compte rendu intégral

Présidence de M. Jean-Marc Gabouty

vice-président

Secrétaires :

Mme Jacky Deromedi,

M. Joël Guerriau.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à neuf heures.)

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Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

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Dossier législatif : proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques
Discussion générale (suite)

Statut des travailleurs des plateformes numériques

Rejet d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, de la proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques, présentée par M. Pascal Savoldelli et plusieurs de ses collègues (texte n° 717 [2018-2019], résultat des travaux de la commission n° 472, rapport n° 471).

Notre séance se déroule dans les conditions de respect des règles sanitaires mises en place depuis le mois de mars. J’invite chacune et chacun à veiller au respect des distances de sécurité. Je rappelle que tous les orateurs, y compris les membres du Gouvernement, s’exprimeront depuis leur place, sans monter à la tribune.

Dans la discussion générale, la parole est à M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques
Article 1er

M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j’ai à cœur de vous présenter cette proposition de loi, cosignée par Fabien Gay, Cathy Apourceau-Poly et l’ensemble des membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

Ce texte, fruit de plus de deux années de rencontres, de travail et d’échanges sur le terrain, vise à renforcer le statut des travailleurs des plateformes numériques, ces « tâcherons du clic », comme je les appelle, soumis au management algorithmique.

Ces travailleurs se sont d’ailleurs trouvés en première ligne durant la crise épidémique du Covid-19, bien malgré eux, en plein confinement, alors que leur activité n’était pas toujours essentielle, parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix. Ce sont les chauffeurs de VTC, les coursiers, ou encore les livreurs, tous au service de plateformes numériques de travail, ceux que l’on nomme couramment « travailleurs ubérisés ».

Il s’agit d’un enjeu d’actualité particulièrement important. Je tiens à remercier mes collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, ainsi que la commission des affaires sociales, de leur rapport d’information portant sur le droit social applicable aux « travailleurs indépendants et économiquement dépendants » ; ce rapport fort intéressant démontre l’importance et l’actualité de ce sujet qui pourrait, peut-être, nous rassembler au-delà de nos différences politiques.

Notre proposition de loi tend à offrir un statut protecteur aux travailleurs des plateformes numériques.

Cela dit – c’est assez rare pour qu’on le souligne –, ce texte est le fruit d’un travail collectif de plus de deux ans. En compagnie, notamment, de mon collègue Fabien Gay, nous l’avons mené avec les acteurs de terrain, qui sont les premiers concernés et sont donc ceux qui sont le mieux en mesure de connaître la réalité et les enjeux du métier. Nous les remercions d’ailleurs chaleureusement de ce travail accompli ensemble. Je pense notamment au CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris, ou encore à la coopérative Coursiers bordelais, dont les apports nous ont été précieux.

Le collectif Pédale et tais-toi !, que nous avons parrainé, se réunit régulièrement depuis 2017. Il a rassemblé, dès le départ, une grande diversité d’acteurs : des travailleurs des plateformes, mais aussi des acteurs syndicaux, universitaires et politiques.

La proposition de loi que nous vous présentons aujourd’hui est donc le fruit d’un véritable travail collectif, concerté, singulier par sa diversité et directement lié aux réalités de terrain. Elle traduit par conséquent des volontés exprimées par les travailleurs des plateformes eux-mêmes.

Des échanges se sont tenus au Sénat, mais aussi dans plusieurs villes de France. Ils ont été très riches d’enseignement. J’aimerais vous en donner deux exemples qui m’ont particulièrement marqué.

En premier lieu, nous avons organisé à Bordeaux une rencontre avec des travailleurs qui s’engagent très activement pour pointer du doigt les dérives de certaines pratiques des plateformes, qui mettent en œuvre une technologie dont la valeur ajoutée est certes importante, mais qui occulte l’élément humain. Les coursiers nous ont parlé à cette occasion de leur histoire, de leurs conditions de travail, mais aussi des difficultés qu’on rencontre quand on veut engager une négociation collective alors qu’on n’est pas protégé. Nous avons également discuté avec des travailleurs qui se sont organisés et ont pris des initiatives locales, plus éthiques et protectrices, pour proposer des alternatives concrètes à ces géants du numérique : je pense notamment à CoopCycle, une fédération de coopératives de coursiers à vélo.

