M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Yves Détraigne, rapporteur. La commission des lois partage le constat général qui vient d’être fait concernant le calendrier des projets de loi du Gouvernement. Toutefois, elle est défavorable à cet amendement.

En effet, la prolongation du mandat des membres de la Hadopi est limitée à six mois ou à un an, ce qui paraît raisonnable. En outre, il s’agit de préserver le travail de préfiguration mené par la Hadopi et le CSA sur leur éventuelle fusion. L’actuel président de la Hadopi travaille à cette fusion qui impliquera un certain nombre d’efforts, notamment pour le personnel de la Haute Autorité.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Cédric O, secrétaire dÉtat. M. le sénateur Assouline est soucieux de défendre la Hadopi et j’entends son argument sur une forme d’inversion du calendrier, mais je crois qu’il faut prendre la question dans l’autre sens : que se passerait-il si le mandat des membres de la Hadopi n’était pas prolongé ?

Comme vient de le dire M. le rapporteur, nous vous proposons de prolonger le mandat des membres de six mois ou d’un an. Si, à l’expiration de ce délai, le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique audiovisuelle a trop tardé, le Parlement devra de nouveau se prononcer. Je ne pense donc pas que le Sénat se dessaisisse de son pouvoir, s’il accepte cette prorogation.

Par ailleurs, je répète ma question : que se passera-t-il si nous ne prolongeons pas ces mandats ? Le mandat de plusieurs membres de la Hadopi expire courant 2020 : en juin pour trois d’entre eux, dont son président, et en janvier pour la présidente de la commission de protection des droits. En l’absence de prolongation, de nouveaux membres devraient être nommés,…

M. Cédric O, secrétaire dÉtat. … mais leur mandat ne devrait durer que quelques mois. Qui accepterait d’être nommé dans ces conditions ? Si nous ne nommons personne, la Hadopi sera confrontée à d’importantes difficultés, alors même qu’elle est en train de travailler à une éventuelle fusion avec le CSA.

Dans son avis du 5 novembre 2019, le Conseil d’État qui a considéré que la prorogation du mandat des membres de la Hadopi était justifiée par un intérêt général suffisant n’a émis aucune réserve sur cette disposition.

Il me semble qu’il s’agit d’un accommodement raisonnable, si vous me permettez cette expression : le Parlement ne donne pas au Gouvernement un blanc-seing ad vitam aeternam, mais il permet d’éviter des problèmes de fonctionnement pour la Haute Autorité – je précise, monsieur Assouline, que je partage votre avis : la Hadopi est un organe absolument essentiel.

L’avis du Gouvernement est défavorable sur cet amendement.

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Leleux. On ne peut pas rester insensible à l’argumentation de M. Assouline. Cet article anticipe sur une disposition qui n’a pas encore été adoptée.

Cependant, je rejoins l’avis de la commission des lois dans un esprit de pragmatisme. La Hadopi a connu un certain nombre de turbulences depuis sa création – une initiative française – il y a une dizaine d’années, mais le Sénat a toujours défendu son action. Elle a joué un rôle important dans la lutte contre le piratage, en particulier au début de son action.

Il est aujourd’hui question de la fusionner avec le CSA et le président de la Hadopi et les membres de son collège ont naturellement une expérience, non seulement utile, mais indispensable, dans ce processus de rapprochement. Le Parlement devra choisir s’il accepte ou non cette fusion, mais nommer de nouveaux membres qui n’auraient pas l’expérience de ceux qui sont en place serait à mon sens une erreur dans cette phase de discussion avec le CSA.

Même si, comme l’évoque M. Assouline, l’examen et l’adoption du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle sont décalés, il n’y a pas vraiment de risque à proroger le mandat des membres du collège de la Hadopi qui arrive à expiration en 2020.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour explication de vote.

Mme Catherine Morin-Desailly. Comme Jean-Pierre Leleux, je comprends l’argument de David Assouline concernant l’incertitude du calendrier parlementaire.

Je rappelle cependant que la France devra avoir transposé en septembre 2020 la directive Services de médias audiovisuels (SMA) révisée – c’est une échéance impérative. J’espère vraiment que le Gouvernement s’attachera à respecter ce calendrier, même si l’examen du projet de loi est légèrement décalé en raison du projet de loi portant réforme des retraites.

