Mme la présidente. Y a-t-il un orateur contre la motion ?…

Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Franck Riester, ministre. Avis défavorable.

Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.

M. David Assouline. Le groupe socialiste et républicain votera bien entendu cette motion.

Nous avons déjà échangé beaucoup d’arguments, dont l’un est vraiment très important, monsieur le ministre, puisque nous sommes presque déjà dans « l’après ». Il faudrait que le Gouvernement, plus particulièrement, mais aussi et surtout l’ensemble des élus que nous sommes, apprécient à sa juste valeur le fait que, pour l’instant, le principal rempart à la fausse information est le travail professionnel d’une presse reconnue et pluraliste.

C’était ainsi dans le passé, et c’est encore dans cette presse que l’on va chercher l’information aujourd’hui, malgré tous les dérèglements auxquels nous assistons, car on y trouve toujours des journalistes professionnels et une déontologie. C’est pourquoi, d’ailleurs, je suis favorable au renforcement de cet aspect de la presse.

Nous sommes cependant à un moment où les citoyens ne croient plus dans cette presse, pas plus qu’ils ne croient dans les élus politiques. Ceux qui organisent le débat public et qui contribuent à ce que chacun puisse se faire une opinion, c’est-à-dire nous, les élus, et les journalistes qui délivrent l’information, ne sont plus crus par les citoyens. C’est cela qu’il faudrait réhabiliter. Ce constat concerne tous les politiques, y compris le Gouvernement et le Président de la République !

Écoutez-moi bien, monsieur le ministre : ceux qui s’attaquent à la presse, comme l’a fait Emmanuel Macron, car il s’est bel et bien attaqué à la presse au moment de l’affaire Benalla, ou M. Mélenchon, qui appelle à « pourrir » les journalistes, sont en train de miner le terrain démocratique et d’empêcher les citoyens de distinguer par eux-mêmes le vrai du faux. C’est grâce à l’éducation, notamment l’éducation aux médias, que nous encourageons, que nous pourrons lutter de la manière la plus juste contre les fausses informations.

Réussira-t-on à tarir le flot des millions de messages qui se déversent ? On peut évidemment utiliser certaines techniques, mais, comme je l’ai déjà dit et démontré, ce texte n’en prévoit aucune pour WhatsApp ou les chaînes de mails. Il n’est pas possible d’y faire appel sans porter atteinte à la vie privée.

En revanche, si nous parvenons, ensemble, à faire en sorte que les citoyens puissent à nouveau distinguer la vérité, en réhabilitant la raison dans le débat public, en arrêtant d’alimenter nous-mêmes la violence et les caricatures dans nos oppositions, et en cessant de fustiger la presse, qui reste, aujourd’hui, le dernier rempart contre la désinformation et le seul moyen de trouver une information fiable, nous aurons fait 100 000 fois mieux que cette proposition de loi !

M. Marc Daunis. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à Mme Michèle Vullien, pour explication de vote.

Mme Michèle Vullien. Je voterai évidemment cette motion.

Monsieur le ministre, je voudrais juste vous faire observer que, en effet, les fausses informations pullulent, notamment en ce qui vous concerne, puisque, en tapant votre nom dans Google, on apprend que vous êtes ministre grec de la culture depuis 2018 ! Pourriez-vous nous dire s’il s’agit d’une vraie ou d’une fausse information ? (Rires. – Applaudissements sur des travées du groupe Union Centriste.)

M. Pierre Ouzoulias. Félicitations, monsieur le ministre, la Grèce est un beau pays ! (Sourires sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour explication de vote.

M. Max Brisson. M. le ministre ayant mobilisé l’Histoire, je voudrais le faire à mon tour.

Tout d’abord, je pense très sincèrement que, par principe, il ne faut toucher à nos libertés que d’une main tremblante. Les lois qui encadrent notre liberté d’expression ont été écrites patiemment et n’ont jamais été des lois de circonstance, sauf dans les pires moments de notre histoire. Et ces lois suffisent largement !

Je suis assez stupéfait du manque de recul historique dont on fait preuve dans les débats touchant à notre société.

Monsieur le ministre, pensez-vous vraiment qu’il y a quarante, cinquante ou soixante-dix ans, les puissances étrangères n’interféraient pas dans la vie politique de notre pays ? Il n’y avait pas besoin d’internet pour cela !

