Mme le président. La parole est à M. Thomas Dossus. (M. Jacques Fernique applaudit.)

M. Thomas Dossus. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, restituer ce qui a été mal acquis par le passé, cet impératif, appliqué au monde de l’art, occupe intensément notre calendrier parlementaire ces derniers mois.

Entre le projet de loi de restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal (Mme Nathalie Goulet proteste.), la proposition de loi du Sénat créant un conseil scientifique de restitution de biens culturels aux pays extraeuropéens et le texte que nous examinons aujourd’hui, notre assemblée porte une attention particulière à l’éthique de nos collections.

Le présent texte diffère toutefois des deux autres, car il fait référence à une spoliation plus récente, massive et spécifique, celle des juifs de France.

Cette spoliation a précédé leur génocide, un génocide organisé avec la complicité et l’appui de l’État français. Spolier, voler des œuvres d’art appartenant à des individus en raison de leur appartenance, c’était vouloir les déposséder d’une part de leur sensibilité et de leur culture et briser les chaînes de transmission des idées et des valeurs.

Très tôt, lorsque la machine génocidaire s’est mise en place, ce processus a été combattu par quelques rares, trop rares, combattants de l’ombre – ou plutôt combattantes, car je pense évidemment à Rose Valland et à son incroyable travail d’archivage, de référencement et de suivi, qui a permis, à la Libération, de retrouver la trace de la plupart des œuvres spoliées par l’occupant nazi.

Son travail a par la suite guidé, dans l’immédiat après-guerre, toute une politique nationale de restitution, qui, si elle ne fut pas parfaite, permit de restituer une grande majorité des œuvres à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit.

Il y eut tout d’abord les travaux de la Commission de récupération artistique, qui permirent d’identifier 85 000 œuvres spoliées, d’en retrouver 61 000 et d’en restituer rapidement plus de 45 000.

Les 16 000 œuvres restantes ont été soit vendues, pour plus de 13 500 d’entre elles, soit confiées aux musées nationaux sous le statut « Musées nationaux récupération » (MNR), dont le bilan est plus mitigé – le mot est faible. Le rythme s’est ralenti extrêmement fortement au bout de cinq ans. Rappelons que, depuis 1950, 178 œuvres seulement ont été restituées sur les plus de 2 000 mises entre les mains des musées nationaux.

Pendant plus de cinquante ans, la question des restitutions disparaît quasiment de notre société : « Un secret de famille dans le monde des musées, de l’art, de la culture », comme l’écrit notre ancienne collègue sénatrice écologiste Corinne Bouchoux dans son rapport de 2013.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Thomas Dossus. Dans ce document, auquel je tiens aujourd’hui, comme d’autres, à rendre hommage, elle insiste sur l’importance cruciale des recherches systématiques de provenance, qu’il s’agisse des œuvres stockées parmi les MNR ou de tout autre bien acquis par nos musées entre 1933 et 1945. Il y va de l’éthique de nos collections.

Quelque 43 œuvres ont ainsi pu être restituées depuis 2012 grâce à des recherches proactives. Un vaste travail de recherche de provenance est effectué en ce moment même par nos musées, celui du Louvre notamment ; il faut saluer ce travail.

Les œuvres que ce projet de loi prévoit de restituer à leurs ayants droit s’inscrivent dans cette histoire longue et tragique ; particulières sont l’histoire et la trajectoire qui motivent chacun des articles du texte, comme est chaque fois particulier le processus qui a permis de déterminer l’identité des ayants droit, tantôt grâce aux recherches des ayants droit eux-mêmes et de leurs avocats, tantôt par le biais de généalogistes, tantôt par l’État via le travail de la CIVS : nous légiférons sur des parcours uniques.

Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, les douze œuvres de la collection d’Armand Dorville, Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo et Le Père de Marc Chagall sont autant de morceaux d’histoire que nous nous apprêtons à restituer.

Nous sommes aujourd’hui réunis pour donner notre aval à ces restitutions par voie législative, unique moyen et fin d’un trop long processus, pour que ces œuvres retournent à leurs ayants droit – moyen de réparer le préjudice, de rétablir le respect et la dignité dus aux familles des victimes de la barbarie.

