M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur le président, monsieur le ministre – cher Jean-Yves -, mesdames, messieurs les présidents de commission et de groupe, mesdames, messieurs les sénateurs, en introduction de mon propos, je souhaite naturellement m’associer à l’hommage que vous avez tous rendu à nos militaires et avoir une pensée particulière pour la famille de Jean-Marie Bockel.

La question qui me paraît devoir être abordée à la suite de l’ensemble de vos interventions est celle-ci : pourquoi sommes-nous au Sahel ?

Il y a huit ans, le Mali a fait appel à la France pour stopper des colonnes de djihadistes qui fonçaient sur Bamako. Nous avons répondu à cet appel, car c’est ainsi que nous nous comportons avec nos partenaires ; et c’est ainsi que nous souhaiterions que nos partenaires se comportent si nous étions un jour agressés.

Nous avons répondu à cet appel pour protéger le Mali et sa population, mais aussi pour protéger les États sahéliens des groupes terroristes qui veulent les détruire et les soumettre pour imposer leur loi, terroriser et tuer tous ceux qui s’opposent à eux. Nous avons aussi répondu à cet appel du Mali, parce que, comme le ministre de l’Europe et des affaires étrangères l’a rappelé, nous ne voulons pas que le Sahel devienne un sanctuaire terroriste, nous ne voulons pas qu’il leur permette de préparer des attentats dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, voire en Europe.

Depuis huit ans, les forces armées françaises se sont sans cesse adaptées – certains ont dit « ajustées » – à cette menace : l’opération Barkhane a évolué, évolue et sera encore amenée à évoluer.

Je voudrais maintenant revenir avec vous sur l’évolution de la stratégie de la France au Sahel que le Président de la République a opérée il y a un an au moment du sommet de Pau.

Souvenez-vous, il y a un an, les forces armées sahéliennes étaient débordées de toutes parts, pour ainsi dire au bord de la rupture. En l’espace de deux mois seulement, le Niger avait enterré 160 de ses soldats, après les attaques d’Inates et de Chinagodrar, et le Mali 53 militaires et civils après l’attaque de la garnison à Indelimane.

Il y a un an, on observait la montée du discours antifrançais, qui n’était pas clairement démenti, souvenez-vous-en, par certaines autorités des pays du G5 Sahel.

Il y a un an, on observait aussi que la mobilisation des pays sahéliens n’était pas forcément à la hauteur des enjeux.

Au milieu, il y avait un véritable boulevard pour Daech et Al-Qaïda au Sahel, qui multipliaient leurs actions et se renforçaient chaque jour davantage.

Le Président de la République a donc convoqué un sommet avec l’ensemble de nos alliés et de nos partenaires pour revoir notre stratégie commune et pour s’assurer que la présence des armées françaises au Sahel était bien voulue et non pas subie. De ce sommet, je crois pouvoir dire que nous sommes sortis plus forts et plus nombreux. C’était en effet un message fort de solidarité avec les pays sahéliens, un message de remobilisation régionale et internationale dans la lutte contre le terrorisme.

La création de la Coalition pour le Sahel – le ministre de l’Europe et des affaires étrangères l’a rappelé – nous a offert un cadre d’action reposant sur quatre piliers autour desquels nous articulons notre stratégie. Je concentrerai mon propos sur les deux premiers.

Le premier pilier, c’est la lutte contre le terrorisme, en particulier contre l’État islamique dans le Grand Sahara, affilié à Daech dans la région des trois frontières, cette région qui se situe à cheval sur le Mali, le Niger et le Burkina Faso. C’est pour intensifier cette lutte que le Président de la République a décidé il y a un an de renforcer les effectifs de Barkhane de 600 militaires supplémentaires.

Le second pilier, c’est la montée en puissance des forces armées sahéliennes.

Depuis un an, ce sont ces deux objectifs qui ont guidé notre action.

Au bout d’un an, des résultats significatifs ont été obtenus : l’effort militaire sur la zone des trois frontières a porté ses fruits. Daech au Sahel est fortement entravé, même s’il conserve encore une capacité de régénération importante.

