M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Jean Desessard, rapporteur de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier la commission des affaires sociales de m’avoir confié le rôle de rapporteur sur un tel sujet. J’ai ainsi pu réaliser 22 auditions, très intéressantes et ne reflétant effectivement pas les mêmes points de vue.

Comme l’a expliqué ma collègue Esther Benbassa, le débat ne fait que s’engager. J’espère qu’il aura aujourd'hui une issue positive. Mais, quoi qu’il advienne, j’ai bien ressenti un souhait de voir ce sujet abordé et documenté par une information complète.

La France fait partie des plus gros consommateurs de cannabis en Europe. Avec 13,4 millions d’expérimentateurs, 1,2 million d’usagers réguliers et 500 000 consommateurs quotidiens parmi la population âgée de 11 à 75 ans, ce produit s’est banalisé et son usage concerne désormais les milieux sociaux les plus divers.

La question du statut légal du cannabis est aujourd’hui clairement posée dans la société et nous avons d’ailleurs eu des échanges très intéressants à ce sujet en commission.

Les faits nous invitent en effet à nous abstraire de nos représentations courantes pour regarder la situation avec pragmatisme et nous interroger sur les changements nécessaires.

La disponibilité croissante de l’herbe de cannabis est en partie liée au développement de l’autoculture, le nombre de « cannabiculteurs » se situant entre 100 000 et 200 000, selon les estimations. Certes, la fourchette est large, mais on comprendra aisément que ces producteurs ne se déclarent pas !

La majeure partie du cannabis en circulation demeure toutefois issue du trafic international. Représentant les trois quarts du revenu du trafic de drogue, ce trafic s’est criminalisé, en lien avec la grande délinquance. Des réseaux mafieux entretiennent une véritable économie parallèle, déstabilisant la vie de certaines cités. Avec un chiffre d’affaires estimé à 832 millions d’euros à la fin des années deux mille, pour une quantité vendue évaluée à environ 200 tonnes, le cannabis draine des intérêts financiers considérables.

Dans ce domaine, notre pays a pourtant adopté, voilà plus de quarante ans, l’un des dispositifs répressifs les plus sévères en Europe : depuis la loi du 31 décembre 1970, l’usage de cannabis est pénalisé au même titre que l’usage de n’importe quel autre stupéfiant.

M. Gilbert Barbier. C’est bien normal !

M. Jean Desessard, rapporteur. C’est tout le sujet de notre discussion, mon cher collègue !

Cet usage constitue un délit et tout contrevenant s’expose à une peine d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. La détention est, quant à elle, punie de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 7,5 millions d’euros.

En pratique, l’application de ces règles mobilise des ressources considérables, sans toutefois parvenir à juguler la consommation. C’est là qu’il faut s’interroger, monsieur Barbier ! Nous sommes le plus grand consommateur européen, bien que nous disposions du système le plus répressif : c’est tout de même paradoxal !

En l’espace de quarante ans, le nombre d’interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ou ILS, a été multiplié par soixante. Ainsi, on dénombre environ 135 000 interpellations en 2010, le cannabis étant concerné dans neuf cas sur dix.

Cette explosion est à la source d’un contentieux de masse, conduisant périodiquement le ministère de la justice, dans ses circulaires de politique pénale, à recommander aux parquets de privilégier autant que possible les mesures alternatives aux poursuites. Sur 85 000 affaires d’usage orientées par les parquets, 62 %, soit 53 000, ont fait l’objet d’une procédure alternative en 2013.

Les dépenses publiques imputables à la défense, à l’ordre public et à la sécurité ainsi qu’à l’action des douanes étaient estimées à 676 millions d’euros en 2010. Elles sont encore beaucoup plus élevées si l’on y inclut les ressources utilisées pour répondre à la délinquance indirectement liée à la consommation de drogues.

