M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.

Mme Françoise Férat, rapporteur de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le sujet dont nous discutons aujourd’hui est un drame qui frappe nos campagnes un jour sur deux, qui est peu documenté, peu médiatisé et qui est pourtant la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole : le suicide des agriculteurs.

Je tiens à remercier notre collègue Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi, de son initiative importante, qui permet à notre chambre de se saisir de cette question.

Les chiffres glaçants des disparitions sont souvent rappelés ; il convient désormais de proposer des solutions. J’y insiste, monsieur le ministre : les pouvoirs publics doivent en faire une priorité. Ce n’est pas un débat théorique qui nous réunit cet après-midi ; c’est une réalité de terrain, qui meurtrit toutes les familles.

Trois convictions sont nées des auditions préparatoires menées avec M. Cabanel. Elles sont partagées par l’ensemble des membres de la commission des affaires économiques.

La première est que le phénomène n’est pas appréhendé assez finement. Seules trois études ont été réalisées sur le sujet et leurs auteurs n’ont pas suivi la même méthodologie, ce qui ne les rend pas comparables et nuit à la compréhension du problème. Pourtant, il est impossible de traiter cette problématique importante sans en avoir une bonne connaissance statistique.

Une première étude, menée par Santé publique France, recense 781 décès, pour cause de suicide, d’exploitants agricoles entre 2007 et 2011, soit un suicide tous les deux jours. Nous ne disposons pas de chiffres plus récents, ce qui représente un véritable obstacle à la mise en place d’une politique publique efficace. Selon cette étude, les exploitants agricoles font face à une surmortalité par suicide de 20 % par rapport au reste de la population, à trois reprises au cours des cinq années étudiées. Ces éléments démontrent déjà toute la complexité du problème.

Évidemment, au-delà de ces statistiques, malheureusement froides et impersonnelles, chaque histoire est unique, singulière, avec ses drames et ses souffrances.

Santé publique France a réalisé une seconde étude, portant cette fois sur les salariés agricoles, qui conclut qu’il n’existe pas de surmortalité chez ces derniers par rapport à la population générale. Les chiffres démontrent même une sous-mortalité de 20 % chez les hommes et de 57 % chez les femmes, mais avec des biais statistiques importants, comme l’exclusion des salariés-exploitants.

Une troisième étude, réalisée par la MSA et publiée en juillet 2019, démontre, avec une autre méthodologie, une surmortalité par suicide des assurés du régime agricole. Centrée sur les assurés ayant reçu un soin dans l’année, cette étude fait apparaître, contrairement à celle de Santé publique France, une surmortalité chez les salariés agricoles.

Les divergences entre ces trois études montrent bien que l’appréhension statistique du sujet n’est pas suffisante. Il est absolument nécessaire que des études incontestables viennent objectiver ces éléments. Disposer de chiffres fiables est un prérequis incontournable, tant pour le législateur que pour le Gouvernement, lorsqu’il s’agit d’élaborer des solutions pratiques.

Notre seconde constatation est que ce n’est pas une loi qui permettra de résoudre, une fois pour toutes, le problème du suicide des agriculteurs.

Nous avons tous été confrontés, sans doute, dans nos territoires respectifs, à des cas tragiques d’agriculteurs ayant mis fin à leur jour. Ces décisions sont, le plus souvent, l’aboutissement d’une accumulation de difficultés, d’une concordance de différents drames individuels.

Parmi ceux-ci figurent bien entendu les difficultés financières, mais ces dernières ne sont que la face émergée de l’iceberg. Il y a surtout les drames personnels, l’isolement social et géographique, la perte d’estime de soi, l’absence de reconnaissance, la surcharge de travail.

Il y a d’autres difficultés, comme les injonctions contradictoires d’une société qui a oublié que ses agriculteurs la nourrissent au quotidien, ou qui développe des fantasmes sur le prétendu subventionnement des agriculteurs, alors qu’il s’agit avant tout de la garantie de prix bas pour le consommateur.

Le phénomène d’agri-bashing est en outre un facteur supplémentaire de pression sur nos agriculteurs, dans un contexte de crise de l’agriculture dans son ensemble.

La loi peut être utile pour créer des dispositifs de prévention, les coordonner et les faire connaître, mais l’édiction d’une norme générale par le législateur ne permettra pas de répondre aux défis posés par ces centaines de situations individuelles. Chaque cas est singulier. Par exemple, les réactions à adopter en cas de signalement d’un agriculteur en difficulté diffèrent selon que l’alerte a été donnée par l’agriculteur lui-même, de façon volontaire, par ses proches ou par des professionnels en contact avec lui.

