M. le président. La parole est à M. Philippe Bas. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Philippe Bas. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, citoyens et sénateurs, l’écologie, c’est comme l’économie : c’est une science, mais ce n’est pas une science exacte. Il y a plusieurs politiques écologiques possibles, de la même manière qu’il y a plusieurs politiques économiques possibles. Et c’est bien le cœur du débat, au-delà des arguties juridiques, qu’il nous faut avoir entre nous.

Personne – je dis bien « personne » – n’a le monopole de l’écologie. Monsieur le garde des sceaux, le fait qu’un référendum tranche le débat entre les politiques écologiques serait certainement une bonne chose. Cela permettrait d’avoir enfin un cap au lieu d’être sur un navire qui faseye, comme nous avons pu constater que c’était le cas au cours des dernières années. Une telle perspective n’est donc pas de nature à nous inquiéter. Ce serait même très utile pour conforter le consensus né de la Charte de l’environnement sur une politique de développement durable. Cette Charte avait obtenu – c’est une autre époque ! – 531 votes favorables et 23 votes « contre » de la part des parlementaires. Ce référendum serait le moyen de lever définitivement l’hypothèque d’une écologie radicale de décroissance, dont, j’en suis certain, les Français ne veulent pas. (Protestations sur les travées du groupe GEST.)

Encore faudrait-il que les termes du débat soient clarifiés. Or, monsieur le garde des sceaux, avec le texte que vous défendez au nom du Gouvernement – nous savons bien que ce n’est pas le « vôtre » –, nous en sommes loin. Il faudrait sortir de l’ambiguïté qui caractérise ce projet de révision constitutionnelle. C’est justement ce que proposent notre commission des lois et notre commission du développement durable – les mots ont été bien choisis au Sénat – et de l’aménagement du territoire.

L’ambiguïté que je dénonce tient au fait que le texte dont nous sommes saisis ferait coexister dans les dispositions les plus fondamentales de la République deux approches contradictoires de la politique écologique.

La première est celle de la Charte de l’environnement, dont je vous recommande – c’est très facile d’accès – un examen attentif de l’article 6. La Charte s’inscrit dans une politique de développement durable, qu’elle définit comme la conciliation entre la protection de l’environnement, le développement économique et le progrès social. Je crois que c’est la bonne conception de la politique écologique.

Le texte que vous nous soumettez sort de cet équilibre, bien que vous l’ayez qualifié, d’une manière à mes yeux incompréhensible, de « texte d’équilibre ». Il pose comme un absolu la garantie non pas seulement de la protection, terme utilisé par la Charte, mais de la préservation de l’environnement. Et vous nous dites vouloir que l’on sorte d’une simple obligation de moyens sans pour autant rejoindre une obligation de résultat. De ceci, je ne retiens rien de clair. Au contraire : au fur et à mesure que je vous écoutais, l’obscurité gagnait du terrain dans mon esprit. (Sourires.)

M. Bruno Retailleau. C’est une performance !

M. Philippe Bas. J’en souffre, monsieur le garde des sceaux. Je vais faire tous les efforts nécessaires pour sortir de cette situation. (Sourires.)

Lorsque deux textes de valeur équivalente – tous les deux ont valeur constitutionnelle – sont contradictoires, la conciliation entre les deux est une mission impossible, et pourtant incontournable. Et c’est le juge qui en serait chargé. Plaignons-le ! Plaignons aussi le législateur, plaignons le Gouvernement, qui devra prendre des décrets, et les préfets, qui devront prendre des arrêtés ! Si des principes contradictoires coexistent dans la Loi fondamentale, le juge est obligé d’apporter des réponses débordant largement de la mission que la Constitution lui assigne.

Monsieur le garde des sceaux, la procédure suivie jusqu’à notre débat d’aujourd’hui m’a paru très étrange. Peut-être suis-je un peu vieux jeu, mais je suis profondément attaché à la démocratie. Et cet attachement se traduit par une très grande vigilance pour tout ce qui peut porter atteinte au principe de la légitimité démocratique.