En second lieu, lors d’un déplacement à Nantes, nous avons pu échanger longuement avec des coursiers, mais aussi avec des commerçants et des restaurateurs ; certains nous ont expliqué refuser de faire appel à des livreurs des plateformes numériques, car ils voyaient bien à quel point ces travailleurs étaient fatigués et exploités. Ces entrepreneurs nous ont aussi fait part de l’emprise économique que peuvent exercer ces géants du numérique sur les commerces locaux. L’arrivée sur le marché de ces plateformes peut certes paraître bénéfique, au départ, pour certains commerces. Toutefois, peu à peu, la part accordée aux plateformes gagne du terrain et la fameuse neutralité qu’elles affichent les défausse de toute responsabilité sociale, contrairement aux TPE, aux commerces ou aux artisans.

J’ai voulu, au travers de ces deux exemples, vous montrer, mes chers collègues, que non seulement ces plateformes bénéficient du flou juridique lié à leur activité pour contourner le droit du travail, mais surtout qu’elles pratiquent une véritable concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises traditionnelles qui, quant à elles, respectent certaines règles. Nous sommes face à une stratégie classique visant à casser le marché pour le conquérir et aboutir, à terme, à une situation de monopole par des pratiques de dumping social.

Nous proposons donc, par le biais de cette proposition de loi, de renforcer les droits des travailleurs et de renvoyer ces entreprises du numérique à leurs responsabilités à l’égard de plusieurs aspects.

Tout d’abord, nous entendons intégrer le statut de ces travailleurs à la septième partie du code du travail, afin de leur offrir un contrat de travail véritablement protecteur et assimilé au salariat. Cette forme de salariat autonome devrait permettre de leur assurer la sécurité dont ils ont besoin tout en préservant l’autonomie qu’ils ont dans l’organisation de leur travail.

Ensuite, nous proposons d’organiser leur accès à une véritable protection sociale : aujourd’hui, il suffit qu’un de ces travailleurs tombe malade ou ait un accident du travail pour qu’il perde sa principale source de revenus. Cela implique par ailleurs que les plateformes devront s’acquitter de cotisations sociales.

Nous demandons aussi une plus grande transparence quant aux algorithmes mis en œuvre ; ceux-ci constituent à l’heure actuelle le principal outil de travail de ces personnes, sans pour autant qu’elles puissent savoir comment ils fonctionnent réellement.

Enfin, nous souhaitons leur garantir des conditions de rémunération décentes : pour le dire clairement, celles-ci ne pourront pas être inférieures au SMIC horaire, contrairement à ce qui est pratiqué.

Tel est l’objet de cette proposition de loi.

Pour clarifier le débat, je tiens à souligner que nous ne parlons pas en l’espèce des plateformes d’intermédiation, qui se chargent simplement de mettre en relation un fournisseur de services avec un client. Ce n’est pas le sujet ! Sont bien visées les plateformes numériques de travail, qui font appel à des travailleurs dits indépendants, qui sont en fait largement subordonnés à la plateforme.

Ce texte tend donc à contrer la précarisation de ces travailleurs. Je me permettrai de citer – une fois n’est pas coutume – l’expression que M. Xavier Bertrand (Marques détonnement sur les travées du groupe Les Républicains.) a employée à leur propos : « les nouveaux canuts des plateformes numériques ».

Je relève l’écho que cette formule trouve chez mes collègues de droite ! On pourrait tout aussi bien citer M. Fabien Roussel (On fait mine dêtre soulagé sur les mêmes travées.), qui a évoqué « ces jeunes, pour qui ce capitalisme fait mine de se réinventer en leur imposant un statut de tâcheron, comme il y a deux siècles ».

Un travailleur indépendant est libre de choisir la façon dont il mène son activité. Il exerce à son compte une activité économique et en supporte les risques. Ce n’est pas le cas des travailleurs des plateformes numériques dont nous parlons, qui sont constamment contrôlés par les algorithmes. Il ne s’agit donc pas de travail indépendant, puisque la dépendance économique et la subordination sont à présent attestées.

Les décisions de justice l’ont d’ailleurs démontré : prenons-en pour exemple le dernier arrêt rendu à ce propos par la Cour de cassation, le 4 mars 2020, concernant Uber. La délibération a été très claire : il n’y a aujourd’hui aucun doute sur le statut de ces travailleurs fictivement indépendants, qui sont la proie de pratiques de salariat déguisé.