La France est le pays européen où la proportion de personnes âgées de 15 à 34 ans qui déclarent avoir consommé du cannabis dans les douze derniers mois est la plus forte. Avec un niveau de 17,5 %, elle se situe devant la Pologne - 17,1 % - et la République tchèque - 16,1 %. Depuis le début des années deux mille, l’usage de cannabis s’est en effet stabilisé à des niveaux élevés, en particulier chez les jeunes. En 2011, 42 % des adolescents de 17 ans avaient déjà expérimenté le cannabis !

Or les risques sanitaires et sociaux liés à l’usage de cannabis sont indéniables. Ils apparaissent d’autant plus importants que l’initiation est précoce ou l’usage problématique en raison d’une forte dépendance.

Comme le rappelle l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, l’INSERM, dans une récente revue de la littérature scientifique, les troubles les plus fréquents sont d’ordre cognitif et moteur. Ils peuvent favoriser ou aggraver le décrochage scolaire, voire la désinsertion sociale. Dans des cas beaucoup plus rares, mais graves, la consommation de cannabis peut favoriser la survenue de troubles psychotiques. Quant aux effets somatiques - pathologies respiratoires et vasculaires -, ils sont avérés chez les personnes qui en font un usage fréquent.

L’INSERM indique toutefois que les risques restent faibles pour les consommations occasionnelles et que la dépendance engendrée par le cannabis demeure limitée : moins de 5 % d’usagers souffriraient d’addiction. C’est autant que les consommateurs d’alcool.

Il semble effectivement que la dangerosité du cannabis doive être relativisée.

Dans son rapport préparatoire au nouveau plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives, le professeur Michel Reynaud souligne l’existence d’une discordance majeure entre la dangerosité des produits, telle qu’elle est évaluée par les experts scientifiques, et la perception que la population générale a de cette dangerosité. Il précise que « les experts nationaux et internationaux s’accordent sur les éléments suivants : l’alcool est le produit le plus dangereux, entraînant des dommages sanitaires et sociaux majeurs ; puis viennent l’héroïne et la cocaïne ; puis le tabac, causant surtout des dommages sur la santé ; puis le cannabis, causant prioritairement des dommages sociétaux ». Pourtant, mes chers collègues, l’alcool est autorisé !

M. Gilbert Barbier. Alors, interdisons-le !

M. Jean Desessard, rapporteur. Vous seriez au moins cohérent si vous alliez jusque-là !

En termes de mortalité, l’INSERM souligne qu’il n’existe pas de décès par surdose de cannabis décrits dans la littérature. Le sur-risque engendré par l’usage de cannabis est principalement lié à la sécurité routière, notamment parce que cet usage démultiplie les effets de l’alcool.

Toutefois, force est de constater une tendance vers des modes de consommation de plus en plus dommageables.

La teneur moyenne en THC, le principe actif principal, a tendance à s’accroître depuis le début des années deux mille. Elle a doublé en dix ans pour la résine. Il semble en outre que le phénomène d’adultération du cannabis se développe : la résine est coupée avec des substances très diverses, comme la paraffine, la colle, le sable ou le henné, dont les effets sont plus ou moins toxiques.

Autrement dit, le produit devient lui-même plus dangereux depuis quelques années.

Face au décalage croissant entre le cadre légal et la réalité sociale, de nombreuses voix se sont élevées dans la période récente pour inviter à un changement d’approche.

Je pense en particulier aux préconisations de la Commission mondiale pour la politique des drogues.

En France, outre l’étude très médiatisée de la fondation Terra Nova, qui souligne les avantages économiques et financiers d’une régulation publique du marché du cannabis,…

M. Gilbert Barbier. Des arguments bien scandaleux face aux impératifs de santé publique !

M. Jean Desessard, rapporteur. … un récent rapport d’information de l’Assemblée nationale reconnaît également la nécessité de changer de paradigme. Notre collègue députée socialiste Anne-Yvonne Le Dain y recommande de légaliser l’usage individuel de cannabis dans l’espace privé pour les personnes majeures et d’instituer une offre réglementée du produit sous le contrôle de l’État.

L’opinion des Français eux-mêmes a évolué. Selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies, la part de nos concitoyens estimant que l’on pourrait autoriser l’usage de cannabis sous certaines conditions - seulement pour les personnes majeures, en maintenant l’interdiction d’un usage avant de conduire - s’élève aujourd’hui à 60 %, contre 30 % en 2008. On constate donc une évolution de l’opinion.

