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Dossier législatif : proposition de loi constitutionnelle tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires
Discussion générale (suite)

Représentation équilibrée des territoires

Adoption d’une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires, présentée par MM. Gérard Larcher et Philippe Bas (proposition n° 208, texte de la commission n° 255, rapport n° 254).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Philippe Bas, coauteur de la proposition de loi constitutionnelle.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi constitutionnelle tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires
Article 1er (Texte non modifié par la commission)

M. Philippe Bas, coauteur de la proposition de loi constitutionnelle. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la représentation équitable de nos territoires est un sujet que nous rencontrons au détour de nombreux textes depuis plusieurs années. Le problème est devenu tellement aigu que le président du Sénat, M. Gérard Larcher, lors de son discours de début de mandat, l’a placé parmi les questions à traiter prioritairement. Nous nous sommes mis aussitôt au travail, si bien que nous avons pu déposer, dès le mois de décembre, la proposition de loi constitutionnelle inscrite aujourd'hui à notre ordre du jour.

Le Sénat, faut-il le rappeler, est, en vertu de l’article 24 de la Constitution, l’assemblée parlementaire qui représente les collectivités territoriales de la République. Cela justifie que nous nous soyons saisis des difficultés rencontrées à la suite de plusieurs décisions du Conseil constitutionnel ayant pour effet de brider la liberté d’appréciation du Parlement s’agissant de la détermination du nombre de représentants des sections de collectivités territoriales, des communes dans les intercommunalités, des cantons dans les départements ou des candidats par département au sein des listes pour les élections régionales.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel aboutit aujourd’hui à une forme de négation des droits des territoires, alors même que, par la révision constitutionnelle de 2003, le pouvoir constituant, en l’occurrence le Parlement, a décidé d’inscrire l’organisation décentralisée de la République parmi les principes fondamentaux de notre République et, ce faisant, a modifié l’article 1er de notre Constitution.

Hélas, toutes les conséquences n’ont pas été tirées de cette inscription de l’organisation décentralisée de la République dans l’interprétation qu’il y a lieu de faire du principe de l’égalité devant le suffrage, qui est l’un des principes les plus forts de notre Constitution, pour permettre la juste représentation de nos territoires.

En vérité, la jurisprudence du Conseil constitutionnel s’est essentiellement forgée dans l’examen de législations qui ont trait à l’expression de la souveraineté nationale, et non pas à l’expression des territoires au sein de nos collectivités territoriales et de leurs groupements.

Le Conseil constitutionnel interprète, depuis maintenant près de trente ans, la Constitution et le principe d’égalité devant le suffrage comme interdisant de prévoir la sous-représentation ou la surreprésentation d’une population par son ou ses élus de plus de 20 %, sauf motif d’intérêt général. On aurait d’ailleurs pu croire que cette mention de la possibilité d’aller au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler un « tunnel » de 20 % en plus ou de 20 % en moins de la moyenne de représentation aurait permis de traiter le cas d’un certain nombre de collectivités ou de sections de collectivités. Or il n’en a rien été.

En effet, le Conseil constitutionnel, devant ce qu’il faut bien appeler le mauvais vouloir des pouvoirs publics, Gouvernement et Parlement, entre 1986 et 2009, a été conduit à durcir au fil des années le niveau de son exigence. Alors que le découpage des circonscriptions législatives reposait sur le recensement de 1982, les élections législatives continuaient à se dérouler sans que l’exigence, posée dans la loi même, de réviser lesdites circonscriptions ait jamais été respectée.

Le Conseil constitutionnel a donc, à juste titre, élevé le niveau de son exigence. Il en est même arrivé, au cours des dernières années, à contester la possibilité, pourtant reconnue par la tradition républicaine, pour chaque département, d’élire au moins deux députés ; je pense notamment au cas de la Lozère. Ce faisant, il a porté atteinte à un autre principe auquel la République était attachée, celui de l’égal accès des Français à leurs élus, car, bien évidemment, quand un territoire est immense, le temps consacré par un député à chacun de ses administrés devient extrêmement faible, voire résiduel.