Au travers de ce texte, nous proposons de prendre acte de la décision des juges et d’en accélérer l’application, les procédures pouvant être très longues.

Quelles seraient les conséquences de l’adoption de notre proposition de loi ? Elle éviterait aux travailleurs de devoir choisir entre renoncer et se lancer dans de longues années de procédure judiciaire pour obtenir la requalification de leur statut en salariat.

Il n’est pas question de créer un troisième statut, comme le proposait la majorité de l’Assemblée nationale. Vous n’ignorez d’ailleurs pas, madame la ministre, que cette idée a été censurée par le Conseil constitutionnel. Je tiens à citer les mots de M. Antoine Foucher, votre directeur de cabinet, au cours de notre échange la semaine dernière – j’ai apprécié cet échange : il faudrait « inventer un encadrement d’une nouvelle relation de travail ». Par le biais de cette proposition de loi, nous répondons : « Chiche ! Allons-y ! »

Nous avons, pour ce faire, besoin de nous appuyer sur ce qui existe déjà. Le code du travail est en effet ce qu’il y a de plus protecteur aujourd’hui.

Sa septième partie permet de combiner la volonté d’exercer un travail autonome et une protection assurant des conditions de travail décentes.

Les plateformes doivent respecter les règles du jeu, à l’image des entreprises traditionnelles, mais il n’est pas question de choisir entre salariat et travail indépendant, sorte de yo-yo que l’on connaît depuis plusieurs années. Quant au « ni-ni » – ni salariat ni travail indépendant –, il n’est pas respectueux de ces travailleurs : on ne prend pas de décision et ils se retrouvent à subir des humiliations et des souffrances.

Nous souhaitons au contraire ouvrir un débat sur le renforcement de ces deux statuts : le travail indépendant, auquel nous voulons accorder davantage de protection, et le salariat, qui devrait acquérir une plus grande autonomie pour sortir des situations d’asservissement résultant de pratiques managériales abusives.

Plus largement, ce texte constitue un jalon important dans le débat sur l’avenir du travail sous toutes ses formes. En effet, l’économie numérique va ouvrir la voie à de nouvelles formes de travail qui se répercuteront sur des pans entiers de la société.

Nous avons la possibilité d’influer sur la direction à prendre. Souhaitons-nous tirer vers le bas l’ensemble des statuts professionnels et aboutir à une plus grande précarisation du travail ? Voulons-nous, au contraire, nous engager de façon forte pour que chaque personne puisse s’accomplir librement et en sécurité dans son activité professionnelle ?

Nous vous proposons de prendre la voie la plus juste, qui est aussi la plus attendue par les premiers concernés, car le progrès technologique doit avant tout servir les êtres humains, et non les asservir. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SOCR.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de Pascal Savoldelli, que j’ai cosignée avec les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, vise à créer un statut protecteur de certains travailleurs, qui, depuis l’apparition des plateformes numériques, restent des oubliés du droit du travail et de la protection sociale.

En effet, ces travailleurs, que l’on qualifie généralement, qu’ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, de « travailleurs de plateformes », se voient nier la qualification de travailleur salarié au prétexte que leurs donneurs d’ordre ne seraient que des intermédiaires leur permettant d’accéder à une clientèle.

Issue du constat que les plateformes de travail sont non pas de simples intermédiaires, mais des organisations productives s’inspirant, plus encore que les entreprises traditionnelles, des logiques de concurrence qui gouvernent le marché, cette proposition de loi tend à adapter le droit du travail à cette situation, afin d’intégrer ces travailleurs dans le salariat.

Si la commission des affaires sociales n’a pas adopté ce texte, ce que je regrette, elle a une nouvelle fois reconnu la nécessité d’améliorer les protections dont peuvent bénéficier ces travailleurs.

Il convient tout d’abord de rappeler ce qui fonde la distinction traditionnelle entre le salariat et le travail indépendant.

La relation entre celui qui possède les moyens de production et celui qui loue sa force de travail est par nature déséquilibrée. Le salarié est en effet placé dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur, dont il dépend pour ses moyens de subsistance.

