Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme le montre l’ordre du jour du prochain Conseil européen, les enjeux du numérique semblent enfin prendre toute leur place dans les discussions intraeuropéennes.

Si je dis « enfin », c’est qu’il aura fallu attendre l’affaire Cambridge Analytica et les révélations de l’ingérence possible d’une puissance étrangère dans un processus électoral pour réaliser combien les modèles de fonctionnement et de financement des plateformes en ligne pouvaient constituer de réelles menaces, non seulement pour les fondements de nos économies et de nos modèles sociaux et culturels, mais aussi pour nos systèmes politiques et nos démocraties.

La crise sanitaire, de son côté, a mis en évidence l’importance de la maîtrise du numérique dans toute une série de domaines clés, qu’il s’agisse de la logistique et des transports, de la cybersécurité ou des données de santé, ainsi que la nécessité de développer une autonomie stratégique européenne en la matière.

Je me réjouis donc du virage qui a été pris sous l’impulsion de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, lequel affirme que l’Union doit en finir avec la naïveté ayant marqué jusqu’à présent son action dans le domaine des technologies. En effet, nous devons être lucides, monsieur le secrétaire d’État, sur les mesures et les nouvelles réglementations qu’il faut prendre. En matière de souveraineté, il est temps de passer du discours aux actes et d’adopter une stratégie cohérente, à commencer par chez nous – pardonnez-moi de le dire.

D’un côté, nous avons un ministre de l’économie qui a fait de l’harmonisation fiscale son cheval de bataille – et il a eu bien raison ; de l’autre, on note une sorte de résignation et des abandons permanents de souveraineté. La gestion du Health Data Hub, confiée sans états d’âme à Microsoft au prétexte fallacieux qu’il n’existait aucune entreprise française à la hauteur, est le dernier et inquiétant symbole de notre incapacité à faire face pour l’heure aux défis politiques, industriels et juridiques soulevés par les Gafam.

Si l’harmonisation fiscale post-Brexit doit être une priorité, il nous faut avant tout une stratégie de développement industriel, défensive mais surtout offensive, de ces technologies. Nous devons aider les entreprises de ces secteurs à se développer en Europe, et en particulier aider les PME à devenir des acteurs internationaux.

Ce n’est bien entendu pas à l’État de créer de telles technologies, mais il doit en accompagner les acteurs en orientant ses marchés vers les PME innovantes dans les secteurs éminemment stratégiques que sont la santé connectée, l’énergie, la maîtrise de l’environnement, les transports. Avec l’internet des objets – des milliards d’objets connectés –, ces secteurs représentent les filières de demain !

Monsieur le secrétaire d’État, la France est-elle prête à pousser à la création desdites technologies et des réglementions qui permettront de développer un internet des objets en accord avec nos principes fondamentaux de protection de l’État de droit ? Êtes-vous favorable à ce que l’on aide les entreprises européennes à développer les outils cryptographiques, en particulier les crypto-monnaies, fers de lance des nouvelles vagues d’ubérisation dans la banque et l’assurance ?

Rappelons que toutes les nations qui ont développé des écosystèmes technologiques puissants l’ont fait grâce à des politiques volontaristes. Le Small Business Act de 1953 a permis aux PME américaines innovantes d’obtenir d’emblée des contrats fédéraux ou locaux. Ces mécanismes d’achats et d’aides publiques intelligentes sont à l’origine des plus grandes réussites américaines, comme celle d’Elon Musk avec Tesla.

Bien entendu, des projets communs doivent être identifiés au niveau européen, notamment en matière d’infrastructures et de capacités numériques critiques. La France soutient-elle activement cette démarche et est-elle prête à jouer un rôle important dans sa mise en œuvre ? Qu’en est-il de la possibilité de mettre en place des capacités de stockage et de traitement des données sur le territoire européen sans risque d’intervention extraterritoriale ni d’ingérence dans les données à caractère privé, personnelles ou de nos entreprises, toutes devenues un actif stratégique majeur ?