S’il est nécessaire que la loi intervienne pour déterminer de grands principes, elle le fera, mais ce besoin n’a pas été identifié lors des auditions : les actions à mettre en place semblent, au contraire, relever du terrain, au mieux du pouvoir réglementaire.

Notre troisième constatation, c’est qu’il convient de remettre l’humain au cœur des dispositifs préventifs déjà en place. Ils sont nombreux : Agri’écoute, de la mutualité sociale agricole, la MSA ; les cellules de prévention disciplinaires et les réseaux de sentinelles ; l’aide à la relance de l’exploitation agricole, l’ex-Agridiff.

Depuis 2017, des cellules départementales d’accompagnement ont en outre été mises en place pour rassembler les principaux acteurs, en relation avec les exploitants.

Enfin, de nombreux territoires ont fait le choix de solutions intéressantes, comme la Marne, avec le dispositif Réagir, qui coordonne les outils de prévention des différents organismes.

Malheureusement, ces dispositifs pâtissent d’une faible lisibilité et d’une faible articulation. Il importe donc, en tout premier lieu, de faire connaître ces outils aux agriculteurs et à leurs proches.

En tout état de cause, on ne peut que regretter le caractère impersonnel de ces dispositifs préventifs. Face à un homme ou une femme en détresse, c’est l’humain qui doit être au cœur de la détection et de la prévention. C’est en mobilisant les forces de chacun, dans une logique collective, et non pas individuelle, que l’on peut espérer aider les agriculteurs en difficulté.

À cet égard, la présente proposition de loi présente quelques écueils. Elle crée une obligation pour une banque, en cas de déficit récurrent du compte de l’agriculteur, de l’informer de la nécessité d’alerter les organismes sociaux, puis de le faire après accord du client.

Ce faisant, le salarié bancaire deviendrait le principal lanceur d’alerte, et toute la responsabilité morale pèserait sur lui. Les banques doivent, bien entendu, participer, comme tout le monde, à cet effort collectif de prévention, mais il ne paraît pas souhaitable de faire porter directement et uniquement au chargé de clientèle la responsabilité morale, voire juridique, d’un éventuel suicide de l’agriculteur.

En outre, techniquement, la rédaction pose plusieurs questions, notamment dans le cas où le client serait « multi-bancarisé », ou bien dans le cas où son compte serait partagé avec son conjoint.

Pour qu’un dispositif de prévention fonctionne, trois impératifs doivent être réunis : la transparence, l’effort collectif et l’humanisation des procédures. Apporter, à notre juste place, les solutions qui relèvent de notre responsabilité exige humilité et absence de précipitation.

Pour toutes ces raisons, l’ensemble des membres de la commission des affaires économiques a décidé de ne pas adopter la proposition de loi en l’état, précisément pour poursuivre et approfondir nos travaux sur ce sujet.

Mes chers collègues, à l’issue de la discussion générale, vous sera proposée, au nom de la commission et en accord avec les auteurs de la proposition de loi, l’adoption d’une motion tendant au renvoi à la commission de ce texte. Si vous l’adoptiez, un groupe de travail dédié à ce sujet, trop longtemps resté à l’écart du débat public, serait parallèlement créé, afin de produire un rapport faisant état de la situation et formulant les recommandations qui lui sembleraient les plus utiles.

En travaillant de façon transpartisane et collégiale, nous aboutirons à un rapport de qualité et à des solutions concrètes pour améliorer les outils de prévention mis en œuvre par l’État.

Un problème aussi grave que celui-ci ne peut pas rester sans solution, et j’ai confiance dans la capacité du Sénat à réaliser un travail fin et précis, qui permette d’avancer dans la bonne direction sur ce sujet. Notre chambre représentant les territoires, notre action s’inscrit donc logiquement aux côtés de ceux qui les font vivre.

Il n’y a pas de tendance qui soit irréversible ou de drame qui ne puisse être évité : nos travaux, j’en suis sûre, le prouveront. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, Les Indépendants et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Didier Guillaume, ministre de lagriculture et de lalimentation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, monsieur Cabanel, madame Férat, je vous remercie d’avoir choisi de mettre à l’ordre du jour de cette après-midi cette proposition de loi, même s’il est sage, je crois, de la renvoyer en commission, comme vous prévoyez de le faire, afin de retravailler ce sujet.