J’ai beaucoup de respect pour le travail accompli par les 150 personnes concernées et pour la sincérité dont elles ont fait preuve. Leur désignation a été très complexe. Le tirage au sort, dont on parle souvent, n’a été que subsidiaire. L’élément principal a été l’application des méthodes des instituts de sondages pour tendre vers une représentativité. Je me suis curieusement dit qu’un sondage reposant sur l’avis de 150 personnes serait sanctionné par la commission des sondages pour son manque de représentativité…

Mais vous avez décidé que ces personnes réunies au Conseil économique, social et environnemental auraient une légitimité suffisante, si bien qu’avant même la remise de leurs conclusions, le Président de la République pouvait annoncer qu’il reprendrait « sans filtre » leurs propositions. Le Président de la République ne veut pas assumer le choix ; il reprend « sans filtre ». Le Gouvernement le suit ; il reprend « sans filtre ». La majorité parlementaire à l’Assemblée nationale ne filtre pas non plus. Mais qui va filtrer ? (Rires.)

Nous allons filtrer, monsieur le garde des sceaux ! (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Car c’est notre devoir et notre mission ; il n’y a pas moyen de faire autrement. Et nous le faisons pour ouvrir le dialogue avec vous, avec l’Assemblée nationale et avec le Président de la République. Comme je vous le disais, nous souhaitons vivement que les Français puissent trancher le débat sur la politique écologique, si possible dans notre sens. Nous ne voulons pas d’une écologie dogmatique ; nous ne voulons pas d’une écologie radicale ; nous ne voulons pas d’une écologie coercitive ; nous ne voulons pas d’une écologie de la décroissance.

M. Bruno Sido. Très bien !

M. Ronan Dantec. Dites plutôt que vous ne voulez pas d’écologie du tout !

M. Philippe Bas. Nous voulons l’écologie du développement durable, celle qui concilie protection de l’environnement, développement économique et progrès social.

De ce triptyque, nous ne voulons pas sortir. Et nous pensons que les Français seront d’accord avec nous.

M. Thomas Dossus. C’est trop d’honneur !

M. Philippe Bas. C’est la raison pour laquelle la référence à l’article 6 de la Charte nous paraît absolument indispensable. Vous suivre serait un mauvais service à vous rendre. Nous passerions du gouvernement de la Convention citoyenne pour le climat, c’est-à-dire du gouvernement du « comité de salut public 3.0 » (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.), au gouvernement des juges ! Où est la démocratie dans tout cela ? (Marques dironie sur les travées du groupe GEST.)

M. Thomas Dossus. Le référendum !

M. Philippe Bas. C’est une funeste prédiction que je fais. Je suis sûr qu’elle ne se réalisera pas. D’ailleurs, au Sénat, nous mettrons tout en œuvre pour qu’elle ne puisse pas se réaliser.

L’essentiel à nos yeux est que chacun comprenne que, dans sa rédaction actuelle, une telle révision constitutionnelle ne serait pas sans effet. Elle constituerait un changement radical par rapport à la Charte de l’environnement et à l’équilibre trouvé en 2005 pour une politique de développement durable. Ce serait un saut dans l’inconnu, dans lequel le politique serait débordé par le juge.

Nous avions, nous, le devoir de retirer le venin de ce texte et de réaffirmer ce qui fait déjà consensus entre les Français. Vous l’aurez compris, pour moi, il s’agit de la politique de développement durable.

Sur cette base, monsieur le garde des sceaux, le dialogue va pouvoir s’ouvrir, et je souhaite de tout cœur que les Français puissent alors se prononcer. (Applaudissements prolongés sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – MM. Patrick Kanner et Jean-Pierre Corbisez applaudissement également.)

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, voilà dix ans, Dominique Bourg coordonnait l’excellent ouvrage Pour une 6e République écologique, épaulé par d’éminents politistes et constitutionnalistes : Loïc Blondiaux, Marie-Anne Cohendet, Bastien François, Yves Sintomer, etc.

Cette nouvelle constitution, les écologistes n’ont cessé de la promouvoir, et particulièrement ces dernières années avec le collectif Notre Constitution écologiste.

