M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la formule-choc du Président de la République évoquant l’état de « mort cérébrale » de l’OTAN – qu’on la juge malheureuse ou non – a eu au moins le mérite d’intensifier un débat sur le rôle de l’Alliance atlantique en cours depuis plusieurs années déjà.

Créée en 1949, l’OTAN vient de fêter ses soixante-dix ans : c’est un gage de sa solidité, certes, mais reconnaissons que la multiplication des désaccords entre partenaires, en particulier entre les plus puissants d’entre eux, la fragilise.

Il faut dire que l’OTAN, pensée hier dans un monde bipolaire, à l’époque de la guerre froide, doit sans cesse s’adapter à un contexte géopolitique désormais multipolaire bien plus complexe.

L’« empire du mal », comme aimait à le désigner le président Reagan, ne s’étendait auparavant qu’à l’Est. Désormais, il est bien plus diffus et se niche partout. Comme on le sait, les menaces sont multiformes : conflits asymétriques, terrorisme, cybercriminalité…

Soyons justes, l’Alliance sait évoluer. Elle a évolué quant à la définition de ses missions, en ajoutant à celle, initiale, de défense collective une mission de « sécurité coopérative », puis de gestion de crise, et elle mène aujourd’hui une réflexion prospective sur les questions migratoires et climatiques.

Il n’en demeure pas moins que cette évolution du concept stratégique n’a de sens que si tous les États membres continuent d’avoir les mêmes attentes. Bien que la réalité géopolitique soit complexe, il importe de trouver un nouvel équilibre, devant émerger d’un dialogue constant entre ceux qui sont dans l’OTAN et ceux qui sont en dehors.

S’agissant de la Russie, notre groupe a toujours prôné le maintien d’un lien russo-occidental soutenu. Cela suppose – j’ai déjà eu l’occasion de le dire – de veiller à ce que l’élargissement de l’OTAN à l’Est ne soit pas sans limite. À cet égard, rappelons que des promesses avaient été faites à Moscou au moment de la chute du mur de Berlin, et qu’elles n’ont pas été tenues…

Qu’on le veuille ou non, la Russie est un acteur incontournable pour la maîtrise des armements conventionnels ou la résolution des crises en Syrie, en Iran ou en Ukraine. Aussi le RDSE partage-t-il la position du Président de la République, qui est d’adopter une attitude plus constructive avec la Russie.

La Chine est également au cœur de la nouvelle carte géopolitique en ce qu’elle constitue une grande puissance qui achète sans compter des terres en Afrique ou des ports dans le monde. Pékin ne se contente plus d’une influence régionale. Mais, là aussi, plutôt que de s’engager dans une logique de confrontation, il est souhaitable de privilégier le partenariat et la recherche d’un équilibre. La France, avec ses territoires ultramarins dans la zone indopacifique, peut être une puissance d’équilibre, comme l’a exprimé le Président de la République lors de la dernière conférence des ambassadeurs.

Enfin, s’agissant des pays membres de l’OTAN, j’évoquerai le cas de la Turquie, dont la capacité militaire fait un pilier de l’Alliance atlantique.

On a déploré l’acquisition par ce pays de systèmes de défense antiaérienne et antimissile S-400 auprès de la Russie, tandis que sa récente intervention contre les Kurdes en Syrie nous interpelle. Si le dialogue avec Ankara doit être ferme, n’oublions pas que les Turcs ont tempéré la crise migratoire aux frontières de l’Europe en retenant 3,6 millions de réfugiés, ce qui invite aussi à des échanges ouverts.

Parler de l’OTAN, c’est aussi débattre de la logique transactionnelle que pratiqueraient les États-Unis et que certains dénoncent ici parce qu’elle conduirait à la subordination de l’Europe.

L’abandon de souveraineté en matière de défense au profit des Américains est une réalité pour beaucoup de pays membres. La France, quant à elle, a su conserver son autonomie stratégique – c’est l’essentiel –, que garantit encore notre effort budgétaire croissant en matière de défense. Notre implication quasiment autonome au Sahel, marquée par le lourd tribut que nos forces armées ont déjà payé, suffit à le démontrer.

À mon sens, si l’on souhaite rééquilibrer la relation transatlantique, il est indispensable, comme l’ont déjà souligné les orateurs précédents, de renforcer l’Europe de la défense. Monsieur le ministre, le 6 décembre dernier, à Prague, vous avez rappelé que les deux ensembles étaient complémentaires, et non en concurrence. Sachez que mon groupe partage cette analyse.