Dans cet hémicycle, comme ailleurs, il faut parler de ce fléau qu’est le suicide. Mais comment en parler ? Peut-on seulement se figurer ce qui pousse un homme à mettre fin à ses jours, à trouver la vie tellement insupportable que la mort est une délivrance ?

Cet acte ultime, radical, n’appartient qu’à celui qui le commet. Il faut, je pense, respecter la singularité de ce geste. Le suicide est évidemment un geste individuel, mais il a aussi des causes plus profondes, plus larges, sociales, collectives.

Le père de la sociologie française, Émile Durkheim, en a fait la démonstration en 1897 dans un ouvrage fondateur, Le Suicide. Il y pointait les risques d’un défaut de reconnaissance et d’un délitement des liens sociaux. Je ne citerai qu’une phrase de cet ouvrage : « Le suicide varie en fonction inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu. » C’est tout à fait ce qui sous-tend cette proposition de loi.

Le débat que nous menons aujourd’hui a donc tout son sens. Le suicide, en l’occurrence celui des agriculteurs, relève de l’intime, certes, mais aussi du collectif, évidemment. Notre organisation sociale et certains de nos choix peuvent expliquer en partie ce phénomène ; et dire cela n’est pas anodin, mesdames, messieurs les sénateurs.

Je suis, dans ma fonction, le défenseur des agriculteurs, comme vous. Tous, nous ne pouvons accepter que ceux qui nous nourrissent le fassent sous une pression telle que certains finissent par se donner la mort. Personnellement, je ne puis me résoudre, et nous ne pouvons nous résoudre ensemble à ce que des paysans de France vivent si mal leur travail que certains ne voient d’issue que la mort pour retrouver leur dignité.

Le débat que vous provoquez aujourd’hui est salutaire. Plus encore, il est absolument nécessaire.

Il est difficile de parler du suicide, mais nous devons le faire, dans cet hémicycle, dans les médias, au cinéma, partout, parce que cette situation ne peut être banalisée. Je me joins d’ailleurs à vous pour rendre hommage à Édouard Bergeon, réalisateur du film Au nom de la terre, qui retrace la vie de son père agriculteur, jusqu’à son suicide et à ses conséquences.

Il faut que chacun s’interroge sur les raisons qui conduisent à ce phénomène. Le masquer relèverait d’un aveuglement irresponsable, mais s’en servir à d’autres fins que son élimination serait manquer de respect à la mémoire de ces personnes. Ce serait inacceptable.

Les derniers travaux de la MSA pour l’année 2015 confirment bien une surmortalité par suicide des assurés au régime agricole, de 15 ans à 64 ans. Cette surmortalité par rapport au régime général est estimée à 12 %.

Ces travaux nous semblent les plus solides, mais vous avez raison, madame le rapporteur, il faut s’assurer que nous parlons tous de la même chose.

Mme Françoise Férat, rapporteur. C’est essentiel !

M. Didier Guillaume, ministre. Cette étude dénombrait, en 2015, 605 suicides d’assurés du régime agricole. Parmi eux, 372 exploitants et 233 salariés agricoles, pour la très grande majorité des hommes. Les taux de décès par suicide progressaient jusqu’à 40 ans, puis restaient stables, avant d’augmenter de nouveau nettement chez les plus de 65 ans. C’est plus d’un exploitant par jour qui se donnait la mort à l’époque ; ce chiffre est terrible !

Il faut admettre que nous ne connaissons pas bien les évolutions de ce drame à l’échelon national. C’est en ce sens que votre réflexion a toute sa pertinence.

Certes, des études ont été réalisées, ces dernières années, et vous les avez évoquées, mais elles l’ont été avec des méthodes et des échantillons différents, donnant des résultats variables, voire contradictoires avec cette dernière étude de la MSA, ce qui ne nous permet pas d’étudier tranquillement ce qu’il en est. Les travaux que vous allez mener, dans les semaines qui viennent, avec votre commission, permettront, me semble-t-il, d’éclairer la société.

Nombreux sont ceux qui avaient retenu des travaux précédents la statistique d’un suicide tous les deux jours. L’honnêteté m’oblige à dire qu’aucune étude ne permet de confirmer une augmentation ou une réduction du nombre de suicides dans le monde agricole ces dernières années. Il faut que nous soyons clairs sur l’ensemble de ces chiffres. C’est bien là un chantier important à mener : mieux connaître la situation et son évolution.