Pensez-vous que, il y a cent ans ou davantage, de fausses nouvelles ou des arguments fallacieux n’étaient pas diffusés chaque jour par des journaux qui, à l’époque, étaient publiés matin et soir par millions et vendus grâce à des crieurs à la volée ? Les fausses nouvelles se sont toujours propagées. La grande peur de l’été 1789 n’avait pas besoin d’internet.

Une proposition de loi de circonstance ne peut s’inscrire dans la lignée des grandes lois de la IIIe République, celles des années 1880, ces grands textes qui, dans notre pays, ont certes encadré la liberté, mais ont d’abord et avant tout cherché à la protéger. Cette proposition de loi de circonstance s’inscrit dans un contexte de pensée unique dans lequel, finalement, on dit le vrai et le faux. Et on limite la liberté d’expression avec la volonté, non pas de protéger les libertés, mais de beaucoup trop les encadrer.

Certes, il faut trouver des solutions pour que les grandes plateformes soient soumises aux lois de la presse, mais ce n’est pas ce que votre proposition de loi prévoit ! Je vous demande donc, monsieur le ministre, de bien écouter le Sénat, car ce dernier, en votant une motion tendant à opposer la question préalable, s’inscrit dans une histoire où toutes les lois encadrant les libertés cherchaient d’abord à les protéger pour que nous restions un pays de liberté ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Bravo !

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le ministre, vous nous avez écoutés, ce qui constitue déjà un changement de taille par rapport à votre prédécesseur. Vous avez également remarqué que nous avions argumenté sur le fond, très loin des caricatures méchantes qui ont été propagées par la commission des lois de l’Assemblée nationale, auxquelles vous ne souscrivez pas, je l’ai bien compris et vous en remercie.

À l’issue de ce débat, j’ai un regret, monsieur le ministre : vous avez engagé la procédure accélérée, alors que, avec une vraie navette, vous auriez passé un peu plus de temps avec nous, ici au Sénat, et qu’à la fin, nous aurions été d’accord ensemble, j’en suis sûr, pour que vous abandonniez votre loi ! (Sourires. – Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, du groupe socialiste et républicain et du groupe Union Centriste.)

Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.

Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.

Je rappelle également que l’avis du Gouvernement est défavorable.

J’ai été saisie d’une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste et républicain.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 8 :

Nombre de votants 341
Nombre de suffrages exprimés 319
Pour l’adoption 288
Contre 31

Le Sénat a adopté.

En conséquence, la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information est rejetée. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable déposée sur la proposition de loi organique.

Question préalable (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information
 

Question préalable sur la proposition de loi organique

 
Dossier législatif : proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information
Question préalable (fin)

Mme la présidente. Je suis saisie, par M. Frassa, au nom de la commission, d’une motion n° 1.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 29, 2018-2019).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. le rapporteur, pour la motion.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Monsieur le ministre, votre ralliement, certes récent, au soutien de ces deux textes m’amène à formuler deux remarques.

Premièrement, vous avez dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas eu de débat. Il y a eu au contraire énormément de débats : la preuve en est que nous en sommes bientôt à deux heures et demie de discussion sur ce texte et que toutes les positions ont pu s’exprimer, la vôtre comme les nôtres.

Nous avons mené beaucoup d’auditions, tant à la commission des affaires culturelles qu’à la commission des lois, et tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés nous ont dit une chose assez simple : les deux textes que nous examinons visent à côté de la cible qu’ils cherchent à atteindre et sont dangereux en raison des dispositions qu’ils prévoient de mettre en œuvre.

Ces deux textes ne sont absolument pas aboutis, et ce n’est pas au Sénat – ce n’est ni son rôle ni la logique du système mis en place entre l’Assemblée nationale et la Haute Assemblée – d’élaborer leur étude d’impact ou de récrire intégralement leur dispositif, surtout lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas ici, de propositions de loi !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Évidemment !

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. S’il s’était agi de projets de loi, nous aurions pu formuler des propositions. En outre, comme l’a si bien souligné notre collègue Ouzoulias, aucune navette n’est possible, puisque nous examinons ces textes en procédure dite « accélérée ».

