M. Simon Sutour. En tant que membre du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l’Union européenne et à six mois du début des négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, je suis assez circonspect devant les dernières déclarations de Mme May. Une réunion de travail a eu lieu cet après-midi avec des parlementaires britanniques, lesquels en savaient apparemment encore moins que nous sur ce processus. Je le dis sans ambages, c’est tout de même très inquiétant pour la suite… (Sourires.)

Si l’on se doutait que le choix d’un « hard Brexit » se précisait, il est surprenant de constater que Mme May pousse très loin la ligne dure et se montre inflexible sur certains sujets, notamment la libre circulation des travailleurs, condition indispensable à l’accès au marché unique, ou la politique migratoire.

Dans ces conditions, il paraît difficile de prévoir quel sera le modèle des relations futures entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Quoi qu’il en soit, cette très longue période de négociations qui est en passe de s’ouvrir ne doit pas paralyser l’Europe. Au contraire, il est plus que jamais urgent pour les vingt-sept autres États membres de refonder l’Europe, de retrouver de la cohésion et de faire revivre la promesse d’un avenir meilleur. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et de l'UDI-UC.)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !

(Mme Isabelle Debré remplace Mme Françoise Cartron au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE Mme Isabelle Debré

vice-présidente

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard, pour le groupe Les Républicains.

M. Pascal Allizard. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen ressemblera sans doute aux réunions précédentes tant la situation au sein de l’Union européenne et sur sa périphérie méditerranéenne et orientale ne s’améliore guère. L’Europe est bien cernée par un « arc de crises » dont les bouleversements induits pourraient réduire à néant le projet européen.

Concernant la crise migratoire, je rappelle que, en 2015, l’agence FRONTEX a enregistré un nombre sans précédent d’entrées irrégulières sur le territoire de l’Union européenne : plus d’un million de personnes. En outre, des milliers de migrants sont morts en mer ou sur les routes.

Le chaos libyen a incontestablement facilité l’implantation de réseaux de passeurs qui organisent en flux constants des transports vers l’Europe à travers la Méditerranée. Bien que l’État islamique soit en recul, le retour à une situation normale sous contrôle des autorités libyennes n’est probablement pas pour demain. Des dizaines de milliers de candidats au départ attentent encore sur place. Dès lors, le flot d’embarcations chargées de migrants se dirigeant vers l’Europe ne va pas se tarir dans l’immédiat, d’autant que les traversées à partir de l’Égypte augmentent et sont tout aussi meurtrières.

L’opération européenne Sophia patrouille, arraisonne, contrôle et secourt en mer. Elle fait ce qu’elle peut sans vraiment peser sur le cours des choses, car, on le sait, les solutions sont avant tout politiques.

La pression sur les réseaux de passeurs est-elle suffisante ? Ces criminels, qui font des migrants de simples marchandises, alimentant une véritable « économie des migrations » générant plusieurs milliards d’euros, selon EUROPOL. Quel est le bilan des derniers mois en termes de lutte contre les trafiquants et de saisies des avoirs criminels ?

Il faut le dire : ce flux massif et exceptionnel s’est significativement réduit depuis la fermeture de la route des Balkans et l’entrée en vigueur de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie. Le Sénat s’est penché de très près sur cet accord en constituant une mission d’information, à laquelle j’ai participé, pilotée par Jacques Legendre et Michel Billout dont je salue le travail. Cet accord a-t-il seulement eu un effet psychologique ou pousse-t-il à une plus grande efficacité des forces de sécurité ?

Il a mis en lumière l’impréparation de l’Union européenne face à ce type de crise, pourtant prévisible au regard de la situation aux frontières extérieures – ses effets sont donc réels. Pour certains, cette fragilité illustre la perte de contrôle de Bruxelles, qui, en désespoir de cause, s’en remet à un pays tiers, quitte à payer un prix que certains qualifient parfois d’exorbitant.

Monsieur le secrétaire d’État, quel risque y a-t-il de voir la Turquie relâcher la pression si elle n’obtient pas ce qu’elle attend de l’Union européenne ? De plus, ce pays est-il encore un interlocuteur fiable pour les Européens après les dérives autoritaires des derniers mois ?

