Mme la présidente. La parole est à M. Guy Benarroche. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Guy Benarroche. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, certains nous reprocheront de légiférer sous le coup de l’émotion et d’autres salueront la volonté du législateur de se saisir de sujets complexes mis en avant par l’actualité.

Sans nier l’émotion de ces derniers mois suscitée l’affaire Sarah Halimi, je regrette que notre chambre n’ait su éviter certains écueils dans le travail accompli sur la proposition de loi que nous discutons aujourd’hui. Certes, le sujet et son traitement sont délicats.

Le questionnement au cœur des débats est bien celui de la prise en compte, ou non, du fait fautif entraînant l’abolition du discernement, bien sûr sous-tendue par l’envie, le besoin même des victimes de voir l’affaire jugée publiquement.

L’article 1er de la présente proposition de loi tente de répondre du mieux possible, mais, me semble-t-il, de manière incomplète, à cette problématique. Il introduit la recherche du fait fautif dans l’abolition du discernement, mais seulement au niveau du code de procédure pénale, dans le seul but de renvoyer au juge du fond la tâche de déclarer, ou non, le mis en cause responsable pénalement.

Si le but était d’enjoindre le juge à exclure l’irresponsabilité pénale en cas de fait fautif, la disposition n’y répond pas et ne fait que déplacer vers le juge du fond l’application de l’article 122-1 du code pénal sur l’irresponsabilité.

Cette position est évidemment à saluer, car elle a l’avantage, selon moi, de ne pas toucher à l’article 122-1. Néanmoins, son utilité demeure incertaine.

Venons-en au besoin d’un procès, que nous devons prendre en considération. L’audience en chambre de l’instruction, qui se concentre sur la question de la responsabilité pénale du mis en cause, est déjà publique et contradictoire, en présence des victimes et avocats des parties civiles. Collégialité de la décision et possibilité d’expertise créent une configuration qui paraît respectueuse de notre système pénal.

Nous devons toutefois, en tant que législateur, rester d’une extrême vigilance pour manier et différencier les notions et les règles d’imputabilité et de responsabilité. Clairement, la notion que le doute doit bénéficier au mis en cause est fondamentale dans notre système pénal, mais ne peut s’appliquer qu’à l’accomplissement même des faits, donc à l’imputabilité.

La question de la responsabilité pénale atténuée, abolie, ou pleine et entière, est d’une tout autre nature. Loin de nier qu’il existe des degrés entre la responsabilité et l’irresponsabilité, comment juger ? C’est à l’aune de cette capacité d’en juger que se pose la question du fait fautif antérieur.

Oserons-nous cheminer, sur le plan philosophique et technique, vers ce que certains appelleraient le concept de « folie volontaire » ?

Certes, un comportement volontaire peut directement contribuer au déclenchement de l’abolition du discernement, mais ce trouble fort a-t-il été envisagé ou souhaité ?

Le juge, faisant appel aux expertises psychiatriques, est celui qui jugera de l’engagement de la responsabilité et de son atténuation. Ne compliquons pas son magistère en lui imposant de renvoyer au juge du fond, dès qu’il y a un fait fautif – je dirais même : dès qu’il « estime » qu’il y a un fait fautif.

Cette responsabilité du mis en cause devient bien trop complexe. Il connaîtrait précisément le risque et l’aurait volontairement pris dans un dessein criminel… Comment, réellement, scientifiquement, sûrement, connaître les risques et conséquences d’une toxicologie qui est différente selon les personnes, les moments, les associations de substances ? Qui, ici, pourrait affirmer qu’il est toujours possible de constater et d’évaluer la part de la cause endogène ou exogène du trouble ayant conduit à l’abolition du discernement ?

Cette ligne de crête entre altération et abolition est le domaine des experts. C’est en s’appuyant sur ces expertises, qui, nous le savons, divergent parfois tant la difficulté est grande d’appréhender un moment passé, que le juge doit décider.

L’article 2 de la proposition de loi vise, lui, à augmenter les peines pour les crimes et délits commis en état d’ivresse manifeste ou sous l’emprise de stupéfiants.

Là encore, j’entends l’idée de punir plus sévèrement ce que nous pouvons percevoir comme un fait fautif : l’absorption de stupéfiants ou d’alcool. C’est déjà, souvent, ce que font les juges – on estime que, pour la moitié des faits de violences conjugales, l’alcool ou les stupéfiants sont impliqués.