La proposition de loi qui nous réunit cet après-midi opte pour une stratégie de réduction des dommages à travers une régulation par l’État. Comme nous l’a indiqué son auteur, notre collègue Esther Benbassa, elle autorise la vente au détail dans le cadre d’un monopole de l’État, et l’usage, à des fins non thérapeutiques, de plantes de cannabis ou de produits du cannabis dont les caractéristiques seraient définies par décret.

Ce texte prévoit un strict encadrement sanitaire, en particulier l’interdiction de vente aux mineurs. Afin de renforcer la prévention des risques auprès des jeunes, le texte prévoit par ailleurs d’augmenter la fréquence des sessions d’information délivrées en milieu scolaire sur les conséquences de la consommation de drogues sur la santé.

J’insiste : il ne s’agit ni de libéraliser le cannabis – solution qui, de fait, ne changerait de fait pas grand-chose à la situation actuelle – ni de le dépénaliser. Il s’agit au contraire d’une légalisation contrôlée par l’État dont l’une des principales raisons d’être est de lutter contre les mafias et les trafics, et donc contre l’insécurité qui en découle.

Certains, en commission, se sont demandé pourquoi ne pas dépénaliser : tout simplement parce que cela ne réglerait pas le problème numéro un, celui des mafias et de la sécurité dans les quartiers ! En dépénalisant, on autorise les gens à consommer, alors que le marché, la production et le transport restent aux mains des mafias !

M. François Grosdidier. Qui se replient ensuite sur les drogues dures !

M. Jean Desessard, rapporteur. Vous allez dans mon sens : si tout se passe dans la clandestinité, le dealer n’hésitera pas à proposer d’autres substances.

M. Gilbert Barbier. Y compris du cannabis !

M. Jean Desessard, rapporteur. En revanche, si le marché est contrôlé, il ne le fera pas.

M. Gilbert Barbier. L’existence même d’un trafic de cigarettes démontre que vous avez tort !

M. Jean Desessard, rapporteur. La dépénalisation – nous en avons discuté en commission des affaires sociales – ne règle pas le problème des mafias ni celui de la sécurité. Seule la légalisation contrôlée, portée par cette proposition de loi, est à même de régler ce problème puisque la production et le transport seraient alors du ressort de l’État. Par ailleurs, si on légalise, on peut faire de la prévention, comme pour l’alcool ou le tabac aujourd’hui.

Sortir le marché du cannabis de la clandestinité permettra, en outre, de mieux accompagner les usagers et d’encadrer la consommation.

Je l’ai dit en commission, de l’ensemble des personnes avec lesquelles je me suis entretenu, ce sont les acteurs les plus étroitement en contact avec les usagers de cannabis qui accueillent le plus favorablement cette proposition de loi. La Fédération Addiction, par exemple, qui regroupe les professionnels du terrain, juge que la mise en place d’une politique de régulation, en limitant l’accès par une action sur les prix et les règles de publicité, serait « plus efficace qu’une action publique écartelée entre une prohibition théorique et un marché tout puissant » – j’insiste : il s’agit des mots de la Fédération Addiction, non ceux du rapporteur. Pourquoi parler d’une « prohibition théorique » ? Peut-être, chers collègues, faudrait-il s’interroger sur le fait que la plus grande sévérité dans la répression ne nous empêche pas d’être confrontés aux mafias ni d’être les plus gros consommateurs de cannabis en Europe. C’est là qu’est le problème !

La proposition de loi me semble constituer une réponse équilibrée, au-delà de l’alternative stérile entre simple dépénalisation, qui ne règle rien, et prohibition à tout prix, qui n’a pas réglé le problème jusqu’à maintenant.

Je suis donc favorable à la proposition de loi présentée par Mme Esther Benbassa, mais je me dois, en tant que rapporteur, de vous donner l’avis de la commission. (Exclamations amusées sur les travées de l'UMP.)