Certes, le règlement général sur la protection des données (RGPD) a constitué une avancée considérable, mais son articulation avec le Digital Services Act (DSA), le Digital Market Act (DMA) et la proposition de règlement sur la gouvernance européenne des données visant à faciliter leur accès, leur partage et leur réutilisation au sein du marché unique doit absolument être précisée.

Le développement particulièrement rapide et inventif de la cybercriminalité est également extrêmement préoccupant. La Commission européenne et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) ont présenté une nouvelle stratégie de cybersécurité destinée à protéger les réseaux et les systèmes d’information ainsi que les utilisateurs de ces systèmes et les personnes exposées à la cybermenace.

Aucune vulnérabilité n’est permise pour la 5G, nous dit Thierry Breton. Cette dimension doit être pleinement intégrée dans le programme numérique que prépare la Commission. Le sujet sera-t-il effectivement abordé lors du prochain Conseil ?

La commission des affaires européennes m’a chargée de suivre, avec notre collègue Florence Blatrix Contat, la définition d’un cadre européen de responsabilité des grandes plateformes du numérique. Propagation des contenus illicites ou préjudiciables, vente de produits contrefaits : aujourd’hui omnipotentes, ces plateformes nous imposent leurs règles et disent n’être responsables de rien !

Enfin, les propositions de règlement DSA et DMA, présentées en décembre, introduisent une régulation et un principe de redevabilité que j’appelle de mes vœux depuis des années ! Des normes comportementales ex ante devraient par ailleurs être enfin imposées aux grands services numériques, qui sont toujours en position d’évincer leurs concurrents, d’empêcher le développement de nouveaux services et de nouveaux acteurs, nuisant de fait à l’innovation et à la qualité de l’offre de biens et services. Ces normes devraient prendre en compte les caractéristiques techniques et les modèles économiques des plateformes ainsi que leurs évolutions, car la régulation, elle aussi, doit être agile et s’adapter.

En l’état, leur modèle basé sur le « capitalisme de surveillance » est pervers. C’est pourquoi, à l’issue de nos travaux, nous devrions proposer au Sénat de compléter et de renforcer ces deux textes sur un certain nombre de points, pour que les objectifs de protection de la concurrence, de l’innovation et des consommateurs soient assurés au sein du marché intérieur.

Fort de ce que nous venons de dire, monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous confirmer que le Gouvernement soutiendra activement au sein du Conseil la démarche de régulation esquissée et proposera d’en renforcer la portée et les moyens ? Veillera-t-il à ce qu’elle débouche sur un cadre effectif début 2022 et qu’elle s’accompagne d’une politique industrielle enfin digne de ce nom ? Tel serait le bon cap pour une boussole numérique. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP et RDPI.)

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Marie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Didier Marie. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la semaine dernière, dans mon département de la Seine-Maritime, 18 hommes, 5 femmes et 10 enfants ont été secourus à Dieppe alors qu’ils tentaient de rejoindre la Grande-Bretagne en traversant la Manche sur une embarcation pneumatique instable et extrêmement dangereuse.

Heureusement, tous s’en sont sortis sains et saufs. Mais, sur ces cinq derniers mois, ces situations se sont multipliées tout le long de nos côtes, des Hauts-de-France à la Normandie, interrogeant sur les conséquences du Brexit, la fin de l’application des accords de Dublin et la collaboration entre l’Union européenne, la France et la Grande-Bretagne en matière de migrations.

Monsieur le secrétaire d’État, il est urgent de définir un nouveau cadre de partenariat pour éviter les drames, et nous serions intéressés d’en connaître les modalités.

En Méditerranée, ces drames humains n’ont jamais cessé depuis 2014. Ils tendent à se multiplier depuis un an en raison de la situation sanitaire et vont s’accroître avec l’amélioration des conditions climatiques.

