compte rendu intégral

Présidence de M. Claude Bérit-Débat

vice-président

Secrétaires :

Mme Corinne Bouchoux,

M. Jean-Pierre Leleux.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Candidatures à une mission d’information

M. le président. L’ordre du jour appelle la désignation des vingt-sept membres de la mission d’information sur l’intérêt et les formes possibles de mise en place d’un revenu de base en France, créée sur l’initiative du groupe socialiste et républicain en application du droit de tirage prévu par l’article 6 bis du règlement.

En application de l’article 8, alinéas 3 à 11, et de l’article 110 de notre règlement, la liste des candidats établie par les groupes a été publiée. Elle sera ratifiée si la présidence ne reçoit pas d’opposition dans le délai d’une heure.

3

Retrait d’une question orale

M. le président. J’informe le Sénat que la question orale n° 1399 de M. Jean Louis Masson est retirée de l’ordre du jour de la séance du mardi 7 juin, ainsi que du rôle des questions orales, à la demande de son auteur.

4

Décisions du Conseil constitutionnel sur deux questions prioritaires de constitutionnalité

M. le président. Le Conseil constitutionnel a communiqué au Sénat, par courriers en date du 18 mai 2016, deux décisions du Conseil relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité portant sur :

– la visite des navires par les agents des douanes II (n° 2016-541 QPC) ;

– le prononcé d’une amende civile à l’encontre d’une personne morale à laquelle une entreprise a été transmise (n° 2016-542 QPC).

Acte est donné de ces communications.

5

 
Dossier législatif : proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale
Discussion générale (suite)

Transparence financière des entreprises à vocation internationale

Rejet d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, de la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, présentée par M. Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues (proposition n° 402, résultat des travaux de la commission n° 591, rapport n° 590).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale
Article 1er

M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé du budget, mes chers collègues, la proposition de loi que notre groupe soumet au débat a pour intitulé : « Assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale ». Vaste programme, aurait dit le général de Gaulle !

Il a été dit lors des débats en commission des finances, la semaine dernière, que cette proposition était d’une actualité criante, chacun ayant en tête les révélations fracassantes des « Panama papers », début avril, mais aussi celles de l’affaire LuxLeaks, lorsque l’Europe, sidérée, découvrit l’ampleur de l’impact des rescrits fiscaux accordés par le Luxembourg à de nombreux groupes économiques internationaux.

Indéniablement, et plus particulièrement depuis la crise de 2007-2008, le sujet de la transparence est devenu incontournable dans le débat public. Un mouvement large se développe à travers le monde à cet égard, mouvement porté à l’origine par plusieurs organisations non gouvernementales, telles que le CCFD-Terre solidaire, Oxfam, Attac, le Secours catholique, de nombreux syndicats et plusieurs autres encore.

Cette disposition dite du « reporting pays par pays » est examinée avec sérieux par des instances internationales comme le G20, l’OCDE ou encore l’Union européenne. Si elle acquérait force de loi, cette revendication permettrait d’identifier une bonne partie des problèmes qui demeurent en matière de transparence fiscale et financière.

Les activités économiques, entendues au sens général, n’ont d’ailleurs rien à craindre d’une telle transparence. Que serait une concurrence libre et non faussée entre entreprises engagées dans une compétition sur leurs produits et leurs atouts si certaines continuaient de s’exempter de l’application de la règle commune, notamment en matière fiscale et financière ? Quand un joueur triche, c’est toute la partie qui est faussée. Sachez que nous prenons bien soin ici de distinguer le dirigeant de PME ou de TPE qui fraude de quelques milliers d’euros de TVA, même si c’est évidemment condamnable, et le groupe d’origine française à vocation internationale. Nous ne sommes pas dans la même dimension !

