compte rendu intégral

Présidence de Mme Bariza Khiari

vice-présidente

Secrétaires :

M. Jean Desessard,

Mme Catherine Procaccia.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Engagement de la procédure accélérée pour l'examen d'un projet de loi

Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu, transmis par M. le Premier ministre, le projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. Ce texte a été publié ce jour.

En application de l’article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l’examen de ce texte.

3

Demande de constitution d’une commission spéciale

Mme la présidente. En application de l’article 16, alinéa 2 bis, du règlement, Mme Éliane Assassi, présidente du groupe CRC, a saisi M. le président du Sénat d’une demande de constitution d’une commission spéciale sur ce projet de loi.

Cette demande a été publiée et a été notifiée au Gouvernement et aux présidents des groupes politiques et des commissions permanentes.

Elle sera considérée comme adoptée sauf si, avant la deuxième séance qui suit cette publication, soit avant l’ouverture de la séance du lundi 23 juin, M. le président du Sénat est saisi d’une opposition par le Gouvernement ou le président d’un groupe.

4

Dépôt d'un rapport

Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre le rapport sur l’articulation du régime local d’assurance maladie complémentaire obligatoire des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle et la généralisation de la complémentaire santé afin d’étudier l’hypothèse d’une éventuelle évolution du régime local d’assurance maladie et ses conséquences.

Acte est donné du dépôt de ce rapport.

Il a été transmis à la commission des affaires sociales.

5

Rappel au règlement

Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour un rappel au règlement.

Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, mon intervention se fonde sur l’article 16, alinéa 2 bis, et sur l’article 36 du règlement du Sénat.

Ce matin, le conseil des ministres a adopté le projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.

Comme vous l’avez annoncé, madame la présidente, voilà deux heures, dès la transmission de ce texte au bureau du Sénat, j’ai demandé, au nom de mon groupe, la constitution d’une commission spéciale permettant de regrouper les travaux et compétences des diverses commissions concernées par cette importante réforme territoriale.

Qui pourrait croire que la création de grandes régions – tel est l’objet du texte inscrit à l’ordre du jour de la session extraordinaire du Parlement – n’entraînera pas une modification substantielle, voire radicale, des compétences de l’ensemble des échelons territoriaux ?

Comment scinder la réflexion sur ce texte de celle qui portera sur le second projet de loi, adopté aussi ce matin en conseil des ministres, relatif à l’organisation territoriale, dont l’examen est renvoyé à cet automne ?

Cette modification des compétences, implicitement prévue par la création des grandes régions, exige l’instauration d’une commission spéciale pour examiner le texte sous l’angle non seulement juridique et institutionnel, mais aussi économique, social, culturel, financier et du développement durable. Ce sont donc six commissions qui devraient être consultées. La création d’une commission spéciale simplifiera, nous semble-t-il, la tâche du Sénat.

Cette demande est faite par le groupe CRC, mais je crois savoir que d’autres groupes parlementaires feront de même, si ce n’est déjà fait.

Il me paraît contraire à l’esprit et à la lettre de la Constitution que la commission des lois organise dès cet après-midi des auditions, dont celle du ministre de l’intérieur, alors même que le Sénat n’a pas encore décidé de la forme que prendrait l’examen du projet de loi. Aussi, pour le respect du règlement et des groupes qui composent le Sénat, pour le sérieux de nos travaux, je demande que les auditions prévues par la commission des lois soient reportées.

Cette demande ne me semble pas excessive. Elle est de droit. Ce qui est excessif, c’est la précipitation du travail législatif, avec l’organisation d’auditions, sur un texte très important qui engage l’avenir de notre architecture institutionnelle, deux heures après l’adoption de ce dernier par le conseil des ministres. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Mme la présidente. Acte vous est donné de votre rappel au règlement, ma chère collègue.

Je précise que votre demande a été notifiée au Gouvernement, aux présidents des différents groupes parlementaires et des commissions permanentes.

6

Débat sur les zones économiques exclusives ultramarines

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat sur les zones économiques exclusives ultramarines, organisé à la demande de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de la délégation sénatoriale à l’outre-mer.