En ce qui concerne cet article, je rejoins le pragmatisme de Jean-Pierre Leleux. La commission de la culture travaille déjà sur la question de la fusion éventuelle de la Hadopi et du CSA ; nous avons notamment auditionné des membres des collèges de ces deux organismes qui y travaillent eux-mêmes. C’est un dossier très technique et complexe. Dans ce contexte, de nouveaux conseillers feraient face à des difficultés importantes, ne serait-ce que pour s’approprier la question.

La prorogation des mandats relève donc du pragmatisme et de la sagesse, mais elle ne doit pas aller au-delà, monsieur le secrétaire d’État, de la fin de l’année 2020.

J’ajoute – cela peut aussi peser dans la décision – qu’il n’est pas si simple de trouver des hommes et des femmes qui acceptent d’être nommés membres de telles autorités indépendantes, tellement les conditions sont drastiques. Les difficultés seraient pires, si leur mandat ne devait durer que quelques mois, le temps du débat parlementaire finalement…

Il serait assez contreproductif de nommer de nouveaux membres au collège de la Hadopi dans ces conditions. Je comprends l’argument de David Assouline, mais laissons-nous le temps – quelques mois – de voir comment les choses évoluent.

M. le président. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.

M. David Assouline. Je dois dire que je ne comprends pas bien…

Le secrétaire d’État parle d’un « accommodement raisonnable », mais les sénateurs, les législateurs en général, doivent-ils vraiment rogner leurs prérogatives pour une telle explication ? Je comprends que l’exécutif veuille se passer du Parlement – il en a souvent envie, nous le constatons fréquemment… –, mais ce serait contraire aux principes, et le report aggrave la situation.

Comment pouvons-nous légiférer en préjugeant l’adoption d’une loi dont nous n’avons même pas encore débattu ? C’est une question de principe !

Pourtant, le Gouvernement pourrait tout à fait suivre la procédure normale et nommer les membres du collège de la Hadopi à l’expiration des mandats en question. Il pourrait même désigner les mêmes personnes afin d’assurer la continuité, s’il considère que c’est opportun dans la situation actuelle.

En revanche, proroger dès aujourd’hui le mandat de conseillers parce qu’on estime qu’une prochaine loi dont nous n’avons pas encore débattu pourrait fusionner deux institutions serait préjuger le vote du Parlement.

Dans ce cas, ma chère Catherine Morin-Desailly, mon cher Jean-Pierre Leleux, à quoi cela servira-t-il d’examiner le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle ? Certains d’entre nous auront le droit de ne pas être d’accord avec la fusion et le Parlement décidera peut-être de laisser vivre la Hadopi – je l’ai dit, ce n’est pas ma position. La prorogation des mandats qui nous est demandée préempte cette fusion. Le Parlement pourra-t-il décider autre chose dans cette situation ? Franchement, cela ne tient pas !

Si nous nous dessaisissons ainsi de nos prérogatives, nous le payerons cher ensuite, parce que mettre de côté le pouvoir de délibération du Parlement et l’éclairage qu’il peut apporter fait céder du terrain à la démocratie. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est une question de principe ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Les parlementaires que nous sommes ne peuvent pas être complètement insensibles aux propos tenus par notre collègue Assouline. Prolonger le mandat des membres d’une autorité indépendante dans l’attente d’un éventuel texte législatif qui serait voté ultérieurement est une démarche tout à fait exceptionnelle.

En effet, il est évident qu’on ne peut pas tenir pour acquis le vote d’une loi et le Parlement sera souverain pour modifier le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle que le Gouvernement nous propose, voire de le rejeter… Je suis certain que cette dernière hypothèse ne surviendra pas, mais nos principes doivent être préservés. C’est pourquoi l’argument du Gouvernement est difficile à accepter.

Cela étant, contrairement à ce que vous disiez, mon cher collègue David Assouline, le mandat des membres du collège de la Hadopi ne peut pas être renouvelé.

De ce fait, les autorités de nomination devraient désigner de nouveaux membres, et cela pour une durée dont on peut raisonnablement penser qu’elle serait courte, ce qui poserait naturellement un problème du point de vue de la bonne administration de cette Haute Autorité. La nomination de personnes qui n’auraient pas d’expérience de la Hadopi ne pourrait que perturber le bon fonctionnement du nouveau collège pendant la période de rodage.