En novembre dernier, un navire a maintenu 1 195 migrants en quarantaine au large de la Sicile. D’autres bateaux ont vu leurs délais de débarquement allongés, quand les ports n’étaient pas tout simplement rendus inaccessibles, résultat des égoïsmes nationaux. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) compte plus de 20 000 décès recensés depuis 2014, auxquels s’ajoutent tous ceux qui se sont noyés dans l’anonymat. La Méditerranée est devenue un cimetière, et les Européens regardent ailleurs.

Il n’est plus possible de gérer les migrations sans un partenariat renforcé avec les pays d’origine, et il est inadmissible de les presser à collaborer avec l’Union en fonction d’objectifs excessivement focalisés sur le contrôle migratoire et la réduction du nombre de tentatives de traversées, au détriment de la protection des droits humains. C’est particulièrement vrai à l’égard de la Libye, où plus personne n’ignore que de graves violations de ces droits sont commises, où les femmes deviennent esclaves sexuelles et les hommes sont vendus pour 400 dollars, quand ils ne sont pas torturés jusqu’à ce que leurs familles payent une rançon.

L’Europe, depuis des années, s’est engagée dans une course vers l’abîme pour maintenir hors de nos frontières les personnes ayant besoin de notre protection, usant de manière croissante du refoulement des migrants sous l’œil passif, sinon complice, de Frontex.

Une autre voie est possible, celle de la tenue des engagements de réinstallation, de la généralisation des visas humanitaires, de l’assouplissement du regroupement familial, de la facilitation à poursuivre des études en Europe. Bref, il s’agirait de développer des voies de migration sûres et légales. L’Europe doit prendre ses responsabilités et signer des accords durables avec des pays tiers respectueux des droits de l’homme. Elle doit réorienter et renforcer son partenariat avec notre voisinage sud.

Nous attendons de la France qu’elle pèse au Conseil européen pour que celui-ci trace une voie vers plus de solidarité et d’humanité.

À ce titre, l’expérience de l’accord Union européenne-Turquie, signé voilà maintenant cinq ans, doit être source d’enseignements.

Certes, cet accord a permis de réguler l’arrivée de migrants sur les îles et les côtes grecques, et d’aider légitimement Ankara à gérer l’afflux de plus de 3 millions de réfugiés syriens. Mais il a aussi offert à M. Erdogan la formidable opportunité de devenir notre maître chanteur et de se départir du respect de ses engagements quand bon lui semblait – comme en mars 2020, lorsqu’il ouvrait les frontières de son pays pour faire pression sur l’Europe et la Grèce –, ou de manière plus générale en battant en brèche le droit international et les principes démocratiques, sans réaction sérieuse de l’Union européenne.

Nous saluons à cet égard la position de la France, qui a soutenu la Grèce face aux violations de ses frontières maritimes et aériennes, en signant un contrat de vente de 18 avions Rafale, considéré par Florence Parly comme un choix résolument européen, ou encore en menant la semaine dernière un exercice de contre-terrorisme sans précédent au large de la Crète, destiné à envoyer un message à M. Erdogan.

Celui-ci souffle depuis quelques semaines le chaud et le froid. Le chaud, en retirant les bateaux prospectant dans les eaux territoriales grecques aux abords de Kastellorizo ou de Chypre, pays avec lequel il est, d’autre part, convenu de reprendre les discussions fin avril sur le devenir de la partie nord, occupée par la Turquie. Le froid, en menaçant de dissolution le parti démocratique du peuple, en emprisonnant M. Gergerlioglu, déchu de son mandat de député de l’opposition et condamné à deux ans et demi de prison, ou en arrêtant M. Turkdogan, coprésident de l’association des droits de l’homme.

La Commission veut l’apaisement, la reconduction de l’accord migratoire, un agenda positif. D’accord, mais la réponse de M. Erdogan sur ces propositions, c’est le retrait de son pays de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, premier traité fixant des normes juridiques contraignantes pour prévenir les violences sexistes.