Dans le débat, la parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la délégation sénatoriale à l’outre-mer, mes chers collègues, au mois de septembre 2013, la frégate de surveillance Nivôse, basée à la Réunion, en mission de souveraineté et de police des pêches, a appréhendé un bâtiment de recherche pétrolière en train de mener des activités illégales d’exploration dans notre zone économique exclusive autour des îles Éparses, territoire français situé dans le canal du Mozambique, dont on sait qu’il recèle des richesses pétrolières et gazières importantes.

Cet exemple illustre bien les évolutions en cours.

D’abord, les évolutions technologiques mettent à portée des ressources économiques jusqu’alors inaccessibles, et ce à un coût moindre.

Ensuite, les évolutions économiques poussent à la diversification et à l’intensification de l’exploitation des ressources de la mer, afin de répondre aux besoins croissants de la population mondiale, qu’il s’agisse des besoins alimentaires – pêche, aquaculture –, des besoins en énergie – gisements offshore, énergies renouvelables – ou en métaux rares.

Enfin, les évolutions du cadre juridique, depuis l’entrée en vigueur de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, ont élargi l’emprise des États côtiers.

À la mer territoriale pouvant s’étendre jusqu’à 12 milles au-delà de la côte, où s’exerce l’entière souveraineté, s’est ajoutée, jusqu’à 200 milles, soit 370 kilomètres, une zone économique exclusive, une ZEE, cette zone pouvant aller, lorsque les États ont obtenu l’extension maximale de leur plateau continental, jusqu’à 350 milles, c'est-à-dire 650 kilomètres. Cette délimitation des espaces maritimes constitue un bouleversement considérable.

De ces mutations procède la maritimisation des enjeux économiques, dont Jeanny Lorgeoux et André Trillard, qui interviendront ultérieurement, ont montré l’importance dans un rapport que nous avons publié dans la perspective des travaux de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

Ce phénomène modifie l’équilibre géopolitique des océans. Il exacerbe la concurrence entre les États et fait naître ou renaître des risques et des menaces allant du terrorisme à la piraterie, des flux criminels aux atteintes à l’environnement et, bien sûr, à la biodiversité.

La France est une grande bénéficiaire de cette révolution. Grâce à l’outre-mer, elle bénéficie d’un positionnement stratégique singulier et dispose d’une ZEE de 11 millions de kilomètres carrés, la plus vaste du monde après celle des États-Unis. Cette zone – ces zones, devrions-nous dire – est répartie dans tous les océans de la planète, à 97 % outre-mer et souvent autour de territoires de taille réduite, parfois même dépourvus de population. De ce fait, notre pays dispose d’un potentiel considérable de richesses minérales et halieutiques qui lui sera indispensable pour survivre durablement dans la compétition internationale.

L’exploitation de ces ressources, mais aussi le développement des technologies nécessaires à celle-ci constituent des enjeux économiques importants, notamment pour nos collectivités d’outre-mer, dont l’économie – certains collègues le diront mieux que moi ! – reste fragile et dont nous devons impérativement réévaluer l’importance au sein de notre communauté nationale.

Les orateurs suivants qui interviendront au nom de la délégation à l’outre-mer et des différents groupes parlementaires auront l’occasion de parler davantage de ce potentiel et des moyens de le développer.

En tant que président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je souhaite mettre l’accent plus particulièrement, mais brièvement, rassurez-vous, mes chers collègues, sur les enjeux de sécurité ; Jeanny Lorgeoux et André Trillard complèteront mon propos.

Ces enjeux vont s’accentuer. Les sources de richesses suscitent les convoitises. La territorialisation des fonds marins et de leur sous-sol est, pour l’avenir, une raison de tensions dont l’essentiel pourra, sans doute, être géré par une médiation juridique, mais ces tensions pourraient aussi être une cause potentielle de conflits armés dans le monde. On le constate nettement au travers des événements actuels en mer de Chine, par exemple.

Cette territorialisation souligne également la nécessité pour les États qui, comme la France, souhaitent exploiter les espaces maritimes sous leur juridiction de disposer des moyens adaptés à la maîtrise de ces zones et à leur sécurisation.