Malgré l’ajout de la Charte de l’environnement en 2005, notre Constitution n’est pas adaptée à la nécessaire transition écologique. Elle ne permet de lutter efficacement ni contre le dérèglement climatique ni contre la sixième extinction de masse de la biodiversité. Pis encore, elle est souvent un frein à une véritable ambition législative des écologistes. J’en veux pour preuve l’essentiel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Pionnière et littéralement révolutionnaire à son époque, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui sacralise la propriété privée, a quelque peu vieilli. À l’heure de la préservation des communs essentiels à la vie sur terre et à la perpétuation de la civilisation humaine, il est grand temps d’en écrire collectivement la version du XXIe siècle.

Le texte qui nous est proposé ne va pas jusque-là. Mais il représente néanmoins une avancée importante, tant symbolique que juridique. L’avis alarmé du Conseil d’État et la panique sur les travées droites de cet hémicycle en sont le vibrant témoignage. Les écologistes appellent de leurs vœux un vote conforme du Sénat et la tenue de ce référendum essentiel pour affirmer l’ambition de la France de rejoindre la première ligne du combat pour la préservation du vivant.

Mes chers collègues de droite, sortez du côté obscur ! (Oh ! sur les travées du groupe Les Républicains.) J’en appelle au gaulliste qui sommeille en chacun d’entre vous et qui semble trop souvent plongé dans une profonde léthargie. Comme vos collègues députés, réveillez le souvenir du général et, pour reprendre leurs termes, ne vous interposez pas entre le peuple de France et sa Loi fondamentale ! (Marques dironie sur les travées du groupe Les Républicains.) Gardez vos arguments pour la campagne référendaire !

Monsieur Bas, ne faites-vous pas confiance aux Françaises et aux Français pour déterminer le destin du pays ? Avez-vous peur de perdre ce référendum ? Avez-vous peur de constater le décalage immense entre votre idéologie conservatrice et les aspirations de la France ?

Je comprends votre inquiétude. La Convention citoyenne vient de montrer que quand on prend le temps d’expliquer l’ampleur du défi et de la transformation à engager, les Françaises et les Français de tous horizons, de toutes obédiences politiques, ou même sans obédience politique, rejoignent les propositions défendues depuis des décennies par les écologistes.

Contrairement à la petite musique que vous vous évertuez à jouer, cela fait longtemps que les pragmatiques sont de notre côté (Rires sur les travées du groupe Les Républicains.) et que les idéologues sont du vôtre. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

Entre les deux, le Président de la République semble tellement soulagé de voir la droite sénatoriale bloquer le référendum qu’il laisse son entourage spoiler la fin du film dans le Journal du dimanche. Il aura beau jeu de se défausser de ce renoncement sur le Sénat. Il n’effacera pas tous les autres, par exemple la loi sur le climat, vidée de sa substance par Bercy et les lobbies en tous genres. Il n’a d’ailleurs soumis aucune proposition de la Convention citoyenne au référendum, comme il l’avait annoncé.

La présente démarche ne suffira absolument pas à masquer le fait que le quinquennat Macron est un quinquennat perdu pour la lutte contre le réchauffement climatique ; la France est passée du statut de locomotive internationale à celui de boulet assumant de ne pas respecter les objectifs de décarbonation qu’elle s’était elle-même fixés.

Seul un quinquennat écologiste volontaire permettra de rattraper ce retard. Nous vous proposerons pendant le débat un échantillon de la constitution écologiste que nous appelons de nos vœux. Mais, vous l’aurez compris, notre ambition va bien au-delà. Ce que nous voulons proposer aux Françaises et aux Français, c’est d’écrire ensemble la constitution d’une République véritablement écologiste, démocratique et sociale ! (Applaudissements sur les travées du groupe GEST et sur des travées du groupe SER. – M. Jean-Pierre Corbisez applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Nadège Havet.

Mme Nadège Havet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, mardi, en première lecture, après plus de 200 heures de débat, les députés ont adopté le projet de loi Climat et résilience, avec 332 voix « pour ».

Près de 400 voix s’étaient déjà exprimées quelques semaines auparavant en faveur du texte constitutionnel dont nous allons débattre ce soir. Celui-ci vise à compléter par voie référendaire l’article 1er de la Constitution en y introduisant la préservation de l’environnement, la diversité biologique et la lutte contre le dérèglement climatique.