Mais je reste prudent sur ce point, redoutant une tendance à privilégier de plus en plus la pénalisation des addictions sur une prise en compte plus globale en termes de santé publique.

Je salue, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, l’ensemble des autres articles qui s’attachent au problème récurrent de notre système judiciaire : il nous faut donner de vrais moyens pour les expertises psychiatriques.

De la lenteur pour effectuer les expertises aux dysfonctionnements des barèmes de paiement, à la facilitation du secret médical partagé : il était urgent d’agir.

Le temps passe et je souhaite conclure en appelant notre assemblée à une très grande prudence : nous nous devons de prendre du recul sur l’émotion, justifiée, de l’opinion publique. Nous devons préserver la notion d’irresponsabilité pénale, même si celle-ci devient de plus en plus insupportable pour la population, acceptant mal que certaines personnes ne puissent être jugées et condamnées pénalement pour leurs crimes. Pour autant, le mis en cause passe devant la justice et il est soumis aux décisions des juges, notamment via l’hospitalisation sous contrainte.

Pour toutes ces raisons, le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires ne votera pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. Oh !

(M. Roger Karoutchi remplace Mme Nathalie Delattre au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Roger Karoutchi

vice-président

M. le président. La parole est à M. Ludovic Haye.

M. Ludovic Haye. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans la continuité des travaux du Sénat sur le sujet complexe et important de l’irresponsabilité pénale, un sujet à la frontière du monde juridique et du monde médical.

J’ai notamment en mémoire le débat qui s’était tenu dans cet hémicycle au début de l’année dernière, sur l’initiative de notre rapporteur, dont nous connaissons et saluons l’engagement sur cette question, sur laquelle elle a mené une réflexion approfondie.

Je pense aussi à la mission d’information pluraliste de la commission des lois et de la commission des affaires sociales, dont notre rapporteur pour avis était l’un des rapporteurs, qui s’est en grande partie concentrée sur l’expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale. Elle a formulé, en mars dernier, des propositions intéressantes afin d’améliorer les conditions de réalisation de l’expertise, ainsi que sur la déontologie des experts.

C’est donc dans une certaine continuité et avec cohérence que le Sénat se saisit aujourd’hui de la question de l’irresponsabilité pénale au travers de deux points : son régime, d’une part, et l’expertise psychiatrique qui s’y rattache, d’autre part.

Cette continuité ne saurait, bien sûr, s’abstraire des décisions rendues à la suite du meurtre, d’une violence saisissante et inacceptable, de notre concitoyenne Mme Attal-Halimi.

Notre détermination doit être totale pour lutter contre les surgissements de l’antisémitisme, dont Mme Attal-Halimi a été la victime, comme l’a d’ailleurs établi la chambre de l’instruction, et que nous ne pouvons tolérer sous aucune des formes dans lesquelles il se manifeste.

Le travail du législateur, après l’arrêt de la Cour de cassation et les évolutions du droit que ce dernier semble appeler, n’est pas simple.

Il nous faut réfléchir au dispositif le mieux à même de persévérer dans notre État de droit juste, fraternel et protecteur.

Nous nous trouvons à l’intersection d’impératifs distincts, d’égale importance et parfois difficilement conciliables : protéger la société ; ne pas soumettre à un procès ceux qui ne sont pas en état de se défendre ; permettre, bien sûr, aux parties civiles de voir la justice rendue.

Sur le fondement de cette recherche d’équilibre, notre assemblée, tout comme le Gouvernement, a réaffirmé son intention d’apporter une réponse à l’étonnement légitime face aux situations auxquelles le droit en vigueur peut conduire. Ce cheminement n’est pas un tâtonnement, tiède ou feint ; il est la marque d’un travail approfondi et nécessaire au regard de l’enjeu.

La dernière grande réforme, qui permet à la chambre de l’instruction de se prononcer sur la matérialité des faits à l’issue d’un débat public et contradictoire, y compris lorsque ceux-ci s’appuient sur des représentations de haine telles que l’antisémitisme, tout en retenant l’irresponsabilité pénale de leur auteur, montre bien toute la complexité du régime de l’irresponsabilité et des actions entreprises pour le faire évoluer.

À ce titre, le choix de nos rapporteurs de ne pas conserver la révision de l’article 122-1 du code pénal initialement envisagée – dans une rédaction d’ailleurs différente de celle que proposait, un mois plus tôt, la mission d’information du Sénat – s’entend.