À cet égard, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. Voilà une semaine, lors d’un déjeuner, j’ai demandé à brûle-pourpoint à l’amiral, chef d’état-major de la marine, quels moyens seraient nécessaires pour avoir de véritables potentialités en matière de surveillance en mer de ces ZEE. Six bâtiments adaptés, m’a-t-il répondu. Faites les comptes, mes chers collègues ! Voyez ce que cela représente en termes de moyens financiers et d’exigences !

La protection de nos ZEE contre des exploitations illicites va devenir un enjeu tangible avec la croissance des menaces, qui profitent également des avancées techniques.

Je veux parler de la capacité des navires de pêche à opérer de plus en plus loin de leurs ports d’attache et à surexploiter certaines zones traditionnelles, allant jusqu’à porter atteinte à la diversité biologique.

Je veux parler de la capacité de mobiliser des moyens d’exploration – et, peut-être demain, d’exploitation – de ressources minérales ou pétrolières sans autorisation.

Je veux parler encore de la capacité des acteurs de la piraterie ou du terrorisme à opérer, demain, contre des installations offshore ou contre des navires approvisionnant celles-ci, à partir de certains États côtiers déstabilisés au point d’être incapables d’assurer la sécurité dans leur propre ZEE. Mes chers collègues, n’en doutons pas : l’aggravation de cette menace nous contraindra à déployer des moyens de protection, comme nous l’avons fait pour lutter contre la piraterie maritime, afin d’assurer la protection de nos approvisionnements et de nos intérêts, mais aussi celle de nos entreprises et de nos ressortissants.

En outre, à mesure que les richesses de ces zones seront découvertes, les contestations juridiques émanant des États riverains se renforceront ; la multiplication des contentieux pourra retarder le lancement de projets d’exploitation, faute d’une sécurité suffisante en considération du montant des investissements – j’ai déjà abordé ce danger voilà quelques instants.

Notre capacité à garantir la protection des activités dans les ZEE est un enjeu dont l’importance ira croissant au cours des décennies à venir. Cette protection, madame la ministre, passe par la diplomatie et par le droit, mais elle suppose également une capacité à faire respecter nos droits, par la force si besoin.

Jeanny Lorgeoux et André Trillard nous rappelleront que plusieurs territoires sous souveraineté française restent contestés, et que certaines de nos ZEE ne font toujours pas l’objet d’une délimitation avec les pays voisins.

Par ailleurs, nos dossiers de demande d’extension de notre ZEE sur le plateau continental doivent être soutenus, et la cartographie des fonds ainsi que leur exploration réalisées avec une plus grande célérité.

Reste que le perfectionnement du droit international ne suffira pas : il nous faut également maintenir des capacités de surveillance, de contrôle et d’action, pour réprimer les contrevenants.

Or l’action de l’État en mer nécessite des moyens, compte tenu de l’étendue des zones à couvrir. Si nous avons réussi, dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, à donner une plus grande importance aux enjeux maritimes, le contexte budgétaire dans lequel la loi de programmation militaire a été élaborée n’a pas permis un effort suffisant pour doter notre marine nationale des moyens absolument indispensables.

Mes chers collègues, je vous prie de bien vouloir soutenir la commission que j’ai l’honneur de présider, qui continue de réclamer le maintien des moyens nécessaires pour relever ces nouveaux défis, et leur accroissement dès que le contexte économique se sera amélioré ! (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur.

M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la délégation sénatoriale à l’outre-mer, mes chers collègues, le président de la commission, M. Carrère, vient de mettre en lumière l’importance et la profondeur stratégiques de l’enjeu que représente pour la France la possibilité d’exploiter, au fur et à mesure que les technologies le permettront et à un coût raisonnable, les richesses de ses zones économiques exclusives ultramarines.

Seulement, cette perspective n’a de sens que si nous réussissons à faire respecter nos intérêts sur la scène internationale, en utilisant toutes les opportunités qu’offrent le droit et la diplomatie. Or les limites de nos ZEE ne sont ni clairement ni complètement établies, tout particulièrement dans l’océan Indien.