Chacun le sait, la crise des migrants laissera des traces dans les opinions publiques européennes. Elle a déjà pesé d’un poids considérable sur le vote britannique. Malgré un échec en termes de participation, les résultats du référendum hongrois sont également clairs. Et des pays comme la République tchèque, la Pologne, la Slovaquie ou la Hongrie n’ont pas la même vision que nous. Ils sont par ailleurs préoccupés par une autre crise, celle avec la Russie.

Au bout de la chaîne, dans nos territoires, des citoyens nous interpellent régulièrement : ils sont convaincus que l’Europe est une usine à gaz et que les politiques sont impuissants. Il ne faut pas laisser ce discours s’installer !

La situation de guerre froide dans l’est de l’Europe et les relations avec la Russie continuent également d’inquiéter. Après l’annexion de la Crimée, la déstabilisation de l’Ukraine, l’Union européenne a pris ses responsabilités en adoptant des sanctions contre la Russie. Le Sénat a considéré comme primordial le rétablissement de la confiance avec cette dernière, en liant l’allégement des sanctions à des progrès dans l’application des accords de Minsk. Force pourtant est de constater que la situation n’évolue guère, probablement du fait des deux parties.

Lors de la dernière réunion de l’assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’OSCE, la délégation ukrainienne a fait circuler des documents montrant l’avancement du pays dans les réformes, ce qui est contesté par d’autres. Qu’en est-il vraiment ? Monsieur le secrétaire d’État, quelles initiatives prendra la France pour faire bouger les lignes ? Vous l’avez dit tout à l’heure, c’est un sujet d’actualité, avec la réunion ce soir du sommet au « format Normandie » à Berlin.

Moscou, qui prépare depuis plusieurs années son retour au premier plan international, sait jouer des faiblesses européennes, notamment par une diplomatie énergétique habile et un étalage de sa force, à la limite de la provocation. Je rappelle aussi que cette posture martiale du « seul contre l’Occident » ne fait que renforcer la popularité du régime russe, du moins tant que le niveau de vie des Russes ne s’effondre pas sous l’effet de la crise.

M. Christian Cambon, vice-président de la commission des affaires étrangères. Évidemment !

M. Pascal Allizard. Personne n’a intérêt à voir les Russes se radicaliser !

M. Charles Revet. C’est une certitude !

M. Pascal Allizard. Par ailleurs, les sanctions décidées par Bruxelles ont un coût non négligeable pour certaines économies européennes, en particulier pour celle de la France. L’embargo instauré par la Russie sur les exportations de produits agroalimentaires originaires de l’Union européenne a eu des effets sensibles sur certains secteurs comme ceux de la viande, des produits laitiers, des fruits et légumes.

Monsieur le secrétaire d’État, les temps actuels sont très dangereux. Le secrétaire d’État américain à la défense ne se demandait-il pas si les dirigeants russes avaient gardé la retenue de leurs prédécesseurs à propos des armes nucléaires ? Cette remarque est d’autant plus d’actualité depuis que la Russie mène des exercices militaires, notamment dans l’enclave de Kaliningrad, avec le déploiement de missiles balistiques capables d’emporter des têtes nucléaires.

Chacun mesure la portée symbolique de cette présence dans une zone encore traumatisée par de longues décennies de joug soviétique.

En déplacement en Pologne avant l’été, j’ai noté combien nos homologues polonais s’inquiétaient fortement de la situation régionale.

Dans une moindre mesure, la France n’est pas épargnée par cette agitation. En témoigne la récente interception de bombardiers russes par des Rafale au large des côtes françaises.

On se souvient de l’imposant exercice Anaconda 2016, qui a mobilisé des milliers de soldats, notamment 14 000 Américains, et dont l’agresseur imaginaire appelé l’« Union des Rouges » avait pour cible les pays baltes et la Pologne.

Cet état des lieux ne serait pas équilibré sans un rappel des responsabilités européennes, à tout le moins la certaine forme d’insouciance dont l’Union européenne a fait montre en conduisant un élargissement trop rapide à l’Est et un partenariat oriental ambigu sans se préoccuper des conséquences régionales, comme si l’Europe technocratique n’avait pas su saisir l’humiliation des années post-communistes pour les Russes, leur peur du vide face à un déclin économique, politique, démographique et leur sentiment d’encerclement par l’Union européenne, l’OTAN et la Chine. Lorsque j’entends le commissaire à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage déclarer que « le Brexit ne veut pas dire que l’élargissement de l’Union européenne est fini », je le dis comme je le pense, j’ai le sentiment qu’aucune leçon n’a été tirée quant aux causes de la crise actuelle.