M. Henri de Raincourt. Tout de même !

M. Jean-Vincent Placé. Nous sommes de vrais démocrates ! (Sourires.)

M. Jean Desessard, rapporteur. Mercredi dernier, les travaux menés par la commission des affaires sociales ont montré l’existence de divergences (Marques d’ironie amusée sur les travées de l'UMP.) sur les évolutions à apporter au système actuel.

La commission n’a pas souhaité donner une suite favorable à la proposition de loi, certains de ses membres estimant la prévention préférable à la légalisation. Selon eux, cette dernière enverrait un mauvais signal à nos concitoyens, dans une société en manque de repères.

M. Jean Desessard, rapporteur. D’autres se félicitent de l’ouverture de ce débat et soulignent la difficulté de concilier enjeux d’ordre public et enjeux de santé publique.

M. Jean Desessard, rapporteur. La piste d’une transformation de la peine d’usage de cannabis en une simple contravention a été évoquée à plusieurs reprises, quand ce n’est pas la nécessité de traiter d’abord de ces questions au niveau international qui a été mise en avant.

Les multiples arguments ainsi avancés témoignent à mon sens de la richesse de nos débats…

Mme Catherine Procaccia. C’est gentil !

M. Jean Desessard, rapporteur. … sur une question qu’il est aujourd’hui permis d’aborder avec sérieux.

Toutefois, chers collègues, il y a urgence, après quarante ans de lutte stérile !

M. Jean Desessard, rapporteur. Il y a urgence, parce que l’insécurité règne dans les quartiers, parce que les mafias se développent de plus en plus. Nous ne pouvons rester les bras ballants face à cette mafia organisée qui gangrène de multiples quartiers.

Il y a urgence, parce que la corruption est déjà là, comme on le voit avec la mise en cause ou même l’interpellation de douaniers et de policiers pour des affaires de cannabis. Certes, le phénomène n’est pas généralisable à l’ensemble des forces de police, mais le risque de corruption menace de prendre, dans les années qui viennent, une certaine acuité.

Pour toutes ces raisons, il nous faudra bien, un jour prochain, prendre une décision pragmatique, en toute lucidité.

Je me félicite que le constat des limites de la politique actuelle soit globalement partagé et que nos échanges sur cette question multifactorielle, et donc complexe, aient pu s’engager sur des bases communes.

La commission, dont je regrette la décision, n’est pas favorable à l’adoption de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste, du groupe CRC et de l’UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission.

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, longtemps, l’image du cannabis et de ses produits dérivés a été celle d’une drogue « douce », récréative, sans danger pour la santé.

Les nombreux travaux scientifiques menés au cours des dernières années ont cependant mis en lumière une tout autre réalité. Je souhaite revenir quelques instants sur ces risques sanitaires bien réels, en rappelant simplement l’état des connaissances médicales sur la nocivité du cannabis pour les personnes les plus fragiles.

Les dommages se traduisent essentiellement par des troubles cognitifs et psychiatriques dont la sévérité varie selon les quantités consommées, l’âge d’exposition et les vulnérabilités particulières de chaque individu.

À cet égard, la jeunesse constitue une période particulièrement critique. Le processus de maturation cérébrale, lequel « bat son plein » à l’adolescence et se poursuit au-delà, permet au jeune d’acquérir les compétences physiques et intellectuelles qui lui seront indispensables dans sa vie d’adulte. Or le THC, principe actif principal du cannabis, interagit avec ce développement, ce qui peut conduire à des anomalies de la substance grise et de la substance blanche, c’est-à-dire du système cérébral et neurologique.

Si des troubles de l’attention et de la mémoire peuvent survenir dans les six heures suivant une prise unique, ils sont d’autant plus importants que la consommation a débuté précocement. Or la première expérimentation de l’usage de cannabis se fait de plus en plus précocement.

Lorsqu’elles s’accompagnent d’un syndrome « amotivationnel » – désintérêt, manque d’engagement –, ces difficultés sont susceptibles, en cas de consommation régulière, de causer ou d’aggraver le décrochage scolaire, voire la désinsertion sociale.