Concrètement, en 2019, 300 membres des forces de sécurité – garde nationale, police, gendarmerie ou militaires – avaient été tués en six mois. Si, depuis un an, nous déplorons près de 100 policiers ou militaires tués par des groupes terroristes au gré d’actions d’opportunité dans la région du Liptako, qui est à cheval entre le Mali et le Niger, il convient de noter que, depuis janvier 2020, plus aucune attaque d’ampleur n’a été commise.

Nous avons également réussi à affaiblir Al-Qaïda en neutralisant son numéro un dans la région ainsi qu’un certain nombre de ses cadres.

Par ailleurs, la montée en puissance des armées sahéliennes se confirme : nous observons chaque jour des progrès et des résultats encourageants. Au début de cette année 2021, à partir du 2 janvier très exactement, jusqu’au 3 février, près de 2 000 militaires des forces armées maliennes, burkinabées et nigériennes, ainsi que de la force conjointe du G5 Sahel, ont conduit, au côté de la force Barkhane, une opération de grande ampleur baptisée Éclipse, qui a pris donc le relais de l’opération Bourrasque.

L’ennemi a été bousculé et surpris par la rapidité de l’intervention. Face à la puissance des unités engagées, les groupes terroristes se sont repliés et ont abandonné de nombreuses ressources : des motos, des pick-up, des équipements de communication, ainsi que d’importants matériels et produits permettant la fabrication d’engins explosifs improvisés qui peuvent être si meurtriers, comme nous le savons si bien.

Contrairement à il y a un an, les forces armées locales sont désormais capables de résister et de répliquer. Elles ne sont plus démunies face à la violence des attaques terroristes, même si, bien sûr, elles ont encore besoin d’être accompagnées. Cela est possible grâce à Barkhane, bien sûr, mais aussi et surtout grâce à un engagement international et européen qui s’est confirmé et renforcé. Je pense en premier lieu tout particulièrement aux Européens, dont l’engagement en faveur de la formation des forces armées locales est essentiel au travers de la mission de l’Union européenne EUTM Mali.

Quand je dis qu’il y a des Européens au Sahel, on me pose à peu près systématiquement la question : « Mais où sont les Allemands ? » Eh bien, je peux vous dire qu’ils sont là ! Ce sont même les deuxièmes contributeurs, derrière la France, à la mission de formation des forces armées maliennes de l’Union européenne.

Partenaire européen de premier plan, l’Allemagne fournit 800 soldats au travers de ses déploiements au sein de la Minusma et de l’EUTM et elle devrait en fournir 450 de plus à la fin de l’année 2021 ou au début de l’année 2022.

Il y a aussi des Européens au sein même de Barkhane : des Espagnols, des Britanniques, des Estoniens, qui nous appuient par des moyens et des renseignements précieux. Un détachement danois a en outre renforcé Barkhane pendant toute l’année 2020. Naturellement, le soutien américain contribue lui aussi au succès de nos opérations.

Plus récemment, nous avons mis sur pied une force composée de forces spéciales européennes, entièrement consacrée à l’entraînement et à l’accompagnement au combat des forces armées maliennes : c’est la force Takuba. Cette force est aujourd’hui composée d’un groupe de forces spéciales franco-estonien, d’un groupe franco-tchèque et d’un détachement suédois composé de 150 militaires, qui, au moment où je vous parle, est en train de se déployer. Ils fournissent des capacités aéromobiles essentielles et une unité de réaction rapide. D’autres nations sont prêtes, elles aussi, à s’engager.

Si l’on nous avait décrit pareil engagement il y a encore un ou deux ans, aucun d’entre nous ne l’aurait sans doute cru possible. Pourtant, en engageant un contingent dans Takuba, ces pays acceptent d’aller au combat. Ils acceptent le contact direct avec l’ennemi. Ce sont des alliés qui ont compris que la stabilité du Sahel était clé pour la sécurité européenne. Ils sont prêts à se battre auprès de nous pour lutter contre le terrorisme. Leurs contributions – vous en conviendrez – sont tout sauf insignifiantes.

