M. Fabien Gay. En matière de protection du secret des affaires, nous ne pourrons parvenir à un certain équilibre que lorsque les droits des plaignants seront en parfaite symétrie avec ceux des prétendus auteurs d’infraction.

À la lecture des dispositions de la proposition de loi, nous sommes assez loin de cet équilibre, et tout se passe, à bien y regarder, comme si le secret des affaires devait primer toute autre considération, les libertés les plus fondamentales étant reléguées au rang d’exceptions à la règle et à cette primauté.

Pourtant, il est évidemment une autre arme dans l’arsenal de bien des parties plaignantes, celle de la capacité de riposte, de la puissance économique, de la connaissance des procédures juridiques et de leurs arcanes. Lorsque le contentieux oppose deux entreprises l’une à l’autre, il peut connaître maints développements et durer quelques années.

Lorsque, en revanche, il oppose une entreprise transnationale à un particulier qui aurait eu l’étrange idée de jouer d’un algorithme sur les marchés de produits financiers dérivés ou de se rendre dépositaire d’une liste de clients privilégiés disposant d’un compte domicilié, par exemple, dans une localité helvétique accueillante, les données sont évidemment différentes ; l’une des parties dispose de moyens dont l’autre est en général fort dépourvue.

Il est d’ailleurs parfois assez facile de faire durer le plaisir pour que la partie adverse s’épuise en vaines procédures, en réaction à des pressions plus ou moins amicales, à des mouvements de personnel ou à des responsabilités destinées à créer du malaise.

Si tant est que les salariés, lanceurs d’alerte ou non, aient raison, nous sommes pour empêcher tout ce qui pourrait, au fil de l’instruction et jusqu’au verdict final, constituer un obstacle ou une entrave à la manifestation de la vérité. Il s’agit donc de pénaliser l’ensemble des actes caractérisant ce comportement.

M. le président. L’amendement n° 44 rectifié, présenté par MM. J. Bigot, Leconte et Kanner, Mme de la Gontrie, MM. Durain, Sueur, Assouline et Courteau, Mmes Taillé-Polian, Lienemann, S. Robert et les membres du groupe socialiste et républicain, est ainsi libellé :

Alinéas 72 à 74

Remplacer ces alinéas par quatre alinéas ainsi rédigés :

« Section 4

« Des sanctions en cas de procédure dilatoire ou abusive

« Art. L. 152-6. – Toute personne physique ou morale qui agit de manière dilatoire ou abusive sur le fondement du présent chapitre peut être condamnée au paiement d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts. En l’absence de demande de dommages et intérêts, le montant de l’amende civile ne peut excéder 60 000 euros pour les personnes physiques et 5 % du chiffre d’affaires hors taxes pour les personnes morales.

« L’amende civile peut être prononcée sans préjudice de l’octroi de dommages et intérêts à la partie victime de la procédure dilatoire ou abusive.

La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Cet amendement tend à rétablir le régime autonome d’amende civile prévu par le texte de l’Assemblée nationale et destiné à protéger les journalistes, les organes de presse et les lanceurs d’alerte contre les procédures abusives et contre les demandes disproportionnées de dommages et intérêts. Il s’agit ainsi d’empêcher de dissuader les organes de presse d’user de la liberté, je dirais même du devoir, d’informer.

La suppression de ce dispositif par le rapporteur de la commission des lois du Sénat, outre qu’elle contribue à déséquilibrer encore un peu plus l’économie générale du texte, ne nous paraît pas justifiée en droit.

Ainsi, le rapporteur invoque une décision QPC du 27 octobre 2017, dans laquelle le Conseil constitutionnel a censuré une amende destinée à sanctionner un manquement à une obligation de déclaration.

Toutefois, l’analogie ne nous semble pas recevable.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Mais si, elle l’est tout à fait !

M. Jean-Yves Leconte. D’une part, dans la décision citée par le rapporteur, la fixation du montant de l’amende s’opère en proportion de la valeur de contrats non déclarés, alors que, dans la proposition de loi que nous examinons, la fixation du montant s’opérerait en proportion du montant des dommages et intérêts décidés par le juge.

D’autre part, le régime d’amende civile institué par l’Assemblée nationale, et que nous proposons de rétablir, est plafonné, ce qui n’était pas le cas du dispositif censuré par le Conseil constitutionnel.