Deuxièmement, monsieur le ministre, je pense à cette anecdote rapportée par Mirabeau, il y a quelque temps déjà. (Sourires.)

M. Marc Daunis. Ça, c’est sûr !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Que d’érudition à la tribune aujourd’hui ! (Sourires.)

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Un jour que Louis XVI se plaignait de ce que les jacobins étaient un peu trop turbulents et lui mettaient, comme on disait à l’époque, « la pression » (Sourires.), Mirabeau lui donna le conseil d’en nommer davantage dans son gouvernement. Selon lui, plus ils seraient ministres, moins ils seraient jacobins. (Nouveaux sourires. – Mme Christine Bonfanti-Dossat applaudit.) Je crois, monsieur le ministre, que votre ralliement au soutien de ces textes apporte une nouvelle illustration de la pertinence de ce conseil. (M. le ministre fait la moue.)

Mes chers collègues, la commission des lois vous propose de rejeter une nouvelle fois la proposition de loi organique relative à la manipulation de l’information en raison du caractère dangereux pour les libertés publiques de la nouvelle procédure de référé anti-fake news, de son caractère inabouti et potentiellement inefficace contre les vraies menaces.

En juin 2018, monsieur le ministre, vous avez déclaré que si la question des fake news était un véritable enjeu démocratique – sur ce point, nous sommes tous d’accord –, ce n’était pas à travers cette loi que l’on réglerait tous les problèmes, tant s’en faut.

Monsieur le ministre, vous aviez raison : en effet, cette loi sera inefficiente contre les vraies manipulations de l’information, les tentatives clandestines qui altèrent la sincérité des scrutins. Sur ce point aussi, tout le monde est d’accord. Ce n’est pas à travers cette loi que le problème des fake news sera réglé.

En revanche, cette loi va créer de nouvelles menaces pour la liberté d’expression et pour la liberté d’informer, ce que nous ne pouvons accepter. Au regard des libertés en jeu, il aurait fallu privilégier l’éducation aux médias, l’appel à la vigilance de chacun face aux contenus diffusés sur internet, plutôt qu’une disposition législative « bricolée » sans grande assurance par l’Assemblée nationale et le Gouvernement, et susceptible de nuire à la diffusion de contenus légitimes.

La Commission européenne comme le Conseil de l’Europe invitent à une action politique concertée concernant les plateformes, notamment en ce qui concerne la régulation des publicités. Toutefois, ils mettent en garde contre les risques de censure illégitime des contenus.

Vous nous disiez tout à l’heure, monsieur le ministre, que ce n’est pas parce que personne n’a encore légiféré sur le sujet que nous ne devons pas le faire. Les Allemands l’ont fait, mais ils ont pris garde de ne pas toucher au domaine de la loi électorale. La liberté d’expression en matière électorale doit demeurer une garantie fondamentale. Or ce texte risque de la mettre en danger.

J’ai fait appel à saint Augustin, tout à l’heure. Je voudrais maintenant conclure avec les mots de quelqu’un qui est présent aujourd’hui et qui surveille nos débats, d’un air peut-être désespéré parfois. Je veux bien sûr parler de Portalis.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Ah, Portalis !

M. Julien Bargeton. Il va tous les citer !

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Dans son discours préliminaire sur le projet de code civil, Portalis dit qu’« il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ».

Pour toutes ces raisons, je vous propose d’adopter cette motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste.)

Mme la présidente. Y a-t-il un orateur contre la motion ?…

Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Franck Riester, ministre. Avis défavorable.

Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.

M. David Assouline. Au moment de voter sur la motion, on ne peut pas laisser passer cette idée que, en rejetant le texte sans l’amender, on se trouverait alors dépourvu, ou, en d’autres termes, qu’en voulant le maximum, on ne voudrait pas le minimum.

En réalité, comme certains l’ont rappelé, nous ne sommes pas dépourvus. Il existe tout d’abord une loi ancienne sur la presse qui peut tout à fait répondre à l’essentiel des problématiques dont nous débattons. Nous disposons également du code pénal. Nous avons enfin un droit de l’internet que nous avons nous-mêmes créé, à travers notamment les différentes lois que nous avons votées, comme la loi pour une République numérique, par exemple. Nous avons donc tout un arsenal à notre disposition.