Afin de remédier à ce déséquilibre, le droit du travail a progressivement construit un socle de garanties protégeant les salariés, notamment en matière de rémunération, de temps de travail et de droit au repos.

Par ailleurs, le préambule de la Constitution de 1946 garantit aux travailleurs certains droits sociaux et permet ainsi la défense collective de leurs intérêts.

La France a également su construire un système de protection sociale qui assure les travailleurs contre un grand nombre de risques de la vie. Il en est ainsi des accidents du travail et des maladies professionnelles. Le droit à une couverture santé complémentaire est également garanti à tous les salariés depuis 2016. Enfin, les salariés sont affiliés de droit à l’assurance chômage, qui leur offre une protection contre le risque de perte de leur emploi.

Les protections offertes par le statut de salarié sont principalement garanties et financées par les employeurs ; d’autres constituent des limitations à leur pouvoir de direction. Dès lors, les stratégies consistant à assimiler une relation de travail à une prestation de services fournie par un travailleur indépendant sont aussi anciennes que le droit du travail.

Face à ces tentatives, la jurisprudence affirme clairement que la nature de la relation de travail est d’ordre public et ne dépend pas de la qualification qu’en font les parties.

Pour apprécier l’existence d’un lien de subordination, le juge se base sur un faisceau d’indices : d’une part, l’autorité et le contrôle exercés par le donneur d’ordre et, d’autre part, les conditions matérielles d’exercice de l’activité. Par exemple, le fait que le travail soit effectué au sein d’un service organisé peut constituer un indice de l’existence d’un lien de subordination. Si celui-ci est démontré, le juge peut requalifier en contrat de travail ce qui était présenté comme un contrat de prestation de services.

Les possibilités offertes par le numérique ont donné une nouvelle actualité à ce problème ancien. Si chacun pense aux chauffeurs de VTC et aux livreurs à deux-roues, les plateformes sont présentes dans un nombre croissant de secteurs. Ainsi, elles interviennent dans le placement de travailleurs temporaires, contournant les règles imposées au secteur de l’intérim.

Force est de constater que, en réalité, ces plateformes jouent souvent un rôle essentiel dans l’organisation des prestations qu’elles proposent.

Ainsi, dans le domaine de la mobilité, les travailleurs ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de la prestation qui leur est proposée. Le tarif est déterminé par un algorithme dont ils ignorent les paramètres. En outre, ils ne connaissent pas toujours à l’avance la destination de la course qu’on leur demande de réaliser et sont tenus de respecter des règles imposées par la plateforme. Enfin, alors qu’en principe un indépendant n’est pas juridiquement subordonné à son client, le non-respect par ces travailleurs des directives données par les plateformes les expose à des sanctions pouvant aller jusqu’à la déconnexion, c’est-à-dire à une forme de licenciement arbitraire.

En somme, ces travailleurs connaissent tous les inconvénients de l’indépendance sans en avoir les avantages.

Dès lors, des juges ont été amenés à requalifier en contrat de travail la relation entre des travailleurs et des plateformes numériques. Au vu des récents arrêts rendus par la Cour de cassation, on ne peut contester qu’une tendance à l’assimilation au salariat du statut de ces travailleurs se dessine. Toutefois, laisser les juges requalifier au cas par cas des situations individuelles ne saurait constituer une réponse satisfaisante au regard des dégâts causés par ce modèle.

Les travailleurs de plateformes portent en germe une nouvelle classe de travailleurs précaires. Certes, ils sont encore peu nombreux – entre 100 000 et 200 000 personnes, selon les estimations –, mais leur nombre a tendance à croître à mesure que se développe l’« ubérisation » de notre société.

Surtout, comme le rappelle la crise sanitaire que notre pays traverse, les travailleurs des plateformes font partie des employés les plus exposés de notre économie.

Les revenus qu’ils perçoivent, notamment les livreurs à vélo, sont souvent dérisoires. Si le chiffre d’affaires affiché par les chauffeurs de VTC est plus important, il ne leur permet pas toujours de couvrir leurs charges.

En plus d’être faiblement rémunérés, les travailleurs de plateformes sont nombreux à ne bénéficier ni d’une assurance contre les accidents du travail, pourtant fréquents chez les usagers de la route, ni d’une complémentaire santé.

