M. Vincent Éblé. Très bien !

M. Patrick Kanner. Nous appelons le Gouvernement à reprendre cette idée à son compte. Madame la secrétaire d’État, n’y voyez pas un acte généreux envers le pouvoir en place, mais plutôt une incitation à mener, pendant cette crise, une politique plus solidaire, à votre corps défendant peut-être, pour vous éviter un nouveau mouvement des « gilets jaunes » à la puissance dix. Cette idée pourrait séduire certains caciques de votre majorité ; je pense notamment à Richard Ferrand – notre collègue Éric Bocquet a rappelé ses propos.

Contrairement à ce que pense Bruno Le Maire lorsqu’il évoque, de manière on ne peut plus élégante, un « combat du XXe siècle », nous avons fait preuve de modernité : en écartant les petites fortunes immobilières, qui bien souvent, d’ailleurs, n’en sont pas, en nous assurant de la progressivité de ce nouvel ISC et en modernisant les modalités de déclaration, nous avons fait preuve de progressisme. Nous écouterez-vous ?

Malheureusement, les déclarations de la majorité sont souvent contradictoires. On sent les tiraillements ! Pour Gérald Darmanin, il y a deux choses à éviter : l’idéologie fiscale et l’augmentation généralisée des salaires, qui tuerait l’emploi. Quand Gérald Darmanin parle d’idéologie fiscale, il parle bien sûr de son opposition épidermique à la réintroduction d’un ISF, rénové ou non.

Sur une échelle qui va du président de l’Assemblée nationale au ministre-conseiller régional-maire de Tourcoing, j’ai hâte de voir ou vous vous situez, madame la secrétaire d’État. Je crains d’avoir déjà la réponse, tant la politique du Gouvernement, sur les questions fiscales, est facilement identifiable depuis 2017 : désengagement de l’État et baisse de l’impôt, quel qu’il soit. De là à parler d’idéologie, il n’y a qu’un pas…

Dans votre « nouveau monde », le recul de l’État est érigé en doctrine au profit d’une cause politique. Nous attendons pourtant que vous puissiez vous réinventer. Vous avez voulu diminuer un niveau de prélèvements obligatoires jugé excessif, y compris, via la disparition de la taxe d’habitation, en fragilisant le niveau communal, dont nous savons aujourd’hui l’utilité.

La réalité qu’occulte le Gouvernement, c’est que ce niveau de prélèvements est lié à un périmètre d’intervention de l’État plus large que chez nos voisins – c’est vrai. C’est une question de choix de société ! Oui, l’État-providence a un coût, celui, peut-être, d’une meilleure assurance pour l’avenir des plus faibles.

Notre tradition d’intervention soutenue de l’État nous a toujours distingués, permettant à la France de contenir une fracture sociale toujours trop importante. Aujourd’hui, cette intervention est plus essentielle que jamais. Elle l’a été durant le confinement, elle l’est durant le déconfinement, elle le sera pour faire face aux conséquences sociales de la crise, qui sont devant nous.

Vous le savez : vous ne pouvez plus fonctionner avec le logiciel libéral du début du quinquennat ; si vous persistez, nous courons à la catastrophe. Vous ne pouvez plus alléger la fiscalité des plus riches en prétextant un niveau de prélèvements obligatoires trop élevé et supprimer des politiques à destination des plus modestes pour équilibrer les comptes publics – je pense à la réforme de l’aide personnalisée au logement ou à celle de l’assurance chômage.

Le groupe socialiste et républicain vous interpelle, madame la secrétaire d’État, pour que vous cessiez toute forme de conservatisme fiscal. La suppression de l’ISF n’a pas atteint le but affiché. Elle n’a pas substantiellement diminué le nombre des exils fiscaux ; elle a ôté à l’État, en revanche, une partie de ses leviers d’action. Il faut revenir sur cette suppression, tout en améliorant, bien sûr, cet impôt.

Avec cet impôt de solidarité sur le capital, nous proposons un dispositif qui n’est pas confiscatoire et qui permet à chacun de contribuer à l’effort national selon ses moyens.

Les temps qui s’annoncent sont durs ; il faut tout faire pour empêcher le creusement des inégalités. Notre contribution est modeste, mais indispensable pour permettre à un grand nombre de Français de ne pas basculer dans la précarité. Si cette main tendue est à nouveau rejetée par l’exécutif, les jours qui nous attendent n’auront rien d’heureux. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le rétablissement d’une imposition plus stricte de la fortune est un objet de débat récurrent, depuis le début du quinquennat, entre le Gouvernement et la gauche de cet hémicycle.

