M. le président. La parole est à M. Jean-Louis Tourenne, sur l'article.

M. Jean-Louis Tourenne. Monsieur le président, je ne saurais mieux m’exprimer que les orateurs du groupe socialiste et républicain qui m’ont précédé. Je passe mon tour et laisserai à Catherine Génisson le soin d’exposer la position de notre groupe dans cette triste affaire.

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, sur l'article.

Mme Laurence Cohen. Le compte personnel de prévention de la pénibilité, auquel nous n’étions pas particulièrement favorables, comme l’a rappelé Dominique Watrin, est certes un dispositif difficile à mettre en œuvre, mais il avait le grand mérite de reconnaître la pénibilité de certains travaux et de certains secteurs d’activité et ouvrait ainsi la voie à la responsabilité sociale de l’entreprise. Surtout, il visait à permettre aux salariés d’arriver à la retraite en bonne santé.

Les simplifications annoncées par le Premier ministre pour satisfaire à la demande du patronat vont à l’encontre de ces objectifs, tant dans l’esprit que dans le financement. Elles nuiront, à mon sens, à la bonne performance de l’entreprise.

Ainsi, le projet de loi prévoit d’autoriser le départ à la retraite anticipée des seuls salariés qui auront développé une maladie professionnelle et pour lesquels un taux d’invalidité de 10 % au moins aura été reconnu. Quid de celles et de ceux dont les symptômes apparaissent après leur départ de l’entreprise, comme cela est fréquent dans le secteur de la chimie, pour l’exposition à l’amiante notamment ?

Je rappelle que l’espérance de vie en bonne santé des salariés effectuant des travaux pénibles est plus faible que celle des cadres. Ils ne pourraient partir plus tôt que s’ils sont déjà malades : c’est vraiment inacceptable, tout comme le transfert du financement à la branche AT-MP, qui n’a d’autre motif et n’aura d’autre effet que de déresponsabiliser les employeurs et d’alléger leurs obligations en matière de prévention, plus encore avec la réduction des moyens du CHSCT ou sa dilution dans la délégation unique du personnel, car l’on ne peut pas croire que cela se fera à moyens constants.

Nous sommes loin du plan « santé au travail », qui tend à agir contre les risques professionnels prioritaires et à favoriser la prévention, en tant que levier de la performance des entreprises. Il s’agit d’un retour en arrière inquiétant pour la santé des travailleurs, substituant une logique de réparation à la logique de prévention.

Pourtant, lorsqu’on voit les efforts du patronat pour s’exonérer de toute obligation en matière de protection des salariés, de contentieux et de recours en justice, on est en droit de s’interroger : de quel niveau de compensation ces salariés pourront-ils bénéficier ? Malheureusement, cet article n’apporte aucune réponse.

M. le président. La parole est à Mme Stéphanie Riocreux, sur l’article.

Mme Stéphanie Riocreux. Madame la ministre, je me fais le relais de notre collègue Anne Émery-Dumas, qui a dû nous quitter et qui souhaitait intervenir sur l’article 5, plus particulièrement sur l’alinéa 3 de celui-ci.

Comme l’indique à juste titre l’étude d’impact, en matière de détachement des travailleurs, le contexte est celui d’une augmentation constante du nombre de déclarations de prestations de services réalisées par des entreprises étrangères et des travailleurs détachés.

Nous avons pu constater que la priorité donnée à la lutte contre les fraudes au détachement, avec les moyens offerts tant par les dispositions de la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques et de la loi « travail » que par le dispositif opérationnel mis en place au niveau de l’inspection du travail, a permis l’augmentation sensible du nombre des déclarations. C’est donc un dispositif qui fonctionne bien et donne des résultats en matière de lutte contre le travail illégal et la fraude au détachement.

En matière d’encadrement du travail détaché, dont personne ne remet en question le principe, une avancée de la réglementation européenne est nécessaire. Nous nous félicitons que le Président de la République ait donné une impulsion forte à cet égard dès sa première rencontre avec nos partenaires européens.

C’est pourquoi, madame la ministre, la rédaction de l’alinéa 3 nous avait laissés quelque peu perplexes. Même si nous avons bien noté que le Gouvernement a déposé un amendement tendant à expliciter les choses, je souhaiterais que vous nous précisiez la nature des assouplissements que vous envisagez et quels seraient les prestataires frontaliers particulièrement concernés par le dispositif de cet alinéa 3.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Génisson, sur l’article.