Malgré ces difficultés à objectiver le phénomène, nombre d’autres indicateurs sont alarmants : 3 560 exploitants ont dû bénéficier d’une aide au répit en 2017 et environ 300 appels sont donnés par mois au dispositif d’écoute pour les agriculteurs en situation de détresse, Agri’écoute. Les cellules pluridisciplinaires de prévention, constituées dès 2012 dans les 35 MSA, ont détecté 1 654 situations problématiques en 2018.

Vous entendez chez chiffres : ils sont énormes ! Les cellules d’identification et d’accompagnement pour les agriculteurs en difficulté, mises en place par l’État dans plus de soixante-quinze départements, en sont à 2 100 signalements depuis septembre dernier.

Affirmer que la faiblesse des revenus et l’endettement sont les seules causes du suicide serait, à mon sens, une simplification qui ne servirait pas notre objectif de mieux le prévenir. Cependant, il ne faut pas réfuter l’évidence : le manque de ressources et de visibilité sereine constitue certainement la cause principale du désarroi du monde agricole.

Le revenu est crucial, mais il n’est évidemment pas le seul facteur. Différentes études mettent en évidence une conjonction de causes : au-delà de la pression financière et de l’endettement, il y a les problèmes interpersonnels dans la famille ou dans le groupement sociétaire, les événements particuliers de vie, les problèmes médicaux, les tracas administratifs, que vous avez évoqués, et, enfin, le temps de travail, qui est très élevé pour les agriculteurs et les éleveurs.

Les études montrent aussi une forte pression sociale, qui pèse sur les agriculteurs. Il existe un sentiment de honte en situation d’endettement ou de difficulté. Les paysans veulent payer leurs fournisseurs rubis sur l’ongle et ne pas avoir de dette. Ils n’aiment pas devoir de l’argent aux gens. Ils sont ainsi ; c’est dans leurs gènes ! Vous le savez, vous qui connaissez très bien le monde rural.

Il existe une autre forme de pression, celle de l’attente sociétale, qu’a évoquée M. Cabanel, celle d’une transition des modèles agricoles et agroalimentaires. La société leur demande toujours plus, et, parfois, ils sont démunis pour répondre à ces chamboulements.

Votre proposition de loi, monsieur le sénateur, offre des solutions pour prévenir l’acte irréparable. C’est absolument nécessaire.

À ce stade, je veux rappeler ce qui est fait par l’État et ses partenaires, aujourd’hui, au travers du plan national de prévention. Notre action est triple : mieux connaître les données chiffrées ; proposer un dispositif d’écoute pour les agriculteurs en situation de détresse, à savoir Agri’écoute, qui est accessible à tout moment ; créer des cellules de prévention.

Le ministère a revu son dispositif et instauré une cellule d’identification et d’accompagnement dans plus de soixante-quinze départements.

Ces cellules réunissent des représentants des chambres d’agriculture, de la MSA, des centres de gestion, des coopératives, des banques bien évidemment, car celles-ci jouent un rôle important, des directions départementales des territoires (DDT), des directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP), des directions départementales des finances publiques, des conseils départementaux et régionaux. Elles garantissent la confidentialité à l’agriculteur et elles ont déjà reçu, je le répète, plus de 2 000 signalements.

Il existe d’autres dispositifs d’identification : ceux de la MSA, ceux de l’association Solidarité Paysans et ceux de divers réseaux, comme le réseau Agri-sentinelles, porté par Allice et Coop de France et animé par l’Institut de l’élevage.

L’État se mobilise aussi une fois que l’agriculteur en difficulté est identifié. Le ministère a développé une aide à l’audit global de l’exploitation agricole, qui vise à établir un bilan de la situation technique, économique, financière et sociale de l’exploitation. Celui-ci se fait en concertation avec l’agriculteur.

Pour les difficultés économiques, une aide à la relance de l’exploitation agricole (AREA), qui permet un plan de restructuration et un suivi techno-économique sur la durée, est en place. Pour les exploitants en situation de burn-out, l’aide au répit, ouverte à tous les agriculteurs, est soutenue financièrement par l’État.

Tous ces dispositifs sont opérationnels et ont été revus, ces dernières années, afin d’améliorer la prévention, qui est, je le répète, absolument indispensable.

Madame le rapporteur, vous avez proposé une motion de renvoi à la commission. Cette décision est sans aucun doute la bonne. Elle permettra de conforter notre réflexion. Nous attendons beaucoup du Sénat et des travaux que vous mènerez pour nous aider à agir.