Si des Européens s’engagent aujourd’hui à nos côtés, c’est parce qu’ils croient au sens de cet engagement. C’est aussi parce que la France y est et que l’organisation et le savoir-faire de nos armées facilitent la présence d’armées moins puissantes.

Je l’ai dit et je le répète : Barkhane n’est pas éternelle. Mais à court terme nous allons rester, ce qui n’exclut pas que les modalités de notre intervention évoluent – s’ajustent, diraient certains –, bien au contraire.

Les pays sahéliens souhaitent que nous continuions à les aider ; les résultats obtenus nous permettent d’accentuer la stratégie d’accompagnement des forces locales avec nos partenaires et avec nos alliés sur le terrain.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le contre-terrorisme au Sahel est et reste une priorité, contre Daech et contre Al-Qaïda. Comme le rappelait Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure, il y a quelques jours, à la sortie du comité exécutif ministériel que nous avons consacré au contre-terrorisme, le risque d’expansion du djihadisme vers le golfe de Guinée et l’Afrique de l’Ouest est réel. Certains d’entre vous l’ont souligné. Le projet politique qu’il y a derrière est clair : faire de la région la base arrière du djihadisme.

Notre enjeu est donc de réussir à transformer les gains et les victoires tactiques en progrès politiques, économiques et sociaux, tout en adaptant sans cesse notre engagement, de façon collective et concertée. Ce sera tout l’objet du sommet de N’Djamena qui se déroulera la semaine prochaine. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER, UC et Les Républicains.)

Débat interactif

M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.

Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.

Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.

Dans le débat interactif, la parole est à Mme Nicole Duranton.

Mme Nicole Duranton. Encore onze morts en 2020 : c’est le lourd tribut qu’ont dû payer nos héros dans ce combat sans visage et sans ligne de front précise. Aujourd’hui, nous leur rendons hommage, avec une pensée toute particulière pour notre ancien collègue Jean-Marie Bockel et pour sa famille.

Il existe au Sahel un vrai risque de contagion vers le golfe de Guinée, qu’il faut absolument contenir. La menace étant mondiale, notre réponse doit également être d’ampleur internationale.

Dans cette guerre contre le terrorisme, nous ne sommes pas seuls. Avec nos partenaires européens, pas assez nombreux, hélas ! et des alliés sahéliens, nous luttons contre l’ennemi commun. À mon sens, l’exemple de la force Takuba, pilotée avec certains partenaires européens, a permis de montrer la puissance de la coopération entre les nations pour éliminer cette menace qui nous est commune.

En partageant nos connaissances avec les forces militaires locales, nous allons dans le sens d’une sécurisation pérenne sur le long terme. Cet entraînement permet désormais aux forces sahéliennes, qui constituent le deuxième pilier du sommet de Pau, de monter en puissance, et les résultats sont encourageants.

L’opération Éclipse, commencée le 2 janvier dernier, vient de se terminer avec succès. Elle a été menée principalement dans la zone des trois frontières, aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Elle a mobilisé 3 400 soldats, dont 1 500 de la force Barkhane, auxquels s’ajoutent 1 900 soldats sahéliens – 900 Burkinabés, 850 Maliens et 150 Nigériens. Ces chiffres témoignent de l’envergure de cette opération conjointe menée avec nos forces partenaires.

Vous l’avez dit en commission des affaires étrangères il y a quelques jours et vous l’avez rappelé à l’instant, madame la ministre : « Jamais nous n’avons vu les forces maliennes et nigériennes mener le combat comme cela a été le cas pendant les opérations de fin 2020 et notamment à travers l’opération Éclipse. » Pourriez-vous revenir sur le bilan opérationnel d’Éclipse et nous expliquer en quoi il confirme un changement profond ? Avec ce retour d’expérience, quels enseignements pouvons-nous d’ores et déjà tirer quant aux étapes à franchir pour que les armées sahéliennes puissent intervenir avec de plus en plus d’autonomie, puisque Barkhane ne sera pas éternelle ? (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Florence Parly, ministre des armées. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre question, qui me permet d’insister sur la progression rapide de la combativité et des capacités opérationnelles dont font preuve les armées sahéliennes.