La loi de finances pour 2018, premier budget entièrement préparé, voté et exécuté par la majorité présidentielle, avait restreint, mais non supprimé, l’impôt sur la fortune, conformément à l’annonce faite par Emmanuel Macron pendant sa campagne électorale.

En remplaçant l’ISF par un impôt sur la seule fortune immobilière, l’IFI, et en instituant un taux fixe d’imposition des revenus du capital, le prélèvement forfaitaire unique ou flat tax, fixé à 30 %, le Gouvernement a remis au goût du jour des questions que nous avions dû traiter lors des débats sur le bouclier fiscal, en 2007, et déjà en 1986, lorsque fut supprimé l’impôt sur les grandes fortunes, à l’époque de la première cohabitation…

L’imposition de la fortune fait partie de ces politiques à forte teneur symbolique qui devraient permettre, à première vue, de distinguer la droite et la gauche, selon une ligne en apparence simple. Bien sûr, les choses sont beaucoup plus complexes en réalité. Les controverses sur le bien-fondé économique ou moral de l’ISF ne datent pas de l’élection d’Emmanuel Macron ; elles ont toujours plus ou moins existé.

Vous le savez, le radicalisme dont nous nous réclamons s’articule autour de grands principes qui ont façonné la République, tels que la défense des libertés, l’égalité, l’union nationale, la laïcité, la protection de la propriété individuelle… C’est pourquoi il se reconnaît moins dans les débats souvent teintés de présupposés idéologiques, comme celui de l’imposition de la fortune. Il défend néanmoins le principe de l’impôt, qui doit être acquitté en fonction des capacités contributives de chacun, en accord avec l’article XIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il reste attaché à l’idée citoyenne d’un impôt sur le revenu, chère à Joseph Caillaux, alors que notre système fiscal s’est grandement complexifié depuis son instauration voilà un peu plus d’un siècle.

Que dire donc de l’établissement d’une imposition plus forte sur le capital ? L’impôt sur la fortune tel qu’il existait jusqu’en 2017 rapportait un peu plus de 4 milliards d’euros par an. On pourra juger que ce n’est pas un montant seulement symbolique, bien qu’il ne représente qu’une petite fraction des recettes publiques. Sa transformation en impôt sur la seule fortune immobilière a surtout révélé la part prépondérante du patrimoine financier chez les ménages les plus aisés. C’était d’ailleurs la volonté du Président de la République de soutenir ce type de patrimoine, jugé davantage productif.

Depuis, les oppositions de gauche – socialistes, France insoumise, communistes… – n’ont eu de cesse de demander le rétablissement d’un impôt sur le patrimoine plus ou moins comparable à celui qui existait avant 2018. C’est également une demande importante du mouvement des « gilets jaunes », qui a eu pour origine une révolte contre un sentiment plus général d’injustice fiscale et sociale.

Face à ces revendications, le Gouvernement s’est jusqu’à présent toujours refusé à remettre en question cette réforme, parmi les premières mises en œuvre au début du quinquennat et qui reste un jalon important de sa politique, malgré le besoin de trouver de nouvelles recettes publiques pour couvrir les dépenses très importantes décidées pour faire face aux conséquences économiques des mesures de lutte contre l’épidémie de Covid-19.

La commission des finances du Sénat a rendu au mois d’octobre 2019 un intéressant rapport d’évaluation de la transformation de l’ISF en IFI et de l’instauration du PFU, qui a conclu à une certaine précipitation de la réforme et à des effets négatifs insuffisamment pris en compte. Au-delà des a priori idéologiques, c’est effectivement la critique qu’on pourrait formuler : n’aurait-il pas mieux valu préparer une réforme plus nuancée, moins empressée, de la fiscalité du patrimoine et en permettre une évaluation réellement efficace ?

Rappelons qu’une grande partie des Français s’acquittent déjà d’impôts sur la détention de capital : les taxes foncières. Dans cette perspective, l’IFI ne s’apparente qu’à un impôt additionnel à la taxe foncière pour les patrimoines les plus élevés.