Ainsi, en moins de deux mois, il y a eu deux larges majorités. La première s’est constituée sur un texte qui fera entrer l’écologie dans notre quotidien, sans la réduire à des objectifs lointains ou lui faire revêtir une dimension punitive. La seconde concerne le renforcement de l’intégration juridique du volet environnemental. Elles ont pour visée principale d’obliger les pouvoirs publics nationaux et locaux à agir. Ces deux projets complémentaires, sur lesquels nous devons nous prononcer, ont un seul objectif, aussi nécessaire qu’ambitieux : agir plus vite et plus fort pour sauvegarder notre biodiversité, alors que nous assistons à une nouvelle extinction de masse des espèces animales et végétales.

J’évoquerai d’ailleurs un troisième pilier, financier celui-là, de la démarche politique résolue qui est la nôtre : le budget record supplémentaire de 30 milliards d’euros sur deux ans dédié à la transition écologique et rendu possible par l’adoption du plan de relance. Si la moitié du chemin vers un référendum a donc été faite à l’Assemblée nationale avec la majorité présidentielle et des élus du parti radical de gauche, des socialistes et même des communistes, la seconde, qu’il nous faut parcourir aujourd’hui, semble difficile.

Avec les sénateurs du groupe RDPI, nous le regrettons. Pourquoi ? Parce que la volonté du Gouvernement, nous la partageons. Il s’agit, en quelque sorte, de construire l’étage supérieur. Pour ce faire, il nous faut au préalable en bâtir la nouvelle fondation. La protection de l’environnement est un principe inscrit dans la Charte de l’environnement résultant de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005. Elle fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité. La jurisprudence cumulative a atteint son maximum de portée en début d’année dernière. Depuis lors, la protection de l’environnement constitue un objectif non plus simplement d’intérêt général, mais de valeur constitutionnelle. Elle se rapproche ainsi d’autres exigences constitutionnelles dans la conciliation et le contrôle du juge. Pourquoi ne pas franchir une nouvelle étape dans cette intégration par le droit sur les enjeux absolument essentiels et poser la question aux Françaises et aux Français ? Il n’est plus question de faire de la préservation de l’environnement un moment dédié ici ou là ! Cela doit irriguer toutes nos politiques.

À ce propos, je fais un aparté. Dans le cadre d’une mission confiée par le Premier ministre, je m’intéresse avec la députée Sophie Beaudouin-Hubiere à la commande publique comme levier social et environnemental. Et nous constatons la nécessité pour les acheteurs d’une sécurisation juridique lorsqu’ils souhaitent faire prévaloir ces dimensions dans leurs marchés. Je ferme cette parenthèse, que nous rouvrirons lors des discussions sur l’article 15 du projet de loi Climat et résilience, puis de la remise de notre rapport.

Mon collègue Thani Mohamed Soilihi a évoqué plus longuement les réactions face à la modification envisagée de l’article 1er. Vous iriez « trop loin », monsieur le garde des sceaux. La portée juridique serait « insuffisamment maîtrisée ». Elle viendrait « en surplomb » des autres principes. Elle empêcherait au final « toute possibilité d’action publique ». Mais, pour d’autres, vous n’iriez pas assez loin, puisque le Président de la République n’a pas donné suite à la proposition de modification du Préambule de la Constitution. S’il est tout à fait vrai qu’il faut toucher à la Constitution avec prudence, vous avez été clair en audition : il s’agit avant tout de défendre un véritable principe d’action pour les pouvoirs publics.

Le texte proposé est donc un point d’équilibre : un dispositif mieux-disant, plus efficace, à la hauteur des enjeux environnementaux, loin du monstre radical et contraire aux objectifs de progrès et de développement durable que l’on nous présente ici ou là.

Enfin, ne nous trompons pas : si nos débats aujourd’hui s’inscrivent dans le prolongement d’un exercice démocratique inédit de consultation, ils doivent surtout permettre de rendre possible un exercice de démocratie encore plus directe : la tenue d’un référendum. Le dernier remonte à seize ans. Il s’agit de faire en sorte que les Françaises et les Français répondent à la question suivante : « Pensez-vous qu’il nous faille aller plus loin ensemble ? » (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Jean-François Longeot. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « changement de paradigme » pour les uns, « écoblanchiment constitutionnel » pour les autres : à n’en pas douter, la réalité est sûrement moins manichéenne.