Il y a eu, à la fin de l’année 2020, l’opération Bourrasque. Il y a eu, à compter du 2 janvier de cette année, l’opération Éclipse, dont vous avez rappelé l’ampleur : elle a mobilisé 3 400 militaires, dont 1 500 Français et près de 2 000 soldats partenaires. À ce titre, je souligne le retour des militaires burkinabés, qui n’étaient pas intervenus dans le cadre de l’opération Bourrasque. Le résultat s’est révélé probant : neutralisation de nombreux terroristes djihadistes, saisine et destruction d’un volume important de ressources logistiques.

Quelles conclusions faut-il en tirer ? Cette stratégie, que je qualifierais de partenariat de combat, consiste à intégrer de plus en plus nos partenaires sahéliens à nos forces, qu’il s’agisse de Barkhane ou de Takuba.

Je le répète, les Sahéliens se renforcent et contestent le terrain aux groupes armés terroristes. Nous en avons encore eu un exemple à la fin du mois de janvier dernier, avec les attaques menées contre Boulikessi et Hombori : les forces armées sahéliennes ont réussi à mettre en déroute une centaine de djihadistes – un tel succès se passe de commentaires. Ce partenariat de combat est une clé majeure, et le rôle de Takuba est aussi de le développer.

Enfin, on peut tirer des conclusions plus structurelles. Il n’y aura pas de véritable résultat durable sans refonte en profondeur, sans restructuration des armées de ces pays. Précisément, ces derniers y sont aujourd’hui décidés : le Niger et le Mali s’apprêtent à recruter massivement pour régénérer les forces existantes.

M. le président. Il faut conclure !

Mme Florence Parly, ministre. Ces pays s’apprêtent également à concevoir un cycle opérationnel digne de ce nom. Il s’agit donc, en quelque sorte, de professionnaliser ces armées : c’est ce à quoi nous allons nous employer à leurs côtés. (MM. François Patriat et Richard Yung applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. André Guiol.

M. André Guiol. Ma question s’adresse à M. le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a reçu en audition M. Aguila Saleh, président du parlement de Tobrouk. M. Saleh nous a présenté la situation de son pays et les relations ambiguës que le gouvernement de Tripoli, dont il ne reconnaît pas la légitimité, entretient avec la Turquie. Il a notamment évoqué le détournement du produit de la vente du pétrole libyen au profit du financement de milices ou de mercenaires qui sévissent sur ce territoire. Un de ses objectifs, bien légitime, est de mettre un terme, après avoir démocratiquement repris le contrôle du pays, aux actions de ces milices ou de ces mercenaires, installés avec la complicité de la Turquie et avec la connivence du gouvernement de Tripoli.

Dans le même temps, plus au sud, nos soldats se battent contre un ennemi diffus, sur un territoire immense. Ils sont confrontés à des attentats et à des embuscades lâches et meurtriers.

Je regrette que les pays européens, eux aussi concernés par le terrorisme, ne soient pas significativement à nos côtés au Sahel, malgré la mise en place de la task force Takuba. Même si Mme la ministre nous a donné quelques éléments positifs à cet égard, je rappelle que, depuis le Brexit, la France est la seule puissance de l’Union européenne à siéger comme membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et à disposer de la dissuasion nucléaire, qui contribue à la sécurité de tous. Je formule ce rappel à l’intention de ceux qui, constamment, comparent aveuglément notre déficit public à celui de nos voisins.