L’on voit bien ici les conséquences pour l’Union européenne de l’absence de véritable politique de défense autonome, comme de vision globale et partagée de sa sécurité. Les uns font de l’État islamique la priorité quand la Russie est la première préoccupation pour les autres.

Je rentre d’une mission en Géorgie où les élections législatives ont confirmé l’orientation euro-atlantique du pays, dans une vision classique : l’Europe comme cadre de vie, l’OTAN comme bouclier. Pour autant, quelle marge de manœuvre existe-t-il pour l’Union européenne dans le Caucase du Sud, tiraillé entre les intérêts américains et la pression constante de la Russie ?

Dans ce contexte, on ne peut qu’être dépité par la rupture par la Pologne du contrat d’achat d’hélicoptères, construits par l’avionneur européen Airbus, au profit d’un concurrent américain. L’Europe fragile et divisée se trouve de fait entraînée dans la surenchère à laquelle se livrent l’OTAN et la Russie.

Si la relation avec la Russie doit appeler vigilance et fermeté, l’Union européenne me semble immédiatement menacée par le terrorisme, le Brexit, les turbulences de la zone euro, la crise migratoire et la défiance des peuples qui en découle. C’est donc bien de coopération renforcée que l’Europe a besoin et non de divisions sur presque tous les grands sujets. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. David Rachline, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.

M. David Rachline. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, alors que la pression migratoire se fait de plus en plus forte, il est temps, il est plus que temps que l’Union européenne entende l’aspiration des peuples à reprendre possession d’eux-mêmes, de leur propre destin. Les résultats des élections en Europe, quelles qu’elles soient, sont un désaveu cinglant pour la politique de cette Union : en Autriche, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Hongrie et, bien sûr, en France où le Front national est désormais la première force politique du pays, au moins dans le cadre des dernières élections européennes. Le modèle de l’Union européenne est rejeté partout.

Sur la question migratoire, les peuples européens voient bien que la situation échappe totalement à l’Union européenne et que l’absence de frontières nationales est une folie. Schengen est plus que jamais une chimère sur laquelle il faut revenir. La situation est explosive, car partout nos frontières sont menacées. Si rien n’est fait pour endiguer les flux migratoires, nous allons vers de véritables troubles.

Premièrement je rappelle que, droite et gauche confondues, vous avez tous participé à la déstabilisation de certains pays qui provoque la situation dramatique que nous connaissons.

Deuxièmement, nous préconisons un traitement en amont de la question migratoire. Nous sommes totalement opposés au nouveau corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes créé en remplacement de FRONTEX, ce nouveau corps qui aura des prérogatives toujours plus intrusives dans la souveraineté des États membres. C’est utiliser les mêmes outils éculés, les mêmes recettes pour les mêmes échecs.

Nous devons au contraire opter pour des accords bilatéraux avec les pays de départ des clandestins, tels que la Libye, la Tunisie, la Turquie, la Mauritanie, afin d’autoriser nos gardes-frontières à patrouiller dans leurs eaux territoriales, à arraisonner les embarcations des passeurs à leurs points de départ, plutôt que récupérer les clandestins en mer et les amener sur notre territoire.

Troisièmement, les clandestins arrivés sur notre sol européen doivent être rapatriés chez eux. Comment imaginer raisonnablement que la politique actuelle ne crée pas un appel d’air sans précédent ? Il faut cesser de leur présenter l’Europe comme un Eldorado. Au-delà de ceux qui fuient la guerre et le chaos, nombre de ces clandestins, pour la plupart des hommes sans leur famille, viennent, attirés par le mirage de notre société de consommation.

Or nous n’avons pas de travail à donner aux migrants, nos économies sont exsangues, nos dettes abyssales. Je rappelle que 5 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté et que 3,5 millions de nos compatriotes sont au chômage. On s’étonne toujours de voir l’État réquisitionner des moyens à destination des migrants sans que jamais ces mêmes moyens bénéficient à nos compatriotes qui sont dans la difficulté. Il ne faut pas non plus oublier les profonds dangers liés à la différence de culture de ces nouveaux arrivants.