La puissance de sa règle d’interprétation de l’égalité devant le suffrage était telle qu’il n’a même plus accepté d’y déroger dans le cadre de la tradition républicaine.

Autant le Conseil constitutionnel aurait pu considérer que l’égalité devant le suffrage doit être un principe, non pas de valeur absolue, mais un principe fort, auquel on ne peut déroger que pour des motifs d’intérêt général assez exceptionnels – quand on élit des députés, il s’agit tout de même de la représentation de la Nation ! –, autant il aurait pu se montrer plus souple pour ce qui concerne la représentation de nos territoires. Mais il ne l’a pas fait : il a appliqué à la représentation des territoires, de la manière la plus rigoureuse qui soit, les principes qui avaient été forgés pour l’expression de la souveraineté nationale.

Le président du Sénat et moi-même souhaitons donc, avec cette proposition de loi constitutionnelle, poser une règle, dans le cadre d’un dialogue constructif avec le Conseil constitutionnel. Cette règle ne s’appliquera qu’à la représentation des territoires ; elle préservera intégralement les principes établis par la jurisprudence constitutionnelle en ce qui concerne l’expression de la souveraineté nationale.

Mes chers collègues, je me dois, à ce stade, d’ouvrir une parenthèse concernant du mode d’élection des sénateurs. Sur ce sujet particulier, le Conseil constitutionnel a admis des écarts de représentation en fixant des limites à la désignation, par les conseils municipaux de villes importantes, de délégués au collège électoral. Il a considéré que ce collège devait être majoritairement composé d’élus, et non de personnes désignées par les conseils municipaux. En refusant ainsi que les sénateurs soient désignés, dans une proportion excessive, par des citoyens non élus, il a admis qu’une limite pouvait être apportée à l’application d’une sorte de principe d’égalité de représentativité démographique des sénateurs. Je crois que, en l’espèce, le Conseil constitutionnel a eu raison.

De la sorte, la fameuse règle du « tunnel » des plus ou moins 20 %, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d’intérêt général, ne s’est appliquée, s’agissant du Parlement, qu’aux seuls députés.

Pour les territoires, il y a eu un enchaînement de décisions soulevant d’extrêmes difficultés d’application. Je pense à la décision de décembre 2010 sur les conseillers territoriaux. Le Conseil constitutionnel a censuré la disposition qui accordait à la Savoie une représentativité d’à peine plus de 20 % par rapport à la moyenne pour ses conseillers territoriaux… On voit avec quelle rigueur il a appliqué ses principes, sans se servir de la faculté qu’il avait lui-même ouverte de tenir compte de motifs d’intérêt général pour s’affranchir quelque peu du fameux tunnel !

Il est d’ailleurs paradoxal que le Conseil constitutionnel ait évoqué ce tunnel dans de nombreux commentaires qu’il a lui-même fait de ses décisions, sans le faire jamais figurer dans aucune de ses décisions ! C’est dire que la transparence des décisions du Conseil constitutionnel n’apparaît pas toujours aussi grande que souhaitable pour le justiciable qu’est, à l’égard du Conseil constitutionnel, le Parlement.

De même, s’agissant de la création des « supercantons » dotés chacun d’un binôme, dont nous allons faire l’expérience dans quelques semaines, il n’y avait pas davantage de transaction possible, malgré un certain flottement du Gouvernement lors de la discussion parlementaire. Je me souviens que le ministre de l’intérieur de l’époque, M. Manuel Valls, nous avait dit très clairement – sa position était partagée par un certain nombre de collègues du groupe socialiste du Sénat – que, « compte tenu des critères qui ont présidé au redécoupage, la fixation d’un seuil de 30 % est nécessaire dans de nombreux départements ». Il ajoutait : « Ne pensez-vous pas que la prise en compte de l’ensemble de ces critères et le passage à 30 % du tunnel permettront une représentation juste et équilibrée des territoires ? »

Malheureusement, sans doute dissuadé par des messages officieux venant de cercles de constitutionnalistes, le ministre de l’intérieur a, de retour à l’Assemblée nationale, déposé un amendement visant à revenir sur le seuil de 30 %. Il expliquait alors : « Le risque constitutionnel existe, je ne l’ai pas caché lors de mes précédentes interventions. J’ai donc estimé nécessaire de sécuriser les critères de redécoupage qui ont été affinés par le Sénat et l’Assemblée nationale. » C’est joliment dit ! Il poursuivait : « C’est pourquoi j’ai proposé à cette dernière de supprimer toute référence chiffrée à l’écart démographique. »

Pour les cantons, nous en sommes donc parvenus à un système où le législateur lui-même, anticipant une éventuelle censure du Conseil constitutionnel et préférant la prévenir que de devoir en tirer les conséquences éventuelles, a refusé d’élargir le tunnel.

