M. Dominique Bailly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai présenté cet après-midi un rapport et une proposition de résolution sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire, qui ont été adoptés par la commission des affaires européennes.

En préparant mon rapport, j’ai constaté que, les manifestations les plus aiguës de la crise de la zone euro s’éloignant, le volontarisme, voire l’audace, qui s’attachait à certaines propositions émises à la fin de l’année 2012 s’émousse. J’ai en effet eu le sentiment que la volonté politique de certains États membres était en train de fléchir.

Les débats auxquels donne lieu l’approfondissement de l’Union économique et monétaire mettent en évidence des divergences entre États membres. Celles-ci ne doivent toutefois pas servir de prétexte à l’immobilisme, ou même à un recul par rapport aux propositions formulées il y a un an.

En effet, contrairement à ce qui s’était passé pour l’union bancaire lors du Conseil européen d’octobre 2012, les chefs d’État et de Gouvernement n’ont pas encore conclu d’accord politique global pour une « union budgétaire ». Des reculs sont même perceptibles.

De ce point de vue, les conclusions du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013, au cours duquel sera examinée la question du renforcement de l’Union économique et monétaire, constitueront de précieuses indications sur la volonté des États d’aller de l’avant ou, au contraire, de reporter des décisions pourtant indispensables.

Je veux souligner ici qu’une réflexion nourrie s’est engagée entre les institutions de l’Union européenne et les États membres autour d’idées que l’on peut qualifier de novatrices, notamment sur l’initiative de la France, qui défend le développement de la dimension sociale de l’Union économique et monétaire, ainsi que la mise en place d’un budget spécifique à la zone euro. Il convient de saluer l’engagement personnel du Président de la République, qui a permis de mettre enfin sur la table ces questions importantes pour l’avenir de nos concitoyens.

Il me paraît indispensable, premièrement, d’instituer une capacité budgétaire à l’échelon de l’UEM, préalable à un budget de la zone euro, pourvu que sa légitimité démocratique soit réelle et qu’elle soit soumise à un contrôle parlementaire ; deuxièmement, de mettre en place un dispositif respectueux des compétences des États membres ; troisièmement, de donner à ce dispositif une dimension concrète pour les citoyens européens, par exemple sous la forme d’une assurance chômage européenne, ce qui est sans doute la voie la plus appropriée pour renforcer la dimension sociale de l’UEM.

La mise en place d’une capacité budgétaire à l’échelon de l’UEM, puis d’un véritable budget de la zone euro, constitue naturellement une démarche progressive, reposant sur différentes étapes devant être définies précisément par le Conseil européen puis par l’Eurogroupe, sur la base d’une feuille de route fixant ces échéances.

En ce qui concerne tout d’abord la capacité budgétaire, cette dernière pourrait se voir attribuer trois fonctions principales : faciliter l’aide financière aux États membres de l’UEM en cas de choc asymétrique ; favoriser les réformes structurelles en apportant aux États membres un soutien financier ciblé ; jouer le rôle de mécanisme de soutien budgétaire dans le cadre de la future union bancaire européenne.

Cet instrument devrait permettre de financer non seulement des réformes structurelles, mais également des investissements ayant une incidence sur la croissance et l’emploi, afin de privilégier une logique d’intégration et, surtout, de solidarité. Ce budget central pourrait être alimenté par un transfert de recettes nationales, par exemple l’impôt sur les sociétés. C’est d’ailleurs une piste esquissée par la contribution franco-allemande du 30 mai dernier.

Il paraît réaliste d’avancer vers la mise en place d’un budget de la zone euro de façon progressive. Néanmoins, il est nécessaire de donner dès aujourd’hui le feu vert à cette perspective. L’établissement d’un calendrier en vue de l’instauration par étapes d’un budget de la zone euro constituerait, me semble-t-il, un signal fort en direction des États membres, dont beaucoup sont contraints, aujourd'hui, à des efforts d’ajustement extrêmement lourds, et fixerait un cap pour les marchés financiers, qui abhorrent l’incertitude. L’achèvement de l’UEM se traduirait par la réappropriation par la zone euro de la souveraineté budgétaire, qui serait une souveraineté partagée.

La création d’une capacité budgétaire de la zone euro implique naturellement l’affirmation de la légitimité démocratique de ce dispositif et le renforcement du contrôle parlementaire.