Sur le sujet commercial, je tiens à dénoncer avec force le traité CETA entre l’Union européenne et le Canada, dont les négociations avancent subrepticement. Ce traité est le petit frère du traité transatlantique et serait lui aussi une catastrophe pour notre économie. Le Gouvernement, qui est finalement contre le TAFTA, mais qui ne peut rien faire puisque c’est l’Union européenne qui négocie à sa place, soutient ce nouveau traité CETA. La schizophrénie est totale, car le contenu de ces deux traités est le même. (M. François Marc s’exclame.)

Le CETA prévoit la suppression de la quasi-totalité des droits de douane sur les produits échangés entre l’Union européenne et le Canada, un alignement des normes, la création d’un tribunal d’arbitrage, lequel permettra aux multinationales d’attaquer les États. Les monopoles ou les sociétés d’État pourront être mis en concurrence avec des entreprises canadiennes. Ces dispositions figurent également dans le TAFTA. On signerait l’un et on refuserait l’autre ? Tout cela n’est pas sérieux et n’a strictement aucun sens !

Comment peut-on envisager d’abaisser de 93 % les droits de douane et ainsi de laisser le secteur agricole, déjà en situation de faillite, à la merci d’un marché où le coût de production du porc et du bœuf canadien est en moyenne inférieur de 35 % au même coût en Europe ? La question se pose également pour les produits de la mer et de la foresterie, ainsi que pour les produits industriels, dont les droits de douane seraient quasiment réduits à zéro.

Comment peut-on envisager que des tribunaux privés puissent être au-dessus des lois votées par notre Parlement ?

M. Daniel Raoul. Vous n’avez rien compris !

M. David Rachline. Ce serait encore un coup de boutoir insupportable contre la souveraineté de la France.

Ce nouveau traité CETA entraînerait une destruction massive d’emplois, une baisse des salaires, une réduction du champ d’action des politiques publiques, une baisse de la croissance et une hausse des déficits publics.

M. Daniel Raoul. N’importe quoi !

M. David Rachline. Tout cela se fait dans le dos des Français bien sûr, sans aucune concertation, dans le plus grand silence, sans débat véritable. Y aurait-il des anti-démocrates parmi les démocrates que vous êtes ?

Pour conclure, …

M. David Rachline. Détendez-vous, vous pourrez vous exprimer à votre tour tout à l’heure !

Pour conclure, donc, je dirai deux mots sur les relations que nous devons avoir avec la Russie. Il est certain que notre atlantisme aveugle a conduit la France à mener une politique à l’international contraire à ses intérêts. L’Europe ne doit pas se priver d’un partenaire tel que la Russie. Nous devons revoir notre appartenance à l’OTAN, qui est devenue un instrument d’assujettissement des nations occidentales par Washington, et renouer avec la Russie les liens qui ont uni nos deux grandes nations durant plusieurs siècles.

L’Union européenne, désavouée lors de tous les scrutins ces dernières années, au lieu de se remettre en question, s’acharne dans la même direction, contre l’avis des peuples. Pour la survie de nos nations, il est temps que cela cesse !

Mme la présidente. La parole est à M. Michel Billout, pour le groupe CRC.

M. Michel Billout. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen abordera notamment les questions relatives au commerce international. Permettrez-moi de m’en tenir à ce seul sujet dans mon intervention aujourd'hui.

Comme vous le savez, le groupe CRC a déposé une proposition de résolution européenne sur les conditions de la ratification de l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada, le fameux CETA. Cet accord pourrait être signé dans huit jours.

Si nous nous réjouissons que le débat sur le CETA ait enfin pu commencer au Sénat, sur notre initiative, notamment avec l’audition de M. Matthias Fekl, secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger, nous déplorons en revanche, et c’est normal, que notre proposition de résolution européenne, dans laquelle nous invitions le Gouvernement à refuser la mise en œuvre provisoire de l’accord sans consultation préalable des parlements nationaux, n’ait pas été adoptée.

Une proposition de résolution rejoignant la nôtre a été présentée à l’Assemblée nationale, mais elle a malheureusement connu le même sort, alors qu’elle reprenait en grande partie le contenu d’une lettre signée par 100 députés issus principalement de la majorité – ils sont 120 à l’avoir signée aujourd'hui – et adressée au Président de la République le 21 septembre dernier. Nous partageons l’inquiétude de ces collègues.