Nous pouvons collectivement progresser, en connectant mieux tous les acteurs déjà engagés, aux niveaux consulaire, syndical, associatif, bancaire, étatique, médical et social. C’est la condition d’une identification précoce qui, tout le monde le reconnaît, est la clé de la réussite.

Nous devons continuer à libérer la parole, en communiquant et en débattant du sujet du suicide dans le monde agricole. À la campagne, on n’aime pas évoquer ces sujets délicats, mais il est très important d’y parvenir.

Il nous faut également rendre plus visibles les acteurs de proximité susceptibles d’aider un agriculteur. Aujourd’hui, il y a une marge de progression assez sensible. Néanmoins, nous devons dépasser la logique de guichet et systématiser, comme certains le font, la logique de démarche vers les agriculteurs en difficulté.

Nous devons aussi travailler sur le suivi des personnes ayant tenté de se suicider et améliorer l’offre de formation et la sensibilisation des acteurs. Enfin, il nous faut affiner notre compréhension sociale et nos statistiques sur la question du suicide.

L’analyse approfondie, avec la mobilisation de tous les acteurs, est, pour moi, la condition du succès. Le travail de votre commission y contribuera.

Parallèlement aux travaux que vous allez mener ici, le Premier ministre a souhaité confier une mission à un parlementaire sur le sujet du suicide. Elle sera soutenue par les inspections des ministères de l’agriculture et de la santé.

En liaison avec vos travaux et les nôtres, cette mission doit nous permettre de nous mettre d’accord sur les chiffres. Certes, ils ne sont pas essentiels : on parle non pas de statistiques, mais d’êtres humains, d’hommes et de femmes qui aiment leur métier, mais qui, finalement, en arrivent à commettre l’irréparable. Néanmoins, nous avons besoin de la base chiffrée la plus fiable possible pour enclencher ce travail.

Monsieur Cabanel, les lettres de témoignage que vous avez lues sont bouleversantes. J’en ai moi-même reçu beaucoup et, à chacun de mes déplacements, j’entends parler de ce sujet.

C’est pourquoi, ensemble, quelles que soient nos sensibilités politiques – la discussion générale, je l’espère, en apportera la preuve –, nous devons refuser ce qui n’est pas une fatalité.

La raison d’être d’un agriculteur, sa mission, c’est de faire vivre 65 millions de Français tout en leur donnant du plaisir. Au-delà, l’agriculture française a un rôle prépondérant à jouer pour nourrir la population mondiale, qui atteindra demain 10 milliards d’habitants. Comment accepter que l’accomplissement de cette noble tâche conduise à la mort de celui sur qui elle repose ?

C’est la raison pour laquelle, au nom du Gouvernement et en mon nom personnel, je remercie solennellement le groupe RDSE, Mme Férat, rapporteur, et M. Cabanel d’avoir permis ce débat, qui n’est qu’un début.

Souvent, nous nous déchirons sur des futilités, nous nous opposons sur des questions qui n’en valent pas la peine. Rassemblons-nous sur un élément : l’être humain, qui est plus important que tout le reste, qui doit dépasser tous les clivages. C’est en pensant à ces êtres humains engagés dans l’agriculture que nous pourrons être utiles et contribuer au vivre ensemble dans la République. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM, Les Indépendants, RDSE et UC.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Delattre.

Mme Nathalie Delattre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est un sujet particulièrement sensible que mon groupe a décidé de porter aujourd’hui dans cet hémicycle.

Au détour du travail législatif que nous menons régulièrement pour le secteur agricole, nous évoquons de plus en plus systématiquement la détresse morale que vivent beaucoup d’agriculteurs et qui peut malheureusement conduire certains d’entre eux à mettre fin à leurs jours. Sur le terrain, dans nos terroirs, dans nos villages, lequel d’entre nous n’a jamais été confronté à cette tragédie humaine ?

Aussi, je remercie mon collègue Henri Cabanel d’avoir formalisé cette préoccupation au travers d’une proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs. Sans prétendre, avec ce texte, trouver dès aujourd’hui la réponse à un phénomène complexe, nous nous devons d’ouvrir ce débat pour jeter les bases d’un travail collectif autour de la question du suicide au sein du monde agricole et pour voir, ensemble, ce qui pourrait relever de notre responsabilité de législateur.