L’argument tiré du non-respect du principe de proportionnalité de la peine ne nous paraît donc pas fondé. En réalité, nos collègues l’ont dit, au-delà de l’enjeu juridique, c’est la réalité même des procédures abusives, des « procédures bâillons », qui semble remise en cause par le rapporteur. Or la multiplication des procès contre les journalistes ou contre les organes de presse est bien réelle, et elle appelle une réponse, des moyens juridiques.

En tant que législateur, nous ne pouvons rester passifs face aux menaces portées contre la liberté d’informer, d’enquêter et de révéler. Le Sénat, qui a toujours défendu, législature après législature, majorité après majorité, les libertés individuelles, ne saurait déroger, ce soir, à cette tradition.

M. le président. L’amendement n° 54, présenté par M. Mohamed Soilihi et les membres du groupe La République En Marche, est ainsi libellé :

Alinéas 72 à 74

Remplacer ces alinéas par quatre alinéas ainsi rédigés :

« Section 4

« Des sanctions en cas de procédure dilatoire ou abusive

« Art. L. 152-6. – Toute personne physique ou morale qui agit de manière dilatoire ou abusive sur le fondement du présent chapitre peut être condamnée au paiement d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts. En l’absence de demande de dommages et intérêts, le montant de l’amende civile ne peut excéder 60 000 €.

« L’amende civile peut être prononcée sans préjudice de l’octroi de dommages et intérêts à la partie victime de la procédure dilatoire ou abusive.

La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi. Cet amendement tend à rétablir l’amende civile plafonnée à 60 000 euros initialement prévue par le texte adopté par l’Assemblée nationale.

Il s’agit de lutter contre les « procédures bâillons », qui tendent à déstabiliser les journalistes et les lanceurs d’alerte par la multiplication de recours abusifs ou dilatoires. L’amendement vise à plafonner l’amende civile, ce qui permet au mécanisme d’échapper au grief d’inconstitutionnalité.

Ce dispositif nous semble essentiel pour assurer un juste équilibre entre la protection du secret des affaires et le respect de la liberté d’expression. C’est pourquoi nous demandons son rétablissement.

M. le président. L’amendement n° 73 rectifié, présenté par MM. Labbé, Arnell et Artano, Mme M. Carrère, MM. Corbisez et Dantec, Mme Costes, M. Gold et Mme Laborde, est ainsi libellé :

Alinéa 74

Rétablir l’article L. 152-6 dans la rédaction suivante :

« Art. L. 152-6. – En cas d’action du détenteur licite d’un secret au-delà du délai de prescription ou lorsqu’il est découvert ultérieurement que les informations ne sont finalement pas couvertes par le secret des affaires ou lorsqu’il est découvert ultérieurement que les menaces d’obtention, d’utilisation ou de divulgation ne sont pas avérées, la juridiction peut octroyer des dommages et intérêts la partie lésée en réparation du préjudice causé.

« Toute personne physique ou morale qui agit de manière dilatoire ou abusive sur le fondement du présent chapitre peut être condamnée au paiement d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 30 % du montant de la demande de dommages et intérêts. En l’absence de demande de dommages et intérêts, le montant de l’amende civile ne peut excéder 60 000 € pour les personnes physiques et 10 millions d’euros pour les personnes morales.

« L’amende civile peut être prononcée sans préjudice de l’octroi de dommages et intérêts à la partie victime de la procédure dilatoire ou abusive.

La parole est à M. Joël Labbé.

M. Joël Labbé. Monsieur le président, vous avez tout à l’heure proposé d’« ouvrir la nuit ». C’est la première fois que j’entendais cette expression. Nos débats, admettons-le, sont un peu mornes ; ils manquent de poésie, mais ce n’est pas le cas de votre expression, qui me plaît beaucoup ! (Sourires.)

Derrière ce débat, il y a la liberté de la presse et celle des lanceurs d’alerte. Dieu sait que l’on a besoin, dans la société actuelle – si l’on continue ainsi, on va droit dans le mur –, de lanceurs d’alerte et de journalistes d’investigation ! Il faut donc les défendre.

Le présent amendement vise donc à rétablir le dispositif de sanction prévu en cas de procédure dilatoire ou abusive et supprimé par la commission des lois, tout en le complétant pour en améliorer l’efficacité et mieux transposer la directive. L’amendement tend à reprendre les obligations prévues dans la directive, car la proposition initiale relative aux procédures abusives était incomplète.

Par ailleurs, l’amendement a pour objet de modifier le plafond proposé par le texte initial pour l’amende civile, car celle-ci doit être suffisamment dissuasive pour éviter les poursuites abusives, attentatoires à la liberté d’expression et à l’intérêt général. La somme prévue de 60 000 euros est en effet dérisoire pour une grande entreprise.