Naturellement, le groupe écologiste salue ces restitutions, au nom de la justice, même après des décennies d’oubli ; au nom de la reconnaissance des crimes du passé, qui exige d’œuvrer, par le biais de la loi, à en réparer une partie ; au nom de la vérité, enfin, dont la culture de notre pays doit être le porte-drapeau, surtout en ces temps de confusion et de réécriture de l’histoire.

Ce débat nous conduit, comme c’est le cas dès qu’il est question de restitutions, à soulever l’idée d’une loi-cadre, une loi visant à accélérer les processus, qui sont trop longs, tout en les assortissant de garanties scientifiques et historiques sérieuses.

La nécessité d’une telle loi, de plus en plus d’acteurs la reconnaissent, qu’il s’agisse du Conseil d’État, de l’historien David Zivie, de la rapporteure du présent texte à l’Assemblée nationale ou de vous-même, madame la ministre.

Entendons-nous bien, la restitution de biens de l’époque coloniale à des pays africains et la restitution de biens spoliés durant la Seconde Guerre mondiale à des particuliers…

Mmes Esther Benbassa et Nathalie Goulet. Cela n’a rien à voir !

M. Pierre Ouzoulias. C’est ce qu’il dit !

M. Thomas Dossus. C’est ce que je suis en train de dire, mes chères collègues : ces deux types de restitutions recouvrent des situations tout à fait différentes.

Néanmoins, la réflexion que nous menons dans un cas doit enrichir notre appréhension de l’autre. S’il y a bien là deux réalités différentes, en effet, un seul et même impératif se fait jour : la recherche de la vérité, de la justice, de l’éthique de nos collections et de la concorde entre les hommes, les peuples et les générations à travers l’art.

Rendre ce qui a été mal acquis honore et grandit notre politique culturelle. Un tel élan prend heureusement toujours plus d’ampleur ces temps-ci.

Ce projet de loi y participe ; c’est pourquoi les écologistes voteront résolument pour. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – MM. Pierre Ouzoulias et Lucien Stanzione applaudissent également.)

Mme le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, citant le Mikrokosmos d’Hermann Lotze, Walter Benjamin considérait qu’il ne peut y avoir de progrès s’il n’est pas rendu justice à ceux qui ont souffert dans le passé, car il faut, de façon presque « mystérieuse », satisfaire les attentes des générations passées.

Les œuvres que ce projet de loi propose de restituer font resurgir dans cet hémicycle les souffrances endurées par Eleonore Stiasny, Armand Dorville, Georges Bernheim, David Cender, leurs familles et tous les Français et étrangers de confession juive qui ont connu la persécution. « Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race et notre race vit en nous », écrivait Gérard de Nerval.

Alors que les idéologies antijudaïques jaillissent de nouveau du ventre encore fécond de la bête immonde, rappelons, trop brièvement, pour le sujet qui nous concerne, ce qu’ont été les persécutions commises par l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français », dirigée par le maréchal Pétain et qui n’était plus la République.

Mme Nathalie Goulet. Exactement !

M. Pierre Ouzoulias. Dès le 22 juillet 1940, la collaboration prononce la déchéance de nationalité des Français qui ont été naturalisés depuis la loi du 10 août 1927. Plus de 6 000 Français de confession juive sont ainsi privés de leur nationalité et deviennent apatrides. Le Commissariat général aux questions juives est créé le 29 mars 1941. L’une de ses missions est de procéder à la liquidation des biens des citoyens français considérés comme juifs par le gouvernement de Pétain.

Ainsi le second statut des juifs du 2 juin 1941 interdit-il aux Français de confession juive toutes les professions en relation avec le commerce. Les fonds des galeries d’art sont expropriés et confiés à des administrateurs provisoires. La loi du 22 juillet 1941 organise l’éradication de toute « influence juive dans l’économie ».

Plus de la moitié des galeries d’art parisiennes subissent ces lois d’exception. Des administrateurs provisoires sont chargés de vendre leurs biens ou de liquider les sociétés.