Monsieur le président du Sénat, quel autre choix avions-nous, dès lors, que de proposer la révision de la Constitution pour surmonter l’obstacle du tunnel, à peine amoindri par les motifs d’intérêt général, dans des conditions qui ne mettent pas en péril l’expression de la souveraineté nationale pour l’élection des députés et qui respectent totalement la jurisprudence constitutionnelle pour cette même élection ? (M. Gérard Larcher opine.)

On se demande pourquoi on avait, jusqu’à présent, appliqué une règle unique à des situations aussi différentes, alors que, depuis 2003, comme je l’indiquais au début de mon intervention, l’organisation de la République est, aux termes mêmes de la Constitution, décentralisée.

Ce qu’il convient de faire, et c'est ce que nous proposons, c’est modifier d’abord l’article 1er de la Constitution, qui fixe les principes, puis l’article 72, qui traite des seules collectivités territoriales. Cela signifie bien que l’ambition de cette révision constitutionnelle est limitée à l’expression des territoires et que l’on n’entend nullement toucher à l’application des principes dans des domaines bien plus essentiels, comme celui de la représentation nationale.

Pourquoi modifier l’article 1er ?

Tout d’abord, par souci d’élégance : fixer une règle à l’article 72 sans qu’elle soit, en quelque sorte, une règle d’application d’un principe fondamental serait insuffisant.

Ensuite, par souci d’efficacité, tout simplement. Les dispositions que nous voulons voir adoptées doivent constituer un guide sûr, avant tout pour la législation que nous aurons à adopter s’agissant de la représentation des territoires, mais aussi pour la jurisprudence du Conseil constitutionnel : il faut que celui-ci puisse, dans l’interprétation de la modification que nous voulons faire de l’article 72 de la Constitution, s’appuyer sur la révision de l’article 1er.

Je tiens à souligner que la révision que nous proposons à l’article 1er ne retranche rien aux principes qui figurent à cet article. Nous nous contentons d’ajouter qu’une prise en compte équitable des territoires est nécessaire. Je le redis, ce raisonnement juridique nous paraît essentiel si nous voulons être non seulement élégants, mais aussi – c’est le plus important pour nous ! – efficaces. Nous avons besoin des deux dispositions : celle de l’article 1er et celle de l’article 72.

Pourquoi, donc, modifier l’article 72 ?

Si nous n’avons pas voulu modifier des articles plus généraux de la Constitution, c’est pour ne pas toucher aux règles posées par le Conseil constitutionnel quant à l’élection des députés. Je le répète, le principe de l’égalité devant le suffrage n’est en rien affecté par notre proposition de loi constitutionnelle et nous affirmons que ce principe ne fait pas obstacle à une représentation équilibrée des territoires, seul objet de notre texte.

Nous modifions l’article 72 à la fois pour reprendre le principe introduit à l’article 1er et pour inscrire dans la Constitution un seuil que le Conseil constitutionnel s’est refusé à définir dans sa propre jurisprudence, mais un seuil différent de celui qu’il applique. Si nous ne fixons pas de seuil, le Conseil pourra continuer à répondre au législateur, prendre en compte des motifs d’intérêt général et admettre des variations de représentativité des élus, comme il le fait déjà, mais dans la limite des 20 %.

Nous voulons relever ce seuil à un tiers en plus ou en moins et le faire figurer dans la Constitution, de manière qu’il s’impose dorénavant au Conseil et que, en même temps, le Parlement dispose d’une plus grande marge pour assurer une représentation équitable des territoires.