Mme Catherine Génisson. C’est la loi Fillon sur les retraites qui, pour la première fois, a introduit dans notre législation la notion de pénibilité. À gauche de l’hémicycle, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, nous nous étions alors opposés à la philosophie sous-tendant cette reconnaissance de la pénibilité, dans la mesure où il s’agissait de reconnaître une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle.

Nous sommes revenus sur la notion de pénibilité à l’occasion de l’examen de la loi de réforme des retraites de 2013, dont la philosophie était tout autre, puisqu’elle reconnaissait une différence d’espérance de vie – en particulier d’espérance de vie en bonne santé – entre cadres et ouvriers, ainsi que la nécessité fondamentale de prévenir les risques professionnels.

Comme l’a rappelé M. Watrin, le dispositif permettait la reconnaissance de la pénibilité par le biais d’un système de points, le maximum étant 100, et ouvrait trois possibilités aux salariés concernés : accéder à des formations en vue d’exercer un autre métier, moins pénible, travailler à temps partiel, partir à la retraite plus tôt.

Ce qui nous est proposé aujourd’hui nous laisse très perplexes et crée un doute très profond. M. le Président de la République a associé la notion de douleur, de souffrance, à celle de pénibilité. Bien sûr, il existe des métiers pénibles et des façons pénibles d’exercer un métier. Pour ne prendre que l’exemple du secteur sanitaire, le métier d’aide-soignant est pénible, d’autant plus qu’il est exercé par postes et souvent de nuit. Pour autant, la très grande majorité des hommes et –principalement – des femmes qui exercent ce métier le font avec plaisir. Personnellement, j’ai beaucoup travaillé la nuit et je ne suis pas pour autant, que je sache, une mater dolorosa ! Il est donc difficile de parler de douleur. En revanche, il est important de reconnaître la pénibilité de l’exercice de ce métier et de donner la priorité à la prévention.

Ce qui introduit un doute profond dans notre esprit, c’est que le présent projet de loi revient sur quatre des dix critères fixés par la loi que nous avions votée. On en revient à la logique de réparation en cas de maladie professionnelle déclarée de la loi Fillon. C’est inacceptable !

Nous comprenons que la prise en compte de ces quatre critères pose des difficultés, mais la solution proposée ne nous convient pas, d’autant que le nouveau dispositif sera financé par la branche AT-MP, ce qui conforte cette logique de réparation.

M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue !

Mme Catherine Génisson. Certes, la branche AT-MP est financée par des cotisations patronales, mais il faudrait vraiment que cette disposition ne soit que temporaire, car elle est inacceptable !

M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing, sur l’article.

M. Daniel Chasseing. L’article 5 est très important. Son dispositif est très attendu par les entreprises, qui sont pour l’heure dans l’incapacité d’appliquer les critères de pénibilité.

Les salariés exposés au travail pénible doivent bénéficier de garanties, notamment en matière de départ à la retraite anticipée. Toutefois, il faut que les entreprises puissent appliquer les règles de mesure de la pénibilité ; or certaines d’entre elles sont totalement inapplicables par les TPE-PME.

Bien sûr, il ne faut pas abroger ce compte pénibilité, mais le simplifier et le rendre applicable. Les critères relatifs au travail en milieu hyperbare, de nuit, répétitif, en équipes successives, par alternance, avec exposition aux bruits, à des températures extrêmes sont clairement applicables. En revanche, il faut simplifier, quantifier et préciser les critères en matière de postures pénibles, d’exposition aux vibrations mécaniques, de manutention de charges lourdes, de risques chimiques ; ils sont inapplicables en l’état par les entreprises.

Aux termes de l’alinéa 2, la prévention de la pénibilité sera prise en compte dans le cadre d’accords collectifs, ainsi que les modalités de déclaration et de compensation par les entreprises.

Je le répète, cet article est très important, car il permettra aux entreprises d’appliquer la loi, au profit des travailleurs.

M. le président. La parole est à M. Didier Guillaume, sur l'article.

M. Didier Guillaume. Le compte pénibilité est une grande avancée mise en place par la précédente majorité. Certains ont tendance à rejeter ce qui a été fait, mais, en ce qui me concerne, je suis fier d’avoir soutenu la loi El Khomri que le compte pénibilité y ait été intégré.