Nous devons relever plus concrètement le défi de la défense européenne. Des progrès ont été accomplis avec les nouveaux outils que sont le Fonds européen de la défense, la coopération structurée permanente ou encore l’initiative européenne d’intervention.

Cependant, l’Union européenne est encore bien loin de pouvoir mener une action collective d’envergure de nature opérationnelle. Contrairement à l’OTAN, elle n’a pas encore su bâtir la matrice d’interopérabilité qui permet aux alliés d’agir ensemble.

Au-delà du défi de mettre en place une capacité opérationnelle, nous devons définir nos objectifs stratégiques et rappeler quels sont les intérêts à défendre, en priorité au bénéfice de l’ensemble des pays européens, qui n’ont pas tous la même perception de la menace. À force d’être focalisés sur leur voisin russe, les pays de l’Europe de l’Est semblent considérer que l’instabilité de la zone euro-méditerranéenne est avant tout la préoccupation des seuls pays riverains de la Méditerranée.

L’Europe de la défense doit incarner une puissance alternative capable de prendre ses responsabilités dans la gestion des crises qui la concernent directement, en complément de la mission de sécurité collective jusqu’alors garantie par l’OTAN.

Mes chers collègues, les turbulences que traverse l’OTAN sont le reflet de celles qui agitent le monde. L’affirmation d’intérêts divergents fragilise le multilatéralisme. C’est contre cela qu’il nous faut lutter. Même si l’OTAN est imparfaite, n’oublions pas que la solidarité militaire qu’elle a mise en œuvre nous a sans doute préservés du pire. Nul ne sait, en effet, ce qu’il serait advenu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sans cette alliance de peuples libres. (M. Alain Richard applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Richard Yung.

M. Richard Yung. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Président de la République avait souhaité que le sommet de Londres soit l’occasion d’une discussion stratégique sur le sens profond de l’Alliance atlantique, sur ses objectifs présents et futurs et sur une définition des risques.

Nous ne pensons plus, aujourd’hui, que les missiles nucléaires sont pointés vers nous ou que les chars soviétiques menacent directement nos pays – encore que… Les menaces sont maintenant différentes, ce qui est normal soixante-dix ans après la création de l’Alliance : cyberattaques, potentiellement très déstabilisatrices, menaces dans l’espace…

À cela s’ajoutent un certain éloignement des États-Unis et de leur président, qui se traduit par un recul à la fois budgétaire et, plus important encore, politique, ainsi que les choix problématiques de certains États membres, comme la Turquie.

Le sommet de Londres a permis, me semble-t-il, une prise de conscience et de responsabilités par les Européens. Des progrès ont été réalisés en matière de répartition budgétaire au sein de l’OTAN, mais les pays européens, cela a déjà été souligné, doivent surtout travailler à développer une défense européenne, laquelle n’est pas incompatible – mon avis sur ce point diffère de celui de mon ami André Vallini – avec une participation à l’OTAN. Les piliers européen et américain de l’Alliance doivent s’équilibrer. Le président des États-Unis devrait se réjouir d’un tel partage, car il répond à sa demande, y compris sur le plan financier, mais cela ne semble pas être le cas…

En ce qui concerne la Russie, je fais partie de ceux qui croient nécessaire de relancer le débat. « De l’audace, de l’audace, de l’audace », disait le Président de la République à propos de la Russie lors de la conférence des ambassadeurs. Je soutiens cette position, mais nous ne sommes pas des enfants de Marie : nous gardons bien en tête l’ingérence en Ukraine, le rapt de la Crimée, les cyberattaques de plus en plus sournoises, étendues et vicieuses, le développement inquiétant de technologies militaires, un certain nombre d’homicides perpétrés dans nos pays, ou même l’affaire Jeanne Calment, dont on a prétendu, je ne sais pour quelle raison, qu’elle n’avait pas été la doyenne de l’humanité… (Sourires.)

La situation au Sahel est un élément crucial de notre sécurité collective. La France n’est pas la seule concernée. Si j’ai bien compris, un sommet « Barkhane » se réunira le 16 décembre prochain, à Pau, avec les dirigeants des pays du G5 Sahel. C’est une excellente nouvelle : les chefs d’État africains doivent confirmer que ce sont bien eux qui nous demandent d’intervenir. C’est bien le président du Mali qui a appelé le Président de la République dans la nuit pour demander notre aide, parce que les terroristes étaient à Mopti, à 150 kilomètres de Bamako.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Il faut le rappeler !