Désormais, l’article 1er prévoit donc que, lorsque le juge d’instruction estime que l’abolition temporaire du discernement résulte au moins partiellement du fait fautif, il renvoie devant la juridiction de jugement, qui statuera sur l’irresponsabilité pénale et, le cas échéant, sur la culpabilité.

Des interrogations ont pu être exprimées en commission sur la portée de cette réécriture.

Il faut rappeler que la compétence des juges du fond pour statuer sur l’irresponsabilité de l’auteur des faits, notamment la compétence des cours d’assises et de leur jury, est déjà prévue par le droit en vigueur dans le cas où les juges d’instruction ont considéré que l’auteur était responsable pénalement.

L’article 1er viserait donc à faire intervenir la juridiction de jugement en amont, lorsque le juge d’instruction estime que l’abolition temporaire du discernement de la personne résulte au moins partiellement de son fait fautif.

L’objet serait ainsi de garantir un « vrai procès aux victimes », pour reprendre les mots de Mme la rapporteure, tout en ne renvoyant devant la juridiction de jugement que les personnes en état de comparaître.

Deux points peuvent être relevés, avec toute la prudence que la complexité du sujet implique.

D’une part, peut-on continuer de se poser la question de l’appréciation du fait fautif par la chambre de l’instruction ? C’est une question importante, car la portée du dispositif en dépend. S’il est difficilement compréhensible pour la société qu’une personne puisse être exonérée de sa responsabilité pour un état résultant d’une attitude délibérée, comment qualifier l’addiction ? Est-elle une faute ou devient-elle, dans la durée qui lui est inhérente, une contrainte subie ? Le sujet est d’autant plus délicat qu’il déborde la matière pénale et intègre à la réflexion les politiques de santé publique et de prévention.

D’autre part, on pourrait envisager d’autres voies pour répondre au besoin des victimes d’avoir un « vrai procès ». Je pense, par exemple, à une modification des modalités de l’audience publique devant la chambre de l’instruction, instituée en 2008, pour en renforcer le caractère contradictoire. Le rapport de la mission menée par Philippe Houillon et Dominique Raimbourg sur l’irresponsabilité pénale a d’ailleurs préconisé plusieurs ajustements de cette réforme.

Une autre difficulté réside dans le placement du curseur entre l’abolition et l’altération du discernement, notion finalement assez récente dans le régime de l’irresponsabilité puisqu’elle a été introduite en 1994 seulement.

En tout état de cause, le choix de Mme la rapporteure d’entrer par la voie d’une révision de la procédure contribuera au cheminement entrepris pour aboutir à une solution dont les différentes parties entendent aujourd’hui la nécessité.

À ce titre, le groupe RDPI s’abstiendra, tout en se ralliant à la démarche entreprise. (Applaudissement sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Delattre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

Mme Nathalie Delattre. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 14 avril dernier, la Cour de cassation tranchait : le procès du meurtrier de Sarah Halimi n’aura pas lieu. Elle n’est pas revenue sur la décision de la cour d’appel de Paris, marquant certes une continuité jurisprudentielle, mais suscitant une colère, une indignation et des interrogations qu’il est aisé de comprendre.

Toutefois, la lecture de cet arrêt est riche d’enseignements, car elle met au jour deux thèses radicalement opposées.

D’un côté, la thèse retenue par les juges, appuyée sur les expertises psychiatriques et appliquant la mécanique de la responsabilité pénale, conclut à l’irresponsabilité pénale de M. Kobili Traoré. Ainsi, au regard de la vérité judiciaire, ce dernier demeurera sujet à des bouffées délirantes. À ce titre, l’arrêt précise : « […] Aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation. »

De l’autre côté, la thèse des auteurs du pourvoi, la famille de Sarah Halimi, fait valoir que le seul fait de consommer des stupéfiants, même sans avoir la conscience de leurs effets potentiels sur le discernement, devrait exclure la prise en considération de l’abolition du discernement. À l’inverse, l’acte volontaire de consommation de stupéfiants devrait être constitutif d’un comportement fautif excluant l’irresponsabilité.

Cette seconde solution est bien sûr compréhensible ; est-elle trop radicale pour qu’un juge la retienne ? Sans doute.

