l’archipel, en créant une frontière artificielle séparant Mayotte des autres îles. La situation était déjà tragique avant la départementalisation ; elle s’est encore aggravée depuis. Chaque année, on l’a dit, ce sont des milliers de Comoriens qui tentent d’accéder à Mayotte sur les fameux kwassa kwassa, et ils sont nombreux à perdre la vie dans cette traversée désespérée.

Depuis l’instauration du visa Balladur, en 1994, près d’un millier de Comoriens meurent ainsi chaque année dans des naufrages entre Mayotte et Anjouan.

À Mayotte, les informations funèbres se succèdent et se ressemblent : le 16 juillet 2012, sept morts dont quatre enfants ; le 16 août, décès d’un nourrisson au centre de rétention administrative après l’interception d’un kwassa kwassa ; le 8 septembre, six morts et vingt-huit disparus ; le 8 octobre, trois morts et treize disparus dans un naufrage.

Fait sans précédent, le porte-parole du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés a réagi, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Genève, à cette accumulation de chiffres en octobre dernier. Son intervention faisait suite au naufrage du 8 octobre 2012 qui avait porté à 109, dont soixante-neuf décès, le nombre des victimes de naufrages au large des côtes de Mayotte pour cette même année.

« Ce naufrage, disait-il, rappelle les risques encourus par des personnes désespérées qui fuient la pauvreté, le conflit ou la persécution. » Parfois les trois à la fois ! « Comme en Méditerranée et dans le golfe d’Aden, la mer entourant les îles de Mayotte est le théâtre de traversées clandestines entreprises par des migrants et des réfugiés » – des hommes, des femmes et des enfants… – « en quête d’une vie meilleure ou de protection… »

Ainsi, en 2012, environ 1 200 demandes d’asile ont été déposées à Mayotte par celles et ceux qui sont en quête d’un endroit pour vivre, soit 41 % de plus qu’en 2010, 90 % des demandeurs étant bien sûr originaires des Comores. Autrement dit, des femmes et des hommes comoriens qui tentent de se rendre sur un territoire qu’ils connaissent bien.

Il m’apparaît donc important de prendre la mesure d’une situation aussi singulière, dégradante. Il faut d’admettre l’hypothèse qu’elle ne relève en rien d’une quelconque fatalité et qu’elle n’est pas non plus la simple conséquence des risques encourus par toute personne qui prend la mer.

Je partage totalement ce qu’a indiqué notre collègue Jean-Pierre Sueur : au lieu de laisser Mahorais et Comoriens s’opposer, ayons le courage d’innover en matière de coopération, afin d’aider les Comores à se doter – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – d’infrastructures telles que des maternités, pour permettre aux femmes d’accoucher en toute sécurité chez elles, c'est-à-dire aux Comores !

Dans la continuité, il est primordial d’améliorer immédiatement les conditions de rétention à Mayotte ; cela a d’ailleurs été souligné. À cet égard, les mesures qui ont été prises par le ministère de l’intérieur me semblent encore insuffisantes. Nous devons mettre un terme aux traitements indignes dont sont victimes les personnes enfermées au centre de rétention, ainsi qu’à l’enfermement des enfants. Et c’est du vécu ; je me suis moi-même rendue dans ce centre de rétention !

À l’instar de ma collègue Esther Benbassa, je rappelle ce que Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, déclarait dans un entretien publié dans Causes communes à propos de l’outre-mer : « Si ces territoires relèvent de l’État de droit, il ne peut y avoir de dérogations qui, sous couvert d’adaptation à la situation locale, sont en réalité des dispositions restrictives de liberté. »

Monsieur le ministre, il convient donc de mettre un terme à la situation d’exception que connaît ce département français, pour en finir avec la contradiction consistant à défendre l’universalité des droits partout dans le monde, ce qui est à l’honneur de la France, sans le faire dans certains territoires de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Abdourahamane Soilihi.

M. Abdourahamane Soilihi. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la nouvelle législature a commencé avec la décision du Président de la République de convoquer le Parlement en session extraordinaire pour examiner dans l’urgence certains textes de grande importance, dont le projet de loi sur la vie chère en outre-mer. Vous avez qualifié ce texte de « boîte à outils », monsieur le ministre ; c’est un dispositif qu’il faut utiliser à bon escient.