Mes chers collègues, il convient de lutter contre les « procès bâillons » intentés pour contrarier la liberté d’expression des ONG, des journalistes et des lanceurs d’alerte, au moyen d’une sanction réellement dissuasive.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Les amendements nos 18, 20, 19, 44, 54 et 73 rectifié – on dirait les numéros du loto ! (Sourires.) – ont le même objectif, lequel est contraire, vous le savez, à la position de votre commission des lois, qui a supprimé l’amende civile. Je ferai donc une réponse groupée, et vous m’excuserez, je l’espère, si je ne réponds pas précisément à chacun d’entre vous.

Mme Dominique Estrosi Sassone. Au contraire, c’est très bien !

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Toutefois, ma réponse sera suffisamment longue pour couvrir l’ensemble du sujet, qui est d’importance.

Ces amendements visent tous à rétablir, avec des variantes, notamment sur les montants – il faut reconnaître le talent et l’inventivité de chacun –, le mécanisme d’amende civile imaginé par l’Assemblée nationale pour sanctionner les procédures engagées abusivement par une entreprise au titre d’une violation alléguée du secret des affaires. J’observe toutefois que le Gouvernement n’a pas présenté un tel amendement.

La commission a supprimé ce mécanisme, avec une double argumentation.

D’une part, il existe aujourd’hui, dans le code de procédure civile, une amende civile de 10 000 euros pour procédure abusive. Je l’ai vérifié lors des auditions, cette amende n’est quasiment jamais prononcée, ni par les juges civils ni par les juges consulaires. Au nom du droit d’agir en justice, la Cour de cassation est effectivement très regardante sur un tel dispositif, et les juges répugnent donc beaucoup à l’utiliser, dans son principe même, sauf si l’abus est vraiment caractérisé et flagrant.

Dans ces conditions, il n’y a pas de raison qu’un nouveau dispositif soit davantage appliqué, quel que soit le montant prévu, surtout quand celui-ci est exorbitant au regard de l’amende existante de 10 000 euros ou quand il représente 20 % des dommages et intérêts demandés – on semble l’oublier dans nos débats, mais 20 % de 100 millions d’euros, ce n’est vraiment pas négligeable… Réintroduire ce mécanisme ne nous procurerait donc qu’une satisfaction symbolique ; je sais que l’on est ici dans le symbole – beaucoup l’ont affirmé ce soir –, mais on est aussi dans le concret.

Au surplus, les montants prévus par l’Assemblée nationale ne dissuaderaient pas une grande entreprise souhaitant agir quoi qu’il arrive, y compris en étant de mauvaise foi – 60 000 euros, pour une telle entreprise, ce n’est pas dissuasif.

D’autre part, ces amendements posent, à des degrés divers, un problème de nature constitutionnelle relatif au droit au recours et au principe de proportionnalité des peines. Pour ce qui concerne le droit au recours, la probabilité d’une telle sanction peut dissuader une petite entreprise d’agir.

Néanmoins, la fragilité constitutionnelle du dispositif porte surtout sur le principe de proportionnalité des peines. Le montant de 60 000 euros peut paraître disproportionné, de même que, a fortiori, ceux de 100 000 euros ou de 10 millions d’euros, visés par les amendements nos 18 et 73 rectifié, surtout par comparaison avec la sanction de droit commun de 10 000 euros applicable en cas de procédure abusive. On peut d’ailleurs s’interroger sur ce qui justifierait constitutionnellement un montant différent pour le cas précis du secret des affaires, par rapport à toutes les autres procédures abusives en matière civile.

Sur cet aspect de la disproportion du montant de l’amende en valeur absolue, on peut se référer utilement à la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017 sur la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

Pour ce qui concerne l’amende calculée en proportion du montant des dommages et intérêts demandés, de 20 % à 30 % selon les amendements – niveau inédit –, l’inconstitutionnalité me semble assez nette. Engager une procédure abusive, ce n’est pas commettre une infraction, c’est faire un usage abusif du droit d’agir en justice. Sanctionner cet abus consiste donc à sanctionner non une infraction de fond, mais un manquement procédural. La jurisprudence constitutionnelle est très restrictive en pareil cas.