Je précise d’ailleurs que la rédaction employée par le Conseil constitutionnel dans ses décisions, mis à part la proportion d’un tiers, est reprise telle quelle dans la proposition de loi constitutionnelle dont nous débattons. En effet, le motif d’intérêt général qui permet de dépasser le seuil est maintenu : il sera en effet nécessaire, notamment pour des îles et des régions montagneuses ou particulièrement désertifiées, d’aller au-delà du tiers, comme il était nécessaire d’aller au-delà des 20 %, même si le Conseil constitutionnel rechignait à l’admettre.

Les dispositions que nous proposons sont donc parfaitement respectueuses des raisonnements juridiques qui ont l’autorité de la chose jugée et auxquels nous ne contrevenons pas. Nous modifions le « réglage » de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sans remettre en cause les principes sur lesquels elle repose, je tiens à le souligner.

Il est plus que temps d’assurer à nos territoires une juste représentation, et cela dans notre loi fondamentale.

Je pense aux intercommunalités, pour lesquelles les accords de répartition des sièges ont été mis en péril par une récente décision que nous nous sommes évertués à corriger, dans les limites assignées par le Conseil constitutionnel.

Je pense également aux cantons, dont la morphologie laisse prise à de nombreux soupçons, même si le Conseil d’État n’a pas annulé les décrets pris par le Gouvernement, car les critères fixés par le législateur n’étaient pas suffisamment précis.

Je pense, enfin, à la détermination du nombre de sièges figurant sur les listes départementales de candidatures pour les élections régionales.

Nous pensons que le Gouvernement, après l’adoption de ce texte par le Sénat et l’Assemblée nationale, hésitera sans doute à organiser un référendum pour procéder à cette modification de Constitution. Toutefois, s’il adhère au principe de cette révision constitutionnelle, il lui sera loisible de présenter à l’Assemblée nationale un projet de loi constitutionnelle reprenant en tout point les termes de notre proposition de loi. Dès lors, il sera possible de mener à bien la démarche au travers d’un vote du Congrès, plutôt que de demander aux Français de se prononcer par référendum.

Nous sommes bien conscients que convoquer un référendum sur une telle question pourrait paraître disproportionné aux yeux du Président de la République, alors même que l’audience du pouvoir exécutif dans notre pays n’atteint pas, à l’heure actuelle, un niveau susceptible de l’inciter à organiser des référendums, quel qu’en soit le sujet ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'UDI-UC et du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. Hugues Portelli, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’unanimité des votants, la commission des lois a adopté la proposition de loi constitutionnelle présentée par MM. Gérard Larcher et Philippe Bas et visant à introduire la notion de représentation équitable des territoires dans la Constitution.

Sur quels éléments se fonde cette décision ?

La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux lois traitant des questions électorales constitue, bien entendu, le point de départ de la réflexion. Comme l’a rappelé à l’instant le président de la commission des lois, cette jurisprudence est non seulement constante, mais également de plus en plus ferme dans ses considérants.

Je dois reconnaître que, si l’on se met un instant à la place du Conseil constitutionnel – je vais essayer de le défendre, avant d’expliquer pourquoi il est nécessaire d’aller outre -, on comprend aisément les problèmes auxquels il est confronté.

Tout d’abord, lorsqu’il est amené à examiner des lois relatives au découpage électoral ou, plus généralement, à la représentation, il fait face à des limites matérielles. En définitive, un temps très court lui est imparti pour examiner ces textes et entrer dans un examen détaillé des découpages proposés. Ce manque de temps, soit dit entre parenthèses, n’est pas de notre fait puisque nous avions précisément proposé, lors de la révision constitutionnelle de 2008, d’augmenter les délais accordés au Conseil constitutionnel pour qu’il puisse effectuer correctement son travail, mais que l’exécutif s’y était alors opposé. Quoi qu'il en soit, faute de temps suffisant, le Conseil est tenu de fixer des règles strictes, appliquées invariablement à tous les cas de figure sur lesquels il est appelé à se prononcer.

Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il fixé, de façon prétorienne, cette règle des 20 % et l’applique systématiquement à tous les projets et propositions de loi qui sont soumis à son examen.