M. Richard Yung. Tous les autres chefs d’État de la région ont approuvé notre intervention. Or certains mouvements d’opinion anti-Français, plus ou moins importants, se développent ici et là. Nos soldats présents sur place ont besoin de se sentir soutenus. Ce sommet avec les dirigeants des pays du G5 Sahel sera l’occasion de remettre les pendules à l’heure.

Le Mali et le Burkina Faso, en particulier, doivent également faire les efforts nécessaires pour structurer leurs forces armées. Aujourd’hui, tel n’est pas le cas, et l’on pourrait dire des choses assez dures sur ce point. Il incombe à ces pays de se prendre en main sur le plan militaire.

Pour l’heure, nous sommes impliqués dans une opération militaire, mais tout le monde sait que la solution sera politique. Or on ne constate guère de progrès dans la recherche d’accords de paix – par exemple au Mali avec l’Azawad. Sur ce plan-là aussi, les pays concernés doivent se prendre en main. (MM. Alain Richard et Jean-Marie Bockel applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Christine Prunaud.

Mme Christine Prunaud. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’extension de l’OTAN a conduit à une grande diversité des intérêts géopolitiques, qui sont parfois contradictoires.

En témoigne l’invasion du nord-est de la Syrie par la Turquie, qui a fait du Rojava une zone occupée, pour y déplacer les 3,6 millions de réfugiés syriens, mais aussi et surtout pour « résoudre » la question des Kurdes, dits « terroristes » par Erdogan.

Après avoir chassé plus de 300 000 personnes de ce territoire proche de sa frontière, l’État turc s’efforce à présent d’y installer des gouverneurs, une administration, des élus, bref une présence institutionnelle permanente dans une région maintenant annexée, avec la complicité silencieuse de l’OTAN.

Les Kurdes sont massacrés, un véritable nettoyage ethnique est à l’œuvre… La Turquie incite des islamistes en provenance d’États dits « turcs » comme l’Ouzbékistan, le Turkestan oriental ou même l’Afghanistan à s’installer dans cette zone occupée de Syrie, le tout au mépris du droit international et des règles mêmes de l’OTAN.

Mais nous pourrions citer les exemples de l’Afghanistan, de la Syrie, de la Libye, de l’Irak, du Kosovo, d’autres encore : partout les interventions militaires, engagées avec ou sans mandat, ont laissé derrière elles le chaos, des pays enlisés dans la crise, le nationalisme, le fanatisme, l’obscurantisme…

L’intervention en Afghanistan en 2001 m’avait beaucoup marquée : dix-huit ans après, les talibans et les « seigneurs de guerre » sont toujours là, actifs, attendant le retrait des troupes pour constituer un nouvel État islamique, encore pire que le précédent. Ne doutons pas que les atrocités, particulièrement envers les femmes, comme les exécutions publiques dans les stades, reprendraient alors.

Quel est le sens de notre participation aux interventions de l’OTAN dans ces pays, sous couvert de protection des populations, si on laisse ensuite ces mêmes populations aux mains de leurs bourreaux ?

Les interventions de l’OTAN n’ont rien réglé. Au contraire, elles contribuent parfois à empirer des situations déjà dramatiques. Dans tous les cas que je vous ai cités, l’OTAN reste sourde. Monsieur le ministre, nos gouvernements successifs n’ont pas pris de décisions suffisamment drastiques contre les États qui enfreignent le droit des peuples. Il y a une incohérence totale entre les principes affichés par les pays qui composent l’OTAN et les actions ou objectifs de celle-ci.

Mes chers collègues, il est temps de se poser la question de notre participation à cette organisation. Nous en sommes aujourd’hui réduits à attendre les conclusions d’une hypothétique réunion en février entre la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne pour discuter des perspectives de l’Alliance.

À rebours de la stratégie du choc et du rapport de force de l’OTAN, l’ONU propose le multilatéralisme et le dialogue. Certes, l’Organisation des Nations unies doit faire l’objet de réformes – je pense notamment à la suppression du droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, qui bloque toute résolution ou décision, quelle que soit l’opinion majoritaire, mais si nous souhaitons pouvoir résoudre des conflits ou des crises, il n’y a pas d’autre solution que d’agir dans le cadre de cette instance. L’ONU n’est pas un organisme militaire, et c’est là sa force : il s’agit de la seule institution où les discussions ne sont pas envisagées sous l’angle militaire.