Ce phénomène est la suite logique d’une recherche continue de flexibilité, ainsi que du mouvement général d’externalisation, qui fait sortir de l’entreprise les travaux jugés non rentables jusqu’à transformer les salariés en entrepreneurs faussement indépendants. Il pourrait donc non seulement connaître un développement exponentiel dans certains secteurs, mais encore s’étendre à de nouveaux domaines jusqu’ici épargnés, comme le montre le projet de certains groupes bancaires d’expérimenter l’emploi de conseillers indépendants. Cette évolution a pour corollaire de faire peser toujours davantage le risque économique sur les travailleurs.

Face à cette tendance, on assiste cependant à l’émergence d’îlots de résistance. Malgré leur éloignement spontané du syndicalisme et une certaine culture de l’immédiateté, ces travailleurs sont susceptibles de se mobiliser, à l’image du mouvement concerté des livreurs Deliveroo, en juillet 2019, face à la modification de la politique tarifaire de la plateforme.

Un mouvement de fond émerge : l’organisation croissante de ces travailleurs. Certaines associations, telles que le Collectif des livreurs autonomes parisiens, le CLAP, se sont ainsi constituées depuis plusieurs années ; elles ont acquis une forme de reconnaissance de la part des plateformes. Par ailleurs, plusieurs organisations syndicales de salariés ont entrepris de s’intéresser aux travailleurs de plateformes. Enfin, des tentatives de structuration des collectifs existants se dessinent.

Il n’en reste pas moins que ces tentatives se heurtent à l’absence de reconnaissance législative d’une représentation des travailleurs de plateformes, ainsi qu’au manque de règles structurant le dialogue social. À cet égard, les instances de concertation mises en place par certaines plateformes ne doivent pas faire illusion.

Par ailleurs, des initiatives se développent sur le terrain pour proposer un modèle alternatif à celui que promeuvent les grandes plateformes. Elles prennent notamment la forme de sociétés coopératives fondées sur une gouvernance démocratique et un partage équitable des résultats.

Face à cette situation, le législateur a jusqu’à présent réagi de manière timide. Le principe d’une responsabilité sociale des plateformes, institué par la loi Travail du 8 août 2016, se traduit par la prise en charge par les plateformes des cotisations d’assurance volontaire contre le risque d’accident du travail, de la cotisation à la formation professionnelle et des frais liés à la validation des acquis de l’expérience. Cette loi a par ailleurs créé un embryon de droit syndical et de droit de grève au bénéfice de ces travailleurs.

La loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 est allée dans le même sens, en donnant notamment aux plateformes de mobilité la possibilité d’élaborer des chartes déterminant les conditions et les modalités d’exercice de leur responsabilité sociale.

Ces avancées témoignent d’une certaine prise en compte de la situation des travailleurs concernés. Toutefois, elles demeurent largement tributaires du bon vouloir des plateformes elles-mêmes. Surtout, elles tendent à consacrer le recours à des travailleurs indépendants pour des tâches qui pourraient être réalisées par des salariés.

L’article 1er de la présente proposition de loi crée donc une nouvelle forme de contrat de travail applicable aux travailleurs de certaines plateformes numériques, à savoir celles pour lesquelles la mise en relation est non pas l’objet de l’activité, mais la modalité d’accès et de réalisation du service. Il s’agit notamment, de mon point de vue, des principales plateformes du secteur des transports.

Les dispositions du code du travail seraient largement applicables à ces travailleurs, sous réserve de certains aménagements. Le texte laisse une large place à la négociation collective. Ainsi, les modalités de construction et de gestion des emplois du temps et les modes de calcul de la rémunération feraient l’objet d’une négociation annuelle avec les représentants des travailleurs.

L’article 2 prévoit l’affiliation obligatoire des travailleurs de plateformes au régime général de la sécurité sociale. En outre, il étend à ces travailleurs le bénéfice de l’assurance chômage.

Quant à l’article 4, il complète les dispositions du code du travail applicables aux travailleurs indépendants des plateformes. Il élargit ainsi la possibilité d’assurance des travailleurs à la charge de la plateforme, en mentionnant les maladies professionnelles, et tend à laisser aux travailleurs le choix d’adhérer ou non au contrat collectif proposé par la plateforme.