À ce premier motif, tout à fait sérieux, expliquant l’attitude du Conseil constitutionnel, s’en ajoute un deuxième, également important, auquel M. le président de la commission des lois a d’ailleurs fait allusion.

Dans ce pays, en matière de découpage électoral, nous avons un problème qui concerne, non pas la nature du découpage, mais l’absence de révision du découpage ! Entre 1958 et 2015, soit en cinquante-sept ans, les circonscriptions législatives n’ont été découpées que trois fois. Si l’on compare notre pratique à cet égard à celles des autres grandes démocraties ayant recours au scrutin uninominal majoritaire, les États-Unis et le Royaume-Uni, la différence est flagrante.

Les observations du Conseil constitutionnel n’ont pas manqué pour demander un redécoupage des circonscriptions, à intervalles réguliers, afin de tenir compte des évolutions démographiques. Mais on n’a jamais tenu compte de ces avis. Un premier découpage a donc été réalisé en 1958, au moment de l’institution du mode de scrutin, un second en 1986, au moment de son rétablissement, et un troisième en 2010, au moment où l’on a introduit une représentation des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale ; on a alors été obligé de découper, et encore ne l’a-t-on fait qu’à la marge.

Cela vaut aussi pour les autres découpages, notamment celui des cantons. Nous savons très bien qu’il aurait fallu intervenir bien plus souvent sur la carte cantonale. Dès lors, le jour où il faut s’atteler à la tâche, on se trouve devant une situation ingérable et l’on repousse les décisions. Quand, in fine, on se soucie de régler le problème, cela donne ce qui s’est passé la dernière fois !

Les difficultés rencontrées par le Conseil constitutionnel sont donc parfaitement compréhensibles. Mais la solution qui est la sienne n’est pas pour autant acceptable.

Il s’en tire avec un bémol qu’il apporte à sa jurisprudence : le motif d’intérêt général.

Celui-ci, on l’a vu, est interprété de façon très restrictive : sont invoqués des motifs essentiellement d’ordre géographique. De fait, il apparaît tout à fait nécessaire d’introduire un correctif à la règle des 20 % dans le cas d’une île ! En dehors de ce type de considérations géographiques, le motif d’intérêt général est très peu utilisé.

Le Conseil constitutionnel aurait pu avoir recours à un argument d’une autre nature, qu’il a d’ailleurs développé de manière systématique, jugeant tout à fait envisageable d’adopter des règles différentes face à des situations différentes. Dans le cas présent, il ne l’a pourtant jamais fait !

Cette proposition de loi constitutionnelle consiste donc à lui tendre une perche, en mettant en exergue l’existence de situations diverses en matière électorale. Certaines élections sont nationales, d’autres sont locales ; il y a la représentation de la Nation et il y a la représentation des territoires locaux !

Face à des situations fondamentalement différentes, nous devons nous adapter !

La révision constitutionnelle de 2003 a fourni un premier élément en ce sens, en introduisant dans la Constitution la notion d’organisation décentralisée de la République. La révision de 2008 a ajouté un deuxième élément, dont les auteurs de la présente proposition de loi se sont saisis : elle a introduit – à la demande, d’ailleurs, d’un parti qui appartient à l’actuelle opposition sénatoriale – une notion d’équité s’agissant de la représentation des partis.

Si l’on a accepté, en 2008, l’introduction d’une telle notion s’agissant de la représentation des partis, il me semble que l’on peut faire de même s’agissant de la représentation des territoires, lesquels ont au moins autant de légitimité que les partis pour figurer dans la Constitution de la République !

Avant d’en venir au contenu même de la proposition de révision constitutionnelle, je voudrais faire observer que, si l’on s’est beaucoup appesanti sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cela vaut la peine, aussi, de s’arrêter un instant sur celle du Conseil d’État.

Après tout, le Conseil d’État est le juge des élections locales, et c’est également lui qui examine le découpage des cantons. Or la lecture attentive des décisions qu’il a rendues à l’occasion du redécoupage cantonal de 2014 est très intéressante.

Bien sûr, tous les découpages ont été validés. Mais l’étude des motifs avancés pour ces validations fait apparaître que le Conseil d’État s’est abstenu de remettre en cause tant des découpages qui étaient contestés parce qu’ils induisaient une représentation insuffisante de certains territoires, notamment ruraux, que d’autres qui l’étaient pour le motif exactement inverse.