Si l’on ne peut laisser à une juridiction la responsabilité d’un tel revirement, c’est au législateur de se pencher sur la question. Il revient donc au Parlement de déterminer comment exclure du champ d’application de l’irresponsabilité pénale les cas dans lesquels la faute de l’auteur est à l’origine de son état d’irresponsabilité.

La proposition de loi élaborée par notre collègue rapporteur Nathalie Goulet et celle cosignée par nos collègues membres des commissions des lois et des affaires sociales inaugurent cette réflexion. Je me réjouis que le Sénat soit à l’initiative de ce travail. Les premiers échanges auxquels il a donné lieu en révèlent toute la complexité.

La solution la plus instinctive serait de modifier l’article 122-1 du code pénal, qui édicte le principe de l’irresponsabilité pénale d’une personne atteinte, « au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».

Seulement, l’article 122-1 pose un principe fondamental de notre droit sur lequel il pourrait être imprudent de revenir, même avec mesure. En effet, on ne saurait pas véritablement dans quelle voie nous engagerait un tel changement.

De ce point de vue, je tiens à saluer le travail effectué par la commission des lois : cette dernière a retenu une solution alternative plus respectueuse de nos principes. La procédure proposée pourrait effectivement permettre d’éviter certaines incompréhensions, dans des cas aussi dramatiques que le meurtre de Sarah Halimi.

En outre, ce texte reprend certaines propositions figurant dans le rapport d’information intitulé Expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale : mieux organiser pour mieux juger. Ce rapport a été rendu par nos collègues Jean Sol et Jean-Yves Roux à la suite des auditions menées par un groupe de travail dont j’approuve entièrement l’initiative.

En effet, ce groupe de travail a été constitué lors de la précédente mandature, à ma demande, alors que j’étais membre du bureau de la commission des lois, et avec l’appui de son président d’alors, Philippe Bas. Aussi, je remercie sincèrement Jean Sol de m’avoir associée à la signature de la proposition de loi issue de ses travaux, qui étaient très attendus.

Cette proposition de loi reprend près de la moitié des préconisations que nous avons formulées et que je cite pêle-mêle : lever les blocages dans la communication des dossiers médicaux ; mieux encadrer la possibilité pour les parties de solliciter un complément d’expertise ; renforcer l’information des experts ; ou encore renforcer les obligations déontologiques de ces derniers.

Ces évolutions sont vivement espérées. Nous saluons donc l’ensemble des propositions retenues : au regard de ces dernières, le groupe RDSE, très impliqué dans ces questions, se prononcera avec force et conviction pour le présent texte ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, des affaires tragiques – le meurtre de Mohamed El Makouli en janvier 2015 et, plus récemment, celui de Sarah Halimi le 3 avril 2017 – ont suscité beaucoup d’émoi dans l’opinion publique. Nos concitoyens ont manifesté leur incompréhension à la suite des décisions de justice ayant conclu, pour les deux meurtriers, à une irresponsabilité pénale.

Dans les deux cas, les avocats des parties civiles ont invoqué la prise antérieure de stupéfiants pour contester l’abolition du discernement au moment des faits et donc l’irresponsabilité pénale.

En application de l’article 122-1 du code pénal, cette détermination relève de l’appréciation souveraine des juges. Toutefois, celle-ci est contestée sur un point précis : la prise en compte du fait fautif de l’auteur de l’acte, autrement dit la consommation de stupéfiants ou d’alcool antérieurement à la commission de l’infraction.

En la matière, la jurisprudence est constante. Elle montre que ce fait fautif n’a jamais été reconnu, puisque l’intention de l’auteur s’apprécie au moment des faits. Mais il s’agit là d’un vieux sujet de controverses en doctrine et, surtout, dans l’opinion publique.

C’est dans ce contexte que la commission des lois a souhaité mettre à l’ordre du jour la question de l’irresponsabilité pénale en examinant deux propositions de loi en une.

Les dispositifs issus du texte proposé par Jean Sol restant en discussion, à savoir les articles 3 à 10 de cette proposition de loi, vont selon nous dans le bon sens. Je pense notamment à l’article 4, qui restreint le champ de l’examen clinique prévu en garde à vue à la compatibilité de santé de la personne avec la mesure.