Pour résumer, il est extrêmement désagréable pour le Parlement de tenir pour acquis le vote d’une loi, dont le projet vient seulement d’être adopté en conseil des ministres et dont l’inscription à l’ordre du jour semble devoir être différée. Cela nous déplaît et nous devons le dire au Gouvernement, mais la notion d’accommodement raisonnable que M. le secrétaire d’État a avancée est une notion que nous pouvons comprendre et qui justifie pleinement l’avis donné par la commission sur cet amendement. Nous avons des réticences, mais nous les surmontons, sans pour autant encourager le Gouvernement à renouveler l’exercice dans d’autres circonstances…

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 4.

(Lamendement nest pas adopté.)

M. le président. Je mets aux voix l’article 2.

(Larticle 2 est adopté.)

Article 2
Dossier législatif : projet de loi modifiant la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution et prorogeant le mandat des membres de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet
Article 3 (nouveau) (fin)

Article 3 (nouveau)

Le livre Ier de la deuxième partie du code des transports, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2019-552 du 3 juin 2019 portant diverses dispositions relatives au groupe SNCF, est ainsi modifié :

1° L’article L. 2102-8 est complété par une phrase ainsi rédigée : « Il est nommé par décret du Président de la République, sur proposition du conseil d’administration. » ;

2° Après l’article L. 2102-9, il est inséré un article L. 2102-9-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 2102-9-1. – Lorsque la direction générale n’est pas assurée par le président du conseil d’administration, le directeur général de la société nationale SNCF est nommé par décret du Président de la République, sur proposition du conseil d’administration. » ;

3° L’article L. 2111-16 est ainsi modifié :

a) Le premier alinéa est ainsi modifié :

– les mots : « par le conseil d’administration » sont supprimés ;

– est ajoutée une phrase ainsi rédigée : « Il est nommé par décret du Président de la République, sur proposition du conseil d’administration. » ;

b) Après le même premier alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Lorsque la direction générale n’est pas assurée par le président du conseil d’administration, le directeur général de la société SNCF Réseau est nommé par décret du Président de la République, sur proposition du conseil d’administration de la société SNCF Réseau. » ;

c) Le deuxième alinéa est ainsi modifié :

– à la première phrase, après le mot : « révocation », sont insérés les mots : « du président du conseil d’administration, » ;

– à la deuxième phrase, après le mot : « poste », sont insérés les mots : « de président du conseil d’administration, » ;

– à la dernière phrase, après le mot : « révocation », sont insérés les mots : « du président du conseil d’administration, » ;

4° À l’article L. 2133-9, les mots : « de SNCF Réseau » sont remplacés par les mots : « et du directeur général, ou le cas échéant du président-directeur général, de la société SNCF Réseau ».

M. le président. L’amendement n° 9, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :

Supprimer cet article.

La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Cédric O, secrétaire dÉtat. Amendement de coordination, monsieur le président.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Yves Détraigne, rapporteur. Nous avons déjà examiné cette question lors de l’examen de l’amendement n° 5 du Gouvernement sur le projet de loi organique. Concernant l’avis de l’Autorité nationale des transports, nous n’avons fait que reprendre le droit en vigueur. Mieux encadrer la procédure de nomination du président du conseil d’administration de SNCF Réseau n’est pas superflu, contrairement à ce que laisse entendre le Gouvernement. C’est pourquoi la commission demande là aussi le retrait de cet amendement ou donnera, à défaut, un avis défavorable.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.

M. Didier Mandelli, rapporteur pour avis. Cet amendement revient en effet sur les apports de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Son adoption conduirait à supprimer l’introduction d’un avis conforme du régulateur sur la nomination du président du conseil administration de SNCF Réseau qui existe actuellement.

Le choix de maintenir une structure verticalement intégrée justifie à plus forte raison d’encadrer les modalités de nomination de ses dirigeants, et pas uniquement de son directeur général comme le prévoit l’ordonnance. Les modalités de nomination reflètent, au moins en partie, le degré d’indépendance du gestionnaire de réseau et d’infrastructure. Il s’agit de mettre en place les conditions d’une concurrence effective, en envoyant un signal fort aux nouveaux entrants et non de les dissuader d’entrer sur le marché.

L’avis de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable est donc également défavorable.