Je cite, dans le rapport, la décision QPC du 27 octobre 2017, mais il y a d’autres exemples plus anciens, concernant la sanction de manquement à des obligations formelles ou procédurales, de même nature que ce qui nous occupe. En 2017, le Conseil a censuré une amende applicable en cas de non-déclaration de contrats d’assurance-vie conclus à l’étranger, dont le montant était fixé à 5 % de la valeur des contrats non déclarés pour les contrats d’une valeur au moins égale à 50 000 euros ; le montant de l’amende n’était donc pas plafonné, comme c’est le cas ici avec 20 % à 30 % du montant des dommages et intérêts demandés.

Or le Conseil a estimé que, « en prévoyant une amende dont le montant, non plafonné, est fixé en proportion de la valeur des contrats non déclarés, pour un simple manquement à une obligation déclarative, […] le législateur a instauré une sanction manifestement disproportionnée à la gravité des faits qu’il a entendu réprimer ».

Cette décision très récente semble tout à fait transposable : une amende civile de 20 % du montant des dommages et intérêts peut constituer une « sanction manifestement disproportionnée à la gravité des faits » sanctionnés, a fortiori lorsqu’est en cause le droit d’agir en justice.

Pour toutes ces raisons, j’émets un avis défavorable sur l’ensemble des six amendements en discussion commune.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. La mesure introduite par l’Assemblée nationale avait pour objectif de prévenir et, le cas échéant, de sanctionner les procédures abusives, qui peuvent porter atteinte de manière particulièrement forte à l’exercice de ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression.

Le risque de « procédure bâillon », relevé par plusieurs sénateurs, ne peut pas être ignoré, et les sanctions encourues en cas d’application du droit commun peuvent paraître insuffisantes, au regard notamment des intérêts à protéger. Je suis donc favorable au principe d’une amende civile, qui permette aux juges de sanctionner efficacement de tels abus.

Toutefois, il me semble important de mettre en place un dispositif équilibré, permettant de préserver le pouvoir du juge dans la caractérisation et la sanction des abus, et le caractère abusif ou dilatoire d’une action en justice ne peut être justement apprécié qu’à l’issue de celle-ci.

Or les amendements nos 19, 20, 18, 44 rectifié et 73 rectifié visent à invoquer l’existence d’un abus non pas seulement à l’issue de la procédure, mais dès son introduction, donc d’en établir la réalité de manière sommaire. En outre, ces amendements tendent à prévoir une amende civile majorée dont le plafond serait disproportionné, puisque ce dernier pourrait atteindre 10 millions d’euros ou représenter un pourcentage du chiffre d’affaires qui ne me semble pas adapté en l’espèce.

En revanche, je suis favorable à l’amendement n° 54. M. le rapporteur de la commission des lois a estimé qu’une mesure d’amende civile n’était pas utile, au motif, notamment, a-t-il précisé, que l’amende civile de droit commun est peu appliquée par les juridictions.

Cet argument ne me convainc pas, monsieur le rapporteur ; l’instauration d’une amende civile d’un type nouveau, telle qu’elle a été prévue dans la proposition de loi, pourrait au contraire, me semble-t-il, inciter les juridictions à se saisir de ce dispositif pour sanctionner les abus de procédure.

La commission des lois s’est également interrogée sur la constitutionnalité de cette amende civile, et je vous ai attentivement écouté sur ce sujet, monsieur le rapporteur. Je ne ferai pas ici de longs développements.

Néanmoins, s’il faut reconnaître que le Conseil constitutionnel a considéré qu’une amende civile était une sanction pécuniaire, soumise à ce titre à l’article VIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il ne s’est, en revanche, jamais expressément prononcé sur la constitutionnalité d’une amende civile au regard du principe de proportionnalité des peines.

Par conséquent, nous sommes obligés de raisonner, comme vous l’avez fait, par analogie, avec une relative certitude ou une incertitude partielle, comme l’on voudra. Pour ma part, je pencherais plutôt, bien évidemment, pour la constitutionnalité du dispositif que le Gouvernement soutient. En effet, il s’agit non pas de réprimer une simple négligence, mais de sanctionner un abus de procédure, c’est-à-dire une véritable faute.

En outre, l’objectif du législateur est tout à fait essentiel, puisqu’il s’agit d’empêcher, par ce dispositif, toute entrave à l’exercice de la liberté d’expression ; l’objectif est bien clairement d’éviter les « procédures bâillons ». Enfin, pour apprécier la conformité à la Constitution du mode de calcul de l’amende civile en fonction du montant de la demande de dommages et intérêts, il faut se poser la question du lien entre le comportement fautif et le montant de la sanction.