Votre texte, madame la ministre, conserve six critères de pénibilité, ce qui nous convient, et en supprime quatre. Certes, ces derniers, tout le monde le sait, étaient inapplicables, aussi bien pour les entreprises que pour les salariés. Cependant, comme vient de le dire Mme Génisson, ce que vous proposez ne nous convient pas totalement. J’ai conscience qu’il peut s’agir d’une solution transitoire, mais il faudra chercher comment améliorer le dispositif pour ces quatre critères. La réparation ne doit pas être la seule dimension de la prise en compte de la pénibilité. Il faut tenir compte en amont de ce que vivent réellement les femmes et les hommes exposés à ces quatre critères.

Toutefois, je comprends que vous ayez voulu écarter ces quatre critères, dont chacun reconnaît qu’ils étaient inapplicables. Il ne sert à rien de s’enfermer dans une posture dogmatique. En revanche, à un moment ou à un autre, il faudra aller plus loin pour redonner une portée concrète ces critères, au bénéfice des salariés, dans une logique de prévention et non de réparation.

M. le président. La parole est à M. Martial Bourquin, sur l'article.

M. Martial Bourquin. Le CHSCT est le meilleur endroit pour faire de la prévention. Dans Le Monde, voilà quelques jours, le fondateur de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante, M. Desriaux, déclarait que la suppression des critères de la manutention lourde, des postures pénibles, de l’exposition aux vibrations mécaniques et, surtout, aux agents chimiques, constituait un recul terrible. Rappelons que 2,5 millions de salariés sont exposés à une substance cancérigène.

La prévention est essentielle, mais il faudra aussi réparer, parce que des salariés sont devenus handicapés du fait de leur exposition à des facteurs de pénibilité. Ils devront donc pouvoir partir à la retraite plus tôt. Si nous supprimons les quatre critères en question, on va inévitablement laisser des milliers de personnes sur le bord de la route.

En rédigeant les ordonnances, madame la ministre, vous ne pourrez pas aller au bout de votre projet. M. Macron a tort : la pénibilité existe. Dans ma mairie, j’ai supprimé les brosses électriques, parce que leurs utilisateurs avaient de graves problèmes à l’épaule ; certains ont dû être opérés. Les carreleurs qui ont les genoux cassés à la cinquantaine peuvent eux aussi témoigner que la pénibilité, cela existe !

Faites attention, madame la ministre ! Tout à l’heure, nous avons évoqué la facilitation des licenciements. Un simple formulaire CERFA suffira. En revanche, pour saisir les prud’hommes, il faudra remplir un document de sept pages ! Et maintenant, le compte pénibilité : où cela va-t-il nous mener ? Les salariés les plus humbles vont encore une fois « déguster »…

Madame la ministre, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Conservez le compte pénibilité ! C’est l’honneur de l’Assemblée nationale et du Sénat de l’avoir mis en place. Peut-être faut-il le simplifier, mais gardons-le, avec l’ensemble des critères, car ils concernent des personnes devenues handicapées du fait de conditions de travail difficiles. (MM. Jean-Yves Leconte et Jean-Louis Tourenne applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. David Assouline, sur l’article.

M. David Assouline. On tire prétexte du fait que quatre critères difficilement applicables pour remettre en cause une logique. Mais c’est la logique qui importe le plus ! Le reste, on peut le régler, le préciser par la concertation.

Qui a demandé le retrait de ces quatre critères ? Des salariés ou des syndicats de salariés ? Non ! Cette demande émane encore du patronat.

Comme Catherine Génisson l’a parfaitement résumé, on ne peut pas, au motif que le dispositif est difficile à appliquer, changer la logique qui le sous-tend. Celle-ci revêt une importance fondamentale pour les travailleurs. L’objectif du compte de prévention de la pénibilité mis en place sous la gauche, qui rompt avec la logique d’individualisation et de réparation précédemment en vigueur, est qu’ils puissent vivre en bonne santé le plus longtemps possible. Dans cette perspective, la prévention est essentielle : il faut permettre aux salariés concernés de partir plus tôt à la retraite, de changer de métier…

Par conséquent, madame la ministre, voyez comment rendre ces quatre critères applicables, plutôt que de préconiser un changement complet de logique qui reviendrait sur un progrès ayant permis de rompre avec une situation absolument insupportable.

M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques.