Cette réforme semble avoir eu un effet positif sur l’attractivité du pays, comme en témoigne le retour d’un certain nombre de contribuables. En outre, la perte de recettes fiscales n’a pas été aussi forte qu’annoncé. Toutefois, peut-on aller jusqu’à attribuer les bons résultats économiques de la France pendant les trois premières années du quinquennat à cette réforme particulière ? Ne faut-il pas y voir aussi l’effet de réformes antérieures ou intervenues dans des domaines plus structurels, comme la réglementation en matière de droit économique et de droit du travail ? Le doute est permis.

Depuis le 17 mars 2020, le contexte a radicalement changé. Il s’agit non plus de favoriser l’attractivité ou d’améliorer la compétitivité de notre économie, mais de soutenir les entreprises face à une crise majeure et de sauver notre tissu économique des conséquences dramatiques des mesures d’urgence mises en place pour lutter contre l’épidémie de coronavirus.

Hier, le ministre de l’action et des comptes publics a annoncé un chiffre actualisé du déficit public, désormais estimé à 220 milliards d’euros pour 2020 ! Cette dégradation sans précédent des comptes publics va entraîner un endettement record et – hélas ! – probablement le besoin de dégager de nouvelles ressources.

Se pose alors la question de la contribution des différents secteurs de la société au redressement économique du pays, en particulier le rôle des plus aisés, et sur la manière la plus adéquate de contribuer. Du strict point de vue des finances publiques, l’imposition du capital peut dégager quelques milliards d’euros de recettes. C’est une contribution, certes, limitée face à l’ampleur de la dépense, mais, là aussi, symbolique.

Le relèvement du seuil d’assujettissement de 1,3 million d’euros à 1,8 million d’euros, afin de sortir de l’impôt les « petites fortunes » immobilières, comme le proposent nos collègues socialistes, serait une bonne chose. En effet, depuis l’instauration de l’ISF, le patrimoine moyen des Français a très sensiblement augmenté.

La modernisation des modalités déclaratives est aussi une exigence, car c’était un des principaux défauts de l’ISF. Elle reste toutefois à préciser.

Force est de constater que les mesures d’urgence sanitaire n’ont pas affecté tous les ménages et toutes les professions de la même manière. C’est pourquoi une taxation du capital ne serait pas moins légitime qu’une taxation accrue de la consommation ou des revenus.

La situation des finances publiques sera un sujet de préoccupation encore plus majeur dans les prochains mois. C’est pourquoi les propositions dans leur diversité sont bienvenues. Les membres du groupe du RDSE, dans leur majorité, voteront donc en faveur de cette proposition de résolution ; les autres s’abstiendront. (M. Éric Jeansannetas applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Julien Bargeton.

M. Julien Bargeton. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, pour ma part, je qualifierais plutôt la résolution dont nous sommes saisis de résolution « Je vous l’avais bien dit » ou résolution « Midi à sa porte ». Dans cette crise, chacun voit midi à sa porte. Nous voyons ressortir les vieilles martingales, qui deviennent des panacées.

En l’occurrence, c’est, j’en conviens, habilement rhabillé.

M. Julien Bargeton. Et, du coup, cela ne suffit pas pour le Parti communiste. Cette résolution a donc pour premier effet de fracturer la gauche…

Mme Sophie Taillé-Polian. Mais de réunir la droite !

M. Julien Bargeton. Il y a toujours des gens qui sont plus à gauche et qui disent qu’il faudrait aller beaucoup plus loin dans l’imposition du capital. Nous avons ainsi appris que le groupe CRCE ne voterait pas la présente proposition de résolution. (Mme Michelle Gréaume et M. Guillaume Gontard le confirment.)

Les prophéties sont parfois autoréalisatrices. Cela se vérifie de tous côtés. Des conservateurs interprètent cette crise comme celle du progressisme, des libéraux comme l’échec de « l’État-Léviathan » et la preuve qu’il est nécessaire d’avoir moins d’État, tandis que des révolutionnaires y voient une nouvelle justification à la révolution, etc. On peut multiplier les exemples. C’est le retour de vieilles ficelles : alors que nous fêtons les 40 ans de Pac-Man, vous proposez une mesure fiscale qui va dévorer tous les investissements et les emplois du futur !

Mais de tels biais de confirmation sont extrêmement naturels. Il est humain de rechercher dans une crise de quoi justifier les positions que l’on défendait déjà auparavant. Nous pouvons tous y être soumis.