Le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires que nous proposons correspond exactement au critère retenu par la Commission européenne pour définir une grande entreprise. À l’inverse, le seuil souvent évoqué de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires exclut de facto entre 85 % et 90 % des entreprises multinationales, selon un rapport publié l’an dernier par l’OCDE. Nous suggérons donc d’obliger les entreprises atteignant le seuil de 40 millions d’euros à rendre publiques les informations suivantes : les implantations dans chaque territoire ; la nature des activités et leur localisation géographique ; le chiffre d’affaires ; le nombre de salariés sur une base équivalent temps plein ; la valeur des actifs ; les ventes et achats ; le résultat d’exploitation avant impôt ; les impôts payés sur le résultat ; les subventions publiques éventuellement reçues.

Mes chers collègues, je vais tenter de vous convaincre en développant les arguments qui plaident en faveur d’une telle disposition. Il y va, bien sûr, de l’intérêt général. Notons d’ailleurs que dix régions françaises, sur vingt-deux à l’époque, avaient voté en 2011 des délibérations exigeant des banques avec lesquelles elles travaillaient de publier des informations pays par pays. Elles furent suivies dans la foulée par une vingtaine de municipalités.

À partir de 2013, la France s’est positionnée au niveau européen comme un pays leader sur le sujet – l’ancien maire de Londres, M. Boris Johnson, qualifierait sans doute la France de « nation de sans-culottes ». Nous avons été le premier pays européen à introduire cette obligation pour les établissements financiers dans la loi bancaire du 26 juillet 2013. Nous avons également été les premiers à jouer un rôle essentiel dans l’introduction d’une obligation analogue pour les banques européennes dans la directive CRD IV en juin 2013.

Nous notons malheureusement que la proposition de reporting pays par pays tout secteur mais non public, présentée par l’OCDE dans le cadre du plan BEPS – Base Erosion and Profit Shifting – et adoptée par le G20 d’Antalya, le 16 novembre 2015, n’a pas une portée suffisante. En effet, selon ce modèle, les informations demeurent confidentielles et ne sont échangées qu’entre administrations fiscales. À nos yeux, cette confidentialité nuit au principe même du reporting, pensé comme un instrument qui doit dissuader les entreprises multinationales de recourir à des montages complexes pour échapper à l’impôt, en permettant à toutes les parties prenantes d’avoir accès aux informations. Nous pensons d’ailleurs que de telles informations intéressent aussi les investisseurs et les salariés des groupes concernés. S’agissant des salariés, j’illustrerai cet intérêt par un exemple concret très connu et d’actualité.

Les députés européens se sont prononcés très largement en faveur d’un modèle de reporting pays par pays public, le 8 juillet dernier, dans le cadre de la discussion de la directive sur les droits des actionnaires. La Commission européenne, de son côté, a lancé une étude d’impact sur le reporting public après avoir convenu, en mars dernier, que plus de transparence était nécessaire. Dans ce contexte, la France pourrait envoyer un signal fort à la communauté internationale en soutenant la présente démarche.

Quels sont les arguments qui plaident en faveur de l’adoption de cette proposition de loi ? D’abord, comme je l’ai déjà dit, notre pays s’est déjà assez fortement engagé dans cette voie, pour l’instant avec les banques françaises et les industries extractives. Or nous n’avons pas constaté depuis lors un quelconque bouleversement dans ces secteurs d’activités. Ensuite, une étude réalisée par le cabinet PWC, en 2014, a montré que 59 % des P-DG des grandes entreprises étaient favorables à cette disposition.

Tout concourt aussi à montrer que les grands bénéficiaires de ce reporting public seraient les petites et moyennes entreprises, qui sont de fait désavantagées par rapport aux grands groupes et à leur capacité de transférer leurs bénéfices sous les tropiques, dans les paradis fiscaux. Voilà une vraie source d’injustice fiscale !

La publication de ces données aurait bien sûr un effet dissuasif, le risque d’atteinte à l’image étant toujours pris au sérieux. Un grand distributeur américain de café au Royaume-Uni en a fait les frais, voilà quelques années, à cause d’un boycott du public qui faisait suite aux révélations sur le faible niveau d’impôts payés par le groupe au fisc de Sa Majesté.

Cette publication faciliterait aussi le travail des administrations fiscales. Rappelons ici la suppression au sein des vingt-huit États de l’Union européenne de près de 57 000 postes d’inspecteurs des impôts et d’enquêteurs au sein des parquets financiers, au nom de l’austérité. Cette information a été donnée ce matin même par la procureur du Parquet national financier.