Si nous nous inscrivons dans la seule perspective de la course à l’armement, nous nous engageons dans une impasse dangereuse. Ainsi, le projet d’Europe de la défense n’est que la traduction d’un renforcement militaire de l’Europe, de la mise en place d’une force armée supplémentaire. Or la stabilité et la sécurité mondiales ne peuvent reposer sur une nouvelle institution militaire. Une Europe des peuples et de la paix : c’est cette Europe-là que nous avons voulue.

Face à l’OTAN, nous préconisons de renforcer l’ONU, de réguler, voire de stopper, dans bien des cas, le commerce des armes et enfin de renforcer la mission de contrôle du Parlement. Aucun engagement dans un conflit armé ne doit être décidé sans l’approbation des élus nationaux que nous sommes. Il en est déjà ainsi dans quelques pays, et ce serait un minimum. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon.

M. Jérôme Bignon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’ambiance aurait pu être plus chaleureuse pour le soixante-dixième anniversaire de l’OTAN. Le sommet de Londres s’est achevé par le départ anticipé du président Trump…

L’expression « mort cérébrale » utilisée par le président Macron visait probablement à provoquer un débat sans doute nécessaire. Voilà qui est chose faite.

La stratégie de l’Alliance a semblé, ces derniers temps, connaître quelques flottements. Les comportements de certains membres ont pu paraître équivoques. Dès le début de son mandat, Donald Trump s’est plaint de la trop faible contribution des Européens à l’effort de défense. Il a lui-même jugé l’alliance obsolète et évoqué, en privé, la possibilité d’un retrait des États-Unis. De son côté, la Turquie a provoqué l’incompréhension de ses alliés en achetant des systèmes de défense anti-aérienne S-400 à la Russie de Poutine et en menant une offensive unilatérale contre les Kurdes de Syrie, partenaires des États-Unis et de la France contre le djihadisme au Levant. Erdogan a même indiqué que la reconnaissance, par les alliés, du caractère terroriste de la milice kurde YPG constituait un préalable à toute discussion sur les plans de défense de l’OTAN.

Ces quelques dissensions ne sont pas négligeables, mais elles ne sont pas surprenantes au sein d’une organisation qui peine à réinventer sa raison d’être. L’OTAN est née à une époque où les États-Unis souhaitaient assurer la défense de l’Europe contre le péril soviétique. En soixante-dix ans, la donne a bien changé : l’Union soviétique a disparu et les États-Unis ne veulent plus assurer la défense de l’Europe. Le réveil est rude pour ceux qui ont engrangé les dividendes de la paix sans payer le prix de leur défense, car si l’Europe cesse d’être une priorité pour les États-Unis, les menaces qui pèsent sur le continent n’ont pas cessé d’exister, et de nouveaux dangers sont apparus.

Il faut se rappeler que cette alliance n’a pas la même signification que l’on soit à Paris ou à Tallinn. Nous ne faisons pas tous face aux mêmes menaces et nous ne disposons pas tous des mêmes moyens. L’OTAN représente toujours, pour de nombreux États européens, la meilleure protection de leur souveraineté.

À l’heure actuelle, l’Europe n’est pas en mesure d’assurer elle-même sa défense. Ce constat est forcément amer pour les Européens convaincus que nous sommes. Nous avons cependant tous le même objectif, celui de voir l’Europe protégée. L’OTAN a démontré ses capacités en assurant la sécurité de notre continent durant des décennies. Elle les démontre encore par les opérations et les exercices qu’elle conduit, souvent de façon très remarquable. Elle a permis de développer un haut niveau de coopération entre ses membres.

Cependant, l’Alliance doit continuer de s’adapter aux changements des réalités géopolitiques. Le dernier sommet nous a appris qu’elle avait la volonté de traiter le djihadisme comme une menace prioritaire, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Il faudra que cette volonté se transforme en actes. La France est pour l’instant bien seule pour lutter au Sahel : c’est elle qui paie le prix du sang, alors qu’il s’agit non seulement de la sécurité du continent africain, mais aussi, très directement, de celle de l’Europe.

La menace djihadiste n’est pas le seul changement à prendre en compte. Nos alliés Américains poursuivent leur désengagement de l’Europe et du Moyen-Orient. Les Européens n’ont donc d’autre choix que de devenir plus autonomes, comme l’a affirmé le Président de la République dans son discours de la Sorbonne, voilà maintenant plus de deux ans.