Monsieur le secrétaire d’État, vous vous êtes dit « préoccupé par ce recul des droits », et nous partageons fortement ce sentiment.

Au regard de la montée actuelle des tensions en mer Égée et en Méditerranée, comment la France compte-t-elle peser, lors du Conseil européen, pour que l’Union avance en faveur d’une politique migratoire respectueuse des droits humains, sans être l’otage d’un régime comme celui de M. Erdogan, qui bafoue l’État de droit et la démocratie ?

De même, alors que le nouveau président américain Joe Biden a exprimé très franchement son opinion sur Vladimir Poutine, le reconnaissant coupable de museler son opposition par la violence, le Conseil de cette semaine doit de nouveau s’interroger sur la nature de nos relations avec la Russie.

Il y a un mois, de nouvelles sanctions ciblées avaient été décidées par les Vingt-Sept en réponse à l’emprisonnement d’Alexeï Navalny. Elles n’ont pas eu d’effets. La France va-t-elle emboîter le pas à l’administration américaine et plaider pour plus de fermeté, pour un renforcement de l’aide à la société civile, pour lutter plus efficacement contre la désinformation ou les attaques des hackers russes ? Va-t-elle au contraire se ranger derrière ceux qui ne veulent pas froisser ce pays, dont dépendent un tiers des fournitures de gaz de l’Union européenne, ce qui pose par ailleurs la question de notre autonomie stratégique et de la diversification de nos approvisionnements ?

Je dirai enfin un dernier mot sur la politique extérieure de l’Union à l’égard de la Chine. Nous saluons les premières sanctions prises par les Européens à l’encontre de plusieurs responsables de la province du Xinjiang, coupables de persécutions contre la minorité musulmane des Ouïghours. La réponse de la Chine n’a pas tardé, symbolique car frappant des parlementaires européens dont la liberté d’expression dérange Pékin.

Monsieur le secrétaire d’État, l’Union est en pleine négociation d’un accord sur les investissements. Peut-on croire aux promesses de la Chine, ou celles-ci n’engagent-elles que ceux qui les reçoivent, notamment sur le sujet du travail forcé des Ouïghours, qu’elle nie, ou le respect des règles de l’Organisation internationale du travail (OIT) ?

Monsieur le secrétaire d’État, vous l’aurez compris, mon intervention vise à obtenir des éclaircissements sur la politique extérieure de l’Union et la position de la France. L’Europe doit à nos yeux se réaffirmer comme puissance économique, mais aussi politique, et promouvoir ses valeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. André Gattolin applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Franck Menonville. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)

M. Franck Menonville. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’agenda de ce Conseil européen suscite de très nombreuses interrogations. Loin d’un inventaire à la Prévert, je m’efforcerai de soulever les questions que se posent nos concitoyens.

La pandémie de covid-19 demeure le principal point à l’agenda. Les derniers jours ont été mouvementés autour de la politique vaccinale européenne et des doutes sanitaires concernant le vaccin AstraZeneca. Jeudi dernier, nous apprenions la rédaction d’une lettre de mise en demeure de la Commission européenne à l’endroit de l’entreprise anglo-suédoise concernant les retards de livraison. Quelques jours avant, l’Italie bloquait 250 000 doses à destination de l’Australie.

La Commission européenne souhaite aujourd’hui renforcer le mécanisme européen d’autorisation des exportations de vaccins contre la covid-19. Quelle est la position de la France, monsieur le secrétaire d’État ?

La politique vaccinale européenne stagne, et cela nous préoccupe. Des problèmes de répartition des vaccins entre pays membres de l’Union européenne ont été soulevés, obligeant la Commission à se justifier, encore une fois.

Monsieur le secrétaire d’État, ne devrions-nous pas nous doter d’un outil européen de gestion de crise adapté ? La Commission européenne n’est évidemment pas faite pour cela.