Il nous est parfois opposé l’argument du coût pour les entreprises. Or, d’après les services de la fiscalité et des douanes du Royaume-Uni, ce coût serait de l’ordre de 0,2 million de livres annuellement pour les entreprises affectées par la mesure.

Par ailleurs, les informations demandées ne sont pas confidentielles et ne concernent pas le secret des affaires.

Enfin, nous voulons dire ici que, tant qu’un reporting pays par pays public permettant une véritable transparence ne sera pas adopté, des citoyens continueront à faire les frais de la confidentialité, à l’instar d’Antoine Deltour, le lanceur d’alerte de LuxLeaks, dont le procès vient de s’achever.

Mes chers collègues, comme je l’ai annoncé, je souhaiterais illustrer d’un exemple significatif les conséquences concrètes pour les salariés d’une grande multinationale de l’absence de transparence. Je veux ici parler du géant américain de la restauration rapide – McDonald’s, pour ne pas le nommer –, qui aime à se présenter en France comme un employeur socialement responsable et respectueux du droit fiscal du pays où il opère. La réalité sur le terrain ne donne pas exactement cette image.

McDonald’s a fait l’objet de deux enquêtes fiscales dans notre pays. La première a été lancée en 2014, sur l’initiative de Bercy, au motif que cette multinationale, faute de transparence, aurait soustrait une bonne partie de son chiffre d’affaires de ses obligations fiscales en France. Ainsi, plus de 2,2 milliards d’euros auraient été transférés directement au Luxembourg et en Suisse sans que l’entreprise ait acquitté sur ces sommes le paiement de la TVA et de l’impôt sur les bénéfices. Il faut noter que la France est le pays le plus lésé dans cette affaire.

Cet exemple illustre de manière très claire l’intérêt des salariés, que j’évoquais précédemment, et plus précisément celui des 1 000 salariés des dix-huit restaurants McDonald’s de l’Ouest parisien. Le total des redevances versées au groupe atteint 19 % à 24 % du chiffre d’affaires des restaurants, essentiellement au titre des loyers des locaux et de l’utilisation de la marque. Tous les surplus remontent au siège et, ainsi, tous les restaurants se retrouvent artificiellement déficitaires, de sorte que l’entreprise ne paie pas d’impôt sur les sociétés et qu’aucun salarié ne touche de participation sur les bénéfices.

C’est donc une injustice à la fois pour les salariés et pour les contribuables que nous sommes tous. Si nous y ajoutons l’intérêt des investisseurs, cela fait beaucoup de « victimes ». La pertinence du reporting pays par pays apparaît ici de manière éclatante.

Mes chers collègues, je n’aurai pas l’outrecuidance de penser vous avoir tous convaincus au terme de cette intervention. Au moins ai-je eu l’occasion de sensibiliser notre assemblée aux enjeux essentiels de cette proposition de loi.

Le vote de ce jour pourra peut-être retarder le mouvement vers la transparence, mais en aucun cas l’arrêter, car l’aspiration de nos concitoyens à plus de transparence ne se démentira plus. C’est aussi une question de liberté, de démocratie et de défense des valeurs de notre République.

Pour conclure, je citerai l’écrivain algérien Yasmina Khadra : « N’est jamais seul celui qui marche vers la lumière. » (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Dominati, rapporteur de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, qui a été déposée par Éric Bocquet et ses collègues du groupe communiste républicain et citoyen. Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une actualité marquée par des révélations et dans un contexte de réflexion internationale autour de la lutte contre les phénomènes d’évasion et d’optimisation fiscales.

Les récentes découvertes ont confirmé l’ampleur du phénomène et de ses coûts, non seulement pour les recettes fiscales, mais aussi pour le fonctionnement économique et démocratique de nos sociétés. À l’échelle de l’Union européenne, l’estimation du manque à gagner est comprise entre 50 milliards et 70 milliards d’euros par an. Les différences d’imposition sur les bénéfices qui en résultent contribuent de surcroît à fausser les conditions d’une égale concurrence entre entreprises.