Malgré la récente promulgation de la loi, Mayotte reste profondément touchée par le phénomène de la vie chère, qui frappe de plein fouet ses habitants, dont le pouvoir d’achat demeure très faible. Pour éradiquer le fléau, le combat sur le terrain doit se poursuivre.

À ce dispositif de lutte contre la cherté de la vie outre-mer viennent s’ajouter d’autres textes. Je pense, d’une part, à celui sur les emplois d’avenir, qui a été adopté et promulgué récemment pour stimuler l’emploi des jeunes sans qualification ou peu qualifiés, et, d’autre part, à celui sur les contrats de génération, qui n’a pas été promulgué à ce jour. Mais qu’en serait-il de leur application dans le territoire mahorais, où le tissu économique demeure très fragile ?

Cela dit, un certain nombre de remarques doivent guider notre réflexion sur la situation globale de ce département.

Premièrement, vous avez pris la décision d’y ajouter une mesure supplémentaire en faveur de l’égalité sociale, en chargeant une mission d’inspection d’étudier les différentes éventualités s’agissant de la mise en œuvre de l’indexation à Mayotte. Je salue avec sincérité l’avènement de cette mesure. Mais que ressort-il réellement des travaux de la délégation interministérielle sur l’évaluation et les conditions de mise en place de ladite indexation ?

Le dispositif des emplois d’avenir oriente les jeunes vers un travail qualifié au bout de quelques années de formation dans le secteur public. C’est une mesure que j’encourage. Toutefois, monsieur le ministre, vous n’êtes pas sans savoir que les collectivités locales mahoraises sont dans une conjoncture budgétaire et financière de plus en plus difficile et inquiétante. Compte tenu de l’absence de développement du secteur privé, leurs effectifs sont déjà trop importants et peu qualifiés.

Comment tous ces efforts doivent-ils s’articuler dans un tel contexte budgétaire contraint ?

Parallèlement à cela, j’approuve pour ma part la proposition issue du rapport de MM. Jean-Pierre Sueur, Christian Cointat et Félix Desplan. Nos collègues insistent sur la nécessité de mettre en place un programme de formation destiné aux fonctionnaires locaux et aux élus pour affronter au mieux les grands bouleversements sociétaux qui attendent Mayotte au tournant de son histoire.

Deuxièmement, à travers le processus d’évolution institutionnelle de l’île que nous examinons, je note que ces collectivités restent aujourd'hui encore mal dotées au plan budgétaire et mal accompagnées sur le plan administratif.

J’espère que l’acte III de la décentralisation n’occultera point les problématiques criantes actuelles et que ces considérations seront prises en compte.

Et, a fortiori, à l’heure où la crise mondiale et européenne fait rage, le département doit poursuivre sa modernisation institutionnelle, socio-économique, voire identitaire.

En somme, nous pouvons remarquer que le calendrier de la départementalisation fixé par le pacte a été approuvé collectivement par les responsables politiques locaux et la population.

À l’appui de ce document, nous ne pouvons dévier le cadre évolutif qui a été fixé avec des orientations précises. Mais il n’en demeure pas moins que tout peut faire l’objet de discussion.

L’esprit de débat, c’est ce qui nous anime ici, dans cette Haute Assemblée, qui a toujours eu des rapports singuliers avec Mayotte.

La départementalisation a été voulue par des femmes et des hommes de conviction. Ils souhaitaient qu’elle soit un facteur de liberté, de stabilité, de justice, d’égalité et d’équité entre tous les citoyens, ainsi qu’un moyen de développement économique et social profitable à tout le monde, jeunes et moins jeunes.

Mais, pour qu’un tel désir devienne réalité, il importe que nous ouvrions aujourd’hui une nouvelle page de l’histoire de l’île, une page dans laquelle nos jeunes compatriotes mahorais pourront occuper en toute légitimité républicaine leur place en devenant des porteurs d’un nouveau projet de société pour les trente années à venir, des citoyens responsables et résolument engagés dans le développement de leur île, des porteurs de projets économiques viables et innovants et des partenaires sérieux pour les pays voisins, à travers une coopération régionale décentralisée, mieux cadrée, dans un esprit gagnant-gagnant, capable de leur permettre de faire face aux défis actuels de la mondialisation.