Le vaccin n’en représente pas moins une lueur d’espoir pour une Europe qui vient de passer douze mois dans l’incertitude, et qui doit faire face à une crise économique violente et profonde. L’Agence européenne des médicaments a renouvelé sa confiance dans le vaccin AstraZeneca, en le qualifiant de sûr et d’efficace. Quelles sont les perspectives de la stratégie vaccinale européenne pour ces prochaines semaines ?

La Commission européenne a également mis sur la table une proposition de règlement pour un certificat numérique vert destiné à faciliter la libre circulation durant la pandémie. Le calendrier prévoit sa mise en œuvre directe dès la fin du mois de mai, un horizon très proche. La France a-t-elle identifié des lignes rouges ? Je pense notamment au stockage des données, les États membres ayant fait à ce sujet des choix différents lors du développement de leur application anti-covid.

Quelles sont les pistes en ce qui concerne les déplacements extraeuropéens, en particulier au niveau de la reconnaissance des différents vaccins dans ce passeport vaccinal ?

Le sujet de la pandémie est aussi celui de la crise, et surtout celui de la relance économique, qui doit être au rendez-vous. Bien que cela ne soit pas inscrit formellement à l’ordre du jour, pourriez-vous nous dresser un état des lieux de son avancée ?

Ce point conduit directement à la question de la fiscalité numérique, indispensable pour rembourser notre emprunt commun. Ce dossier complexe a suscité de grandes attentes chez nos concitoyens. En parallèle, il est indispensable que nous développions nos propres outils numériques : c’est là un enjeu de souveraineté majeur pour l’avenir, comme l’a précisé Christian Cambon dans son propos introductif.

Autre sujet inquiétant, notre souveraineté alimentaire. Nous avons constaté, lors de la première vague de covid-19, que la sécurité et l’indépendance dans ce domaine étaient cruciales. Nous sommes nombreux à nous inquiéter de la tournure que prennent les discussions sur la réforme de la politique agricole commune (PAC), notamment le risque de renationalisation rampante que représente l’émergence de vingt-sept plans stratégiques nationaux, ouvrant la voie à des distorsions de concurrence et à un delta de répartition entre le premier et le deuxième pilier.

Il est aussi question d’indépendance dans la gestion de nos relations extérieures, un sujet sur lequel les Européens sont mis à l’épreuve depuis des mois.

Concernant la Russie, tout d’abord, le début de l’année a été marqué par un coup dur pour la diplomatie européenne, qui oscillait entre faiblesse et désunion manifeste. Notre réponse ne peut pas être guidée par des intérêts nationaux contradictoires, notamment en termes d’indépendance énergétique. Notre force diplomatique doit donc s’affirmer. Monsieur le secrétaire d’État, quel sera le discours de la France sur les dernières évolutions du dossier russe ?

La question est la même pour la Méditerranée orientale, où la position de la Turquie, qui s’éloigne de plus en plus de nos valeurs, est préoccupante. Sa place au sein de l’OTAN questionne. En atteste sa décision récente de se retirer de la convention d’Istanbul de 2011, dont l’objectif est de prévenir et combattre la violence faite aux femmes.

Pour finir sur une note plus positive, j’ai noté que le Royaume-Uni, pour la première fois depuis son départ, avait évoqué des relations constructives et positives avec l’Union européenne dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité commune, même si ses représentants ont bien évidemment précisé qu’ils choisiraient le cadre de l’OTAN.

En conclusion, nous le voyons, l’Europe dans cette crise est face à son destin. Aurons-nous la force de rebondir collectivement ? L’Européen convaincu que je suis l’imagine encore, à condition de réactualiser notre logiciel commun. Les grands défis industriels et technologiques ne peuvent être portés qu’au niveau européen. Il y va de la place de l’Europe dans le monde de demain. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et au banc de la commission. – MM. Claude Kern et Cyril Pellevat applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique.