Sous l’impulsion du G20, l’OCDE, par l’intermédiaire notamment de Pascal Saint-Amans, que nous avons auditionné le 9 mars dernier, a engagé une vaste réflexion sur la fiscalité. Parmi les quinze mesures soumises par l’OCDE dans le cadre du projet BEPS, l’action 13, qui traite des montages fiscaux d’optimisation, propose d’introduire une déclaration pays par pays standardisée afin d’améliorer la qualité des informations à disposition des administrations fiscales. Seules les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d’euros y seraient soumises. Il est prévu que ces données demeurent confidentielles, mais que les administrations fiscales procèdent à un échange automatique des déclarations.

À la suite de ce projet, la Commission européenne a proposé le 28 janvier dernier un paquet de mesures contre l’évasion fiscale des entreprises visant notamment à transcrire les actions du projet BEPS dans le droit de l’Union européenne.

De son côté, la France avait anticipé cette transcription dès le vote de la loi de finances pour 2016, en introduisant un article dans le code général des impôts prescrivant la déclaration d’activités pays par pays selon les critères de BEPS. Les premières déclarations interviendront donc à partir de la fin de 2017.

Par ailleurs, en vertu de règles européennes, deux secteurs d’activités sont déjà soumis à une exigence de publicité des déclarations d’activités. Il s’agit des établissements bancaires et des industries extractives. Toutefois, la portée de ces exemples est limitée pour deux raisons : d’une part, le recul fait encore défaut pour en dresser un premier bilan ; d’autre part, il s’agit de deux secteurs d’activités très spécifiques, dont il est peu aisé de tirer des conclusions générales.

Lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2016 et du projet de loi de finances rectificative pour 2015, des voix s’étaient élevées en faveur de déclarations d’activités publiques étendues aux autres secteurs d’activités. Des amendements en ce sens avaient été adoptés par l’Assemblée nationale, puis supprimés par le Sénat ; nos collègues députés nous ont finalement suivis.

Dans le cadre de son contrôle sur l’article de la loi de finances pour 2016 introduisant les déclarations d’activités fiscales, le Conseil constitutionnel a écarté le grief fondé sur la violation du principe de la liberté d’entreprendre. Dans la motivation de sa décision, le Conseil constitutionnel a relevé que les informations fournies ne pouvaient être rendues publiques. Un doute existe donc sur la constitutionnalité d’un dispositif de déclarations publiques.

Par ailleurs, un changement majeur est intervenu depuis le dépôt de cette proposition de loi. Le 12 avril dernier, la Commission européenne a rendu publique une proposition visant à introduire des déclarations publiques d’activités pays par pays. L’extension et le contenu de ces déclarations se fondent sur une analyse d’impact conduite au cours du second semestre de 2015. Le seuil retenu reprend les propositions de BEPS, à savoir un chiffre d’affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d’euros.

Le texte que nous examinons se distingue doublement de cette proposition.

D’une part, il diffère de la proposition européenne par les conditions retenues pour déterminer les entreprises soumises à l’obligation de déclaration. En particulier, le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, bien inférieur aux 750 millions d’euros proposés par la Commission européenne, englobe un trop grand nombre d’entreprises.

D’autre part, le contenu des informations se rapproche des données retenues dans les déclarations à destination des administrations fiscales. Leurs objectifs différents ne sont donc pas suffisamment pris en considération. Aussi, j’estime qu’il convient de ne pas adopter ces deux articles.

Cette proposition de rejet est d’abord motivée par des raisons techniques. Comme je viens de l’indiquer, les conditions de seuil prévues par le texte pour assujettir les entreprises à l’obligation déclarative sont, à mes yeux, trop basses. Elles rompent ainsi avec le consensus international élaboré par l’OCDE. Il s’ensuit donc des contraintes supplémentaires pour des entreprises françaises d’envergure plus modeste et une instabilité juridique préjudiciable au climat économique. En outre, les données dont la publication est prévue peuvent toucher à la stratégie propre des entreprises. Or je crains qu’avant d’être lues par la société civile ces déclarations ne soient avant tout analysées par les concurrents.