Ensuite, il n’est pas totalement exact de dire que nous n’avons aucune évaluation de ce qui s’est fait à l’étranger. Le seul pays comparable au nôtre qui ait légiféré sur le sujet – je veux parler, non pas du droit électoral, mais des fausses informations –, c’est l’Allemagne. Là-bas, l’étude d’impact – si on peut appeler cela une étude d’impact – prévoyait le dépôt d’environ 20 000 plaintes. Or il n’y en a eu que 200.

Les Allemands discutent actuellement de l’éventualité de revenir en arrière, ce qui montre bien que cette loi n’atteint pas son objectif. Il y a donc bien une expérience, mais celle-ci n’est pas bonne, puisque tout le monde en Allemagne considère que la loi est inefficace face à l’ampleur du problème.

Alors même, donc, que les démocraties n’ont pas légiféré sur les fake news, certains pays, qui ne ressemblent pas complètement au nôtre, l’ont fait – et c’est bien cela qui est paradoxal – : je pense notamment à la Russie, mais pas seulement. Je ne les citerai pas ici, mais je puis vous dire que ce ne sont pas, en général, des exemples en matière de liberté d’expression.

Ces États, parmi lesquels la Chine, sous couvert de lutte contre les fausses informations, se dotent d’un arsenal pour museler l’information. C’est bien là le danger de lois telles que celle que nous examinons : si des anti-démocrates étaient aujourd’hui au pouvoir en France, ils pourraient s’en servir à des fins bien différentes de celles que vous envisagez.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous voterons cette motion tendant à opposer la question préalable.

Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.

Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi organique.

Je rappelle également que l’avis du Gouvernement est défavorable.

En application de l’article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.

Il va y être procédé dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 9 :

Nombre de votants 342
Nombre de suffrages exprimés 320
Pour l’adoption 289
Contre 31

Le Sénat a adopté.

En conséquence, la proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l’information est rejetée.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures cinq, est reprise à dix-sept heures dix.)

Question préalable (début)
Dossier législatif : proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information
 

Mme la présidente. La séance est reprise.

5

 
Dossier législatif : projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne
Discussion générale (suite)

Mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne

Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (projet n° 9, texte de la commission n° 93, rapport n° 92).

La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.

Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne
Exception d'irrecevabilité

Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Madame la présidente, monsieur le président Bizet, monsieur le rapporteur Poniatowski, mesdames, messieurs les sénateurs, un temps suspendus par les échéances internes britanniques et notamment par le vote du budget, les contacts entre négociateurs en vue de la conclusion d’un accord sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ont repris.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire devant la Haute Assemblée et devant les membres de votre commission spéciale chargée d’examiner ce projet de loi, le temps presse désormais, mais nous continuons à penser qu’un bon accord est possible avec le Royaume-Uni, ce qui serait l’intérêt bien compris des deux parties.

De nombreux progrès ont été réalisés depuis le début des négociations avec le Royaume-Uni sur les modalités de son retrait de l’Union européenne, qui doit intervenir le 30 mars 2019. Les négociateurs sont parvenus à se mettre d’accord sur près de 90 % du projet d’accord de retrait, y compris sur des chapitres essentiels de la négociation.

Cela concerne en particulier les droits des citoyens européens au Royaume-Uni, qui devraient pouvoir continuer de résider, de travailler et d’étudier au Royaume-Uni dans les mêmes conditions que celles qui sont prévues par le droit européen actuellement. Cela concerne également le règlement financier, puisque le Royaume-Uni accepte de s’acquitter de ses obligations. De même, une période de transition serait mise en place, qui s’ouvrirait le 30 mars 2019 et s’achèverait le 31 décembre 2020, durant laquelle le Royaume-Uni devrait continuer à appliquer l’intégralité de l’acquis, sans participer au processus décisionnel.

Je tiens à cette occasion, une fois encore, à saluer la grande qualité du travail mené par Michel Barnier au nom des Vingt-Sept. Il a permis de maintenir notre unité et d’œuvrer dans notre intérêt commun. Je sais, à cet égard, que vous vous associez bien volontiers à cet hommage. De fait, c’est bien derrière notre négociateur que nous sommes unis, et non pas contre le Royaume-Uni, comme cela a pu parfois être dit : punir celui-ci n’est ni notre intention ni notre intérêt.