La présente proposition de résolution anticipe, me semble-t-il, la prochaine élection présidentielle. Le débat fiscal reviendra à cette occasion. L’opposition socialiste fourbit ses arguments ? C’est de bonne guerre. Elle pose des jalons.

Pour notre part, nous reparlerons de la suppression de la taxe d’habitation ; ceux qui veulent rétablir cet impôt le diront. Nous évoquerons aussi la baisse de l’impôt sur le revenu de 5 milliards d’euros pour les classes moyennes et la défiscalisation des heures supplémentaires. Nous reviendrons sur les mesures massives, et de loin les plus importantes, que nous avons adoptées en faveur des classes moyennes.

J’invite la gauche à relire Keynes. Après tout, il est plutôt perçu comme un économiste de gauche. À l’époque, cela avait du sens de parler de « gauche » et de « droite ».

M. Patrick Kanner. Cela va revenir !

M. Julien Bargeton. Il est vrai que lui-même ne se serait peut-être pas qualifié ainsi.

Keynes disait qu’en période de dépression, il ne fallait ni augmente les impôts ni baisser la dépense publique. D’ailleurs, en ce moment, la dépense publique ne baisse pas. Au contraire ! En la matière, nous n’y allons pas avec le dos de la cuillère ! (M. Vincent Segouin surenchérit.) Mais ce n’est vraiment pas le moment d’augmenter les impôts, quels qu’ils soient : ce serait aller dans le sens de l’accentuation du cycle et déprimer davantage l’activité et l’économie !

En plus, ce qui nous est proposé n’est même pas à la hauteur de la dette et des dépenses engagées. À partir du moment où c’est tellement loin de l’effort qui sera à fournir, pourquoi venir déprimer davantage l’économie dans une période qui a besoin de tout sauf de cela ? Je pense donc que le moment est vraiment mal choisi.

Par ailleurs, le débat sur les impôts de production commençait à poindre avant la crise. Depuis le déconfinement, quel est le mot qui est fréquemment utilisé ?

M. Bruno Sido. Vacances !

M. Julien Bargeton. C’est le mot « réindustrialisation ». Or les impôts de production, qui s’élèvent environ à 76 milliards d’euros, jouent un rôle très négatif pour la réindustrialisation. Certes, comme ce sont des ressources pour les collectivités locales, il est compliqué de les réformer. Mais n’ajoutons pas un nouvel étage d’imposition au moment où l’on s’interroge sur les effets négatifs des impôts de production au regard de l’objectif de réindustrialisation du pays !

Cela ne signifie pas que le débat fiscal soit fermé. Il ne l’est évidemment pas. Il y a beaucoup à dire, tant sur les impôts de production que sur d’autres sujets.

Ainsi, l’unanimité fiscale au sein de l’Union européenne est une vraie question. Si nous voulons aller plus loin dans la construction de l’Union européenne, que le couple franco-allemand a permis de relancer avec un plan de relance inédit et une mutualisation des dettes, il va falloir y répondre. Avec l’unanimité fiscale, les États membres jouent les uns contre les autres ; certains veulent une fiscalité toujours plus basse et font de l’optimisation fiscale en permanence. D’ailleurs, l’optimisation fiscale au sein de l’Union européenne est aussi un vrai sujet.

Il faudrait également traiter la fraude à la TVA, qui s’élève à 135 milliards d’euros au sein de l’Union européenne et à 15 milliards d’euros en France. À cet égard, le Sénat a permis une belle avancée dans le cadre du projet de loi de finances pour 2020.

En outre, Thierry Breton a évoqué une taxe aux frontières de l’Union européenne. C’est important : comme nous parlons de relance, nous allons avoir besoin de recettes. Dans un entretien très intéressant, M. Breton indiquait que, face à des géants comme la Chine ou la Russie, qui ne jouent pas le jeu, l’Europe ne doit plus être un nain géopolitique et fiscal dans ce combat de titans à l’échelle mondiale. La question de la taxation à l’entrée de l’Union européenne est donc posée.

Nous avons déjà beaucoup discuté des Gafam, ces géants du numérique, dont la taxation est inférieure de quatorze points à la moyenne de celle des entreprises.