M. Jacques Fernique. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous serons particulièrement attentifs à ce que feront ou ne feront pas les dirigeants européens à la fin de cette semaine. Cette attention va sans doute dépasser le cercle des initiés, car je crois que nos attentes précises, nos exigences d’avancées concrètes, sont partagées par bon nombre de nos concitoyens.

C’est d’abord évidemment face à la pandémie que l’Europe est attendue. Le choix de jouer collectif pour le groupement des commandes et l’approvisionnement en vaccins était le bon. Il ne produit cependant pas les résultats escomptés : les engagements de livraison ne sont pas tenus, les taux de vaccination sont toujours inférieurs à 10 % et la nette différence avec le Royaume-Uni, le Chili, les États-Unis ou Israël, par exemple – et l’incompréhension des opinions publiques qui en découle –, incite les uns et les autres à la tentation de rompre cette cohésion européenne et de faire cavalier seul pour leur fourniture en vaccins.

Cette évolution est délétère. Comment pourrait-on, avec ce retour du « chacun pour soi », imposer un rapport de force aux laboratoires pharmaceutiques ? Comment pourrait-on mettre en œuvre, dans une telle désorganisation, la mobilisation industrielle qui s’impose pour la production massive de vaccins ? Comment, si ce repli généralisé se confirmait, pourrait-on conduire l’indispensable soutien à la vaccination des populations les plus précaires de la planète ?

Aujourd’hui, à peine dix pays concentrent les trois quarts des personnes vaccinées dans le monde. Qui peut croire que l’on viendra à bout d’une pandémie mondiale en poursuivant de cette façon ?

Nous attendons donc de l’Europe qu’elle écarte ces dérives néfastes, qu’elle assume complètement lors de ce Conseil son choix d’agir collectivement face à la pandémie, qu’elle manifeste clairement sa détermination à ne pas rester au milieu du gué. La communication récente du commissaire Thierry Breton n’y suffira pas, même s’il est déterminé. Nous attendons des actes forts pour engager la production sur l’ensemble des sites qui le peuvent, pour mettre les laboratoires pharmaceutiques dans la logique de transparence, de mobilisation et, disons-le, de discipline collective qui est nécessaire.

Des sommes considérables d’argent public soutiennent la recherche et l’innovation technologique des laboratoires pour la riposte à la pandémie ; on ne peut pas gaspiller cet argent dans l’opacité, la désorganisation, le cynisme et la cupidité. Pour optimiser la disponibilité et le caractère abordable des vaccins, il faut une dérogation temporaire aux obligations prévues par l’OMC sur la propriété intellectuelle.

Les dirigeants européens sont attendus par l’Afrique du Sud, l’Inde, par plus de cent gouvernements, des organisations non gouvernementales, des syndicats et par le directeur général de l’OMS, pour peser afin que le vaccin devienne « bien public mondial ». Vous avez utilisé cette expression, monsieur le secrétaire d’État, encore faudrait-il lui donner corps !

Une autre attente forte vis-à-vis de nos dirigeants européens, c’est le renforcement de la transparence fiscale. Au moment où les dépenses publiques sont mises à forte contribution face à la pandémie, l’évasion fiscale pratiquée par de nombreuses multinationales apparaît totalement intolérable pour l’immense majorité des Européens. C’est là-dessus qu’il faut agir, par des dispositifs volontaristes et efficaces, plutôt que d’envisager d’énièmes réformes structurelles qui saccageraient le bien commun que constituent les services publics.

La directive en faveur d’un reporting public et obligatoire s’avérerait extrêmement efficace, puisqu’elle permettrait de vérifier que les impôts sont bien payés là où ils doivent l’être. Elle permettrait d’identifier les lacunes du système et d’avoir les données pour agir afin de garantir la justice fiscale et mettre fin à la concurrence déloyale fondée sur l’abus du système.