L'amendement n° 58 est présenté par M. Watrin, Mmes Cohen, David, Assassi et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.

L'amendement n° 216 rectifié ter est présenté par MM. Assouline et Durain, Mme Jourda, MM. Labazée et Cabanel, Mmes Monier et Blondin, MM. M. Bourquin et Montaugé et Mme Lepage.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Supprimer cet article.

La parole est à M. Thierry Foucaud, pour présenter l’amendement n° 58.

M. Thierry Foucaud. Les interventions de MM. Watrin, Courteau, Desessard et Bourquin et de Mme Génisson valent défense de cet amendement.

M. Jean Desessard. Bonne intervention, mon cher collègue ! (Sourires.)

M. Thierry Foucaud. En revanche, je ne partage pas du tout la position de M. Guillaume. Vanter la loi El Khomri, c’est faire fi de l’opinion des millions de salariés qui ont tranché en exprimant leur opposition à cette loi. Le projet de Mme la ministre amplifie encore le dispositif de la loi El Khomri.

Le Président de la République a déclaré vouloir supprimer le terme de pénibilité, car « le travail n’est pas une souffrance », mais pense-t-il sérieusement qu’en supprimant le mot il supprimera la réalité ? Nier la souffrance au travail et les conséquences de cette dernière sur la santé n’est franchement pas acceptable. Faut-il rappeler encore une fois que l’espérance de vie d’un ouvrier est en moyenne de près de sept ans inférieure à celle d’un cadre ? Quand on invoque la mondialisation et la compétitivité, cela implique que les salariés, y compris le maçon qui manie chaque jour plusieurs tonnes d’agglos ou le travailleur de la chimie qui ne bénéficie pas toujours des protections appropriées, doivent travailler un peu plus vite.

J’espère que vous entendrez ces arguments, madame la ministre, d’autant qu’ils émanent de diverses travées de notre assemblée.

M. le président. La parole est à M. David Assouline, pour présenter l’amendement n° 216 rectifié ter.

M. David Assouline. Cet amendement de suppression vise à remédier à une incohérence du Gouvernement. En effet, dans son discours de politique générale, le Premier ministre avait fait de la prévention une dimension phare du futur plan santé, or il nous est proposé ici d’en supprimer le principal outil.

Un récent rapport soulignait que les inégalités de santé se formaient principalement dans le monde professionnel. Plus précisément, ces inégalités sont principalement déterminées par « des expositions aux agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, des expositions à des facteurs de pénibilité – contraintes physiques marquées, environnement agressif, rythmes de travail contraints – et expositions à des facteurs de risque psychosociaux ».

Selon ce même rapport, en 2010, plus de 8 millions de salariés français, soit près de 40 % du total, étaient exposés à au moins un facteur de pénibilité, et 12 % à au moins un agent cancérogène.

Comme certains de mes collègues l’ont déjà dit, cet article marque le passage d’un système de prévention à un système de réparation. Cela pose notamment la question des effets qui se manifesteront après le départ à la retraite et qui, de ce fait, ne seront plus pris en compte. On ne peut pas ne pas évoquer l’exemple de l’amiante, qui illustre l’impossible réparation de maladies professionnelles qui se déclarent après le départ à la retraite.

Certes, vous avez raison de dire que, en principe, les entreprises ont un intérêt au moins économique à miser sur la prévention et à prendre soin des salariés. Le problème, c’est que cette logique, ou ce bon sens, n’est pas partagée par tous les chefs d’entreprise. Certains sont court-termistes et ne voient pas que, à moyen et long termes, la question de la prévention et de la santé est essentielle non seulement pour les salariés, mais aussi pour les performances économiques de leur entreprise.

Il ne faut pas que, sous couvert de lutter contre la bureaucratie, le dispositif des ordonnances désavantage les salariés. Nous attendons des réponses sur cette question sensible, madame la ministre.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Alain Milon, rapporteur. La commission a émis un avis défavorable.

M. David Assouline. Voilà un argument…

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Muriel Pénicaud, ministre. Il s’agit d’un sujet de fond extrêmement important.

Quelle situation avons-nous trouvée lorsque nous sommes arrivés aux affaires, voilà deux mois ? Le compte pénibilité répondait à un principe juste, mais inapplicable pour partie.