De nombreuses œuvres sont saisies par l’occupant allemand, mais la plupart sont écoulées sur un marché de l’art qui n’a jamais été aussi prospère. L’hôtel Drouot est fermé dès l’été 1940, mais, avant la fin de la même année, ses gestionnaires obtiennent la réouverture des ventes, aux conditions fixées par la Kommandantur. Les acheteurs sont les autorités d’occupation, les musées allemands, des particuliers qui blanchissent des revenus tirés du marché noir, mais aussi des musées publics, dont celui du Louvre.

Dans un article de l’hebdomadaire Action du 9 novembre 1945, l’homme de lettres et résistant Jean Dutourd dénonçait ce pillage organisé : « Les juifs étaient volés de deux façons. Ou le commissaire-gérant vendait à l’encan les biens qu’il était chargé d’administrer, ou bien l’on pillait les garde-meubles. » Et il ajoute : « Les Allemands ont emporté pour 500 milliards d’œuvres. Ils furent beaucoup aidés dans cette belle opération par des experts, des commissaires-priseurs et des marchands français. »

Mes chers collègues, comme le dit notre rapporteure, Béatrice Gosselin, dont je salue la qualité du travail, cette loi est la première qui restitue des œuvres conservées dans des collections publiques, mais acquises hors du cadre de la légalité républicaine. Elle porte aussi, comme le dit encore notre collègue, reconnaissance et réparation des « spoliations dont le régime de Vichy s’est rendu coupable ».

J’ajoute que le Parlement de la République française n’a jamais reconnu par la loi les exactions commises par le gouvernement du maréchal Pétain.

L’ordonnance prise le 21 avril 1945 a frappé de nullité tous ses actes, mais il a fallu attendre le discours du Président Jacques Chirac,…

Mme Nathalie Goulet. Remarquable discours !

M. Pierre Ouzoulias. … le 16 juillet 1995, pour que la France admette enfin sa responsabilité dans la déportation de 76 000 personnes, dont 11 000 enfants. Seul le Conseil d’État, par une décision du 16 février 2009, a donné à cette responsabilité une base juridique, tout en demandant à l’État de la reconnaître de façon solennelle.

Par une loi définitivement adoptée aujourd’hui même, la Nation a reconnu sa responsabilité pour l’indignité faite aux harkis et à leurs familles lors de leur accueil en France. Il est désormais du devoir de la Nation de reconnaître par la loi la culpabilité de la France pour la déportation et la spoliation des personnes de confession juive. (Mme Nathalie Goulet applaudit.)

Le Gouvernement souhaite proposer au Parlement une loi-cadre pour faciliter les futures restitutions. Cette reconnaissance législative doit en être le préalable absolu.

Mme le président. Il faut conclure, mon cher collègue.

M. Pierre Ouzoulias. J’en termine, madame la présidente.

Quinze œuvres vont retrouver les familles auxquelles elles ont été arrachées par une violence d’État responsable du pire génocide de notre histoire.

Mme le président. Il faut vraiment conclure, mon cher collègue !

M. Pierre Ouzoulias. Pour la mémoire des victimes, j’aimerais terminer, madame la présidente.

Mme le président. Vos collègues prendront la suite et vous interviendrez sur l’article 2 !

M. Pierre Ouzoulias. Ces œuvres rappellent la faillite de la démocratie et le suicide de la République. N’oublions pas ! (Applaudissements.)

Mme le président. La parole est à M. Pierre-Antoine Levi. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Pierre-Antoine Levi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi qui nous réunit aujourd’hui porte sur la restitution d’un ensemble de biens culturels aux ayants droit de victimes de persécutions antisémites.

Je me réjouis que ces œuvres retournent à leur propriétaire légitime, les spoliations nazies étant intrinsèquement liées à la volonté de faire disparaître tout un peuple.

Je salue le travail colossal mené par la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, la CIVS, qui, depuis sa création en 2000, en a fait beaucoup.

Le retour des biens culturels n’est pas une question facile, reconnaissons-le, tant elle met en présence des enjeux multiples et souvent contradictoires. Ce n’est pas rien que d’ébranler le principe d’inaliénabilité des collections, mais c’est nécessaire afin d’établir un équilibre entre l’éthique et la protection des collections.

Le Sénat a toujours joué un rôle moteur dans la réflexion sur les modalités d’une gestion plus éthique de nos collections publiques : en 2002, avec la restitution par la France de la Vénus hottentote grâce à notre ancien collègue Nicolas About, mais aussi en 2010, avec la restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande grâce à notre collègue Catherine Morin-Desailly.