Nous ne voulons pas que les négociations interinstitutionnelles réduisent cette ambition. Aussi, nous n’acceptons pas le principe de la clause de sauvegarde que porte apparemment le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le secrétaire d’État. Permettre aux multinationales de garder secrètes pendant six ans des informations comptables basiques, sous prétexte d’un possible préjudice à leur position commerciale, affaiblirait considérablement l’exigence de transparence fiscale. Nous attendons des dirigeants européens qu’ils assurent un dispositif robuste.

Dans l’ordre du jour dense de ce Conseil européen, il y a aussi la politique industrielle. Notre conviction à cet égard est que la réindustrialisation en Europe et la création des emplois qualifiés de demain passeront par l’innovation industrielle bas-carbone. Cette ligne responsable, rationnelle et lucide n’a pas encore gagné face aux tenants d’un ancien monde qui minimisent toujours l’urgence climatique.

Le débat sur le futur ajustement carbone aux frontières montre crûment combien ces deux lignes s’affrontent. À quinze voix près, les plus conservateurs des parlementaires européens viennent d’emporter un vote qui voudrait maintenir les droits à polluer octroyés gratuitement aux industries hautement polluantes.

Ce traitement spécial temporaire entendait soutenir la compétitivité de ces industries considérées comme exposées à un risque de délocalisation. Il ne peut se perpétuer, car il deviendrait caduc avec l’instauration du mécanisme d’ajustement carbone. L’ambition doit en être maintenue : ne laissons pas certains lobbies vouloir le beurre et l’argent du beurre sans même faire les efforts requis pour le climat. Ces quotas gratuits ont fait leur temps, ils sont incompatibles avec l’ajustement carbone aux frontières, pour des raisons environnementales, d’abord, mais aussi de compatibilité avec le droit de l’OMC.

Nous attendons donc de ce Conseil européen qu’il fixe clairement la ligne de la stratégie industrielle pour que l’opportunité de la conversion vers l’économie décarbonée soit pleinement saisie et que nos industries ne soient pas fragilisées par des logiques à courte vue. (M. André Gattolin applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. André Reichardt. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. André Reichardt. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le prochain Conseil européen reviendra, comme il le fait désormais chaque mois, sur la gestion de la crise sanitaire, et se concentrera plus particulièrement sur la question du déploiement des vaccins sur le continent.

Les retards accumulés en la matière par rapport à d’autres pays bien plus performants comme Israël, le Royaume-Uni ou les États-Unis ont suscité de nombreuses critiques, qu’il s’agisse d’une certaine naïveté européenne dans la passation de ces contrats, ou de la lourdeur de ses procédures au regard de la gravité et de l’urgence de la situation sanitaire et économique.

L’exaspération face à ces lenteurs a d’ailleurs conduit certains États membres – l’Autriche, le Danemark, la Slovaquie, la Hongrie et la République tchèque – à sortir des rangs de la stratégie vaccinale commune, voire à s’affranchir des avis de l’Agence européenne des médicaments, pour se tourner sans attendre vers la Russie ou la Chine, leur offrant au passage une victoire symbolique indéniable sur l’Union européenne.

Après les cacophonies désastreuses observées lors de la première vague, ce nouvel accès de désunion montre que pour l’Europe, le risque n’est pas seulement sanitaire et économique mais aussi politique. Pour maintenir l’unité de ses membres, elle doit faire la preuve de sa plus-value, c’est-à-dire de sa capacité à obtenir des résultats que les États n’auraient pu atteindre en agissant seuls.

Force est de constater que nous n’y sommes pas encore en matière vaccinale, et que la spirale de la défiance envers l’Union européenne s’est réenclenchée.

Naturellement, les failles dans l’approvisionnement ne sont sans doute pas toutes imputables à la seule stratégie mise en place et exécutée par la Commission. Il conviendra de dresser dans les semaines et les mois à venir un bilan exhaustif et objectif pour tirer les leçons de ce qu’il faut bien qualifier, malheureusement, d’échec.