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 9.

(Lamendement nest pas adopté.)

M. le président. Je mets aux voix l’article 3.

(Larticle 3 est adopté.)

Vote sur l’ensemble

M. le président. Personne ne demande la parole ?…

Je mets aux voix, dans le texte de la commission, modifié, le projet de loi modifiant la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relative à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution et prorogeant le mandat des membres de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet.

(Le projet de loi est adopté.)

Article 3 (nouveau) (début)
Dossier législatif : projet de loi modifiant la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution et prorogeant le mandat des membres de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet
 

5

Rappel au règlement

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour un rappel au règlement.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que nous allons maintenant examiner est en fait un texte du Gouvernement ! Vous l’avez d’ailleurs défendu fortement toute la semaine en dehors de cet hémicycle, monsieur le secrétaire d’État. Et chacun comprend que, si ce texte arrive dans cette enceinte sous la forme d’une proposition de loi, c’est pour éviter au Gouvernement de produire une étude d’impact.

Je vous rappelle que l’article 8 de la loi organique relative à l’application de l’article 39 de la Constitution prévoit que l’étude d’impact expose avec précision l’articulation du projet de loi avec le droit européen, l’état d’application du droit sur le territoire national et les modalités d’application dans le temps des dispositions envisagées. Autant de points qui seraient particulièrement nécessaires en l’espèce ! Au lieu de cela, le Gouvernement a fait le choix d’une proposition de loi.

J’ajoute que l’avis de la Commission européenne n’a pas été transmis au Parlement – nous n’en avons eu connaissance que par la presse… –, ce qui constitue une forme d’obstruction.

C’est pourquoi je me permets de rappeler l’importance de l’article 8 de la loi organique précitée qui exige le dépôt d’une étude d’impact.

M. le président. Acte vous est donné de votre rappel au règlement, mon cher collègue.

6

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
Discussion générale (suite)

Lutte contre les contenus haineux sur internet

Discussion en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (proposition n° 645 [2018-2019], texte de la commission n° 198, rapport no 197, avis nos 173 et 184).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d’État.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
Discussion générale (interruption de la discussion)

M. Cédric O, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances et du ministre de laction et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux d’être devant vous aujourd’hui afin de pouvoir étudier ce texte relatif à la lutte contre la haine en ligne.

Rares sont en effet les textes qui répondent à un besoin aussi pressant et à une demande aussi forte de nos concitoyens, celle d’assurer leur sécurité et de faire respecter leurs droits et leurs libertés, en ligne comme hors ligne.

Les malheureux événements de Noisiel survenus à la fin du mois de novembre nous l’ont rappelé une énième fois : internet et les réseaux sociaux peuvent être de formidables vecteurs de démocratie et de connaissance – sans eux, pas de révolutions arabes –, mais ils peuvent aussi être synonymes du pire. Il suffit de passer quelques instants sur Twitter, YouTube ou Facebook pour y croiser menaces de mort, injures homophobes, banalisation du racisme et de l’antisémitisme. La haine a, presque quotidiennement, libre cours sur internet et les premières victimes parmi nos concitoyens sont les plus jeunes, les plus fragiles et les personnes issues de minorités.

Pour certains, notamment pour ceux qui profèrent de tels propos, ce ne sont « que » des mots sans importance et ce n’est pas la « vie réelle ». Pour ceux qui les reçoivent, ce sont autant d’attaques, de menaces et de blessures, allant parfois jusqu’à la tragédie – de jeunes garçons ou des adolescentes sous le coup d’un harcèlement via les réseaux sociaux tentent régulièrement de se suicider. Et cette douleur est amplifiée par les réseaux sociaux qui diffusent d’autant plus un contenu qu’il fait réagir, quitte à amplifier massivement une humiliation, une diffamation ou des propos chargés de haine. Cette violence, peu à peu, fragilise notre lien social.

La douleur des victimes est amplifiée par le sentiment d’impuissance et d’isolement auquel elles sont confrontées : c’est notamment vrai lorsqu’un réseau social laisse beaucoup trop longtemps en ligne l’un de ces contenus ou que leur auteur peut s’abriter derrière une quasi complète impunité de fait, alors même qu’il a proféré une injure ou une menace punie par la loi française.