En effet, si des accords bilatéraux ont pu être conclus avec l’île Maurice, en 1982, et avec Madagascar, en 2005, respectivement pour l’est et l’ouest de la Réunion, les limites ne sont pas fixées officiellement autour de l’île Tromelin, faute d’accord.

Autour de Mayotte, aucune des limites de la ZEE n’est stabilisée. Les Comores ont même autorisé la délivrance de permis d’exploration pétrolière sur une surface de 6 000 kilomètres carrés empiétant sur le périmètre théorique de notre zone économique exclusive. Que se passera-t-il si un gisement est découvert et mis en exploitation ? Indépendamment même de la perte de recettes que subiraient la France et, particulièrement, le département de Mayotte, les explorations, du seul fait qu’elles existent, renforcent les prétentions comoriennes sur notre espace maritime.

Au demeurant, les questions soulevées par cette situation se posent au sujet d’une grande partie de notre ZEE.

Dans la zone Antilles-Guyane, le travail est certes plus avancé, mais non achevé. En particulier, si la délimitation avec la ZEE du Brésil est effective depuis 1981, la délimitation n’a pas abouti avec le Surinam.

À Saint-Pierre-et-Miquelon, la délimitation est effective à la suite d’un arbitrage, rendu en 1992, qui est très défavorable à la France. En Nouvelle-Calédonie, la délimitation est réalisée avec les îles Salomon, les Fidji et, partiellement, avec l’Australie. Pour Wallis-et-Futuna, le travail est pour partie achevé.

Les incertitudes qui demeurent sont accentuées par le caractère relatif du principe de l’équidistance adopté pour le tracé, et par les interprétations divergentes qui lui sont données. Sans compter qu’il manque encore des décrets portant délimitation des lignes de base pour nombre de territoires, décrets dont la publication est pourtant nécessaire pour conforter les notifications de limites à l’ONU. Il s’agit aujourd’hui pour les services compétents du ministère des affaires étrangères de mettre les bouchées doubles et d’affecter les moyens nécessaires à ce travail, qui touche à l’intérêt supérieur à long terme de la France.

Enfin, cette fragilité juridique se double de fortes incertitudes sur l’extension du plateau continental. À cet égard, l’absence de limitations claires de nos ZEE n’est pas de nature à conforter les demandes françaises d’extension.

Mes chers collègues, imaginez-vous que, sur quatorze demandes soumises à l’étude, quatre seulement à ce jour ont donné lieu à une recommandation de la Commission des limites du plateau continental, la CLPC ; aucune n’ayant été traduite dans le droit par les autorités nationales, le processus d’ensemble pourrait ne pas aboutir avant une dizaine d’années au moins.

En outre, la CLPC ne dispose pas de moyens suffisants pour accomplir sa mission dans des délais raisonnables ; la France devrait insister auprès des Nations unies pour qu’elle en soit dotée.

En l’absence de délimitation établie, l’étendue de notre domaine maritime n’est pas opposable aux États tiers, ce qui fragilise les actions de protection et d’exploitation. Cette situation est propice au développement de véritables zones de non-droit dans des espaces théoriquement, et jusqu’à preuve du contraire, sous juridiction française. La crédibilité de l’action de l’État en mer en est inévitablement affaiblie, de même que la capacité de celui-ci à exercer ses responsabilités.

Au demeurant, l’affirmation de la souveraineté française ne dépend pas seulement de la sécurisation juridique du statut des ZEE ultramarines ; elle appelle aussi une présence effective et visible de l’État, laquelle n’est pas aisée à assurer compte tenu de l’éloignement de ces territoires de la métropole et même, pour les plus isolés, par rapport à nos principaux points d’appui outre-mer. La difficulté est d’autant plus grande que l’État consacre à cette mission des moyens insuffisants – notre collègue André Trillard abordera cette question de manière plus approfondie dans quelques instants.

Madame la ministre, tout ce qui peut être fait par le droit et la diplomatie préviendra des conflits futurs et évitera d’avoir à engager des moyens militaires, dont on sait qu’ils sont comptés, sur des fondements incertains et contestables.