Monsieur le ministre, par cette énumération, vous avez sans aucun doute saisi le sens profond de ma pensée : la départementalisation reste à construire, pour qu’elle soit synonyme de vie meilleure et d’égalité de chances pour nous tous.

Les gouvernements successifs ont à maintes reprises promis d’accompagner les collectivités mahoraises dans cette phase importante de notre évolution institutionnelle, qui sera marquée, nous le savons bien, par des moments douloureux et difficiles, mais incontournables dans la voie de la responsabilité que nous avons collectivement tracée.

Le président de la commission des lois, également rapporteur, avait d’ailleurs souligné au mois de juillet 2012 que la départementalisation se réalisait dans des conditions difficiles. Il déclarait ne pas imaginer que l’on puisse atteindre le droit commun à court terme.

À cet effet, j’affirme avec force que la solidarité nationale est plus que jamais nécessaire pour permettre à cette population, la plus exposée de toute la nation française, de faire face aux difficultés de la vie quotidienne.

Car si la départementalisation statutaire n’est plus ce projet en devenir ou ce combat d’un demi-siècle, il reste une autre conquête, d’une aussi grande importance, à accentuer – elle est déjà engagée – et à mener à terme dans les toutes prochaines années : c’est la grande affaire de l’éducation et de l’encadrement de la jeunesse. Beaucoup des orateurs qui m’ont précédé y ont fait référence. C’est avec elle que doit se bâtir la nouvelle société mahoraise que j’appelle de mes propres vœux ; l’essentiel de l’action publique doit se structurer autour de cet enjeu majeur.

À ce titre, sachez qu’il existe à travers toute l’île une insuffisance manifeste de salles de classes pour accueillir une part très importante de jeunes à scolariser. Et l’éducation nationale est confrontée aujourd'hui encore à cette lourde difficulté ; de nombreuses écoles actuelles se trouvent dans un état de délabrement pitoyable. Cela expose nos jeunes et les personnels à des risques majeurs d’insécurité.

Monsieur le ministre, j’attire votre attention sur cette situation, qui exige des solutions immédiates. En effet, l’éducation est une mission régalienne de l’État. Or un peuple qui ne se soucie pas de sa jeunesse est un peuple qui se suicide.

Pour rappel, l’INSEE a recensé 212 600 habitants en 2012 à Mayotte, en soulignant que la population augmentait toujours fortement. Selon cet organe, avec 570 habitants au kilomètre carré, Mayotte est le département français le plus dense après ceux d’Île-de-France, et la périphérie de Mamoudzou, le chef-lieu, se développe au détriment de la ville même.

Troisièmement, je voudrais évoquer brièvement la loi du 7 décembre 2010 relative au département de Mayotte, qui prévoit sans ambiguïté l’entrée en vigueur à partir du 1er janvier 2014 d’un nouveau régime fiscal fondé essentiellement sur la fiscalité locale directe.

Je conçois qu’une telle initiative soit de nature à donner une impulsion nouvelle et une dynamique à réinventer à l’échelle locale, afin de gagner la bataille économique, sociale et culturelle du nouveau département.

Mais, force est de le constater, la dynamique transcrite dans le pacte pour la départementalisation mérite d’être accentuée, afin de dissiper les inquiétudes qui se sont manifestées et qui se manifestent toujours dans le territoire.

En outre, en l’absence de lisibilité claire et de transparence quant à la mise en application des mesures prises par le Gouvernement, je ne suis pas convaincu que la mise en œuvre de la fiscalité locale et l’octroi des différents fonds structurels européens s’effectueront en 2014 dans les conditions appropriées.

Il faut accentuer la formation des autorités locales et des cadres qui auront à gérer ces nouveaux fonds européens.

Une véritable synergie doit être engagée pour mettre à contribution toutes les administrations de l’État, des collectivités locales, groupements, chambres consulaires et divers syndicats, pour affronter de concert les défis de la mise en œuvre des mesures à prendre.