Enfin, il faudrait aborder la fiscalité écologique. Mais nous avons vu à l’occasion de la crise des « gilets jaunes » à quel point il était compliqué d’utiliser le levier fiscal en faveur de l’écologie tout en ménageant le pouvoir d’achat. Cet enjeu est devant nous.

Par conséquent, si nous voulons, dans la perspective d’échéances politiques futures, réfléchir à des réformes structurelles, le débat est évidemment ouvert, notamment pour faire face aux urgences sociales et écologiques. Mais ce n’est pas le moment, en pleine crise, d’ajouter une strate d’impôts supplémentaire.

Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

Mme Sophie Taillé-Polian. Monsieur Bargeton, je ne sais pas si la gauche est fracturée par cette proposition de résolution, mais ce que nous voyons bien en revanche, c’est que, dans certaines grandes villes, la droite sait se rassembler, de LaREM à LR !

M. Emmanuel Capus. C’est très bien !

M. Julien Bargeton. Ce n’est pas le cas à Paris !

Mme Sophie Taillé-Polian. « Les milliardaires ne donnent pas assez. » Cette phrase n’est pas issue de notre proposition de résolution ; nous n’aurions même pas osé dire cela. On peut la lire dans une interview accordée par un membre du Gouvernement au magazine Challenges. Quelle fougue ! Quelle ambition pour la France ! Serions-nous d’accord ?

Face à la crise sociale qui vient, la France doit apporter une réponse de justice fiscale, afin de corriger les inégalités, qui se sont creusées au cours des dernières décennies et qui ne cessent de s’aggraver.

Face à une société fracturée, où les services publics ont déserté les territoires, où les salaires stagnent et où la précarité s’intensifie, nous avons un devoir politique et quasiment moral : réintroduire dans notre système fiscal un impôt de solidarité sur le capital ou la fortune, afin de « renforcer la justice fiscale, d’augmenter les recettes de l’État et d’inciter à l’utilisation du capital à des fins conformes à l’intérêt général et à la préservation de l’environnement » ; au demeurant, monsieur Bargeton, la préservation de l’environnement est un léger détail pour lequel la doctrine de Keynes ne suffit plus… Nous proposons d’utiliser les recettes ainsi dégagées pour « financer des politiques publiques de solidarité, notamment en faveur des personnes les plus précaires que la crise sanitaire, économique et sociale actuelle a encore davantage fragilisées ». Alors, serions-nous d’accord ?

Lisons la suite de l’interview : il s’agit d’instaurer un « élan philanthropique » ! Et là, nous ne sommes pas d’accord. Aujourd’hui, on voit émerger deux visions de la participation des plus riches au financement de la société : l’impôt ou l’acte philanthropique. Nous avons aussi des débats sur la manière dont les assurances devaient intervenir dans la crise.

Les promoteurs de la philanthropie interviennent souvent très fermement auprès des entreprises ou des grandes fortunes sur le thème : « S’il vous plaît, ne versez pas de dividendes. S’il vous plaît, participez au fonds de solidarité. S’il vous plaît, investissez dans l’économie productive. Et merci pour Notre-Dame ! » (Sourires sur les travées du groupe SOCR.)

Mais, mes chers collègues, la différence entre l’impôt et la philanthropie, c’est ce petit détail qu’on appelle la démocratie. (Très bien ! sur les travées du groupe SOCR.) Ce sont les élus du peuple qui décident qui est prélevé, de combien et pour quoi faire !

Le Gouvernement nous dit qu’il ne faut pas augmenter les impôts ou en créer de nouveaux alors qu’une crise sociale et budgétaire s’annonce. Mais, face à la hausse de la dette sociale, il décide de prolonger la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), qui est un impôt. Bref, on nous dit qu’il ne faut pas créer d’impôts tout en en prolongeant ; c’est un peu : « Ni vu ni connu, je t’embrouille ! » Qui va payer à la fin ? Les salariés et les assurés sociaux, et certainement pas dans des proportions justes au regard de leur niveau de vie !

M. Vincent Éblé. Touché-coulé !

Mme Sophie Taillé-Polian. Sur les travées de la gauche, nous avons proposé différentes solutions, comme l’impôt sur le capital…

M. Bruno Sido. Vous n’avez que le mot « impôt » à la bouche !

Mme Sophie Taillé-Polian. … ou la mise en place d’une taxation exceptionnelle et solidaire sur les encours d’assurance vie supérieurs à 150 000 euros.