La faiblesse des moyens mis en œuvre pour étayer nos dossiers et le peu d’empressement mis à délivrer des titres miniers aux compagnies françaises nous conduisent à nous interroger sur la volonté de certaines administrations d’affirmer notre souveraineté et d’exploiter les zones en cause.

Pourtant, la souveraineté de la France sur sa ZEE est d’ores et déjà contestée – je le dis sans ambages. De fait, sur les désaccords touchant à la délimitation se greffe parfois une contestation de la souveraineté même de la France sur le territoire concerné. C’est le cas, naturellement, pour Mayotte, où notre souveraineté n’a jamais été reconnue par l’État comorien, mais aussi pour certains îlots de dimension réduite, difficilement habitables.

Or ce sont des zones économiques immenses, et convoitées, qui dépendent de notre souveraineté sur ces territoires.

Je pense par exemple à l’île Tromelin, revendiquée par la République de Maurice ; un accord de cogestion sectoriel, portant sur les ressources halieutiques, a été signé en 2010, mais il est difficilement acceptable sous certains aspects, dès lors que Maurice continue de délivrer des licences de pêche pour une zone qui empiète sur la nôtre.

Je pense aussi aux îles Éparses, dans le canal du Mozambique, revendiquées par Madagascar de façon plus ou moins forte – plus souvent forte à mesure que les résultats des explorations laissent entrevoir des gisements d’hydrocarbures prometteurs. En vérité, l’enjeu est de taille : dans cette zone, la ZEE de la France correspond potentiellement à un espace de 425 000 kilomètres carrés, ce qui représente les deux tiers du canal du Mozambique.

Je pense encore à l’île de Clipperton, dont la zone est particulièrement poissonneuse et constitue un réservoir potentiel d’énergies renouvelables. Elle fait l’objet d’une revendication récente, mais constante, du Mexique, qui conteste son caractère habitable dans la durée, alors même que nous bénéficions d’un arbitrage international favorable rendu en 1931.

En 2008, nous avons introduit ce territoire à l’article 72-3 de la Constitution, mais, à la même époque, nous avons signé avec le Mexique un accord de pêche particulièrement complaisant, sans contrepartie véritable, dont on peut légitimement se demander s’il n’affaiblit pas notre position.

Pour mémoire, je veux citer également les îles Matthew et Hunter, contestées par le Vanuatu.

Enfin, la France devrait s’intéresser davantage à la gouvernance mondiale des océans.

La convention de Montego Bay n’a pas seulement reconnu des droits aux États côtiers : elle a également défini le statut des eaux et du sous-sol marin situés dans la zone internationale, et confié à l’Autorité internationale des fonds marins, l’AIFM, l’organisation et le contrôle des activités d’exploration et d’exploitation des ressources du sol et du sous-sol.

Cette autorité, qui, aux termes de la convention, agit pour le compte de l’humanité tout entière, est appelée à jouer un rôle central dans la gouvernance des océans, par l’édiction de normes et la délivrance de permis aux États signataires et aux entreprises qu’ils patronnent. Il est donc impératif de s’en préoccuper.

À ce jour, elle a établi des réglementations sur les nodules et sur les sulfures polymétalliques ; elle a aussi délivré une quinzaine de permis, dont certains portent sur la zone de fracture Clipperton-Clarion, à proximité de notre ZEE. La présence, parmi les titulaires de permis, de puissances comme la Russie, la Chine et la Grande-Bretagne met en exergue l’intérêt porté par les grandes nations industrielles à l’exploitation des fonds marins.

En l’absence des États-Unis, non signataires de la convention, au sein de l’AIFM, la France, parce qu’elle est, comme l’a souligné M. le président de la commission, l’État qui dispose de la ZEE la plus étendue, située de surcroît sur trois océans, et compte tenu de son expertise technique et géographique, et des talents qu’elle possède dans ce domaine, doit peser de tout son poids dans la définition d’un cadre raisonné et protecteur de l’environnement pour l’exploitation des fonds marins. L’enjeu est essentiel, car ce cadre servira de référence pour les activités dans les ZEE nationales.