Les conséquences sont graves lorsque ces troubles sont à l’origine d’accidents de la voie publique. Je le rappelle, mais vous le savez tous, l’usage conjoint de cannabis et d’alcool multiplie par 14 le risque de se rendre responsable d’un accident mortel de la route !

En ce qui concerne les effets du cannabis sur le psychisme, le risque de survenue d’états d’angoisse aiguë est avéré. Une constatation clinique fréquente est celle de symptômes psychotiques tels que des idées de persécution ou d’hostilité de l’entourage, voire des sensations de dépersonnalisation, et, plus rarement, des hallucinations. Une étude portant sur des étudiants indique que ces effets sont plus importants lorsque les sujets présentent une vulnérabilité particulière à la psychose.

Les liens entre le cannabis et la schizophrénie, quant à eux, ont longtemps été controversés. Une première étude, célèbre, réalisée en 1987 par Andreasson sur une large population de conscrits suédois établissait un lien statistique entre exposition au cannabis et risque ultérieur de schizophrénie.

Cette étude a été critiquée pour ses biais. Des travaux épidémiologiques ultérieurs ont néanmoins permis d’affiner les résultats. Il en résulte que l’augmentation du risque de troubles psychotiques dépend de nombreux facteurs et que, au total, le cannabis pourrait révéler, ou aggraver, une schizophrénie latente.

Enfin, comme pour le tabac et l’alcool, la plupart des conséquences somatiques surviennent généralement plusieurs dizaines d’années après le début d’une consommation régulière. Les effets carcinogènes induits par le cannabis sont indépendants de ceux qui sont liés au tabac. Plusieurs études récentes ont en outre montré que la consommation de cannabis pouvait favoriser la survenue d’infarctus du myocarde. Elle peut aussi être à l’origine d’accidents vasculaires cérébraux, ou AVC, par angiopathie cérébrale.

Enfin, il faut souligner que l’appétence des usagers pour des produits de plus en plus dosés en THC, ainsi que l’émergence de cannabinoïdes synthétiques n’augurent rien de bon quant à l’évolution de la dangerosité, bien au contraire.

Voici, en quelques mots, monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les éléments en notre possession sur l’impact sanitaire de la consommation de cannabis.

Dès lors, faut-il revoir le régime légal et pénal applicable, en France, à l’usage du cannabis ? Cette question a suscité de riches débats en commission, comme l’a souligné notre rapporteur. Je tiens d’ailleurs à remercier Jean Desessard pour la très grande qualité de son rapport : son travail, à la fois documenté, précis et objectif, a suscité un vif intérêt et permis à chacun d’entre nous de faire avancer ses réflexions à partir du constat largement partagé des limites du cadre actuel.

De solides arguments ont été avancés de part et d’autre sur une question difficile, qui n’appelle pas de réponse totalement évidente, en témoigne la diversité des législations nationales. Un assouplissement du cadre légal – certains l’ont souligné – paraîtrait contradictoire avec le message de prévention et rendrait tout retour en arrière particulièrement difficile. Mais il est vrai aussi que la réponse pénale actuelle conduit à des impasses.

Notre collègue Laurence Cohen, ancienne rapporteur des crédits de ce qui était à l’époque la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, la MILDT, nous a rappelé son travail avec les fédérations d’addictologie. Vous l’avez dit, les professionnels du terrain appellent de leurs vœux un grand débat public sur la question des drogues, laquelle reste trop souvent traitée de manière superficielle, sous l’angle du sensationnel. Il semble en effet que la criminalisation des usagers fasse obstacle à l’accès aux soins et à la prévention.

Je tiens également à saluer, pour sa contribution avisée, Gilbert Barbier, l’actuel rapporteur pour avis des crédits de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, la MILDECA. Dans le prolongement de son excellent rapport d’information de 2011 sur la question des toxicomanies, notre collègue a pointé la nécessité de changer de système et d’approfondir la démarche de sensibilisation des jeunes et de leurs familles aux dangers encourus.