Si une défense européenne forte n’a pas encore émergé, c’est bien davantage en raison de l’absence de volonté politique des États membres qu’en raison de l’existence de l’OTAN. Toutefois, les mentalités semblent changer. Différents projets industriels européens voient le jour et quelques États augmentent leur budget de défense. Même si les choses ne vont pas aussi vite que nous pourrions le souhaiter, elles avancent tout de même.

L’OTAN peut participer à la naissance d’une défense européenne. Cette alliance nous a déjà appris que nous pouvons travailler efficacement ensemble. Tant que les membres de l’OTAN partagent les mêmes valeurs et ont les mêmes objectifs, il ne semble pas opportun de s’isoler.

Mais quid de la Turquie ? La Turquie n’est pas Erdogan, et Erdogan ne sera pas éternellement au pouvoir. La Turquie est sans conteste une puissance régionale importante, et l’Europe a surtout besoin de parler d’égal à égal avec les puissances régionales de cette partie du monde. Pour ce faire, elle doit s’unir. Le rôle de la France dans l’OTAN doit être le même qu’au sein de l’Union : elle doit être le moteur de l’unité européenne, de sa prospérité et de sa sécurité. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM. – M. le président de la commission des affaires étrangères et M. Yannick Vaugrenard applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.

M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat est utile ; nous en ressentions le besoin, notamment au sein de la délégation française à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Le 13 novembre dernier, j’avais d’ailleurs interpellé le Gouvernement sur les propos – excessifs et provocateurs, mais justes à bien des égards – du Président de la République, qui assurément ont secoué l’Alliance.

Dans ce contexte, le sommet des soixante-dix ans de l’OTAN, qui s’est tenu à Londres la semaine dernière, a permis de mettre sur la table les divergences qui traversent l’Alliance. Deux aspects me semblent cruciaux pour l’avenir du traité de l’Atlantique Nord et pour la défense de notre pays : d’abord, les questions que soulève actuellement le fonctionnement interne de la « machine OTAN », puis, plus largement, les raisons d’être de l’OTAN en 2019.

Le fonctionnement interne de l’OTAN soulève trois questions.

La première porte sur le partage du fardeau, mis au cœur des débats depuis la présidence Obama par les États-Unis, qui insistent sur l’importance de la participation financière de chaque État membre à notre protection collective. L’objectif annoncé et partagé est que les dépenses militaires nationales des membres de l’OTAN atteignent 2 % de leur PIB. Si les progrès sont notables, nombre d’alliés ne respectent pas cet engagement, notamment l’Allemagne, qui consacre à l’effort de défense 1,2 % de son PIB, contre quelque 1,8 % pour la France, l’objectif des 2 % devant être atteint en 2025.

Cette problématique de juste contribution de chacun au financement de sa défense rejoint le débat promu par la France sur la nécessité, pour les pays européens, de travailler à notre défense commune. La dimension européenne de défense doit se renforcer, en tant que pilier européen de l’OTAN, dans le cadre de l’Alliance, mais aussi, en parallèle et en pleine complémentarité, au sein même de l’Union européenne, en vue de l’émergence d’une défense européenne digne de ce nom. Il s’agit, pour beaucoup d’entre nous, d’un véritable objectif.

Ma deuxième interrogation est d’ordre stratégique : comment les vingt-neuf membres peuvent-ils agir de concert quand leurs intérêts politiques ou géostratégiques divergent ? Pour qu’il y ait alliance, il faut qu’il y ait confiance, laquelle repose sur la clarification des priorités stratégiques de certains membres. La relation militaire et diplomatique entre la Turquie et la Russie, ainsi que l’opération militaire turque contre les combattants kurdes qui ont lutté contre Daech posent réellement question. Partageons-nous encore des valeurs et des intérêts avec M. Erdogan – et c’est un ami de la Turquie qui le dit –, qui marchande son soutien au renforcement de la protection du flanc Est contre l’adoption de sa propre définition du terrorisme ?

Ma troisième question porte d’ailleurs sur la solidarité entre États membres, notamment quand l’un d’eux décide d’agir pour assurer la sécurité de tous. Ainsi en est-il des opérations françaises au Sahel. Contre la menace djihadiste qui prétend à la destruction de l’Occident et des valeurs que nous avons en partage, la France, avec 4 500 soldats déployés, est bien seule – hors quelques renforts logistiques bienvenus – sur un théâtre d’opérations grand comme l’Europe. Qu’est-ce que cela dit de la cohésion de l’Alliance ? L’Allemagne, pourtant deuxième contributrice au budget de l’OTAN, maintient sa position d’un emploi minimal de ses forces et ne participe pas aux actions militaires sur les théâtres d’opérations. Est-ce légitime dans ce contexte d’accroissement des menaces ? Les règles de solidarité et la doctrine d’emploi des forces doivent être précisées et améliorées, afin de ne pas laisser un pays membre agir seul sur un territoire pour la sécurité de tous.