La France doit également être active dans le domaine de l’exploration des grands fonds, en déposant des demandes de permis et en développant son expertise. Or elle y consacre trop peu de moyens : de fait, deux campagnes seulement ont été entreprises dans la zone Clipperton-Clarion, alors que le permis de quinze ans s’achèvera en 2016 ! Le même constat vaut pour le permis portant sur la dorsale atlantique, une zone dans laquelle les Russes et les Chinois mènent cinq campagnes par an !

M. Joël Guerriau. Absolument !

M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. J’ajoute que notre position s’érodera davantage encore avec les pertes d’expertise liées aux départs en retraite de nos grands spécialistes, sans que nous ayons formé les chercheurs capables de leur succéder. Imprévoyance peut-être coupable ! Résultat : aucun inventaire systématique n’a été entrepris, à l’exception de celui qui porte sur Wallis-et-Futuna.

La France, qui enregistrait en la matière une certaine avance, et même d’une avance certaine, prend du retard, alors que les enjeux à moyen et long terme prennent une autre dimension. Elle dispose de richesses, mais ne sait pas les faire fructifier.

Madame la ministre, mes chers collègues, je vous invite à relire la parabole des talents. La France ressemble quelque peu au troisième serviteur : ayons garde qu’elle n’en subisse le sort et ne se laisse déposséder de ses richesses par manque d’investissement et d’opiniâtreté. (Sourires.) Il est temps que nous réagissions ! (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. André Trillard, rapporteur.

M. André Trillard, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pour l’élu de Loire-Atlantique que je suis, il est évident que les océans, de façon générale, et l’espace maritime français en particulier constituent un « empire bleu », qu’il convient de protéger autant que de développer. Mais cela ne sera possible qu’à condition que nous nous appuyions sur une vision à long terme nous permettant de gérer nos richesses. Une telle gestion et une telle préservation ne peuvent se concevoir sans une politique globale de sécurisation, dont l’échelle est infinie.

Aujourd'hui, l’espace maritime français représente 11,5 millions de kilomètres carrés et peut s’étendre jusqu’à 13,5 millions de kilomètres carrés. La France, au deuxième rang mondial de par son domaine maritime, suivant les États-Unis, mais précédant l’Australie, doit être en mesure et en capacité de gérer un espace géographique qui va de Saint-Pierre-et-Miquelon jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, en passant par la Réunion. Les mers françaises s’étendent sur tous les océans, aussi peut-on affirmer que, sur la mer et le littoral français, le soleil ne se couche jamais !

C’est dire à quel point il est important de réviser l’approche de nos territoires ultramarins, en particulier pour ce qui concerne la sécurité.

La sécurité des zones économiques exclusives nous impose une gestion à deux niveaux : en surface et sous la mer. En effet, les fonds marins des ZEE constituent certes des réserves halieutiques, mais représentent aussi un potentiel de ressources en hydrocarbures et minières, dans un contexte de compétition énergétique acharnée. Toutefois, dans la mesure où cet empire bleu héberge un écosystème vital pour la planète, nous ne pouvons pas tout nous permettre.

Ces ressources posent une quadruple équation relative à leur accès, leur exploitation, leur préservation et leur sécurisation, laquelle concerne tant les ressources stratégiques elles-mêmes que les routes qui y conduisent.

Quelles sont ces ressources ? Il s’agit, M. Jeanny Lorgeoux l’a rappelé, de pétrole au large des côtes guyanaises et de Saint-Pierre-et-Miquelon, de métaux rares au large de Nouméa et de Wallis-et-Futuna, de nodules polymétalliques autour de Clipperton...

À cet égard, il faut souligner que l’IFREMER, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, accomplit un travail remarquable, qui va de la protection de récifs coralliens – il faut les conserver à tout prix – à l’exploration scientifique de mines sous-marines à Wallis-et-Futuna.

Comme je l’ai dit, il y a les fonds, et il y a la surface maritime. Rappelons que 90 % du transport mondial de marchandises s’effectue par voie maritime. L’enjeu économique est à l’échelle des océans, qui occupent 70 % de la surface du globe. Plus que jamais, il est temps d’appréhender les océans comme un nouveau théâtre effectif de la mondialisation. Il faut noter que cette approche globale est d’autant plus essentielle dans le domaine maritime que les solutions terriennes du partage de l’espace ne fonctionnent pas toujours.