Avant d’aborder le présent texte, j’aimerais revenir sur sa genèse, liée, selon moi, à un premier âge du constitutionnalisme environnemental.

Celui-ci repose sur une puissante dynamique de constitutionnalisation environnementale. Plus d’une centaine de pays font aujourd’hui référence à la préservation de l’environnement dans leur norme suprême. La France n’est pas restée à l’écart de cette évolution, avec l’intégration de la Charte de l’environnement au sein du bloc de constitutionnalité dès 2005.

Mais, quinze ans plus tard, force est de dresser deux constats. Le premier est implacable : la dégradation de notre environnement, de la biodiversité et du climat s’est poursuivie à un rythme soutenu, malgré ce mouvement de constitutionnalisation. Le second revient à acter la timidité des décisions que les juridictions ont prises sur le fondement de la Charte, malgré la décision du Conseil constitutionnel de 2009 qui évoque un « objectif de lutte contre le réchauffement climatique ».

Si le premier âge du constitutionnalisme environnemental a fait de la protection de l’environnement un objet de droit constitutionnel à part entière, son premier bilan d’application se révèle en demi-teinte.

Se pose dès lors la question du second âge.

Faut-il compléter les normes existantes ou bien repenser l’édifice constitutionnel afin d’inscrire plus explicitement l’action climatique dans la norme suprême, et ainsi renforcer l’obligation d’agir ?

En France, la question s’était posée en amont de la tenue de la COP21, avec l’idée d’inscrire la lutte climatique au sein de l’article 6 de la Charte de l’environnement. Quelques années plus tard, la première d’une longue série de propositions de réforme constitutionnelle suggérait d’inscrire dans le marbre de la Constitution une phrase selon laquelle la France « agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques ».

Ces interrogations de l’époque trouvent, trois ans plus tard, une nouvelle actualité à la suite des travaux de la Convention citoyenne pour le climat.

Une révision est-elle véritablement nécessaire ? Nous restons dans une relative ambivalence, hésitant sur l’utilité de cette seconde vague de constitutionnalisme vert, doutant de sa capacité à produire des effets concrets, redoutant des effets contentieux difficiles à mesurer par le Constituant.

Apport limité ? Quasi-obligation de résultat ? Insécurité juridique ? En réalité, le Gouvernement a lui-même entretenu la confusion sur la portée juridique du texte qu’il propose.

En touchant à l’article 1er de la Constitution, on craint d’introduire une forme de principe de non-régression à même de remettre en cause tout projet dès lors qu’on pourra prouver qu’il a une incidence, même mineure, sur la biodiversité. Dans ce contexte, comment déployer des énergies renouvelables ou de nouvelles lignes de train, sachant que ces projets peuvent détruire une partie de la biodiversité ? Nous renoncerions alors à la conciliation des principes qui est l’essence même du politique.

Je souscris ainsi pleinement au constat établi par le président de la commission des lois : sur le fond, nous partageons évidemment la nécessité de préserver l’environnement ; sur la forme, il faut nous accorder.

Le rapporteur pour avis partage également cette conviction, étant attaché à ce qu’une réforme de la Constitution ne soulève pas davantage d’ambiguïtés sur l’articulation des principes constitutionnels. En effet, alors que la Charte de l’environnement est déjà intégrée au bloc de constitutionnalité, ses principes prévalant sur les lois, le risque de la présente réforme est d’accorder à la protection de l’environnement une prééminence sur les autres principes constitutionnels, laquelle mettrait à mal le principe selon lequel il n’est pas possible de hiérarchiser les différents principes constitutionnels, cependant qu’il est nécessaire de les concilier.

Dès lors, en étroite collaboration avec la commission des lois, la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, que je préside, a décidé d’accompagner le mouvement de constitutionnalisation de l’enjeu climatique, mais en suivant les sages recommandations du Conseil d’État et en confortant la Charte de l’environnement, afin d’affirmer la primauté et la cardinalité du principe de développement durable.

Nous considérons en effet que le Constituant ne peut se satisfaire d’une réforme constitutionnelle aux effets juridiques incertains, voire ambigus, comme le souligne le rapporteur pour avis. Et il n’est pas souhaitable de se défausser sur le juge en matière d’action environnementale et climatique.