Ce jeune de Noisiel, qui fut la victime du raid du mois précédent, a finalement préféré fuir la France. Je le dis très directement : quel échec !

Lorsqu’une victime doit fuir, s’isoler, s’excuser, lorsque certains se sentent moins légitimes ou intégrés parce qu’ils se font quotidiennement insulter ou menacer en ligne en toute impunité, lorsque ceux qui les agressent se sentent ignorés par les autorités et peuvent agir impunément, alors c’est le douloureux syndrome de notre échec et de notre impuissance et c’est, pour nous tous, mais d’abord pour l’État, une lourde responsabilité.

Disons-le encore plus clairement : c’est le rôle premier de la puissance publique de protéger les citoyens. Aujourd’hui, cette protection n’est quasiment pas effective sur internet. Et, à une époque où la demande de protection est forte, si nous, les démocraties, ne sommes pas capables d’apporter à nos concitoyens des gages clairs et tangibles sur notre capacité à faire respecter l’État de droit en ligne comme hors ligne, tout en préservant bien sûr leurs libertés – nous en parlerons durant nos débats –, alors ils opteront pour des solutions plus radicales et voteront pour des régimes plus radicaux. Je le dis autrement : si les seuls pays à savoir réguler ce qui se passe sur internet sont des pays autoritaires, alors les citoyens se tourneront vers des solutions autoritaires !

M. Bruno Retailleau. Raisonnement intéressant !

M. Cédric O, secrétaire dÉtat. C’est pour répondre à cette urgence que le Président de la République a souhaité confier à la députée Laetitia Avia l’élaboration de cette proposition de loi qui vise à prendre en compte le rôle majeur que les réseaux sociaux jouent désormais dans nos relations sociales et les responsabilités qui leur incombent à ce titre.

Ce texte a été longuement mûri, d’abord grâce au rapport produit par Laetitia Avia, Gil Taïeb et Karim Amellal, ensuite dans le cadre de la mission lancée auprès de l’entreprise Facebook pour mieux comprendre le fonctionnement des processus de modération, mais aussi via les multiples consultations qui ont eu lieu avec la société civile et avec nos partenaires étrangers. Il a enfin été mûri lors de son examen à l’Assemblée nationale, puis par les trois commissions qui s’en sont saisies au Sénat, une au fond et deux pour avis. Au-delà de ce qui nous sépare – nous avons des divergences, nous les évoquerons –, je veux saluer le travail des rapporteurs MM. Frassa et Bouloux, ainsi que celui de la présidente Mme Morin-Desailly.

Le parcours parlementaire de ce texte a permis de préciser les trois objectifs forts qui sont ceux du Gouvernement et qui forment la colonne vertébrale de cette proposition de loi.

Tout d’abord, la conviction que c’est bien l’État qui est le premier responsable pour faire respecter les droits et libertés en ligne. C’est pourquoi il est déterminant de mieux outiller les autorités, en particulier les autorités judiciaires, pour lutter contre le sentiment d’impunité qui prévaut actuellement et punir effectivement les auteurs de contenus haineux. C’est pour cela que la garde des sceaux a annoncé la spécialisation d’un parquet sur ces enjeux numériques et le déploiement progressif de dispositifs de plainte en ligne. Le rôle de la justice est bien au cœur de ce texte qui a vocation à le renforcer.

Ensuite, une responsabilité particulière des plus grandes plateformes dans la lutte contre les contenus odieux est affirmée clairement. Cette proposition de loi ne fait que renforcer des principes déjà posés depuis la loi pour la confiance dans l’économie numérique, mais elle rend ces obligations opérationnelles, en les précisant et en les accompagnant d’obligations de moyens et d’une véritable supervision qui constituent le cœur et la vraie innovation de ce texte.

Enfin, la mobilisation de toutes les parties prenantes est organisée en matière d’éducation et d’information. Évidemment, il s’agit de priorités qui se prêtent moins à l’exercice législatif, mais nous avons la conviction que l’éducation, la sensibilisation des plus jeunes et l’information des victimes comme des auteurs constituent certaines des armes les plus efficaces pour éradiquer durablement la violence en ligne. Cette priorité est déclinée à la fois en matière d’éducation au sens strict, mais aussi via la création d’un observatoire de la haine en ligne pour mieux prendre en compte ce phénomène.