À cet égard, j’indique, en réponse aux propos de M. le secrétaire d’État hier selon qui notre opposition serait idéologique, que nous ne sommes pas défavorables par principe aux accords commerciaux internationaux. Simplement, des problèmes de contenu et de procédure se posent et méritent d’être soulevés.

À ce jour, notre position demeure inchangée. Elle est d’ailleurs partagée par un grand nombre de nos concitoyens français et européens, voire canadiens. Selon un récent sondage Louis Harris, 62 % des Français souhaitent que la France mette fin aux négociations des deux traités transatlantiques, 80 % sont opposés à toute application provisoire et 81 % estiment que ces textes remettent en cause les normes protégeant la santé, la qualité de l’alimentation et l’environnement. En Europe, comme en Allemagne, en Belgique, et même en France, les manifestations se multiplient depuis plusieurs semaines.

Sur la forme, le CETA a été négocié, cela a été dit sur ces travées et par Matthias Fekl, dans l’opacité la plus absolue entre la Commission européenne et le gouvernement canadien. Il n’a jamais fait l’objet d’une quelconque présentation devant les parlements nationaux. Ces derniers ne disposent que de très peu d’informations. En outre, aucune étude d’impact économique n’a été réalisée sur les conséquences de l’application d’un tel accord. Ce dernier porte pourtant sur la presque totalité des activités économiques et aura des conséquences très importantes dans la vie des citoyens des deux côtés de l’Atlantique.

Si cet accord était signé, ses dispositions relevant de la compétence communautaire s’appliqueraient de manière provisoire immédiatement, pour une durée d’au moins trois ans. Or, même si le périmètre exact de ces dispositions n’est pas connu à ce jour – encore une aberration démocratique ! –, la majeure partie de l’accord concerne la compétence communautaire.

Sur le fond, plusieurs dispositions du CETA nous paraissent inquiétantes, ce malgré la déclaration interprétative conjointe du 6 octobre dernier, rédigée par la Commission européenne et le Canada pour tenter d’apaiser les craintes, et dont les précisions n’ont par ailleurs, selon de très nombreux juristes, aucun caractère contraignant. Que penser d’ailleurs du recours à une déclaration dite « interprétative » ? Le contenu de l’accord serait-il à ce point ambigu qu’il soit nécessaire de l’interpréter ?

Le système d’arbitrage instauré dans l’accord CETA, s’il prévoit désormais l’établissement d’une cour arbitrale permanente, continue de soulever d’importantes préoccupations.

Bien sûr, il convient de saluer la modification du règlement des différends entre investisseurs et États, auquel la France a beaucoup contribué.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. C’est vrai !

M. Michel Billout. La démonstration est ainsi faite qu’un accord peut évidemment être renégocié jusqu’au moment de sa signature. La Commission européenne n’a pourtant eu de cesse d’expliquer qu’il était impossible de toucher à l’équilibre fragile du CETA…

Pour autant, la création d’une cour permanente d’arbitrage, l’ICS, ou Investment Court System, ne répond qu’en partie aux problèmes soulevés. L’ICS demeure un système d’arbitrage qui permet une justice parallèle, unidirectionnelle, des droits disproportionnés accordés aux très grandes entreprises. Le texte ne précise pas les modalités pratiques du mécanisme d’appel et ne mentionne aucune mesure anti-contournement. Le système ainsi envisagé pourrait permettre à des multinationales de poursuivre les gouvernements et de leur demander des dédommagements. Cette modification ne répond donc que trop partiellement aux demandes formulées dans la proposition de résolution européenne que nous avons adoptée dans cette enceinte même à l’unanimité.

Il est d’ailleurs intéressant de noter à ce sujet la lettre très argumentée de onze universitaires canadiens, tous spécialistes de l’arbitrage privé, dénonçant les risques encourus, même avec l’ICS. Par ailleurs, l’Association des magistrats allemands et l’Association européenne des juges considèrent que la nouvelle proposition de la Commission relative au règlement des différends altère l’architecture juridique de l’Union européenne et sape les pouvoirs des juges nationaux au titre du droit européen. Elles appellent la Cour de justice de l’Union européenne à se pencher sur la question et à livrer une opinion.