Pourtant, l’espace maritime mobilise des activités diplomatiques et militaires. J’en veux pour preuve l’opération européenne Atalante menée contre la piraterie en Méditerranée ou encore l’opération Narcops dans les Caraïbes. Mais il s’agit là plus d’opérations que de politique. Nous le savons, il est plus que temps de penser ou repenser notre relation à l’espace maritime.

Je suis navré de vous le dire, mes chers collègues, je doute que la création d’un secrétariat d’État chargé, entre autres, de la mer soit une solution. Non, il faut aller bien au-delà : les défis sont tellement immenses et transversaux qu’ils méritent l’édification d’une stratégie nationale, sur plusieurs dizaines années. Bref, la réflexion doit être proportionnelle au statut de puissance maritime auquel nous prétendons.

Il ne faut pas l’oublier, notre pays est en compétition avec d’autres puissances, qui ont bien pris conscience du fait que les ressources stratégiques représentaient l’un des défis du XXIe siècle. La revendication des îles Senkaku par la Chine et le Japon en est un exemple criant. L’embargo décidé par Pékin sur les exportations de terres rares a provoqué une panique chez les grands industriels.

Avons-nous pris la mesure des impacts économiques de ce type de différends ? L’un des véritables problèmes tient surtout à la combinaison de deux facteurs : une difficile substitution de ces terres rares et une concentration de leur exploitation.

Après Jean-Louis Carrère et Jeanny Lorgeoux, je déplore à mon tour l’insuffisance de nos efforts pour inventorier les ressources de nos zones économiques exclusives, surtout si l’on songe à notre promptitude à délimiter dans ces espaces des zones de protection naturelle. Il s’avérera peut-être que celles-ci sont justement les plus riches ou les plus faciles à exploiter.

Je me demande si, parfois, nous ne mettons pas la charrue avant les bœufs, et si nos moyens ciblent de bons objectifs !

Tous les membres de la commission des affaires étrangères sont très préoccupés par notre difficulté à maintenir des capacités de surveillance, de contrôle et d’action pour réprimer les contrevenants. Que vaut le droit si nous n’avons pas les moyens de le faire respecter ? J’en conviens, cela implique des moyens considérables, compte tenu de l’étendue des zones à couvrir. Mais c’est cette étendue qui confère à la France son statut de puissance maritime.

Concrètement, nous devons disposer de satellites d’observation, de moyens aéromaritimes adaptés, performants et polyvalents. Il importe surtout d’améliorer la coordination et les synergies entre les services chargés de l’action de l’État en mer, dont les missions comprennent la surveillance et la police des pêches, mais aussi la défense maritime des territoires, la lutte contre les trafics illicites et la pollution, ainsi que le sauvetage.

Nous nous réjouissons de la mise en place d’une organisation spécifique de la fonction de garde-côte, associant la marine nationale à de nombreuses administrations et constituant un modèle de coordination assez exceptionnel. Si nombre de nations nous envient ce schéma, on ne peut que déplorer l’insuffisance des moyens en équipements qui y sont consacrés.

Pour protéger les 11 millions de kilomètres carrés de notre ZEE, nous ne disposons actuellement outre-mer que de six frégates de surveillance – il en faudrait le double –, de deux bâtiments de transport léger, BATRAL, – deux ont été désarmés en 2011 et 2013 –, de sept patrouilleurs hauturiers, dont quatre P400 que nous faisons durer, d’un patrouilleur austral et de deux navires reconvertis, ou déguisés, je ne sais comment dire, en patrouilleurs, soit un ancien palangrier saisi et un ancien bâtiment hydrographique.

Malheureusement, les renforcements attendus au cours de la présente loi de programmation militaire ne sont pas à la hauteur des enjeux. Tout d’abord, ce texte est moribond, et il n’était prévu de commander que trois bâtiments multi-missions, ou B2M, et, éventuellement, un quatrième bâtiment à vocation interministérielle et à financement correspondant.