Sur ce point, j’évoque différentes pistes dans mon rapport, parmi lesquelles l’organisation de débats contradictoires réguliers entre les parlements nationaux et la Commission, l’institution, au sein du Parlement européen, d’une structure dédiée à la seule zone euro, la tenue de réunions de la conférence interparlementaire en cohérence avec les étapes du semestre européen, la constitution au sein de la conférence interparlementaire d’une commission spéciale compétente pour la seule zone euro, ou encore la création d’un comité mixte paritaire comprenant des membres du Parlement européen et des membres des parlements nationaux de la zone euro, qui serait amené à se prononcer lors des étapes les plus importantes du semestre européen.

Je constate néanmoins que l’exercice demeure délicat, comme le montrent les tensions apparues, en particulier entre le Parlement européen et les parlements nationaux, lors de la première conférence interparlementaire des 16 et 17 octobre derniers, à Vilnius.

Monsieur le ministre, quelle position la France défendra-t-elle, à l’occasion du prochain Conseil européen, pour que cette capacité budgétaire devienne un outil tangible au service de la croissance et de l’emploi ?

En deuxième lieu, le dispositif à mettre en place doit être respectueux du principe de subsidiarité, et donc des compétences des États membres. Il convient de laisser à ces derniers le temps de s’approprier la procédure prévue au titre du semestre européen. Ils doivent également se garder de la tentation de la Commission européenne de s’immiscer trop avant dans les réformes qu’ils doivent mettre en œuvre. Ils sont certes destinataires des recommandations adoptées par le Conseil européen, mais ils doivent rester libres de définir eux-mêmes les modalités qu’ils jugent les plus appropriées.

En troisième lieu, je considère que l’approfondissement de l’Union économique et monétaire n’aura du sens que si la dimension sociale de celle-ci est véritablement développée. En effet, la construction européenne, pour regagner en légitimité, a besoin de projets qui apportent des réponses aux difficultés des citoyens dans des domaines qui les concernent au plus près de leur vie quotidienne.

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Dominique Bailly. Des mesures en matière d’emploi et de politique sociale peuvent permettre de compenser des conséquences potentiellement négatives de la mise en place de l’union monétaire sur les politiques sociales nationales, en particulier le risque de concurrence entre États membres en matière de normes sociales et celui de démantèlement de dispositifs sociaux au profit d’ajustements économiques dans les pays les plus vulnérables.

À cette fin, il me semble opportun d’intégrer les politiques sociales et d’emploi dans le semestre européen. L’instrument de convergence et de compétitivité et la procédure de coordination préalable devraient aussi concerner les questions sociales et l’emploi. De même, les incitations financières prévues par l’instrument de convergence et de compétitivité devraient porter sur la mise en œuvre des réformes permettant d’atteindre les objectifs sociaux préalablement définis et de réduire les déséquilibres constatés à partir du tableau de bord d’indicateurs sociaux.

Toutefois, si je salue le pas en avant que constitue la proposition des cinq indicateurs sociaux formulée par la Commission européenne, je suis néanmoins favorable à ce qu’un débat soit engagé rapidement de manière à compléter ces indicateurs et à préciser leur portée, en particulier en matière d’emploi et de pauvreté.

Par ailleurs, la dimension sociale pourrait être davantage prise en compte en améliorant la gouvernance de l’Union économique et monétaire, notamment dans deux directions : d’une part, en prenant davantage en considération les questions sociales et d’emploi dans les discussions au sein des instances décisionnaires de la zone euro, c’est-à-dire en prévoyant des réunions de l’Eurogroupe avec les ministres compétents en la matière ; d’autre part, en renforçant le dialogue social, en accordant une place plus large aux partenaires sociaux européens et nationaux dans le cadre du semestre européen.

Ces mesures, aussi nécessaires soient-elles, paraissent toutefois insuffisantes. Pour aller plus loin, je soutiens l’idée de donner à la dimension assurantielle de la capacité budgétaire à mettre en place à l’échelon de la zone euro, en l’étendant éventuellement à d’autres États sur une base facultative, la forme d’une assurance chômage.

Cette solution présente en effet plusieurs avantages : elle concourrait à remplir l’objectif de stabilisation macroéconomique assigné à la capacité budgétaire, les dépenses liées au chômage étant particulièrement cycliques ; en outre, elle offrirait une visibilité forte aux citoyens européens, qui percevraient immédiatement les avantages sociaux de la zone euro.