D’autres aspects de l’accord méritent d’être relevés tant ils peuvent peser sur les normes environnementales, sanitaires et sociales, en termes de santé et de droits sociaux notamment.

Il n’y a pas, par exemple, de référence claire au principe de précaution dans l’accord CETA. La législation canadienne, comme la législation américaine, ne reconnaît pas ce principe. La déclaration interprétative conjointe du 6 octobre ne le mentionne pas non plus.

En matière d’agriculture, Mathias Fekl s’est voulu rassurant lors de son audition au Sénat en soulignant la reconnaissance par le Canada d’indications géographiques protégées et la suppression de 92 % des droits de douane canadiens. En réalité, même s’il s’agit d’un progrès – nous ne le contestons pas –, seuls 24 % des appellations d’origine contrôlée et 6 % des indications géographiques protégées françaises ont été reconnus par le Canada.

Déjà frappées par des crises touchant de nombreuses productions, plusieurs filières agricoles françaises et européennes, en premier lieu les filières porcine et bovine, risquent de voir leur situation se détériorer à la suite de l’entrée en vigueur du CETA et de la négociation de droits de douane abaissés, couplés à des quotas d’importations canadiennes.

En matière d’environnement, enfin, précisons que le CETA ne reconnaît pas les décisions de l’accord de Paris sur le climat. Certes, le CETA a été négocié avant ce dernier. Sachant que le Canada rejette le principe de précaution environnementale, de nombreuses organisations, comme la Fondation Nicolas Hulot, se sont inquiétées de la création d’une porte d’entrée en Europe pour une potentielle exploitation des gaz de schiste ou des sables bitumineux, par exemple.

Pour toutes ces raisons, nous jugeons que la signature de l’accord CETA et son application anticipée sont inacceptables en l’état, à l’instar du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il s’agit non pas de s’opposer de manière frontale au CETA, mais de dire que nous ne disposons pas aujourd'hui d’éléments suffisants pour porter un jugement sur ce traité.

À cet égard, que penser de l’ultimatum fixé à vendredi par la Commission européenne à la Belgique pour la contraindre à dire oui à la signature de l’accord ? Je ne pense pas que l’Union européenne, compte tenu de la crise de légitimité qu’elle traverse, puisse se permettre de dicter sa conduite à un État souverain, encore moins de le menacer.

Les membres du groupe CRC appellent donc le gouvernement français à prendre en compte ces remarques et à reconsidérer sa position.

Si cet accord entre l’Union européenne et le Canada est à ce point bénéfique pour nos économies respectives, exemplaire pour ce qui concerne les normes sociales et environnementales, s’il garantit de manière explicite que les grands groupes industriels ou financiers ne pourront porter atteinte à la liberté des États de légiférer, pourquoi refuser qu’il soit soumis à l’examen et à l’avis des parlements nationaux préalablement à toute application anticipée ?

Pourquoi ne pas nous laisser le temps d’être complètement informés sur le contenu de l’accord – nous avons été privés d’informations à cet égard –, de réaliser les études d’impact indispensables à sa mise en œuvre, ou encore d’organiser les débats nécessaires à la rédaction de protocoles additionnels, seuls à même de rendre ce traité plus respectueux des normes sociales, environnementales et légales européennes ?

On a souvent martelé l’argument selon lequel le CETA serait la meilleure garantie contre un mauvais accord avec les États-Unis. Pour ma part, je pense que, compte tenu de la totale opacité dans laquelle se déroulent les négociations, une procédure de ratification exemplaire permettrait d’envisager beaucoup plus positivement ces traités globaux de commerce et d’investissement, dits « de nouvelle génération ». (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

Mme la présidente. La parole est à M. le vice-président de la commission des affaires étrangères.

M. Christian Cambon, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le secrétaire d’État, le Conseil européen intervient à un moment où l’Europe traverse une crise sans précédent. Votre tâche est donc immense.

Pour ma part, j’évoquerai les trois points essentiels inscrits à l’ordre du jour du Conseil : la Russie, les migrations et la politique commerciale.