Comment le Conseil d’État a-t-il motivé ses décisions ?

Il a tout d’abord estimé que la fameuse règle des 20 % était une simple ligne directrice, et non un principe fondamental. Puis il a ajouté, dans un arrêt du 30 décembre 2014 concernant la communauté de communes du Plateau-Vert - un des plus récents sur le sujet -, qu’aucun principe ni aucune règle jurisprudentielle ne conférait à cette double marge de 20 % un caractère absolu. Dès lors, il s’agissait simplement d’une ligne directrice et que l’on pouvait choisir de ne pas la respecter.

Vous le voyez donc, mes chers collègues, le juge des élections locales, qui est également celui du découpage cantonal, est beaucoup moins rigide que le Conseil constitutionnel dans son appréciation sur d’éventuels cas de dépassement de la limite des 20 %.

Venons-en maintenant aux propositions des auteurs du texte que nous examinons, consistant à modifier les articles 1er et 72 de la Constitution.

L’idée est tout d’abord d’introduire, dans l’article 72, qui définit les pouvoirs et compétences des collectivités territoriales, la notion de représentation équitable des territoires et de lui donner un contenu, en prévoyant un écart de représentation égal au tiers de la moyenne de représentation constatée en rapportant, pour la collectivité concernée, le chiffre de la population au nombre des élus. Après l’alinéa concernant la libre administration des collectivités par des conseils élus, serait donc ajouté ce double dispositif : représentation équitable des territoires, d’une part, règle du tiers, d’autre part.

Toutefois, comme le président de la commission vient de l’expliquer, les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle ne se sont pas contentés de cette évolution et ont également proposé une modification de l’article 1er de la Constitution.

Cette modification a donné lieu à une discussion intéressante au sein de la commission des lois, qui s’est conclue positivement. L’introduction de la notion de représentation équitable des territoires dans leur diversité à l’article 1er a donc été approuvée. Cette notion apparaîtrait juste après celle d’organisation décentralisée de la République, dont l’ajout date de 2003.

Pourquoi, du point de vue de la commission et de son rapporteur, cette disposition est-elle nécessaire ?

La Constitution comporte deux sortes de dispositions : des dispositions fixant des principes fondamentaux, qui figurent notamment aux articles 1er à 4, et des dispositions plus opérationnelles et techniques, que l’on retrouve dans la suite du texte constitutionnel, par exemple à l’article 72.

Ainsi, cet article fixe un principe de libre administration des collectivités territoriales, mais la disposition renvoie à l’article 34, selon lequel le législateur est seul compétent pour définir la mise en œuvre de ce principe.

Je voudrais, à ce stade, évoquer aussi l’exemple de la péréquation. Cette notion, introduite dans la Constitution en 2003, a donné lieu à des questions prioritaires de constitutionnalité déposées par des collectivités territoriales qui contestaient tel ou tel dispositif législatif au motif que celui-ci ne respectait pas le principe de péréquation. Le Conseil constitutionnel a systématiquement rejeté ces recours lorsque la notion de péréquation était présentée seule, estimant que cette dernière constituait un objectif de valeur constitutionnelle, mais en aucun cas un principe en lui-même.

À la suite de ces rejets successifs, les requérants ont changé de stratégie et adossé ladite notion à un autre principe, plus « important » du point de vue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel : celui de libre administration des collectivités territoriales. Dès lors, le Conseil a accepté d’examiner les recours et de déterminer dans quelle mesure le principe de libre administration avait été violé, ou non.

C’est le même type de raisonnement qu’il faut suivre s’agissant de cette notion nouvelle de représentation équitable des territoires. Pour s’assurer que le Conseil constitutionnel examinera attentivement les recours susceptibles d’être présentés sur ce fondement, il ne faut pas s’en tenir au seul article 72. Le principe doit être aussi clairement affiché dans le bloc constitué par les quatre premiers articles de la Constitution ; d’où la modification proposée à l’article 1er de la Constitution par les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle et son approbation par la commission des lois. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur les travées du RDSE.)