Si les chiffres méritent d’être actualisés, comme l’a très justement souligné notre collègue rapporteur, les différentes études témoignent d’un phénomène alarmant, avec un taux annuel de suicide chez les exploitants qui est supérieur à celui de la population générale. Un suicide quasiment tous les jours – voilà une réalité sans concession ! Les agriculteurs sont confrontés, dans l’exercice de leur métier, à des difficultés spécifiques indéniables, qui se cumulent négativement comme nulle part ailleurs.

On le sait, le monde paysan est sans cesse sous pression. Pression des consommateurs, pression du marché, pression des distributeurs, pression des aléas climatiques, de la biodiversité et des aléas sanitaires, pression des néo-ruraux qui s’installent à la campagne ; s’y ajoute plus récemment, pour les éleveurs, la pression, particulièrement agressive, d’associations antispécistes ou, pour les viticulteurs, celles des lobbies anti-alcool.

Pour autant, tenaillés entre urgence économique, urgence écologique et attentes de la société, les exploitants ne ménagent pas leur peine, aujourd’hui comme hier, pour exercer la mission vitale qui leur incombe : nourrir l’humanité !

Souvenons-nous, après la guerre, il fallait faire de la France une grande nation agricole. À force de modernisation, les exploitants ont atteint l’objectif, au point que l’on a pu parler à l’époque de « pétrole vert ».

Aujourd’hui, on leur demande de produire mieux et de s’engager dans la transition écologique. Là encore, la plupart d’entre eux sont au rendez-vous du défi environnemental, malgré les contraintes que cela implique en matière d’appropriation des normes et d’engagements financiers. Au bout du compte, c’est une vie d’investissement sans limites, de sacrifices personnels et, presque toujours, d’endettement, sans avoir la certitude qu’ils auront de quoi vivre.

Je rappellerai que, en 2017, près de 20 % des exploitants n’avaient pu se verser de salaire, et près d’un quart d’entre eux vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Quant à la reconnaissance de la société, elle se mesure à l’aune de ce mot barbare, mais si parlant : l’agri-bashing. Il est de notre devoir de tirer la sonnette d’alarme : une société qui ne respecte plus ses agriculteurs et qui n’est plus en mesure d’assurer son indépendance alimentaire est une société en perdition.

Cette proposition de loi vise à créer une alerte par l’intermédiaire des banques, en fonction de la situation financière des exploitants. Certes, cela n’est pas suffisant pour appréhender toutes les situations. Toutefois, mon collègue Henri Cabanel l’a souligné, les services du ministère de l’agriculture ont observé un lien prépondérant entre endettement et suicide.

Soyons clairs, ce texte est, à ce stade, un appel, qui est urgent. Il doit permettre, je l’espère, monsieur le ministre, d’apporter rapidement des réponses, que celles-ci soient nouvelles ou généralisent les dispositifs qui existent – vous les avez rappelés –, mais qui sont si souvent méconnus. À défaut, le retour de manivelle sera encore plus violent.

En attendant un examen du texte plus poussé en commission, il est indispensable de poursuivre au Sénat notre travail plus général de soutien au monde agricole, ce qui revient à s’attaquer aussi aux causes profondes des situations de détresse.

Comme je l’ai déjà indiqué, il est essentiel d’accompagner les mutations demandées au secteur, pour que celles-ci soient économiquement supportables. À cet égard, nous attendons avec impatience l’évaluation de la loi Égalim, en particulier de ses dispositions censées améliorer les revenus des agriculteurs. Il faut également se battre pour maintenir les moyens de la PAC, monsieur le ministre.

Je pense aussi à l’assurance récolte, qu’il serait souhaitable d’améliorer, comme le souligne la proposition de résolution sur ce sujet que j’ai déposée avec mes collègues Yvon Collin et Henri Cabanel.

Enfin, au-delà du soutien que l’on doit porter à l’activité, je n’oublie pas ce qu’il nous faudra faire pour rompre la solitude dans laquelle sont plongés des milliers d’hommes et de femmes sur nos territoires, rompre l’isolement du monde rural, de « ces hautes terres où la solitude a rouillé l’herbe » pour reprendre quelques mots de Jean Giono. Cela passe par le maintien des services publics auprès de ces hommes et de ces femmes, qui sont eux-mêmes, par leur présence sur leur terre et par leurs activités, de puissants acteurs de l’aménagement du territoire.

N’oublions pas cette réalité et rappelons simplement à tous nos concitoyens que les agriculteurs sont les garants de nos vies. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, Les Indépendants, UC et SOCR.)

M. le président. La parole est à Mme Noëlle Rauscent.