Ce projet de loi constitutionnelle permet-il réellement d’agir face à l’urgence climatique ? À quel moment dépasse-t-on le symbolisme constitutionnel pour en faire un principe d’action politique ? C’est tout le paradoxe du présent texte, dont la portée, relativement symbolique, est pourtant source possible d’insécurité juridique dans sa mise en œuvre.

Comme l’a dit Philippe Bonnecarrère, le groupe Union Centriste votera en faveur de ce projet de loi constitutionnelle, tel qu’il a été amendé par nos deux commissions. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Bonnefoy. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Nicole Bonnefoy. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes à un moment clé de l’évolution de notre civilisation.

La crise sanitaire de la covid, la plus grave crise que le monde ait connue en temps de paix depuis l’entre-deux-guerres, marque une rupture. Il y aura un avant et un après.

Mais le champ des possibles reste ouvert, cette crise pouvant engendrer le meilleur comme le pire.

Le monde de demain dépendra des priorités que se fixera la société, et nous pensons justement que l’ordre des priorités que nous avons établies jusqu’à maintenant doit changer.

Les États-Unis, qui reviennent en force dans la gouvernance mondiale, nous montrent la voie. Ils ont décidé d’augmenter massivement les dépenses publiques en injectant pas moins de 5 000 milliards de dollars dans l’économie, avec un plan de relance à la fois social, pour réduire fortement les inégalités, et écologique, avec 56 % des dépenses publiques qui seront destinées à lutter contre le changement climatique.

Quant au financement de ce plan, il repose sur l’augmentation de l’impôt sur les sociétés multinationales et la taxation des plus riches, remettant en cause la théorie du ruissellement et des premiers de cordée.

Le monde d’après américain sera sans doute plus égalitaire – les revenus des plus pauvres vont augmenter – et enclenchera une véritable transition écologique pour l’amélioration du bien-être de tous, en particulier des plus démunis.

Par ailleurs, en répondant à l’appel de plus de 155 personnalités du monde entier, dont des prix Nobel de la paix ou de médecine et d’anciens chefs d’État ou de gouvernement, pour faire du vaccin contre la covid un « bien commun mondial », le président des États-Unis, Joe Biden, vient de donner son accord à la levée de la propriété intellectuelle sur les vaccins destinés à lutter contre la pandémie de covid-19. Pour ne pas être à la traîne, l’Union européenne veut lui emboîter le pas.

Là aussi, reconnaître les vaccins contre la pandémie de covid comme un bien commun constitue une avancée considérable.

Il est effectivement des biens qui, par leurs caractéristiques, doivent être soustraits des pures logiques du marché, des règles relatives aux droits de propriété et de la liberté d’entreprendre.

Ces biens se nomment des « biens communs », comme les vaccins, l’eau, le climat, les biens informationnels ou de la connaissance.

Afin de construire, pour nos enfants et petits-enfants, un monde d’après socialement plus juste et écologiquement viable, nous devons protéger ces biens communs.

C’était le sens de la proposition de loi constitutionnelle que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain avait déposée en mai 2020, et qui a été examinée par notre assemblée en décembre dernier.

Cette proposition de loi constitutionnelle avait les mêmes intentions que le texte que nous examinons aujourd’hui, mais avec cependant une bien plus grande ambition, à la hauteur des enjeux écologiques, sanitaires et climatiques que réclame notre siècle : celle d’inscrire, à l’article 1er de la Constitution, le principe selon lequel la France s’engage également, comme d’autres pays l’ont fait, à garantir la préservation des biens communs mondiaux.

Nos sociétés dites « modernes » et leur modèle de développement basé sur le productivisme et le consumérisme à outrance sont à l’origine des catastrophes climatiques et industrielles dont nous mesurons les conséquences désastreuses sur le plan humain, social et environnemental. Quelles réponses avons-nous véritablement apportées jusqu’à présent ?

Alors que nous avons besoin de mesures fortes pour réorienter notre économie, chaque jour, nous constatons le recul de l’État face à la toute-puissance des firmes globalisées qui cherchent à imposer leurs normes.

La pandémie que nous connaissons est l’exemple parfait pour illustrer les dérives de notre modèle de développement.