Pouvez-vous nous préciser, monsieur le ministre, quelle ligne entend défendre la France en ce qui concerne la dimension sociale de l’Union économique et monétaire et, plus particulièrement, la possible mise en place d’un dispositif d’assurance chômage ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission.

M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Conseil européen des 19 et 20 décembre aura des enjeux particulièrement lourds. L’actualité immédiate est venue ajouter à l’ordre du jour, qui était déjà chargé, des questions importantes pour l’avenir de l’Europe.

C’est pourquoi il était absolument nécessaire que le débat de ce soir ait bien lieu : le débat préalable aux réunions « ordinaires » du Conseil européen, quatre fois par an, est devenu le principal instrument de dialogue en séance publique entre le Sénat et le Gouvernement sur des questions européennes.

M. Thierry Repentin, ministre délégué. Bonne initiative !

M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. Grâce à son volet interactif, ce débat préalable nous permet d’évoquer non seulement l’ordre du jour du Conseil européen, mais aussi tout autre sujet européen d’actualité. Cela explique notre attachement à cette formule. Dans le passé, la tentation a existé de la remettre en cause, de reléguer les débats européens dans ce que l’on appelait le « petit hémicycle ». Conformément à la position unanime des membres de la commission des affaires européennes, j’ai toujours combattu cette relégation, finalement avec succès : il nous faut préserver cet acquis.

Bien sûr, on peut le constater à regret, tous nos collègues ne mesurent pas encore la nécessité de ces débats qui nous donnent l’occasion d’intervenir sur des sujets déterminants pour l’avenir. Mais, en tout état de cause, nous avons une mission à remplir. Depuis le traité de Lisbonne, les parlements nationaux sont devenus des acteurs de la construction européenne, ils ont des responsabilités à exercer et ils ne peuvent s’y dérober. Il faut des relais entre les citoyens et les institutions européennes, c’est pourquoi les traités indiquent expressément que les parlements nationaux « contribuent au bon fonctionnement de l’Union ». Ces débats préalables sont un des moyens par lesquels le Sénat s’acquitte de cette mission ; je suis pour ma part persuadé que, avec le temps, on en comprendra de mieux en mieux l’utilité.

Monsieur le ministre, je voudrais tout d’abord saluer l’ampleur et l’importance du travail accompli pour doter l’Europe d’une union bancaire qui donne aux États membres les nécessaires outils de prévention et de résolution des crises bancaires. À l’issue du Conseil Ecofin d’hier, mardi 10 décembre, les contours d’un compromis sur les textes portant sur la résolution des crises se dessinent, les grands principes font l’objet d’un premier accord. La conclusion d’un accord global, le 18 décembre prochain, est ainsi à portée de main, un an et demi après l’impulsion décisive donnée par le Conseil européen de juin 2012.

Je souhaite souligner le rôle décisif joué par la France à toutes les étapes du processus de négociation, sa détermination à avancer pour qu’un tel projet, qui pouvait paraître utopique, puisse être mis en place à court terme et sa conviction que cette union bancaire était réalisable. Celle-ci démontre que les partenaires européens peuvent encore aujourd’hui se mettre d’accord sur un projet qui renouvelle leur engagement dans la construction européenne et qu’une plus grande intégration européenne est toujours possible.

Le renforcement de la défense européenne ayant déjà été évoqué dans le détail par un certain nombre de nos collègues, je n’y reviendrai pas. Je voudrais maintenant aborder deux sujets concernant les rapports de l’Union avec son voisinage immédiat.

Le premier est celui de la dynamique européenne dans les Balkans. Le Conseil européen doit évoquer l’attribution du statut de pays candidat à l’Albanie – le président du Sénat a d’ailleurs reçu hier le président du Parlement albanais – et l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Serbie, qui a déjà le statut de pays candidat.

Le Sénat s’est prononcé pour l’ouverture sans délai des négociations avec la Serbie. Ce pays a consenti de gros efforts en vue d’une normalisation de ses relations avec le Kosovo, alors même que sa situation économique est très difficile, ce qui favorise toujours les surenchères. Nous devons encourager cette évolution. Cela veut dire non pas que la Serbie doit adhérer demain, mais qu’il faut lui ouvrir une perspective européenne à un terme raisonnable, pour faire accepter les réformes indispensables et favoriser la réconciliation régionale. Dans bien des domaines, la Serbie est certes loin de remplir les critères d’adhésion, mais si nous demandons à un pays d’être complètement prêt avant même d’engager les négociations, nous entrons dans un cercle vicieux. Il faut au contraire instaurer un climat de confiance, mener des négociations qui aideront la Serbie à se tourner vers l’avenir et à être prête pour le jour de son adhésion.