Je veux appuyer le rappel fait par Richard Yung à propos du G5 Sahel, que le Président de la République a raison de réunir dans quelques jours à Pau.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Il est reporté !

M. Jean-Marie Bockel. Peu importe, il aura lieu de toute façon.

Aujourd’hui, nous ne pouvons pas partir du Sahel : ce serait le chaos, et ce serait renier tout le travail utile et important pour ces pays et pour notre sécurité que nous accomplissons depuis 2013. Pour autant, à l’évidence, on ne peut pas continuer comme si de rien n’était. En matière à la fois de sécurité et de développement, chacun doit prendre ses responsabilités. C’est dans l’intérêt même des pays concernés. Je suis de ceux qui ont bien connu le Mali avant la guerre, qui ont eu part à des actions de coopération décentralisée, qui ont lié des amitiés tant avec des gens du peuple qu’avec les dirigeants successifs. Pour l’heure, nous sommes trop seuls.

Enfin, les documents de planification de l’OTAN s’appuient sur un concept stratégique datant de 2010, qui n’a pas été récrit en 2019. La réforme des directives politiques globales n’est pas allée assez loin pour permettre d’adapter l’Alliance au XXIe siècle. De ce fait, on peut aujourd’hui s’interroger sur les raisons d’être de l’OTAN, surtout lorsque le Président américain remet en cause l’article 5 du traité de l’OTAN, fondement du pacte d’assistance mutuelle de l’Alliance, posant le principe de la défense collective d’un allié attaqué. Quel sens donner à l’Alliance si son principe fondateur est mis en doute par son membre le plus influent, sinon, désormais, le plus impliqué ?

Le communiqué final du sommet de l’OTAN de Londres a rappelé de manière très ferme la validité de l’article 5, ce qui a permis d’affirmer, au terme d’un dialogue exigeant et franc, le souhait d’une Alliance forte et toujours actuelle.

Nous le constatons tous les jours, les menaces ne portent plus uniquement sur notre continent : le champ d’action géographique, au-delà de l’Afrique, s’étend au Sud, mais aussi vers le Pacifique et le Moyen-Orient. L’Alliance doit s’interroger sur sa raison d’être : si celle-ci est de protéger l’Atlantique Nord, elle ne doit pas, pour autant, hésiter à agir aussi en dehors de sa zone de prédilection. Si l’OTAN est défaillante au regard de cette nécessité absolue d’agir quand il le faut en dehors de nos frontières, alors sa raison d’être est sérieusement remise en question et son concept stratégique est sérieusement éculé.

En conclusion, ce débat nous amène à nous interroger sur la triple actualité de l’OTAN et de la France : l’« électrochoc » administré par le Président de la République le mois dernier, les divergences clairement affichées par les membres de l’Alliance lors du sommet de Londres et la présence militaire française au Sahel.

L’OTAN ne me paraît légitime que si elle inscrit son action dans un contexte plus large, une vision à 360 degrés, comme le réclame la France. Vous l’avez dit à plusieurs reprises, monsieur le ministre, il faut prendre en compte les enjeux qui dépassent le strict cadre « atlantique » et seconder les alliés qui agissent, souvent seuls, sur des théâtres d’opérations extérieurs dont dépend la sécurité de tous.

Les questions légitimes sur le fonctionnement de l’Alliance et sur ses raisons d’être que se posent ses membres ne doivent pas nous paralyser : elles doivent au contraire être une force motrice pour redynamiser notre traité, pour lui redonner tout son sens dans un monde qui n’est plus celui de la guerre froide. Cela ne sera possible que si les États membres discutent entre eux, réaffirment leur position, notamment envers la Turquie, car les alliances ont toujours autant à craindre de l’intérieur que de l’extérieur. C’est à ce prix que nous éviterons la dislocation de la plus grande alliance militaire de défense commune que le monde ait jamais connue et que nous pourrons espérer prolonger la plus longue période de paix que l’Europe ait vécue, pour laquelle ses soldats se sont battus, se battent et meurent aujourd’hui encore. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains, RDSE, SOCR et LaREM.)