La covid-19, qui a déjà tué plus de 3 millions de personnes à travers le monde, a conduit en quelques semaines à une quasi-paralysie de pans entiers de l’activité économique, avec des conséquences socio-économiques d’une extrême gravité. Notre modèle économique est en crise. Comme l’écrit l’économiste Éloi Laurent, nous souffrons « d’une stratégie économique qui a trop longtemps donné la priorité à la croissance, et a de ce fait détruit et la santé, et l’environnement ».

Ce modèle de croissance infinie fut certes une réponse à la Grande Dépression des années 1930, ainsi qu’au défi de reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Mais on en mesure aujourd’hui les excès, qui vont jusqu’à provoquer une crise écologique et sociale profonde mettant en danger nos institutions mêmes et notre propre civilisation.

L’humanité ne survivra pas si nous continuons à détruire l’environnement et le monde vivant comme nous le faisons.

Cette crise sanitaire mondiale plaide donc en faveur d’une gouvernance mondiale rénovée, fondée sur la reconnaissance de notre appartenance à une communauté de destin.

Comme le souligne Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France : « Il est urgent que d’autres pays ou unions comme l’Europe s’intéressent aussi à ce destin commun de l’humanité afin d’éviter l’émergence ou la résurgence d’un Empire monde, d’où qu’il vienne. Il est grand temps que l’Europe se lève et se relève de toutes ses tentations souverainistes pour prendre en charge une partie du destin commun de l’humanité. »

L’enjeu du projet de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd’hui est bien celui-là.

Comment mieux protéger notre environnement ? Comment mieux préserver la diversité de nos écosystèmes, de nos espèces et du monde vivant ?

En un mot, comment répondre à l’urgence climatique et protéger ainsi les populations qui sont les premières victimes des changements climatiques ?

Comment prendre soin de la forêt amazonienne, qui constitue un maillon essentiel dans la lutte contre le changement climatique, sans pour autant priver les populations autochtones de la jouissance de ce type de bien ?

La solution est sans doute de considérer que la forêt amazonienne fait partie des « biens communs mondiaux » en ce qu’elle constitue un bien non appropriable, contribuant au bien-être de tous et préservant la biodiversité qu’elle inclut.

Mes chers collègues, nous vivons un moment décisif pour l’humanité. Il est de notre devoir à tous de le mesurer et d’agir pour changer de paradigmes afin de répondre à l’urgence climatique, sociale et démocratique.

La notion de « bien commun » permet précisément d’opérer ce changement, à la fois sur les plans international, en inscrivant dans notre Constitution la nécessité de préserver les biens communs mondiaux, et national, cette notion ayant des déclinaisons très concrètes dans les territoires.

D’ailleurs, dans son discours aux Français du 13 mars 2020, le Président de la République ne disait pas autre chose : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. » Ces biens et services dont il est question sont, précisément, des « biens communs ».

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, le groupe socialiste veut apporter une véritable réponse à ces défis majeurs en renversant la hiérarchie des valeurs et en responsabilisant les acteurs, pour faire en sorte que les droits fondamentaux soient considérés comme des « biens communs » de l’humanité.

Ces biens communs ne peuvent être la propriété de personne, dès lors que nous en avons tous besoin pour vivre. Nous devons, à ce titre, les protéger et favoriser leur accès pour tous.

C’est le sens des deux amendements que nous avons déposés et qui déclinent notre proposition de loi constitutionnelle déposée en mai dernier, en donnant une autre dimension à votre texte, qui, sans cela, nous le pensons, ne permettra pas d’enclencher une dynamique propre à faire en sorte que le monde d’après ne soit pas le même que celui d’avant « en un peu pire », comme dirait Houellebecq, mais un monde écologiquement soutenable, socialement inclusif et démocratiquement participatif.

Puissions-nous voir ce projet de loi constitutionnelle comme une opportunité pour nous attaquer aux causes profondes du dérèglement climatique, pour ne pas repartir comme si de rien n’était. L’homme n’est plus au centre de la Terre ; il fait partie de la nature, dont il est une composante. Ne l’oublions jamais.

Mes chers collègues, le groupe socialiste conditionnera son vote sur ce texte au sort réservé à son amendement de principe. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – MM. Thani Mohamed Soilihi et Jean-Pierre Corbisez applaudissent également.)