Cette proposition de rejet est ensuite motivée par des raisons d’opportunité. Le contexte a évolué depuis le dépôt de la proposition de loi en février dernier, avec l’initiative de la Commission européenne du 12 avril. Or, compte tenu des risques en termes de compétitivité pour nos entreprises, la réflexion et le débat autour de l’introduction de déclarations d’activités publiques ne peuvent se faire qu’à l’échelle européenne.

À cette occasion, je tiens à mettre en lumière les enjeux entourant la mise en place des déclarations d’activités, tant fiscales que publiques.

En voulant appréhender sur le plan fiscal les activités du secteur numérique d’entreprises souvent étrangères, le risque est de porter atteinte aux secteurs traditionnels, qui font notre force économique.

En basant l’imposition sur la consommation, le risque est de négliger l’importance de la conception et de la production. En effet, monsieur Bocquet, ce qui est valable pour les fast-foods pourrait l’être pour les parfums ou les sacs de luxe produits par l’industrie française. On peut appliquer le même type de raisonnement : les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents, alors que la conception demeure majoritairement localisée dans les pays avancés, dont la France. Cette évolution fondamentale des principes fiscaux internationaux entraîne un risque majeur à moyen et long terme pour nos finances publiques.

De plus, je suis sensible au problème de réciprocité posé par l’extension des déclarations d’activités. La France étant le quatrième pays au monde en termes de localisation de sièges de grandes entreprises multinationales et le premier en Europe, l’extension des déclarations d’activités pays par pays, fiscales comme publiques, conduirait notre pays à divulguer un nombre d’informations plus important que d’autres pays. Il s’agit d’un enjeu que le législateur doit prendre en compte et qui mérite, à tout le moins, une étude d’impact précise, française et européenne, avant toute intervention.

En conséquence, mes chers collègues, je vous demande de ne pas adopter les deux articles de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur quelques travées de l'UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.

M. Christian Eckert, secrétaire d'État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, puisque les deux orateurs précédents l’ont rappelé, nous avons introduit, ou plutôt vous avez introduit par votre vote, le CBCR – Country-By-Country Reporting – entre administrations dans la loi de finances pour 2016. Il s’agit d’un point essentiel.

Le débat légitime que nous avons au sujet de cette proposition de loi et les suites qui lui seront données, aujourd’hui ou plus tard, ne doivent pas occulter le pas important franchi avec l’adoption de l’obligation pour les entreprises de communiquer aux administrations fiscales la répartition de leur chiffre d’affaires, de leurs bénéfices et de leur activité pays par pays. En effet, notre première priorité, c’est de permettre le bon recouvrement de l’impôt et de faire en sorte que les bénéfices réalisés par l’activité dans un pays soient introduits dans l’assiette de calcul de l’impôt sur les sociétés de ce même pays.

Le CBCR s’applique aux exercices ouverts depuis le 1er janvier pour les sociétés – que ce soit la tête ou une filiale française du groupe – ayant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les informations demandées sont les suivantes : agrégats économiques, comptables et fiscaux, ainsi que des informations sur la localisation et l’activité des entités le constituant.

Cet ensemble permet de suivre la répartition de la valeur dans les groupes. Ce travail a été pleinement concrétisé par la signature par plus de trente pays, le 27 janvier à Paris, d’un accord multilatéral permettant de donner sa pleine portée au dispositif en rendant possible l’échange automatique entre les administrations fiscales. Le seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires conduirait à couvrir 200 entreprises ayant un siège en France et environ 1 200 filiales de groupes étrangers établis en France.

Pour votre part, monsieur Bocquet, vous proposez un seuil inférieur, qui conduirait à ce que beaucoup plus d’entreprises soient soumises à cette obligation. C’est une différence entre nous, mais également avec l’OCDE, puisque le dispositif actuellement en vigueur en France reprend point par point les recommandations de l'Organisation de coopération et de développement économiques.

Cet échange automatique est fondamental pour permettre aux administrations fiscales, qui seules peuvent redresser l’impôt, de vérifier qu’il est bien acquitté là où la valeur est créée, notamment en contrôlant la rationalité économique des flux intragroupes. C’est une avancée majeure, je le répète.