Pour ce qui concerne tout d’abord la Russie, je ne reviendrai pas sur l’épisode désolant qui a conduit à l’annulation de la visite du président russe à Paris. La commission des affaires étrangères a déjà dénoncé hier cette annulation dans cet hémicycle, par la voix de son président.

La diplomatie française, singulière et indépendante, devrait plutôt s’attacher à créer les conditions d’une reprise des négociations sur la Syrie, sur la base des communiqués de Genève, en vue d’une transition politique. Tel est le message qu’il convient de faire passer à la Russie, qui est une grande nation et reste le partenaire stratégique de la France. Les Russes sont aujourd’hui maîtres du jeu en Syrie, par la faute des Américains, qui ont disparu des radars, et par la nôtre aussi, car la France s’est condamnée elle-même à l’impuissance en s’accrochant trop longtemps au dogme du « ni Bachar al-Assad ni Daech », quand le processus de Genève n’était pas encore totalement mort.

Pour négocier, il faut se parler. C’est l’essence même de la diplomatie ! Évidemment, nous sommes en désaccord profond avec la Russie quand elle envahit la Crimée, quand elle instrumentalise le conflit syrien pour assurer son retour en tant que puissance et garantir son accès stratégique aux mers chaudes. Nous sommes bien sûr en désaccord profond avec elle quand elle soutient le régime de Damas et qu’elle écrase près de 300 000 civils à Alep et dans ses environs sous un déluge de bombes.

Mais enfin, il n’y aura de solution que politique en Syrie, nous le savons tous, comme en Irak d’ailleurs, et la Russie est au centre du jeu. La diplomatie doit pouvoir s’exercer et recréer des marges de manœuvre. Il est temps, à cet égard, monsieur le secrétaire d’État, que l’Union européenne fasse elle aussi entendre sa voix originale sur le dossier syrien, dont elle a été trop longtemps absente.

Le « format Normandie » n’a pas non plus permis la pleine application des accords de Minsk ni le règlement du conflit ukrainien, d’où la reconduction des sanctions l’été dernier. Certes, il faut noter certaines avancées, comme l’accord-cadre sur le désengagement des forces signé le 21 septembre dernier, la poursuite du retrait des armes et des échanges de prisonniers, mais le processus demeure fragile et à la merci d’une flambée de violence.

Quant au volet politique et institutionnel, il n’enregistre pas de progrès tangibles. Là aussi, il faut poursuivre le dialogue et les efforts diplomatiques en vue de parvenir à un cessez-le-feu durable. Faites en sorte, monsieur le secrétaire d’État, lors de ce Conseil européen, que l’Europe retrouve les voies du dialogue avec la Russie, sans laquelle aucun processus politique ne verra le jour.

J’en viens maintenant à la question des migrants.

L’Union européenne n’est plus, fort heureusement, dans la tourmente dans laquelle elle était plongée voilà un an, quand plusieurs dizaines de milliers de migrants arrivaient chaque jour via la Grèce et que l’Union, tétanisée, échouait à apporter une réponse à ce mouvement massif. L’effet combiné de la fermeture de la route des Balkans et de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie a permis une baisse des flux.

Tout n’est pas réglé pour autant. Les arrivées se poursuivent en Méditerranée centrale, occasionnant toujours de dramatiques naufrages. Les flux n’ont pas disparu en Méditerranée orientale. Partout, l’activité des passeurs reste vivace, les filières se recomposent et se fraient de nouvelles voies d’accès, y compris par l’Europe du Nord.

Sur ce dossier migratoire, nous avons l’obligation d’agir. Il existe en effet une forte attente des opinions après une année 2015 durant laquelle l’Union européenne a donné l’impression d’avoir perdu le contrôle de la situation migratoire. Ce sujet fondamental sera d’actualité pour une génération au moins, comme l’a montré le tout récent rapport d’information de la commission des affaires étrangères.

Pour l’avenir proche, celle-ci identifie deux grandes priorités.

La première d’entre elles est le renforcement des frontières extérieures de l’Union européenne. L’inauguration de la nouvelle Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, que vous avez évoquée, monsieur le secrétaire d’État, laquelle est dotée de moyens renforcés et d’une plus grande capacité d’action, est une première avancée. Nous la saluons. L’Agence devra réussir le pari du recrutement et faire ses preuves très rapidement. Nous prenons acte de son déploiement à la frontière turco-bulgare, mais il faudra sans doute aussi envisager sa présence à la frontière gréco-macédonienne pour fermer la voie des Balkans. N’oublions pas le besoin d’une meilleure utilisation des bases de données Schengen et d’une coopération policière accrue entre les États membres.