Pour ce qui concerne le sujet qui nous occupe aujourd’hui, ne craignez-vous pas, monsieur le ministre, que ces milices ou ces mercenaires, une fois empêchés d’intervenir en Libye, ne viennent renforcer d’une manière ou d’une autre les groupes armés terroristes au Sahel, mettant de fait en danger nos soldats de l’opération Barkhane ? Vous ne manquerez pas d’analyser la pertinence d’un tel risque : s’il est réel, comment l’anticiper, afin que nous prenions dès aujourd’hui les mesures qui s’imposent pour ne pas exposer plus encore nos soldats au Sahel ? (M. André Gattolin applaudit.)

(M. Vincent Delahaye remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye

vice-président

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le sénateur Guiol, il est compliqué de parler de la Libye en deux minutes, tant son histoire est complexe, tant sa réalité politique, administrative, militaire et économique est confuse.

Cela étant, il peut arriver que l’on reçoive de bonnes nouvelles de Libye. Ainsi, le cessez-le-feu acté le 23 octobre dernier est respecté et l’organisation d’élections le 24 décembre prochain reste d’actualité.

M. Aguila Saleh, dont vous avez parlé longuement, a effectivement été reçu au Sénat. La seule difficulté pour ce qui le concerne, c’est qu’à l’instar de M. Bashagha il a été battu aux élections internes du Conseil national de transition, forum politique réunissant les différentes composantes représentées au sein des partis libyens.

Il importe maintenant que le nouveau président du Conseil présidentiel, M. Menfi, et le Premier ministre potentiel, M. Dbeibah, soient investis par le parlement de Tobrouk et par le Haut Conseil d’État de Tripoli. J’espère que tel sera le cas. Ce processus politique positif pourrait dès lors se poursuivre, sous réserve que la clause de l’accord du 23 octobre prévoyant le départ des forces étrangères soit effectivement respectée.

Pour notre part, nous souhaitons faire valider l’ensemble de ce processus par une résolution des Nations unies. C’est notre rôle. Cette question a effectivement un lien avec le Sahel, car la sécurité de la frontière du Fezzan, au sud de la Libye, ne pourra que renforcer les garanties pour éviter les porosités et les trafics en tout genre.

M. le président. La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Comme le disait mon collègue Pierre Laurent, nous pensons que la France doit changer de braquet au Sahel. Nous arrivons au bout de notre modèle d’action fondé avant tout sur le militaire, malgré des concepts comme les « 3D » ou le continuum sécurité-développement. Se pose dès lors la question de nos perspectives en matière de développement et de diplomatie.

Le 10 décembre dernier, le bureau du conseiller spécial pour l’Afrique de l’ONU, ses représentations permanentes de l’Afrique du Sud et du Nigéria ainsi que l’Union africaine ont présenté une nouvelle note sur les flux financiers illégaux en Afrique. Ce document, s’appuyant sur la feuille de route de Lusaka, prise sur l’initiative de l’Union africaine en 2016, dresse un tableau essentiel de la situation et des objectifs à atteindre.

Ainsi, les flux financiers illégaux participent chaque année à la fuite de 88,6 milliards de dollars du continent. Cette somme représente presque autant que les rentrées annuelles combinées de l’APD et des investissements étrangers en Afrique ; ce sont autant de milliards d’euros qui maintiennent les États dans une situation de sous-développement et aggravent la pauvreté, facilitant d’autant le recrutement des groupes armés terroristes et créant des conflits entre les communautés.

Parmi les recommandations de ce document, on retrouve des éléments centraux, comme la suppression des paradis fiscaux offshore, qui permettent un accès rapide aux richesses illégalement acquises, mais aussi un renforcement des dispositifs de restriction de circulation des armes.

De plus, la question de l’opérationnalisation du fonds spécial de l’Union africaine pour la prévention et la lutte contre le terrorisme est posée.

Enfin, cette feuille de route fait de la lutte contre la corruption, du renforcement institutionnel des États et du renouvellement des élites politiques une priorité.

L’ensemble de ces préconisations, faites par et pour les Africains, sera-t-il activement soutenu par la France ?