Vous avez cité un cas précis et vous avez dit, parfois au conditionnel, qu’un certain nombre de procédures étaient en cours. Le secret fiscal m’empêche d’en dire plus, mais je voudrais rappeler ce que je ne cesse de marteler, à savoir que, en 2015, sur cinq entreprises seulement – bien évidemment, il s’agissait de grosses entreprises multinationales –, les redressements et pénalités notifiés par l’administration fiscale française ont porté sur 3,3 milliards d’euros. J’y insiste : cinq entreprises ; 3,3 milliards d’euros de redressements et de pénalités notifiés !

Si j’insiste sur ce point, c’est pour donner conscience à nos concitoyens que, avec des difficultés – j’y reviendrai –, dans un contexte complexe – nous y reviendrons –, l’administration fiscale s’attache à regarder les flux financiers intragroupes, à caractériser des établissements stables pour certains groupes dans notre pays et à notifier à la fois l’impôt et les pénalités correspondants.

D’aucuns doutent que ces sommes soient intégralement payées. À ceux-là je réponds que nous sommes dans un État de droit, avec des procédures contentieuses contradictoires, parfois complexes, qui sont conduites avec rigueur et ténacité par l’administration fiscale française.

Vous voulez, comme le Gouvernement, aller plus loin en instaurant un CBCR public, accessible à toute personne qui le souhaite. Nous partageons cette position. Avant même les révélations des « Panama papers », qui ont créé une émotion légitime dans l’opinion publique, Michel Sapin et moi-même avions publiquement annoncé que nous étions favorables à un reporting public dans un cadre européen. Je regrette personnellement, à ce titre, la confusion qu’a entraînée la discussion à l’Assemblée nationale, à l’occasion du projet de loi de finances rectificative pour 2015, d’un premier amendement en ce sens, en l’absence de toute initiative européenne, quelques semaines après l’adoption du CBCR entre administrations dans le cadre de la loi de finances pour 2016.

Comme vous l’avez signalé, monsieur le rapporteur, ce cadre européen nous est imposé par la jurisprudence constitutionnelle. La décision rendue par le Conseil constitutionnel, dans le cadre de la loi de finances pour 2016, a validé le CBCR entre administrations, mais elle comporte un a contrario qui fait courir un risque de constitutionnalité au regard de la liberté d’entreprendre : « Considérant que les dispositions contestées se bornent à imposer à certaines sociétés de transmettre à l’administration des informations relatives à leur implantation et des indicateurs économiques, comptables et fiscaux de leur activité ; que ces éléments, s’ils peuvent être échangés avec les États ou territoires ayant conclu un accord en ce sens avec la France, ne peuvent être rendus publics ; que, par suite, ces dispositions ne portent aucune atteinte à la liberté d’entreprendre ; ».

La portée de l’a contrario est confirmée par le commentaire du Conseil constitutionnel dans ses cahiers. Si l’amendement déposé par certains députés sur le projet de loi de finances rectificative pour 2015 avait été voté à l’issue de la seconde délibération, il aurait certainement été censuré en l’état, en l’absence d’initiative européenne. Contrairement à ce que j’ai pu lire, il ne s’est jamais agi pour le Gouvernement de couvrir les fraudeurs !

Les choses seront différentes lorsqu’il y aura un cadre européen. En effet, il existe en France une obligation constitutionnelle de transposition des directives ; elle est posée par l’article 88-1 de la Constitution. Depuis une décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a bâti une jurisprudence spécifique s’agissant des lois de transposition des directives.

Son considérant type est le suivant : « Considérant qu’il appartient au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions prévues par l’article 61 de la Constitution d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence ; que, toutefois, le contrôle qu’il exerce à cet effet est soumis à une double limite ; qu’en premier lieu, la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ; qu’en second lieu, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; qu’en conséquence, il ne saurait déclarer non conforme à l’article 88-1 de la Constitution qu’une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer ; qu’en tout état de cause, il appartient aux juridictions administratives et judiciaires d’exercer le contrôle de compatibilité de la loi au regard des engagements européens de la France et, le cas échéant, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel ; ».