Nous sommes favorables à l’idée de trois économistes français, Gabriel Zucman, Emmanuel Saez et Camille Landais, qui ont proposé la création d’un impôt européen sur le patrimoine. Cet impôt progressif sur la fortune, qui serait limité dans le temps et à l’échelle européenne, s’appliquerait aux patrimoines de plus de 2 millions d’euros.

MM. Vincent Segouin et Bruno Sido. Ben voyons !

Mme Sophie Taillé-Polian. Il présenterait un triple intérêt : sortir de la logique unique de solidarité entre les États ; insister sur la solidarité entre les Européens ; ouvrir le débat sur l’instauration d’une véritable et efficace instance démocratique pour gérer les transferts financiers entre États.

Et puis, il y a l’épargne liée à l’absence de consommation pendant le confinement. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), au 20 avril dernier, pour huit semaines de confinement, les ménages français avaient accumulé une épargne forcée de 55 milliards d’euros. Elle est évidemment très inégalement répartie. Il serait peut-être intéressant de voir comment faire. Mme Pénicaud a récemment demandé aux Français de sortir pour consommer cette épargne. Quelle erreur ! Le monde d’après doit être non pas celui de la relance par la société de consommation, qui mène notre planète à sa perte, mais celui de la résilience par le partage des richesses. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)

Il nous faut comprendre la justice fiscale non comme une règle moralisatrice, mais comme un ciment social. L’avenir de notre pays repose sur le triptyque : justice sociale, démocratie renouvelée et écologie. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Pour fonctionner, ce triptyque doit être assis sur un système fiscal juste. C’est le sens de cette proposition et des nombreuses autres que nous formulons. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, l’épidémie que nous traversons est d’une extrême gravité. C’est pourquoi nous avons réagi avec un dispositif puissant, afin d’aider les Français et les entreprises à passer le cap. Bien évidemment, ces mesures ont un coût pour les finances publiques. Pour le seul plan d’urgence, vous l’avez évoqué, nous avons mobilisé 110 milliards d’euros. Ces sommes étaient nécessaires, mais se pose désormais la question, légitime, de la manière dont nous allons absorber cet impact. Pour ce faire, vous proposez au Gouvernement de mettre en œuvre une imposition de solidarité sur le capital, voire le rétablissement pur et simple d’un succédané d’ISF.

S’il y a bien une leçon que nous devons tirer de cette crise, c’est que les anciennes recettes n’ont pas de raison de fonctionner mieux maintenant qu’avant.

M. Vincent Éblé. Vous avez mal écouté !

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire dÉtat. Et gardons-nous de parler d’économie ultralibérale dans un pays où l’impôt représente près de la moitié de la richesse créée chaque année et où, aujourd’hui, en tout cas au mois d’avril, près d’un salarié sur deux devait sa rémunération à l’État. Sans remettre ces choix en cause, je me permets toutefois de rappeler les faits.

Les Français attendent de nous que nous inventions de nouveaux outils et de nouvelles solidarités, et non pas que nous ressassions des dispositifs dont nous savons qu’ils n’ont pas été efficaces et qu’ils seraient contre-productifs dans le cas présent.

M. Vincent Segouin. Très bien !

Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire dÉtat. Tout le monde s’inquiète sur ces travées des besoins en fonds propres des entreprises. Or que sont les fonds propres, si ce n’est du capital utilement mis au service des salariés et des investissements ? Dans le cadre du plan de relance, il paraît évident que nous aurons besoin de trouver des outils pour relancer l’investissement. Il serait contradictoire, dans le même temps, de revenir en arrière en matière de réformes visant à rediriger le capital vers les entreprises.

Enfin, je veux dire un mot des inégalités. Les études économiques et sociologiques montrent que la France est l’un des pays où les politiques publiques corrigent le plus fortement les inégalités de revenus, en réduisant les écarts par une redistribution importante en direction des plus modestes – je fais référence à l’indice de Gini. Parallèlement, les mêmes études pointent des inégalités de destin. En France, il faut cinq à six générations pour changer de catégorie socioprofessionnelle, alors qu’il en faut deux à trois chez nos voisins, et qu’il en fallait également deux à trois en France il y a une trentaine d’années.

Monsieur Bocquet, en effet, il ne faut pas se tromper de combat.