En revanche, nous sommes vertement opposés au principal dispositif proposé. Certes, nous pouvons nous réjouir que l’article 122-1 du code pénal reste finalement intact, comme le préconisait d’ailleurs le rapport de MM. Raimbourg et Houillon. Mais la rapporteure n’a pas abandonné l’idée selon laquelle, lorsque l’auteur d’un crime ou d’un délit a commis préalablement à son acte une infraction qui a entraîné l’abolition de son discernement, sa responsabilité pénale doit pouvoir, dans certains cas, être reconnue.

Ce mécanisme emporte deux conséquences non négligeables et même, selon nous, déplorables.

Premièrement, il vise à instaurer, dans certains cas, un véritable procès d’abolition du discernement, alors même qu’une audience publique est prévue par la loi de 2008. À nos yeux, ce procès symbolise le rapport disciplinaire entre justice et folie. Pis, il exhiberait la souffrance de toutes les parties sans permettre la « consolation » parfois espérée. D’ailleurs, on peut déjà le constater lors des audiences publiques.

Aussi, je m’interroge : cette forme de procès pour les personnes qui relèvent de l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ne ferait-elle pas fléchir l’institution vers une justice que je qualifierai d’outrancière ?

En outre, malgré les précautions prises avec la notion d’abolition temporaire, les garanties du procès équitable, qu’exige notamment le droit international, ne sont pas observées.

Deuxièmement, avec ce mécanisme de fait fautif, l’irresponsabilité pénale ne sera plus automatique lorsqu’on sera face à une abolition du discernement.

S’ajoute donc, aux notions d’altération du discernement et d’abolition, la notion d’abolition temporaire liée à un fait fautif. Légiférer en ce sens, ce serait oublier que ces comportements ne sont pas nécessairement fautifs et qu’ils peuvent être, non pas la cause de l’abolition du discernement, mais sa conséquence.

Certes, la peur irraisonnée de la folie est un fait : on l’observe dans la population. Mais la responsabilité du politique, c’est-à-dire de nous tous ici présents, ne serait-elle pas de dépassionner le débat judiciaire, de mettre en place des pare-feux juridiques pour protéger les plus faibles au lieu d’alimenter ce débat judiciaire de commentaires politiques opportunistes, voire de propositions de loi de circonstance ?

Pourtant, contrairement au soin, la peine a une fin. L’univers d’une unité pour malades difficiles est aussi privatif de liberté que l’univers carcéral. L’unique différence est que le personnel qui y exerce est spécifiquement formé.

Finalement, à l’heure où l’équilibre entre sécurité et liberté n’a jamais été aussi fragile, nous voyons à l’œuvre un courant d’utilitarisme pénal qui se mue, depuis des années, en populisme pénal. Ce texte en est l’énième illustration, bien que les doutes profonds exprimés par la commission des lois et l’ensemble des juristes qui y siègent soient le reflet de la difficulté majeure à surmonter en la matière : depuis le droit romain et le Talmud, « on ne juge pas les fous ».

Mes chers collègues, vous l’avez compris : si certains articles, que j’ai cités précédemment, suscitent notre intérêt, cette proposition de loi dans son économie générale traduit une vision de la société qui n’est pas la nôtre. C’est la raison pour laquelle nous la rejetterons ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

(Mme Nathalie Delattre remplace M. Roger Karoutchi au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE Mme Nathalie Delattre

vice-présidente

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Jean-Pierre Sueur. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le crime terrible, abominable, barbare dont a été victime Mme Sarah Halimi a provoqué l’émotion de toute la Nation. Nous l’éprouvons encore aujourd’hui. Il a également donné lieu à deux décisions de justice, qualifiant le crime d’antisémite et certifiant que son auteur est irresponsable.

En résulte une question que chacun se pose : comment un acte irresponsable peut-il être antisémite ? S’il y a volonté, il ne peut y avoir d’irresponsabilité.

Monsieur le garde des sceaux, telle est la situation dans laquelle nous sommes. Elle va nous conduire à réfléchir longuement sur ce sujet, puisque plusieurs initiatives ont été prises, dont celle-ci, au Sénat.

Désormais, l’accord est quasi général pour maintenir en l’état l’article 122-1 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

Vous avez rappelé le fondement de ces dispositions, à savoir l’article 121-3 du code pénal : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »

Telle est l’origine de ces deux propositions de loi, dont la commission des lois a décidé de modifier certaines dispositions. Elle propose notamment que le juge d’instruction puisse transférer ce sujet à la juridiction de jugement.