Mais, pour l’heure, permettez-moi tout de même de m’interroger sur un élément en particulier. La semaine dernière, Mme von der Leyen précisait en effet qu’avec 41 millions de doses exportées vers 33 pays, dont près de 10 millions vers le Royaume-Uni et plus de 1 million vers les États-Unis, l’Europe était le principal fournisseur de vaccins dans le monde.

Or, dans le même temps, nous apprenions que les nouveaux retards de livraison annoncés par AstraZeneca n’étaient pas seulement liés à des difficultés de production, mais aussi à des restrictions d’exportation en Inde, aux États-Unis et, selon le président du Conseil, Charles Michel, au Royaume-Uni.

Monsieur le secrétaire d’État, vous avez déclaré en évoquant ces retards d’AstraZeneca que l’Europe devait « défendre ses intérêts par tous les moyens possibles, judiciaires en dernier recours, car les contrats doivent être respectés ».

Je souscris bien évidemment à ces propos, mais le décalage entre le rythme de la vaccination en Europe, le volume des exportations de vaccins depuis son territoire et l’attitude que nous découvrons de la part de certains pays est trop grand. Il impose d’aller plus loin. Je pense notamment au mécanisme d’autorisation des exportations, prorogé le 11 mars, et qui n’a été activé à ce jour qu’une seule fois, par l’Italie.

Les chefs d’État et de gouvernement devraient s’employer à le renforcer, non pour singer le « nationalisme vaccinal » pratiqué par certains États, mais par exemple pour lui adjoindre une clause de réciprocité qui interdirait l’exportation de vaccins vers les pays qui font le choix de restreindre l’approvisionnement de l’Europe.

En tout état de cause, le Conseil européen devra trouver des solutions rapides et efficaces pour accélérer la cadence et ne pas donner aux citoyens européens le sentiment d’être abandonnés par l’Union au moment où leur besoin de protection est plus fort que jamais.

Un mot enfin sur le semestre européen 2021, qui sera également au menu du prochain Conseil. La Commission a proposé au début du mois de proroger jusqu’à la fin 2022 la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance, qui permet aux États membres de déroger aux règles budgétaires et à celles qui encadrent les aides d’État.

Face aux conséquences économiques de la pandémie, qui se feront encore sentir durant de longs mois, le maintien à ce stade d’une orientation budgétaire expansionniste apparaît en effet inévitable.

Cependant, il est tout aussi inévitable, une fois l’urgence sanitaire et économique surmontée, que les finances publiques nationales retrouvent une trajectoire soutenable, en particulier dans les pays très lourdement endettés comme la France.

Le pacte de stabilité et de croissance devra donc à terme trouver à s’appliquer de nouveau, mais peut-être de manière différente, puisque la Commission a fait part de sa volonté de relancer au deuxième semestre de cette année le débat sur la réforme et la simplification du cadre européen de gouvernance économique et budgétaire.

Certaines pistes commencent à se dessiner, que ce soit au Parlement européen ou au sein même de la Commission, notamment au travers des prises de parole de M. Gentiloni. À n’en pas douter, de très nombreuses propositions seront faites d’ici à la clôture de cet ample débat.

Celui-ci ne devra toutefois pas perdre de vue un certain nombre de fondamentaux, essentiels pour préserver tant la solidité que la compétitivité de la zone euro. Ainsi, si le cadre révisé pourra éventuellement faire preuve de davantage de souplesse et de réactivité, il n’en devra pas moins rester suffisamment strict pour assurer dans chaque État membre le retour à des niveaux soutenables de dépense et de dette, et promouvoir les réformes structurelles propices à la croissance.

Monsieur le secrétaire d’État, bien qu’il n’en soit qu’à ses balbutiements, pouvez-vous nous préciser sur quelle ligne la France compte entrer dans ce débat et quelles grandes propositions elle compte défendre à cette occasion ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)