L’objet de cette proposition de loi est donc bien de trancher clairement, dans la lignée des récents arrêts de la Cour de cassation, en faveur d’une assimilation à des salariés de ces travailleurs considérés comme des indépendants alors qu’ils n’ont pas la pleine maîtrise de leur travail, ce dont quelques grandes entreprises tirent profit.

C’est pourquoi, à titre personnel, mes chers collègues, je vous invite à adopter ce texte que la commission des affaires sociales a rejeté. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux avant tout remercier le groupe communiste républicain citoyen et écologiste d’avoir fait inscrire à l’ordre du jour du Sénat la proposition de loi de M. Savoldelli, car il a mené un travail très important et empreint de l’engagement fort que nous lui connaissons.

Nous partageons tous, me semble-t-il, un même constat : l’essor de l’économie des plateformes numériques de mise en relation des travailleurs avec les consommateurs est l’une des évolutions les plus importantes du marché du travail depuis une dizaine d’années. D’ailleurs, dans le cadre du confinement, cette évolution s’est révélée constituer un maillon à la fois important et fragile.

Aussi, la double crise, sanitaire et économique, que nous traversons pose avec une acuité renforcée la question des protections sociales et économiques dont ont besoin ces acteurs particulièrement exposés.

Nous partageons également, me semble-t-il, la volonté d’y répondre, mais – il faut le dire clairement, et cela ne vous étonnera pas – nous divergeons, monsieur Savoldelli, madame la rapporteure, quant aux voies et moyens pour y parvenir pleinement.

En effet, appréhender l’impact pluridimensionnel – économique, social et territorial – de cette évolution mondiale est d’autant plus complexe qu’il existe – vous le savez, vous l’avez partiellement rappelé – une grande variété de structures et une multiplicité d’acteurs aux aspirations très diverses. Cela a d’ailleurs été parfaitement souligné lors de l’examen de ce texte par votre commission des affaires sociales, mais aussi dans le rapport de la mission d’information conduite par Mmes Catherine Fournier et Frédérique Puissat et M. Michel Forissier, rapporteur de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, que je salue à cette occasion.

Cette équation nouvelle traverse l’ensemble des pays, conduit à s’interroger sur leurs cadres juridiques établis et met de fait en exergue les limites que connaît la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la pérennité de l’activité économique des plateformes et des travailleurs indépendants et, d’autre part, la mise en place de garanties sociales robustes. Notre pays ne fait pas exception à la règle ; c’est d’ailleurs, d’une certaine façon, le sens du récent arrêt de la Cour de cassation.

L’enjeu n’est donc pas, comme vous le proposez au travers de ce texte, d’assimiler à des salariés une grande partie des travailleurs des plateformes numériques de mise en relation. Dans leur grande majorité, ces travailleurs ne souhaitent pas recevoir ce statut du salariat, car ils sont attachés à leur autonomie et à leur liberté.

L’enjeu est plutôt de créer une nouvelle voie qui permette de construire une économie des plateformes financièrement soutenable, techniquement innovante et socialement responsable. En d’autres termes, le développement pérenne de ces activités ne doit pas être synonyme de trappe à précarité ou de dumping social, mais doit constituer un vrai tremplin vers un emploi de qualité ; il doit être doté de garanties sociales solides et nouvelles.

Depuis 2016, le législateur s’efforce de construire la responsabilité sociale des plateformes en la ciblant sur celles d’entre elles qui fixent les prix et déterminent les conditions d’exécution des prestations. Des progrès importants ont été acquis pour ces travailleurs, que ce soit en matière de protection contre les accidents du travail, de formation, ou de droit à l’action collective.

Ainsi, l’article 44 de la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 permet de renforcer le droit à la formation professionnelle des travailleurs des plateformes en définissant notamment des règles d’alimentation renforcée du compte personnel de formation. Je rappelle par ailleurs que cette loi a mis en place un socle d’obligations, parmi lesquelles le droit à la déconnexion et la transparence quant au prix des courses pour les plateformes électroniques de mise en relation avec des chauffeurs de VTC et des coursiers.

S’agissant des chartes homologuées par le ministère du travail, elles ont vocation à inciter les plateformes à être plus transparentes quant à leurs engagements sociaux, tout en leur laissant la possibilité d’aller plus loin.