Vous le savez, rien n’est agréé tant que tout n’est pas agréé. Il reste des difficultés à régler, dont la principale concerne le traitement de la frontière entre les deux parties de l’Irlande.

Comme le Royaume-Uni, nous nous sommes engagés à respecter la volonté de tous les Irlandais en évitant de rétablir entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande une frontière dure, qui pourrait menacer la mise en œuvre des accords du Vendredi saint. Cette question se réglera peut-être dans la relation future entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, mais il faut en tout état de cause disposer d’un filet de sécurité, d’une solution de dernier recours, qui consiste en ce que l’Irlande du Nord reste pour l’essentiel dans le marché unique, avec un alignement réglementaire.

Cette hypothèse, le Royaume-Uni y a souscrit dès le mois de décembre dernier. Elle implique qu’il puisse y avoir des contrôles, même très allégés, en mer d’Irlande.

Sur l’initiative de Londres, les discussions se poursuivent sur la possibilité, pour éviter d’avoir recours à ce filet de sécurité, d’un maintien du Royaume-Uni tout entier dans l’union douanière. Elles sont difficiles, car cela supposerait que celui-ci renonce à passer des accords commerciaux autonomes avec des pays tiers, que nous maintenions le même niveau de concurrence entre les entreprises britanniques et européennes et que nous préservions, par exemple, la possibilité pour les pêcheurs européens de continuer à accéder aux eaux britanniques.

Contrairement aux bruits qui se sont multipliés ces derniers jours dans la presse, rien n’est encore acquis. Aussi, même si notre priorité est que l’Union et le Royaume-Uni aboutissent à un bon accord, nul ne peut totalement écarter l’hypothèse d’un échec des négociations, qui serait très coûteux pour l’Union européenne et pour le Royaume-Uni. Il est donc indispensable de nous préparer à tous les scénarios, y compris de façon à pouvoir limiter les conséquences d’un Brexit sans accord, donc sans période de transition. C’est ce que le Conseil européen a demandé aux États membres comme aux institutions, dès le mois de mars dernier.

Au niveau de l’Union, une équipe dédiée à ces travaux de préparation a été spécifiquement mise en place au sein du secrétariat général de la Commission. Distincte de l’équipe de Michel Barnier, qui, elle, œuvre à la conclusion d’un accord, elle identifie les mesures qui devraient être prises en cas de retrait sans accord dans les domaines qui relèvent de la compétence de l’Union.

À l’échelon national, il est aussi de notre responsabilité collective, à commencer par celle du Gouvernement, de nous préparer à toutes les hypothèses, y compris celles d’un retrait sans accord, et d’être techniquement prêts si cette hypothèse se vérifiait à la fin de l’année ou, plus tard encore, en cas de refus par la Chambre des communes de ratification d’un accord de retrait.

À cette fin, le Premier ministre a demandé à l’ensemble des ministères d’identifier les conséquences d’une absence d’accord et les mesures à prendre, y compris dans le cas où nous aurions très peu de temps pour le faire avant le 30 mars 2019.

C’est l’objet du présent projet de loi, présenté le 3 octobre dernier en Conseil des ministres et soumis à l’examen de votre commission spéciale, par lequel le Gouvernement sollicite l’habilitation du Parlement à prendre par ordonnance les mesures nécessaires, soit, pour certaines d’entre elles, en cas d’accord de retrait, soit – et ce sont les mesures les plus nombreuses – en cas d’absence d’accord, dans trois grands blocs de domaines : la situation des ressortissants français et, de manière générale, les intérêts français ; la situation des Britanniques en France ; la circulation des personnes et des marchandises.

Je souhaiterais en détailler certains aspects.

Sur le premier point, à savoir la situation des Français vivant au Royaume-Uni et qui reviendraient en France, ces mesures pourront chercher, en cas de retrait sans accord, et afin de protéger leurs intérêts, à prendre en compte certains bénéfices acquis par les ressortissants français durant une période effectuée au Royaume-Uni avant la date de son retrait de l’Union, par exemple pour faire valoir leur période d’activité outre-Manche dans le calcul de leur retraite en France ou continuer à se prévaloir en France de diplômes obtenus au Royaume-Uni.