M. le président. Il faut conclure, chère collègue !

Mme Michelle Gréaume. À ce titre, le prochain sommet de N’Djamena peut-il être l’occasion de réunir les moyens de le rendre opérationnel ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Madame la sénatrice, la question que vous abordez n’est pas spécifique au Sahel, même si le Sahel, comme les autres régions d’Afrique, est concerné par ce phénomène gravissime que constituent les flux financiers illicites.

Vous avez raison de citer le rapport de la Cnuced, qui met l’accent sur ces dérives considérables et ces trafics inacceptables. À notre avis, l’enjeu, c’est la mise en œuvre de la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), conçue par l’Union africaine pour que l’Afrique puisse assurer une meilleure capacité de développement et un contrôle des flux.

Dans ce cadre, nous n’avons pas à nous substituer à l’Union africaine, qui a reconstitué ses organes internes la semaine dernière et qui doit se saisir de ce dossier pour garantir la transparence des flux financiers.

Nous avons d’ailleurs la même exigence pour ce qui concerne la corruption et la sécurité des flux financiers. À cet égard, pour en revenir au sujet de notre débat, nous sommes très attentifs à ce qui se passe au Sahel : l’ensemble des bénéficiaires d’aides doivent faire l’objet d’un criblage de sécurité avant de recevoir les aides en question. C’est un travail compliqué à mettre en œuvre, mais c’est une absolue nécessité pour éviter les dérives.

M. le président. La parole est à M. Olivier Cadic.

M. Olivier Cadic. Comme tous les membres du groupe Union Centriste, j’ai une pensée particulière pour notre ami et ancien collègue Jean-Marie Bockel, ainsi que pour sa famille. Je remercie M. le président Cambon d’avoir rappelé que le lieutenant Pierre-Emmanuel Bockel aurait dû fêter ses trente ans aujourd’hui.

Nous souhaitons rendre hommage aux 55 militaires français tombés au combat et aux centaines de victimes que l’on déplore dans les rangs de nos alliés du G5 Sahel. Eux aussi paient un lourd tribut pour le rétablissement de la paix dans leur région.

Afin de préparer ce débat parlementaire dédié à l’opération Barkhane, je me suis rendu au Tchad, au Burkina Faso et au Mali. Politiques, militaires et diplomates ou encore Français établis dans ces pays, tous mes interlocuteurs ont exprimé le besoin de la présence de Barkhane sur le terrain. Ils reconnaissent la prouesse militaire de l’armée française, que je veux saluer ici, faisant énormément avec si peu pour un si vaste territoire.

Lors de ma première visite à Ouagadougou, il y a quatre ans, sur la carte « conseils aux voyageurs » du ministère des affaires étrangères, le Burkina Faso apparaissait en jaune, avec une bande rouge à la frontière nord avec le Mali. Désormais, cet État est majoritairement en rouge, le cœur du pays et sa capitale figurant en orange.

Je me suis notamment entretenu avec M. Roch Kaboré, Président du Faso. Il considère que le combat mené par les États de la région vise à contenir la menace, l’extension du phénomène en direction des pays côtiers se faisant sentir. Sur la carte « conseils aux voyageurs », ces pays – Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, Togo, etc. – affichent actuellement la même couleur que le Burkina Faso il y a quatre ans.

La France envisage-t-elle des initiatives diplomatiques pour aider les pays côtiers à anticiper la menace terroriste qui les vise directement et pour accroître leur coopération militaire avec les pays du G5 Sahel ?

Pour décrire la situation de son pays, le président de l’Assemblée nationale du Burkina, M. Alassane Bala Sakandé, a employé l’image d’une digue. Pour que la digue tienne, il faut que l’économie tienne.

À Bamako, nos entrepreneurs me faisaient remarquer qu’il est moins cher et trois fois moins long de transporter un conteneur de France à Dakar que de Dakar à Bamako.

La France compte-t-elle favoriser la création de corridors commerciaux depuis ces pays enclavés vers la mer, en relançant par exemple le Dakar-Bamako ferroviaire, à l’arrêt depuis 2018 ?