Un principe juste, parce que certaines situations de vie professionnelle créent de véritables difficultés et ont des conséquences sur la santé des salariés et leur espérance de vie. C’est un constat entièrement partagé aujourd’hui, reconnu, objectivé. Permettre à ces salariés de partir à la retraite à taux plein deux ans plus tôt nous paraît répondre à un principe de justice sociale qu’il faut absolument conserver. Il n’y a donc pas de débat sur le principe.

Simplement, nous avons constaté que, pour quatre facteurs de pénibilité – manutention de charges lourdes, postures pénibles, exposition aux vibrations mécaniques ou à des agents chimiques dangereux –, dont les déclarations devaient être faites avant le mois d’octobre 2017, les petites entreprises étaient dans l’incapacité de remplir leurs obligations. Seulement 13 branches sur 750 étaient parvenues à établir des référentiels – dans les autres, les entreprises étaient donc laissées seules face au problème –, et 700 000 déclarations avaient été faites, sur 3 millions attendues. Les entreprises allaient se trouver en défaut sans pour autant que les droits des salariés soient protégés, ces derniers n’étant pas déclarés. Se posait donc potentiellement un énorme problème d’accès au droit.

Les différents critères relèvent de modes d’analyse très divers. Le travail de nuit, le travail en équipes successives, le travail répétitif, le travail en milieu hyperbare sont déjà connus, répertoriés, documentés ; pour ces critères, il n’y a donc aucune difficulté, même une petite entreprise est en mesure de remplir ses obligations déclaratives. En ce qui concerne le bruit et la température extérieure extrême, la mise en application nous a paru également tout à fait réalisable.

Par conséquent, pour ces six premiers critères, nous avons considéré que les modalités d’application prévues étaient tout à fait réalistes et devaient donc être mises en œuvre dans le cadre du C3P tel qu’il a été conçu.

En revanche, en l’absence de dispositif approprié, la prise en compte des trois critères ergonomiques – je reviendrai après sur l’exposition aux agents chimiques, qui est un autre sujet –, que sont la manutention lourde, les postures pénibles et l’exposition aux vibrations mécaniques, a provoqué une véritable angoisse dans les toutes petites entreprises, essentiellement chez les agriculteurs et les artisans, qui ne peuvent pas être tous les jours derrière leurs salariés pour mesurer leur exposition à ces facteurs de pénibilité. Ubu se transformait en personnage de Kafka ! On risquait donc de se trouver face à un immense constant de carence. Les entreprises auraient été en faute et les salariés n’auraient pu accéder à leurs droits.

La responsabilité conjointe de l’exécutif et du législateur est d’élaborer des dispositifs justes, mais aussi applicables. Un droit non exerçable, non applicable, n’est pas un vrai droit.

Pourquoi avons-nous choisi pour véhicule ce projet de loi d’habilitation ? Parce que l’échéance était en octobre. Nous ne pouvions pas prendre un ou deux ans pour réfléchir, sauf à courir le risque d’un blocage complet.

Comme je l’ai indiqué au comité d’orientation des conditions de travail la semaine dernière, nous avons choisi de conserver les dix critères, contrairement à ce que j’ai pu entendre dire et à ce que certains auraient souhaité, car nous considérons qu’ils sont justes. Les six premiers critères s’inscriront dans le dispositif du C3P, avec le système de comptage de points. S’agissant des quatre derniers, nous proposons que les salariés qui y ont été exposés puissent partir à la retraite immédiatement après un examen médical conduit dans des conditions à définir, si leur taux d’incapacité est d’au moins 10 %.

Tout système présente des avantages et des inconvénients, et je ne prétends pas que le nôtre est parfait, mais je pense que c’est le plus juste qui soit applicable en l’état actuel des choses. Grâce à lui, environ 10 000 personnes pourront partir en retraite anticipée à taux plein dès l’année prochaine. Avec le système de points, cette génération n’aurait pas pu en profiter. En effet, sauf pour ceux nés avant 1955 et qui avaient une bonification, il fallait attendre dix ans, soit 2027, en cas d’exposition à plusieurs facteurs, et vingt ans, soit 2037, en cas d’exposition à un seul facteur.

Oui, ce dispositif repose davantage sur la réparation que sur la prévention, mais il est applicable et juste : il va permettre à des personnes ayant subi des conditions de travail difficiles de partir à la retraite dès l’année prochaine.