A priori, l’idée peut paraître judicieuse, mais elle nous inspire de fortes réserves, pour deux raisons.

Premièrement, on avance qu’il n’y a pas de procès. Mais, en l’espèce, l’examen des faits par la chambre de l’instruction s’est déroulé pendant huit heures, en public, en présence des parties et de l’auteur du crime, et en plein respect du contradictoire. On ne peut donc pas dire qu’il n’y a pas eu de procès.

Deuxièmement, nous avons largement consulté le rapport Raimbourg-Houillon et Dominique Raimbourg, que nous avons entendu, nous a confirmé en particulier ce que nous avaient dit un certain nombre de magistrats et de représentants de la magistrature : la juridiction de jugement peut être le tribunal correctionnel ou la cour d’assises et, en pareil cas, elle serait en difficulté s’il s’agissait de décider de l’irresponsabilité.

Elle pourrait le faire, nous a-t-on dit. Certes ! C’est juridiquement exact. Mais, concrètement, un juré populaire décidera-t-il souvent l’irresponsabilité ? Finalement, il est là pour condamner, pour décider de la condamnation ; et, dans l’économie de notre justice, il est juste que la chambre de l’instruction intervienne de manière préalable. Elle a précisément pour mission de procéder aux expertises et de prendre position sur la question de l’irresponsabilité.

Ainsi, nous craignons qu’il ne s’agisse d’une fausse solution. Toutefois, dans cette affaire, nous avons décidé d’être résolument constructifs. Voilà pourquoi nous avons déposé un amendement de repli dans l’hypothèse où le Sénat persisterait dans cette proposition.

En vertu de cet amendement, la juridiction de jugement statuerait sur la question de la responsabilité avant l’examen au fond. Il s’agirait en quelque sorte d’une question préalable, qui serait en tout état de cause posée. Néanmoins, cette solution n’a pas notre préférence, tant s’en faut.

Nous avons également pris le risque de formuler trois propositions concrètes, que nous versons au débat et au dossier.

Tout d’abord, en nous inspirant de la législation espagnole, nous proposons un amendement tendant à ajouter après l’article 122-9 du code pénal un article ainsi rédigé : « Est pénalement responsable la personne qui a volontairement provoqué une perte de discernement aux fins de commettre l’infraction, notamment par la consommation de boissons alcooliques, de drogues toxiques, de stupéfiants, de substances psychotropes ou de substances ayant des effets similaires. »

Tout en maintenant l’article L. 122-1, nous prévoyons donc une disposition permettant de réprimer le fait de décider, en toute conscience, de devenir irresponsable ou de perdre son discernement.

Ensuite – cette proposition n’est pas exclusive –, nous suggérons de définir dans la loi ce que l’on appelle discernement. Monsieur le garde des sceaux, vous savez que cette définition n’existe pas dans notre droit : elle ne figure nulle part. À l’article 122-1 du code pénal, nous proposons ainsi ajouter un alinéa ainsi rédigé : « Le discernement est la conscience de l’acte commis, de ses conséquences et la capacité à en apprécier la nature et la portée. » Cette précision nous paraît utile.

Enfin – les élus de notre groupe ont beaucoup travaillé sur ce point et je salue tout particulièrement l’apport de Marie-Pierre de La Gontrie –, nous proposons de compléter ainsi l’article 158 du code de procédure pénale, au sujet des expertises psychiatriques : « Il est ajouté aux questions techniques mentionnées au premier alinéa une question spécifique destinée à identifier une participation active à la perte de discernement. »

Mes chers collègues, telles sont nos propositions : vous constatez qu’elles sont concrètes.

Je souscris en partie à ce qu’ont dit plusieurs orateurs et oratrices, notamment Mme Assassi : n’oublions jamais que la toxicomanie relève d’abord du ministère de la santé, car il s’agit d’un problème de santé. Ce serait une erreur de le méconnaître au bénéfice d’une sorte de « tout judiciaire ».

Néanmoins – en résumé –, nous pensons, premièrement, qu’il faut conserver en l’état l’article 122-1 du code pénal et, deuxièmement, que le statu quo n’est pas possible, eu égard à ce qui s’est passé. C’est pourquoi nous présentons ces trois propositions concrètes, modestes, mais solides, car nous entendons contribuer au débat. En effet, nous devons avancer avec réalisme et pragmatisme afin que la loi soit comprise par nos concitoyens ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)