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le sénateur Cadic, vos deux questions sont tout à fait pertinentes.

J’ai déjà répondu à votre première interrogation dans mon propos introductif : il est indispensable qu’au sud de la région les pays du golfe de Guinée travaillent ensemble pour assurer la sécurité de leur frontière nord. Il ne s’agit pas pour eux d’entrer dans le G5 Sahel, mais d’organiser une coopération interne afin d’assurer la sécurité de cette zone, qu’il s’agisse du renseignement – c’est très important – ou de la sécurité, grâce à des relations entre les unités présentes.

Le Président du Ghana, M. Akufo-Addo, a pris une initiative dont j’ai parlé, l’initiative d’Accra, qui va précisément dans ce sens. Il se rendra au sommet de N’Djamena, qui sera donc également l’occasion de faire avancer cette coordination indispensable.

Quant aux infrastructures ferroviaires, sur lesquelles porte votre seconde question, elles constituent un vieux sujet africain. La nécessité de renforcer les liens ferroviaires entre les différents pays est si criante que je n’arrive pas à concevoir que ce chantier ne soit pas encore engagé. Je pense notamment au Dakar-Bamako, mais aussi à la liaison Abidjan-Ouagadougou et à d’autres encore.

Une série de projets existent, mais ils sont aujourd’hui en stagnation. Ainsi, le Dakar-Bamako est bloqué pour l’instant. Il nous faut trouver les moyens et les équilibres financiers pour les relancer et éviter que d’autres puissances ne les reprennent en lieu et place des Européens et notamment des Français.

M. le président. La parole est à M. Yannick Vaugrenard. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Yannick Vaugrenard. Mes premières pensées vont à nos soldats morts en combattant pour nous permettre de profiter durablement de notre chère liberté. Cette dernière a le prix du sang et leur sacrifice est particulièrement douloureux ici.

Il y a déjà huit ans que la France a répondu à l’appel des autorités maliennes pour contrer le risque majeur d’un djihadisme tentaculaire. Aujourd’hui, nous sommes conduits, en toute logique et sereinement, à dresser un ou des constats en pleine responsabilité. Il me semble important qu’une fois l’an la Haute Assemblée puisse mener un tel débat avec les deux ministres concernés, lorsque nos militaires sont engagés en opération extérieure.

Fallait-il intervenir ? À l’évidence, oui ! Notre pays ne pouvait détourner honteusement le regard devant cette impérieuse nécessité.

La France peut-elle rester éternellement ? Assurément, non ! En effet, chacun s’accorde à dire que ce conflit, comme bien d’autres avant lui, ne se gagnera pas militairement, mais politiquement. Or l’histoire nous enseigne que, si une intervention militaire ne s’accompagne pas d’un regard sur l’évolution démocratique, puis économique, sociale et enfin éducative, elle ne peut avoir d’effet durable. Sans cet effort, ceux qui nous ont applaudis à notre arrivée manifesteront quelques années plus tard pour nous demander de partir.

S’agissant de l’évolution démocratique, nous savons que le népotisme habituel était resté, malheureusement, présent.

Notre assistance continue ne mériterait-elle pas aussi d’être considérée en fonction des réels soutiens apportés, ou non, par nos partenaires occidentaux ? Sans eux, la France, seule, a-t-elle réellement les moyens de son ambition ?

Enfin – nous le constatons de plus en plus –, une guerre de communication pernicieuse s’est engagée au Sahel. Chine et Russie y jouent un rôle majeur : ces deux puissances tentent de discréditer notre pays pour prendre pied en Afrique. À cet égard, les enjeux économiques sont faciles à deviner. Cet aspect géopolitique devient majeur.

Dans ce nouveau cadre, pensez-vous que les États-Unis, qui nous aident militairement aujourd’hui, puissent renforcer leur soutien et accompagner la France, mais aussi l’Europe, pour éviter que le continent africain ne devienne étroitement dépendant de l’influence russo-chinoise grandissante ?