Enfin, concernant le volet du dialogue social, les débats parlementaires ont fait clairement émerger la nécessité d’organiser une meilleure représentation des travailleurs ; je partage cette orientation. C’est un point déterminant : au-delà du socle des droits garantis par les dispositifs législatifs, l’émergence de droits nouveaux correspondant aux réelles aspirations de ces travailleurs ne pourra résulter que de l’organisation d’un dialogue social équilibré et durable. Cela suppose un nouveau modèle de représentation de ces travailleurs.

C’est précisément l’objet de l’ordonnance prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités. Dans la perspective de son élaboration, le Gouvernement a confié en janvier dernier une mission à M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, appuyé par un groupe d’experts.

La présente proposition de loi aborde l’ensemble des questions pertinentes au sujet de ces nouvelles formes d’emploi, tous les défis que nous devons relever pour favoriser une économie des plateformes à la fois créatrice d’emplois et socialement responsable : la gestion du temps de travail, la formation, la rémunération, les modalités de rupture des relations de travail et de représentation des travailleurs, la protection sociale et la transparence du fonctionnement à l’égard des travailleurs – sans oublier les algorithmes, une question que les auteurs du texte soulèvent à juste titre.

Nous sommes conscients que le cadre législatif actuel ne permet pas de répondre pleinement à l’ensemble de ces défis. Il faut donc aller plus loin et construire une réponse adaptée à chacun de ces enjeux. Malheureusement, il n’y a pas de solution unique, facile et uniforme qui réponde à l’ensemble des enjeux ; si une telle solution existait, gageons qu’elle aurait déjà été adoptée par l’ensemble des États, tous confrontés aux mêmes mutations.

De ce point de vue, même si je salue de nouveau le travail sérieux qui a conduit à l’élaboration de cette proposition de loi, un texte étayé, je ne puis pas adhérer à la solution proposée par ses auteurs : l’assimilation de ces travailleurs à des salariés. Ce n’est d’ailleurs pas, je le répète, ce que les intéressés souhaitent dans leur grande majorité.

Pour autant, nous n’entendons pas nous contenter du statu quo. Au contraire, le Gouvernement a décidé d’élargir le champ de la mission confiée à M. Frouin, afin qu’il prenne en compte l’ensemble de ces sujets. Il lui appartiendra dans les tout prochains mois de formuler des propositions sur chacune des problématiques posées par cette nouvelle forme d’emploi ; il pourra s’appuyer sur les débats de ce matin, et nous lui demanderons de vous consulter. Le fruit de ses travaux devra nous aider à construire ensemble un chemin certes étroit, mais possible pour renforcer de manière pérenne le socle des droits dont doivent bénéficier les travailleurs des plateformes, sans remettre fondamentalement en cause la souplesse apportée par le statut d’indépendant.

Au-delà de cette mission, inventer les meilleures réponses à ces préoccupations nouvelles nous impose, au Gouvernement et aux parlementaires, de nous nourrir de toutes les réflexions menées ces derniers mois, y compris dans le cadre du rapport d’information sénatorial auquel j’ai fait référence il y a quelques instants et du débat suscité ce matin par les auteurs de la proposition de loi. Je les invite d’ailleurs, s’ils le souhaitent, à continuer de contribuer aux travaux que nous mènerons sur ce sujet dans les prochains mois.

Enfin, parce que cette problématique dépasse le simple cadre national, nous continuons à la pousser à l’échelon européen. Ainsi, c’est sous l’impulsion de la France que la Commission européenne s’est engagée à préparer une initiative européenne pour établir des conditions de travail justes pour les travailleurs des plateformes et améliorer leur accès à la protection sociale. Cette initiative s’inscrit dans son programme de travail, ainsi que dans sa communication sur le plan de relance intitulée – en bon français – Repair and prepare for the next generation, parue la semaine dernière.

Au cours du second semestre de cette année, la Commission européenne mènera des consultations avec les acteurs concernés et les partenaires sociaux européens, afin d’instruire le sujet. Les priorités qu’elle a affirmées en matière de numérique, notamment dans sa communication de janvier dernier Une Europe sociale forte pour des transitions justes, permettent d’envisager l’adoption d’un nouveau cadre européen visant à garantir des conditions de travail décentes pour les travailleurs des plateformes numériques.

Pour ces raisons, mesdames, messieurs les sénateurs, en dépit du travail sérieux qui a été mené, le Gouvernement vous invite à rejeter cette proposition de loi.