La seconde priorité de la commission est la coopération avec les pays tiers, afin de mieux lutter contre les migrations irrégulières. Le Conseil européen s’est prononcé au mois de juin dernier en faveur de pactes migratoires avec les pays d’origine et de transit. Où en sommes-nous, monsieur le secrétaire d’État, et quelles sont les prochaines étapes ? L’un des enjeux, nous le savons, est de pouvoir mobiliser les ressources suffisantes pour rendre ces partenariats incitatifs et permettre ainsi de retenir les populations déplacées et réfugiées, qui souvent le souhaitent ardemment, à proximité de leurs lieux d’origine.

Quant à la politique commerciale de l’Union européenne, enfin, elle est progressivement devenue un autre de ses talons d’Achille, suscitant la défiance des citoyens européens. C’est donc aujourd’hui un sujet majeur pour refonder l’Europe.

La France a demandé l’arrêt des négociations sur le traité transatlantique avec les États-Unis. Elle est en revanche favorable à la signature de l’accord économique et commercial global avec le Canada, le fameux CETA, et à son application provisoire avant ratification, comme nous l’a indiqué le secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, mais il y a des contestations en France et en Europe, notamment en Belgique, comme on l’a vu tout récemment. Or le retour d’un discours protectionniste à tous crins n’est pas une bonne nouvelle pour l’emploi et pour la croissance. Les exportations en dehors de l’Union européenne soutiennent aujourd’hui près d’un emploi sur sept en Europe et sont un moteur de la croissance.

L’objectif des négociations commerciales reste pertinent. Il s’agit de définir conjointement les règles et les standards, afin de consolider nos atouts. Il faut resserrer les liens avec nos principaux alliés hors d’Europe, au bénéfice de nos entreprises, face à la montée en puissance des pays asiatiques, notamment la Chine. Ce rapprochement est d’ordre économique, mais il comporte aussi une dimension géostratégique.

Le déséquilibre des négociations et la mauvaise volonté de la partie américaine ont rendu le blocage sur le traité transatlantique difficilement évitable. Aucune avancée ne peut aujourd’hui être espérée à quelques semaines de l’élection présidentielle américaine.

Sachons néanmoins faire preuve de discernement et n’adressons pas à l’accord avec le Canada des reproches qu’il ne mérite pas. Au contraire, les avancées contenues dans le CETA, par exemple en matière de règlement des différends, pourraient servir pour rebondir dans la négociation avec les États-Unis, à supposer que la nouvelle administration américaine ait la volonté d’aboutir.

Par ailleurs, si l’Europe doit défendre le développement des échanges, lequel fait partie de son pacte fondateur, elle ne doit pas pour autant pécher par excès de naïveté. Les citoyens européens attendent une Europe offensive, protectrice, défendant leurs intérêts, sachant aboutir à des accords équilibrés et usant d’instruments de défense commerciale, comme le font sans remords la Chine, l’Inde ou les États-Unis.

À ce propos, monsieur le secrétaire d’État, pourriez-vous nous préciser la position du Gouvernement, sur deux sujets d’inquiétude ? L’un a été évoqué de manière tout à fait judicieuse par André Gattolin.

L’Union européenne accordera-t-elle à la Chine le statut d’économie de marché au sens de l’Organisation mondiale du commerce, au risque de réduire fortement les possibilités d’appliquer à ce pays des droits anti-dumping ?

Par ailleurs, comme on l’a vu récemment, des amendes colossales sont infligées à des entreprises européennes, au nom de l’extraterritorialité des lois américaines. Une riposte juridique doit aujourd’hui être envisagée à l’échelon européen. Quelle action menez-vous en ce sens, monsieur le secrétaire d’État ?

Les problèmes que l’Europe doit résoudre sont nombreux. Les doutes des Européens menacent son existence même. À vous, monsieur le secrétaire d’État, de faire en sorte que ce Conseil européen ne soit pas inutile et qu’il permette de tracer pour chacun de nous et pour notre pays un avenir rassurant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, de l'UDI-UC et du RDSE.)