Au terme d’une discussion nourrie, la commission des affaires sociales n’a pas approuvé le dispositif proposé par notre collègue Esther Benbassa. Elle n’en reconnaît pas moins le besoin d’une stratégie cohérente, madame la secrétaire d’État, à l’égard d’un produit dont la consommation est loin d’être anodine, notamment pour les jeunes.

Je ferai une dernière remarque. M. le rapporteur justifie cette proposition de loi en invoquant la légalisation ancienne du tabac et de l’alcool. Je rappelle d’abord que la consommation d’alcool, traditionnelle en France et dans toute l’Europe, n’a jamais fait l’objet, à l’origine, d’une légalisation.

Quant au tabac, ceux qui l’ont légalisé n’en connaissaient pas les dangers.

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. Ils considéraient que cette substance était sans danger pour la santé.

À cet égard, je voudrais rappeler quelques chiffres figurant dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 que nous avons voté en automne dernier.

Certes, la légalisation du cannabis pourrait rapporter jusqu’à 1,5 milliard d’euros à l’État. Le tabac, lui, rapporte 11 milliards d’euros. Mais, dans le même temps, chaque année, il est responsable de 73 000 décès (M. Jean-Pierre Godefroy acquiesce.), de 20 milliards d’euros de dépenses de santé, soit 9 milliards d’euros de plus que les recettes,…

M. Gilbert Barbier. Tout à fait !

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. … et les économistes estiment que son coût global pour l’économie française s’élève à 47 milliards d’euros !

Ce sont des chiffres considérables qu’il faut sans cesse avoir en tête. Légaliser une drogue parce que l’on ne voit pas d’autre moyen de lutter contre et parce que cela pourrait rapporter de l’argent ne me semble pas être une bonne solution !

À titre personnel, je voterai contre cette proposition de loi, même si je concède qu’il est juste et important d’avoir soulevé le problème.

Mes chers collègues, n’allons pas adopter un texte auquel peut-être, dans quelques années, nous regretterons d’avoir apporté nos suffrages, si nous sommes encore en vie…

M. Jean Desessard, rapporteur. À condition de ne pas fumer trop de cannabis ! (Sourires.)

M. Gilbert Barbier. Pour ma part, je ne fume pas ! (Nouveaux sourires.)

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. Avec le groupe UMP, je voterai donc contre ce texte, tout en reconnaissant qu’il fallait soulever le problème et que d’autres solutions doivent être trouvées. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – Mme Corinne Bouchoux et M. Gilbert Barbier applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État auprès de la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, chargée des droits des femmes. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la consommation de substances psychoactives, si elle est présentée comme culturelle, signe d’émancipation, usage récréatif, est particulière en ce sens qu’elle génère une dépendance chez les consommateurs, vous l’avez tous souligné.

Chaque substance a ses propres caractéristiques, qu’il s’agisse de la vitesse d’entrée dans la dépendance ou des conséquences directes de la consommation sur les comportements, notamment.

Néanmoins, nul ne peut ignorer les conséquences sanitaires dramatiques des conduites addictives, en particulier de la consommation de drogue. Les consommations de drogues évoluent, et nous sommes confrontés de plus en plus aux polyconsommations.

Le cannabis est de loin la substance illicite la plus consommée, dix fois plus que la cocaïne ou l’ecstasy. Les substances psychoactives les plus consommées en France restent toutefois le tabac et l’alcool.

Est-il encore nécessaire de rappeler à cette tribune les nombreuses maladies chroniques générées par ces comportements : cancers, maladies cardio-vasculaires et respiratoires, maladies du foie, maladies neurologiques, troubles psychiatriques ? N’oublions pas les conséquences que peut avoir l’injection de drogues intraveineuses, notamment la transmission de virus tels que le VIH, le virus de l’immunodéficience humaine, et les hépatites.

Nous sommes réunis cet après-midi pour examiner la proposition de la loi, déposée par le groupe écologiste, visant à autoriser un usage contrôlé du cannabis.