Autrement dit, sauf à ce que la loi de transposition méconnaisse ouvertement la directive qu’elle a vocation à transposer, le Conseil constitutionnel refuse de faire un contrôle de constitutionnalité. Il part du constat que le droit de l’Union européenne soumet déjà la directive au crible d’un panel de dispositions protectrices des droits fondamentaux – traité, charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par exemple. Sa seule réserve est fondée sur l’existence d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Cette soupape de sécurité vise les principes que la France est la seule à protéger : par exemple, la laïcité. Notre analyse, c’est que la liberté d’entreprendre n’en fait sans doute pas partie. Dès lors qu’il existe un cadre européen, nous pouvons avancer.

Le projet de directive, rendu public très récemment, le 12 avril 2016, propose précisément sur ce point une modification de la directive comptable. L’obligation de déclaration d’informations relative à l’impôt sur les bénéfices concernera les entreprises mères ayant leur siège dans l’Union européenne, ainsi que les filiales, même si la mère n’est pas dans l’Union européenne, si le chiffre d’affaires consolidé net excède 750 millions d'euros. Le seuil est donc le même que pour le CBCR entre administrations.

L’information portera sur la nature des activités, le nombre de salariés, le chiffre d’affaires net, le résultat avant impôt, le montant d’impôts sur les bénéfices dû dans le pays au titre des bénéfices réalisés lors de l’exercice en cours, le montant d’impôts sur les bénéfices effectivement acquittés et le montant des bénéfices non distribués. Les différences avec le CBCR entre administrations sont marginales, seuls faisant défaut certains éléments sur les actifs corporels.

Ces informations seront ventilées par État membre, ainsi que pour chaque juridiction non coopérative figurant sur la future liste commune.

En l’état, votre proposition de loi, monsieur le sénateur, n’assure pas la transposition de la directive. Elle en est indépendante. Le champ d’application est beaucoup plus large puisqu’il vise les entreprises cotées qui remplissent deux des trois critères suivants : total de bilan de 20 millions d'euros, chiffre d’affaires net de 40 millions d'euros et 250 salariés, soit environ 8 000 entreprises, selon notre analyse. Les informations sont étendues à la valeur des actifs et au coût annuel de conservation de ces actifs, ainsi qu’aux subventions publiques reçues. Dans ces conditions, le Gouvernement n’y est pas favorable à ce stade, mais l’examen du projet de loi Sapin II pourrait donner lieu à un débat sur la manière d’assurer au plus vite la transposition du projet de directive.

La position du Gouvernement est donc claire. Elle a été publiquement annoncée par le ministre des finances, Michel Sapin, qui vous prie de l’excuser – j’aurais dû commencer par là – puisqu’il est parti pour le Japon. Il plaide auprès de ses collègues européens pour l’adoption de cette directive. J’ajoute, même s’il a une autre casquette, que le commissaire européen Pierre Moscovici s’est clairement engagé pour faire adopter cette disposition. Dès lors, le Gouvernement ne fera aucune objection au vote du texte transposant la directive, qui comportera quelques différences sur le seuil, dont nous pourrons débattre.

Lors de l’examen du projet de loi Sapin II – nous verrons à quel moment ce texte sera inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et du Sénat –, dès lors qu’une directive est d’ores et déjà « dans les circuits », si j’ose dire, parviendrons-nous à une rédaction de nature à concilier ce que nous estimons aujourd'hui être une impossibilité constitutionnelle et la validation par le Conseil ? La question est posée. J’exprime notre état esprit sur le sujet, qui est ouvert, non sans souligner que, aujourd'hui, l’adoption de cette proposition de loi ne serait pas conforme à nos principes constitutionnels. C’est pourquoi le Gouvernement vous propose un cheminement un peu différent, y compris dans le temps, en poursuivant le même objectif, ou à peu près.

Nous espérons que la directive européenne sera adoptée avant la fin de l’année. En tout cas, nous plaidons auprès de nos partenaires européens en ce sens. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)