Pour mémoire, monsieur le ministre, lors de votre audition, le 11 juillet dernier, devant la délégation sénatoriale à l’outre-mer, vous avez pris le soin de détailler les programmes d’action, les priorités et les méthodes que vous souhaitiez impulser.

Vous avez tout d’abord indiqué qu’une nouvelle méthode d’action serait mise en place, en favorisant la participation des élus à l’action gouvernementale. De plus, vous avez précisé que le ministère des outre-mer bénéficierait d’une émancipation vis-à-vis du ministère de l’intérieur, afin de gagner en autorité pour mener une action ministérielle plus efficace.

Vous avez aussi annoncé l’affectation dans chaque ministère des référents outre-mer, afin de tenir compte de la spécificité de ces territoires en amont du travail normatif. C’est une bonne chose, mais je constate une nouvelle fois que le jeune département est à la marge de toutes ces mesures et ne bénéficie pas du même traitement que les autres.

Aujourd’hui, on demande à celui-ci d’exercer l’ensemble de ses compétences sans aucun accompagnement. Le conseil général de Mayotte assurant les attributions d’un département doit également assumer celles d’un conseil régional.

Certes, cela pourrait se faire, mais au préalable la mise en œuvre de ces responsabilités suppose, d’une part, un accompagnement accru de l’État face au déficit chronique qui asphyxie lourdement la collectivité et, d’autre part, le transfert de certaines compétences aux autres collectivités locales afin de désengorger celui-ci.

Dans la perspective de parvenir à un équilibre institutionnel, j’estime que le projet de l’acte III de la décentralisation doit prendre en compte cette exigence avec les moyens financiers adéquats.

Pour clore ce chapitre et dans la lignée de vos observations, j’ajoute qu’il faudrait que nous repensions, en étroite synergie, de nouvelles méthodes de travail pour une véritable décentralisation des compétences en direction des collectivités mahoraises, dans leurs sphères respectives.

Par ailleurs, en ce qui concerne la lutte contre l’immigration clandestine, certes, des efforts ont été engagés, mais force est de constater que le combat est loin d’être gagné. Combien d’enfants et d’adultes périssent dans ce bras de mer, monsieur le ministre, à l’heure où la France réaffirme sa place prépondérante en matière de politique étrangère, comme en témoigne l’épisode malien ?

Il est vrai que nous nous sommes rencontrés pour évoquer des mesures de lutte contre l’immigration illégale afin de tenter d’apporter des éléments nouveaux. Néanmoins, je réaffirme mon souhait de voir s’amorcer un dialogue sérieux entre les différentes autorités françaises et comoriennes pour que les passages des barques de fortune s’arrêtent, et que la coopération régionale s’effectue dans un climat apaisé et de codéveloppement.

Afin de préparer l’intégration de Mayotte dans son environnement proche, je réitère avec vigueur mon vœu : entreprendre des partenariats sérieux avec les pays voisins, à travers une coopération régionale décentralisée, mieux cadrée, dans un esprit « gagnant-gagnant », pour faire face aux nouvelles donnes de la mondialisation.

La place de Mayotte dans la République et celle de la France dans l’Europe constituent une valeur ajoutée certaine pour Mayotte, ce qui devrait favoriser l’émergence d’une politique de coopération et les actions extérieures des collectivités territoriales mahoraises.

Pour en finir, je souhaite souligner que, à l’occasion du recensement 2012, l’INSEE a indiqué que le logement augmente moins vite que la population du département. Sachez que cette question reste un sujet crucial dans les outre-mer. Elle est d’autant plus importante à Mayotte, où l’habitat insalubre connaît une proportion, somme toute, non négligeable.

J’ai eu l’occasion de préciser lors de la discussion du projet de loi « vie chère outre-mer » que la politique de logement à Mayotte est inexistante, alors qu’elle devrait constituer une préoccupation pour les gouvernements successifs.

Je saisis l’opportunité qui m’est offerte aujourd’hui, à l’occasion de ce débat très animé, pour revendiquer au nom des collectivités territoriales dont je suis le porte-voix, dans cette assemblée, que l’application du droit commun, dans le département, passe aussi par un alignement équilibré de toutes les institutions de la République. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et du groupe socialiste.)