S’agissant de la question des intérêts français, le projet de loi contient des mesures visant à permettre aux entreprises françaises la poursuite de transferts de produits et matériels de défense à destination du Royaume-Uni, aux entités françaises d’accéder aux systèmes de règlement interbancaire et de règlement livraison de pays tiers ou de continuer à utiliser des conventions-cadres en matière de services financiers et à sécuriser les contrats existants.

Ce sont des domaines techniques, mais j’insiste ici sur une réalité : les entités britanniques n’auront plus accès au passeport financier européen, mais nous voulons que les contrats en cours puissent aller à leur terme et que les entreprises françaises puissent, de leur côté, maintenir leur accès par exemple au marché des changes britanniques.

Concernant la situation des Britanniques en France après le retrait, les mesures proposées visent notamment à régir les droits d’entrée et de séjour, l’emploi des ressortissants britanniques exerçant à la date du retrait une activité professionnelle salariée en France, la situation des agents titulaires et stagiaires de la fonction publique française de nationalité britannique, ou encore l’application aux ressortissants britanniques résidant en France au moment du retrait de la législation relative aux droits sociaux et aux prestations sociales.

Enfin, s’agissant de la circulation des personnes et des marchandises, les mesures proposées doivent permettre d’assurer la continuité du transport par le tunnel sous la Manche ou de pratiquer les contrôles nécessaires à l’entrée de marchandises venant du Royaume-Uni sur notre territoire.

À cet égard, certaines mesures seront nécessaires, même en cas d’accord, en vue de la réalisation de travaux de construction ou d’aménagement de locaux, d’installations ou d’infrastructures portuaires, ferroviaires, aéroportuaires et routières qui seront requis d’ici au 31 décembre 2020 par le rétablissement des contrôles de marchandises et des passagers à destination et en provenance du Royaume-Uni.

Même si le Gouvernement a pleinement conscience que le recours aux ordonnances est une pratique qui ne recueille pas, a priori, l’assentiment des parlementaires, le choix de l’habilitation, qui permet une plus grande flexibilité, est cependant ici indispensable au regard des enjeux comme de la possibilité de devoir mettre en œuvre des mesures dans des délais très rapides, à l’approche de l’échéance du 30 mars 2019.

Il faudra en particulier que nous puissions ajuster notre dispositif en fonction de l’évolution des négociations, mais aussi des mesures qui seront prises par la Commission pour ce qui relève des compétences communautaires et par les autres États membres.

Je tiens tout d’abord à remercier le rapporteur Ladislas Poniatowski et le président Jean Bizet d’avoir relevé cette nécessité et considéré que le Sénat pouvait, au vu du caractère exceptionnel de la situation, accepter l’habilitation sollicitée.

Dans ce cadre, le Gouvernement a également pleinement conscience du juste équilibre à trouver entre l’exigence constitutionnelle de précision de l’habilitation prévue par l’article 38 de notre Constitution, d’une part, et le besoin de flexibilité imposée par le contexte des négociations, d’autre part.

À cet égard, je renouvelle mes remerciements à votre rapporteur Ladislas Poniatowski de la qualité de son rapport et de sa volonté de préciser le texte. Le dialogue noué avec le rapporteur et votre commission spéciale a permis d’avancer sur la structure même du projet de loi, de façon à mieux faire ressortir la finalité des ordonnances, ou encore sur la reconnaissance de certains diplômes et qualifications professionnelles obtenus après le Brexit.

Si la négociation en cours oblige le Gouvernement à garder le champ des options largement ouvert, il a entendu la nécessité d’évoquer le maintien en France des ressortissants britanniques ou la poursuite sur notre territoire d’activités économiques liées au Royaume-Uni. Nous aurons ce débat tout à l’heure.

Mesdames, messieurs les sénateurs, telles sont les grandes lignes du projet de loi qui vous est soumis aujourd’hui. Le nombre relativement limité de domaines concernés s’explique par la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres. Plusieurs questions essentielles, comme celles qui sont relatives au transport aérien ou encore à la pêche, seront traitées au niveau communautaire.

Je me réjouis que nous puissions maintenant engager le débat en séance publique sur ce texte d’une grande importance pour notre préparation, quelles que soient les hypothèses, au Brexit. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)