L’Albanie, nous le savons tous, est encore très loin des standards européens. Le moment n’est pas venu d’ouvrir des négociations, mais l’Union a reconnu la vocation à l’adhésion de ce pays, comme elle l’a fait pour l’ensemble des pays de la zone. Alors qu’une normalisation s’esquisse dans la vie politique intérieure, il serait opportun, me semble-t-il, d’envoyer sans trop attendre un signal positif en accordant à l’Albanie le statut de pays candidat, comme le préconise la Commission européenne dans un récent rapport.

Je voudrais, à cet instant, rappeler la formule de Karl Popper : « Les hommes n’ont pas besoin de certitude, mais ils ont besoin d’espoir. » Cela est vrai dans de nombreux domaines. C’est l’espoir d’une adhésion, un jour, à l’Union européenne qui stabilise aujourd’hui les Balkans : nous devons confirmer que cet espoir n’est pas vain, que les échéances ne seront pas indéfiniment repoussées.

Le second point que je souhaiterais aborder, c’est bien sûr l’échec du sommet de Vilnius sur le partenariat oriental et ses conséquences actuelles en Ukraine. Nous ne sommes pas dans le cas des Balkans : l’Union n’a jamais reconnu la vocation à l’adhésion des pays du partenariat oriental, même si elle n’a pas dit non plus que cette perspective était exclue à jamais. Mais, au cours des dernières années, les pays du partenariat oriental – et spécialement l’Ukraine – ont vu leurs populations se tourner davantage vers l’Union européenne, qui, malgré ses difficultés, reste synonyme d’État de droit et de relative prospérité.

L’Union européenne a encouragé cette évolution, mais elle n’a sans doute pas suffisamment mené en parallèle, avec la Russie, le dialogue constructif et le rapprochement qui auraient peut-être permis que cette dernière perçoive le partenariat oriental avec moins d’inquiétude.

M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. Disant cela, je ne justifie en rien, naturellement, les pressions exercées par la Russie, qui sont inacceptables. Mais il n’est pas souhaitable que les pays du partenariat oriental se trouvent désormais sommés de choisir, un peu comme certains enfants du divorce, alors qu’ils ne peuvent trouver une réponse complète à leurs difficultés et à leurs aspirations ni du côté de la Russie seule ni du côté de l’Union européenne seule.

L’évolution de la situation en Ukraine ne peut que susciter de grandes inquiétudes. Ce pays très attachant devrait et pourrait être un pont entre la Russie et l’Union européenne, mais il ne peut répondre à cette vocation que si ces deux grands partenaires ne s’éloignent pas l’un de l’autre.

Face à cette situation, nous devons affirmer la nécessité de maintenir les objectifs de la politique de voisinage à l’Est : il est dans l’intérêt de l’Union européenne que les pays en cause se rapprochent des standards européens et que les liens politiques et économiques se renforcent.

Toutefois, même s’il est difficile de le dire aujourd’hui, la « politique à l’Est » de l’Union ne pourra réussir sans une approche constructive des relations avec la Russie, mettant en œuvre un véritable partenariat. Dans cette optique, l’« union douanière eurasiatique » lancée par la Russie ne doit pas nécessairement être vue comme un épouvantail. Elle n’interdit pas de poursuivre le renforcement des liens politiques avec les pays du partenariat oriental pour contribuer à la construction de l’État de droit et aux réformes économiques. Si l’union douanière eurasiatique devait s’étendre à certains pays du partenariat oriental, cette construction pourrait déboucher un jour sur une négociation globale permettant une ouverture commerciale à l’échelle du continent.

Il n’y a pas de fatalité à ce que l’Union européenne et la Russie se trouvent en situation de concurrence, voire d’adversité, alors que la réalité est celle d’une interdépendance et d’un avenir commun. C’est pourquoi j’espère que le Conseil européen, tout en se montrant pleinement solidaire des aspirations du peuple ukrainien, s’attachera à tirer toutes les leçons du rendez-vous manqué de Vilnius. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.