Or l’amende civile, telle qu’elle est envisagée dans le nouvel article L. 152-6 du code de commerce, sanctionne le fait d’agir de manière abusive ou dilatoire sur le fondement des dispositions relatives à la protection du secret des affaires. C’est donc non pas la demande de dommages et intérêts en elle-même qui est sanctionnée, mais le montant des dommages et intérêts réclamés, qui constitue un élément permettant de révéler l’abus de procédure.

Je le répète, l’amende civile est destinée à éviter les « procédures bâillons » par lesquelles les grandes entreprises présentent des demandes de dommages et intérêts exorbitantes dans le but de dissuader les journalistes ou les lanceurs d’alerte de révéler certaines informations. Il est donc possible de caractériser un lien indirect entre le comportement fautif et la sanction. C’est la raison pour laquelle cette procédure me paraît être constitutionnelle.

Ainsi, l’amende civile majorée telle que proposée par le député Gauvain lors des débats à l’Assemblée nationale constitue une mesure à la fois très efficace et équilibrée de préservation des droits fondamentaux.

En résumé, j’émets un avis favorable sur l’amendement n° 54 et un avis défavorable sur tous autres les amendements en discussion commune.

M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour explication de vote.

M. Marc Laménie. Je serai très rapide sur ces six amendements.

Je ne sais pas si, comme l’a dit notre collègue Joël Labbé, notre débat est morne, mais il est certainement complexe ! Ces amendements traitent d’un sujet particulièrement important pour le monde économique, pour les entreprises. Ils visent à poser des seuils différents et des montants importants d’amendes civiles, applicables aux personnes physiques ou aux sociétés, aux grandes entreprises.

Toutefois, compte tenu des explications très pédagogiques du rapporteur, je me rallierai à sa position et suivrai donc l’avis de la commission des lois.

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour explication de vote.

M. Philippe Bonnecarrère. Je veux exprimer le soutien, pour plusieurs raisons, du groupe Union Centriste à l’amendement n° 54, présenté par M. Mohamed Soilihi.

La première raison est purement juridique. La rédaction initiale de ces amendements peut surprendre, puisqu’ils tendent à créer un régime dérogatoire, ou plutôt spécifique, d’amende civile.

Par principe, je suis assez favorable à l’application des dispositions de droit commun ; néanmoins, je ferai observer que, en quelques minutes au cours de la soirée, deux régimes dérogatoires au droit commun ont été créés sur proposition de notre commission des lois – je pense en particulier au régime de la prescription. Or, quand on s’engage dans une démarche consistant à se dégager du droit commun, il ne faut pas être surpris si d’autres initiatives émergent en ce sens.

Cela me conduit à poser, en second lieu, la question de l’équilibre politique du texte. J’admets volontiers qu’il existe une pertinence à prévoir dans ce texte une clause « anti-bâillon », tant pour ceux qui veulent légitimement protéger la liberté d’expression que, me semble-t-il, pour ceux – je me tourne vers mes collègues du groupe Les Républicains – qui ont la volonté de défendre le plus fermement possible le secret des affaires.

Nous en sommes tous conscients, à l’Assemblée nationale, le débat a été complexe et la notion de secret des affaires a été prise en compte justement parce qu’elle trouvait en quelque sorte sa contrepartie dans cette clause « anti-bâillon ». Or je crains que le retrait de cette clause « anti-bâillon » ne complique la commission mixte paritaire et que les avancées obtenues par notre assemblée ne soient pas retenues.

Enfin, la rédaction de l’amendement de M. Mohamed Soilihi présente l’avantage d’être constitutionnelle, puisque, dans sa première partie, le montant de l’amende civile est tout à fait proportionnel aux dommages et intérêts.

La référence aux contrats d’assurance me paraît inopérante, puisque, dans la décision visée, il n’y avait aucun lien entre le montant du contrat d’assurance, le montant des capitaux assurés et la question à traiter. Au contraire, les dispositions des autres amendements posent une difficulté, que le plafonnement figurant dans l’amendement n° 54 me paraît résoudre. Je soutiendrai donc cet amendement.

M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour explication de vote.

M. Thani Mohamed Soilihi. Je pourrais presque m’abstenir d’intervenir, mon collègue venant de très bien défendre cet amendement et d’expliquer en quoi il échappait au grief d’inconstitutionnalité.

La décision du Conseil constitutionnel citée par M. le rapporteur était notamment motivée par l’absence de dispositif de plafonnement.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Là non plus, il n’y en a pas !