En outre, ces navires, de nature essentiellement civile et faiblement armés, qui assurent le remplacement des BATRAL, ne disposent pas d’une capacité amphibie de débarquement. Deux patrouilleurs légers à faible tirant d’eau, spécialement commandés pour être utilisés en Guyane, seront livrés en 2016.

Le programme de bâtiments de surveillance et d’intervention maritime – BATSIMAR –, dont la marine a défini les caractéristiques en 2007 et dont la loi de programmation militaire pour les années 2009-2014 prévoyait la livraison en seize unités à partir de 2017 à raison de deux par an, a vu sa cible réduite à douze et son calendrier retardé, puisque la première livraison ne devrait pas intervenir avant 2024.

Ce report de sept années, même s’il s’accompagne d’une ultime prolongation des moyens existants, fragilise encore notre dispositif de sauvegarde outre-mer, et aggravera la réduction des capacités entre 2019 et 2025.

Compte tenu de ces moyens et du fort niveau d’engagement opérationnel, notamment sur des théâtres d’opérations extérieures, la marine nationale ne peut mener que des opérations ponctuelles.

De ce fait, la notion de protection relève presque du virtuel. Au regard non seulement des enjeux que représente l’exploitation des ressources de la mer et des fonds marins et de la montée prévisible des tensions qui y sont liées, mais aussi de l’accroissement du niveau de violence de ceux qui se livrent à des activités illicites, il est indispensable que nous engagions rapidement un travail de réajustement des moyens consacrés à l’action de l’État en mer dans les zones ultramarines et de réflexion sur leur financement.

Outre l’avancement des commandes et des livraisons, nous devons réfléchir sérieusement à l’apport des nouvelles technologies en matière de surveillance. Je pense, par exemple, aux systèmes d’identification obligatoire des navires autorisés à travailler dans certaines zones et à la capacité de détecter par satellite ceux qui ne le sont pas. Il est temps de lancer des études sur la mise au point de drones de surveillance embarqués, permettant l’extension des zones de surveillance.

Nous devrions également considérer qu’il y aurait une certaine légitimité à réserver une part des redevances d’exploration et d’exploitation des ressources de notre ZEE à la surveillance et à la protection. Ainsi, ces nouvelles ressources financières pourraient être réaffectées au budget d’équipement de la défense, sans peser sur les autres postes budgétaires du ministère.

Enfin, il me semblerait utile de nous rapprocher des États riverains avec lesquels nous avons conclu des accords de délimitation, afin d’organiser une coopération en matière de surveillance et de contrôle, chacun devant être en mesure d’agir pour le compte d’autrui dans cette mission. Cela devrait être possible dans l’océan Pacifique, avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, notamment.

J’ai également noté les contestations dont la France fait l’objet. Madame la ministre, notre pays en est-il conscient ? Vous-même l’êtes sûrement, mais en va-t-il de même pour l’ensemble des membres du Gouvernement ? Quels moyens ont été prévus pour éviter une rupture de nos capacités de protection ? Nous attendons des réponses claires et précises, permettant de garantir le statut de puissance maritime de notre pays.

Sur le plan industriel, nous devons répondre collectivement à une série de questions afin de lancer un projet dont l’importance pour la France est d’un niveau exceptionnel. Quel délai prévoir pour réaliser l’exploration en question ? Si nous fixons une durée de cinquante ans, nous aurons du mal à atteindre notre objectif. Bien sûr, cinquante ans, c’est énorme à l’échelle individuelle. Mais c’est exactement le temps qui s’est écoulé entre le début de l’opération Airbus et la période actuelle.

En réalité, nous nous inscrivons dans une logique de trois cents ans, ce qui nous ramène, d’un point de vue historique, à la royauté ! Or si nous nous contentons d’avancer doucement et lentement, chacune de nos ZEE sera contestée, au motif de notre désintérêt. Ce sera bien mérité !

Merci, madame la ministre, mes chers collègues, de conserver votre intérêt pour ce qui constitue un point essentiel de l’avenir de notre pays. Merci, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, d’avoir voulu l’organisation de ce débat. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'UDI-UC et des travées socialistes.)