Bien sûr, nous avons entendu certaines inquiétudes sur l’impact de ce texte, notamment les craintes de sur-censure. Il s’agirait évidemment d’un écueil majeur, qui est au cœur de nos préoccupations depuis le début et contre lequel l’Assemblée nationale a déjà largement renforcé les garde-fous. Entre la protection nécessaire des victimes et le respect vigilant de la liberté d’expression, j’ai parlé à l’Assemblée nationale d’une ligne de crête qu’il nous faut respecter.

Tout en soulignant et en saluant le nouveau cadre de régulation créé par la loi, le Sénat s’est inquiété de ce risque de sur-censure et a, conséquemment, apporté un certain nombre de modifications à l’article 1er. J’estime que ces modifications sont en partie excessives, notamment s’agissant de la suppression du délai de vingt-quatre heures. Le Gouvernement n’est pas fermé à des évolutions qui permettent de mieux préciser le texte et de prévenir une potentielle surinterprétation des acteurs, mais nous estimons qu’il nous faut conserver un cadre qui fixe le niveau d’ambition pour les réseaux sociaux concernés. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces éléments durant nos débats.

Nous avons aussi entendu certaines questions juridiques soulevées notamment par la Commission européenne sur l’articulation de cette proposition de loi avec le cadre réglementaire européen. Il s’agit bien évidemment d’un enjeu important que nous avons pris en compte dès l’origine de ce texte et nous sommes ouverts à affiner encore le dispositif. La commission des lois a entamé cette tâche et je veux saluer l’esprit constructif qui a présidé à ses travaux, sous l’impulsion du rapporteur Frassa.

Structurellement, nous nous inscrivons résolument dans une perspective européenne sur ce sujet et, je le dis très clairement, nous soutenons pleinement les pistes esquissées par la Commission européenne que nous avons d’ailleurs appelées de nos vœux depuis le début. Le moment venu, cette régulation devra constituer le cadre de référence.

Mais ce travail prendra des mois ou des années et, dans cette attente, nous avons la responsabilité d’agir dès maintenant selon les marges que nous ménage le droit européen, afin de ne pas rester sans réponses face aux demandes de nos concitoyens. La question urgente de la haine en ligne doit être traitée maintenant, et non demain.

Un échange récent avec les institutions et les parties prenantes, notamment américaines, de la régulation des contenus me conduit du reste à penser que les travaux menés en France sont observés avec beaucoup d’intérêt à l’étranger, car ils jettent les bases d’une régulation inédite des réseaux sociaux : une régulation agile, capable de s’adapter à des acteurs en perpétuelle transformation, tout en étant ferme pour être véritablement dissuasive. Et les obligations seront d’autant plus fortes qu’elles feront l’objet d’une véritable supervision par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), future autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.

Je suis convaincu que cette supervision nouvelle des grandes plateformes est la clé d’une régulation beaucoup plus ambitieuse du numérique. Je sais que le Sénat a beaucoup travaillé sur cette question – je pense notamment à l’engagement constant et ancien de la présidente Morin-Desailly et aux initiatives de la commission des affaires économiques – et je ne doute pas que bon nombre d’entre vous seront en phase avec notre volonté de demander plus de comptes aux géants du numérique.

Nous avons aujourd’hui la chance de pouvoir poser un jalon historique sur ce sujet essentiel pour l’avenir de nos démocraties et de nourrir les futurs travaux européens qui seront menés sur ces sujets.

Mesdames, messieurs les sénateurs, jamais la haine en ligne n’a été aussi visible, destructrice, et jamais le sentiment d’impunité n’a été aussi largement répandu chez nos concitoyens, comme si la vie en ligne autorisait les propos les plus abjects hors le regard de la justice et loin de toute réponse de la société au travers de sanctions. Je n’ignore rien du chemin qu’il nous reste à accomplir pour garantir l’effectivité des mesures que nous prévoyons avec ce texte, mais je connais aussi la détermination en la matière du Président de la République, du Premier ministre et de la garde des sceaux.

J’entre dans ce débat avec la volonté de bâtir, avec le Sénat, un texte conforme à l’objectif politique initial et robuste juridiquement.

C’est pourquoi j’espère que nous serons en mesure lors des discussions qui s’ouvrent de parfaire les contours de ce cadre équilibré, efficace et ambitieux.

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
Discussion générale (suite)