Ce texte part d’un constat que nous partageons : le véritable problème de santé publique que représente cette consommation de cannabis. Les chiffres évoqués à l’appui de ce texte, nous les connaissons tous : le cannabis est la substance psychoactive la plus utilisée par les Français entre 11 et 75 ans. Quelque 13,8 millions de Français ont expérimenté le produit, et 1,2 million en consomment au moins dix fois par mois.

Mais c’est le niveau de consommation de cannabis chez les jeunes qui place la France aux premiers rangs des pays d’Europe : parmi les jeunes de 17 ans, plus de 40 % ont expérimenté le cannabis, et 6,5 % en font un usage régulier et une consommation problématique.

Aucun expert, aucun addictologue ne nie ce que confirment les dernières études scientifiques : la consommation de cannabis est nocive, en particulier chez les jeunes. Les liens entre consommation précoce de cannabis et risques de troubles psychotiques sont désormais largement documentés.

Face à cet enjeu de santé publique, nous poursuivons tous les mêmes objectifs : réduire les risques et prévenir le plus tôt possible l’entrée dans la consommation. Mais il s’agit également de lutter contre les trafics en s’attaquant aux réseaux criminels qui se cachent derrière le petit trafic. C’est un enjeu à part entière qui est indissociable de la politique de prévention.

Le Gouvernement s’est saisi de ce sujet. Le plan gouvernemental de lutte contre la drogue et les conduites addictives 2013-2017, lancé par le Premier ministre en septembre 2013, comporte des mesures fortes.

Ce plan, mis en œuvre par la MILDECA avec tous les départements ministériels, mobilise l’ensemble des leviers : la prévention, la prise en charge conjointe tant sanitaire que sociale, le développement de la recherche multidisciplinaire, mais aussi la lutte contre les trafics.

Je veux citer : la priorisation d’actions de prévention et d’information en direction des jeunes et de leurs parents ; le renforcement des partenariats entre les professionnels au contact des jeunes – enseignants et personnels de la protection judiciaire de la jeunesse – et les consultations « jeunes consommateurs » ; la prise en charge des jeunes consommateurs les plus en difficulté dans le cadre des structures de recours spécialisées, avec en particulier le déploiement de l’approche thérapeutique familiale dite « MDFT » ; l’encouragement des recherches sur les motivations et les pratiques sociales de consommation de cannabis chez les jeunes.

S’agissant maintenant de la lutte contre le trafic, je citerai l’intensification de la lutte contre l’implication des mineurs dans le trafic, tant sur le plan de la prévention que sur celui de la réponse pénale ; le renforcement du partenariat entre les forces de sécurité et les établissements scolaires pour mieux lutter contre le trafic aux abords de ces derniers ; la mise en place d’une surveillance particulière sur les canaux d’accès à la cannabiculture – magasins spécialisés, sites internet, fret postal et express ; la mobilisation de l’ensemble des acteurs, forces de sécurité, élus locaux et citoyens afin de lutter contre les effets déstabilisateurs du trafic local ; la poursuite de l’effort en matière de saisie du patrimoine des trafiquants, dans l’objectif de les priver du produit de leurs trafics.

La mise en œuvre de ce plan s’appuie notamment sur les professionnels de santé et les travailleurs sociaux qui œuvrent dans le champ des addictions.

Ce sont ces mesures, ces actions qui doivent nous permettre de lutter plus fortement encore contre ce fléau et, demain, de mieux protéger la jeunesse de notre pays.

Madame Benbassa, vous préconisez que la vente de cannabis à des fins non thérapeutiques, pour ne pas dire « récréatives », soit contrôlée par l’État : elle serait assurée par des débitants, comme c’est le cas pour le tabac, mais la publicité et la vente aux mineurs seraient interdites.

Cela étant rappelé, les solutions que vous proposez peuvent avoir des effets contre-productifs par rapport aux objectifs, que nous partageons.

Tout d’abord, alors que nous luttons résolument contre les additifs, banaliser la consommation de cannabis nous semble inopportun, voire dangereux. Ne prenons pas le risque qu’une libéralisation de l’usage de cannabis n’entraîne une hausse de la consommation de ce produit.