M. Thani Mohamed Soilihi. Si !

Par ailleurs, le faible nombre de décisions prononcées par la jurisprudence sur ce motif n’est pas une explication. Pourquoi les décisions ont-elles été si peu nombreuses ? Il faut se poser la question. La pratique montre que c’est tout simplement parce que l’amende civile, à la différence des dommages et intérêts, va au Trésor public, et non dans la poche du plaignant. (M. Philippe Bonnecarrère acquiesce.) C’est peut-être pour cette raison que de nombreux justiciables ne jugent pas utile de la demander.

J’insiste sur la nécessité d’adopter ce dispositif, qui, en accroissant la dimension dissuasive de la proposition de loi, permettra de compléter celle-ci dans sa recherche d’un équilibre délicat entre protection des libertés individuelles et sanction de procédés malhonnêtes.

M. le président. La parole est à M. Fabien Gay, pour explication de vote.

M. Fabien Gay. Madame la garde des sceaux, je vous ai interpellée plusieurs fois tout à l’heure pour obtenir une réponse politique. Alors que l’examen de l’article 1er touche à sa fin, je reviens à la charge. Il faut dire que je suis de nature monomaniaque… (Sourires.)

Vous n’avez pas répondu aux inquiétudes des journalistes, des chercheurs, des ONG, des représentants syndicaux, qui, dans leur grande diversité, ont pris un certain nombre d’initiatives, nous ont toutes et tous interpellés, ont diffusé une pétition, signée, comme Joël Labbé l’a souligné, par plus de 350 000 personnes. Une autre, lancée voilà quelque temps par Élise Lucet, avait réuni plus de 500 000 personnes, avec de nombreux signataires issus du monde de la radio et de la télévision.

Vous avez refusé les amendements tendant à restreindre le champ d’application du secret d’affaires aux seuls acteurs économiques concurrentiels. Vous avez également refusé l’ensemble des amendements visant à opérer une inversion de la charge de la preuve. Maintenant, vous refusez cette série d’amendements, alors même que leurs dispositions touchent au cœur du débat.

Les professionnels s’interrogent : pourront-ils continuer à exercer leur métier correctement ? Les lanceurs d’alerte pourront-ils continuer à rendre publiques des informations d’intérêt général, ne relevant évidemment pas de l’espionnage économique, comme ils l’ont fait dans des dizaines d’affaires – Mediator, HSBC, LuxLeaks, « Panama Papers », et j’en passe ?

Telle est la question, madame la garde des sceaux. Or, je suis désolé de vous le dire, je ne vous ai pas entendue y répondre, bien que je vous aie écoutée très attentivement depuis le début de nos débats. Ce n’est pas ainsi que vous lèverez l’inquiétude très légitime de ceux qui nous regardent ce soir !

M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le sénateur, je vous écoute et je vous ai répondu. Peut-être est-ce vous qui ne m’avez pas entendue…

Tout d’abord, je n’ai pas rejeté tous les amendements, puisque, précisément, je viens d’émettre un avis favorable sur l’amendement défendu par M. Mohamed Soilihi. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

C’est le fond de cet amendement qui est important et qui justifie mon soutien ! De mon point de vue, cette disposition présente l’intérêt de rétablir un mécanisme extrêmement original, précisément destiné à dissuader des entreprises qui voudraient interdire à des lanceurs d’alerte ou des journalistes de mener des enquêtes liées à ce droit constitutionnellement garanti qu’est la liberté d’expression. Tel qu’il est conçu, le mécanisme de l’amende civile est extrêmement protecteur.

D’une part, dans le texte de la proposition de loi que soutient le Gouvernement, il est expressément écrit que le principe de secret des affaires connaît un nombre de dérogations précisément énumérées. D’autre part, nous cautionnons l’équilibre qui a ainsi été établi par la mise en place d’une amende civile dont le montant est lié à la demande des dommages et intérêts. Ce système est extrêmement intéressant, parce qu’il est très dissuasif.

Je crois donc que, contrairement à ce qui est écrit dans la lettre ouverte qui vient d’être adressée au Président de la République et que j’ai sous les yeux, le secret ne devient pas la règle et les libertés l’exception. C’est bien parce que nous sommes dans un pays qui respecte la liberté d’expression, laquelle est garantie dans notre Constitution et, d’ailleurs, dans les textes européens, c’est bien parce que c’est cela la règle qu’il apparaît également nécessaire de protéger le secret des affaires, qui est un élément de l’attractivité de notre économie.

À cet égard, le texte est équilibré : il contient des dispositifs qui permettent expressément de dissuader tout abus ou tout excès dans un sens ou dans l’autre.