Concernant la prévention, il s’agit en effet d’un sujet essentiel. La prévention sera toujours préférable, mais elle ne peut pas marcher à 100 %, donc il faut toujours prévoir un volet réparation.

En matière de prévention, nous entendons agir sur trois leviers.

En premier lieu, la prévention de la pénibilité relèvera expressément de la responsabilité des branches. Ce sera inscrit en toutes les lettres dans les ordonnances. En effet, les spécificités des métiers et des secteurs sont extrêmement importantes à cet égard. Les facteurs de pénibilité les plus fréquents ne sont pas les mêmes d’une branche à l’autre.

En deuxième lieu, la semaine dernière, nous sommes convenus, avec le comité d’orientation des conditions de travail, que la prévention primaire était prioritaire dans le cadre du troisième plan « santé au travail ». Nous allons suivre ce point de près avec les partenaires sociaux.

En troisième lieu, le financement sera assuré par la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la sécurité sociale. Comme elle est financée par les cotisations des employeurs, ceux-ci sont incités à être attentifs à la prévention de la pénibilité pour éviter que trop de gens ne partent à la retraite de façon anticipée, ce qui aboutirait à alourdir les cotisations.

La philosophie générale est donc la suivante : la prévention sera toujours préférable, mais un droit non applicable ne constitue pas un progrès pour les salariés. Nous verrons comment progresser sur ces sujets à l’avenir.

En ce qui concerne l’exposition aux agents chimiques, il s’agit bien d’un critère spécifique, car il y a des effets différés à plus long terme. Aujourd’hui, la réglementation et les accords de branche prévoient beaucoup d’éléments importants, en matière tant de prévention que de réparation. Nous voulons que les branches continuent à jouer ce rôle, mais j’ai tout de même demandé à des experts de vérifier que ce qui est en place est suffisant et pertinent au regard de l’esprit de prévention que nous souhaitons privilégier. C’est un sujet sur lequel et les branches de la chimie et le COCT vont continuer à travailler, même si on a déjà beaucoup progressé. La science fait des découvertes tous les jours, et il faut donc rester en alerte.

J’ai été un peu longue, mais je voulais vraiment préciser ces points, afin que vous ayez l’assurance que nous partageons complètement l’idée que, pour les salariés ayant eu une vie professionnelle pénible, partir à la retraite à taux plein deux ans plus tôt est un élément de justice sociale. Cependant, un droit qui n’est pas applicable ne profite à personne, et il est donc de notre responsabilité de faire en sorte que le principe puisse trouver une application. On peut se réjouir que ce texte permette à 10 000 personnes de prendre une retraite anticipée dès l’année prochaine. Certes, il ne s’agit que de réparation, mais la réparation, c’est aussi une mesure de justice.

Notre système n’est peut-être pas parfait, mais je demande le retrait de ces amendements de suppression, afin de permettre un progrès immédiat pour un certain nombre de personnes et de rendre applicable un principe juste que vous avez adopté.

M. le président. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.

M. David Assouline. Je vous remercie de ces explications détaillées, dont je prends acte. Que 10 000 personnes puissent partir tout de suite à la retraite constitue en effet un progrès, mais cela ne peut pas servir d’argument pour remettre en cause le principe des quatre derniers critères. La logique de prévention doit continuer à prévaloir.

On peine à déterminer comment appliquer ces quatre critères. Vous avez raison de dire, madame la ministre, qu’un droit inapplicable n’est que formel, mais il revient alors au législateur d’y remédier, plutôt de remettre en cause ce droit.

M. Philippe Dallier. Vous l’avez déjà dit !

M. David Assouline. Madame la ministre, vous avez cité l’exemple des agriculteurs, mais je pourrais vous citer des métiers pour lesquels le système est parfaitement applicable. Le travailleur qui utilise un marteau-piqueur, pour ne prendre que cet exemple, est clairement exposé à un facteur de pénibilité.

Personne ne nie ici qu’un problème d’applicabilité se pose pour quatre critères. Il faut donner du temps aux partenaires sociaux – l’ordonnance peut le permettre – pour qu’ils précisent les choses, en leur fixant une obligation de résultat.

Je salue le progrès que constitue la mesure de réparation permettant à certaines personnes de partir à la retraite dès l’année prochaine, mais les difficultés d’application constatées ne doivent pas conduire à substituer à la logique de prévention une logique de réparation pour quatre critères, avec le risque que, demain, cette dernière soit étendue aux autres critères.