M. Pierre-Antoine Levi. Le Sénat a également été à l’origine de la création d’une Commission scientifique nationale des collections destinée à encadrer les déclassements de biens appartenant aux collections et à définir une doctrine générale en matière de déclassement et de cession.

Nous ne pouvons que regretter que celle-ci ait été supprimée, sur l’initiative du Gouvernement, par la loi d’accélération et de simplification de l’action publique, dite « ASAP ». Cette commission était pourtant une instance plus que bienvenue.

Pour pallier cette absence, mes collègues Max Brisson, Pierre Ouzoulias et Catherine Morin-Desailly ont déposé une proposition de loi relative à la circulation et au retour des biens culturels appartenant aux collections publiques. Je me félicite que le Sénat l’ait adoptée en ce début d’année 2022.

Mme Roselyne Bachelot, ministre. Quel rapport ?

M. Pierre-Antoine Levi. Ce texte vise à créer un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extraeuropéens. La mise en place de cette instance permettrait de répondre à deux objectifs.

En premier lieu, un tel conseil national contribuerait à préserver le principe d’inaliénabilité des collections en éclairant scientifiquement les décisions des pouvoirs publics, réduisant le risque que celles-ci ne soient le « fait du prince » et répondent exclusivement à des considérations diplomatiques ou à des revendications mémorielles ou communautaires.

Ainsi laisserait-on davantage de temps à la réflexion et faciliterait-on la conciliation des différents intérêts, y compris scientifiques et culturels, qui peuvent être associés aux demandes de restitution.

Ainsi limiterait-on, de surcroît, le risque que la position de notre pays à l’égard des restitutions ne fluctue au gré des alternances politiques.

La France serait dès lors en mesure d’engager une réflexion de fond en matière de gestion éthique des collections, au sein de laquelle les autorités nationales et le monde muséal joueraient une place centrale.

Cette proposition de loi comprend un second article, dont l’objet est de faciliter la restitution de certains restes humains conservés dans les collections publiques.

Nous continuerons de mener ce travail pour obtenir la meilleure méthode possible. En attendant, le groupe Union Centriste votera bien évidemment ce texte, et je tiens à féliciter notre rapporteure Béatrice Gosselin de son excellent travail. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains. – Mme Esther Benbassa et M. Jacques Fernique applaudissent également.)

Mme le président. La parole est à M. Bernard Fialaire.

M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, ce projet de loi, que le groupe du RDSE soutient à l’unanimité, nous place à la croisée de trois chemins : ceux de l’histoire, de la culture et du droit.

L’histoire, tout d’abord, avec la réparation, près de quatre-vingts ans après, de la spoliation de biens culturels appartenant à des victimes de persécution antisémite.

Il a fallu attendre plus de cinquante ans pour que le Président de la République Jacques Chirac reconnaisse, le 16 juillet 1995, la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs de France,…

M. Bernard Fialaire. … comme de tous les autres juifs, contrairement à ce que certains pourraient laisser entendre.

M. Pierre Ouzoulias. Très bien !

M. Bernard Fialaire. Les musées abritant dans leurs collections des œuvres inventoriées « Musées nationaux récupération » se sont mis tardivement à la recherche proactive des ayants droit.

C’est trop récemment également que la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations a pu s’autosaisir de spoliations de biens culturels.

En outre, ces restitutions dépassent le seul champ de l’objet matériel ; elles sont un enjeu essentiel de la reconnaissance de la Shoah, de la collaboration de l’État français et du nécessaire effort de réparation que nous devons aux ayants droit des trop nombreuses victimes de cette barbarie.

Ce projet de loi nous invite par ailleurs à la rencontre du domaine de la culture et à l’appréciation de ce que c’est qu’un bien culturel. Certains biens ont une valeur affective importante pour les familles. Ils sont des témoignages de leur passé, en tant qu’ils expriment le choix affectif ou esthétique qui avait été porté sur eux à l’époque.

Néanmoins, certaines œuvres sont aussi des objets d’un marché de l’art hautement spéculatif et marqué par une grande mobilité.

C’est l’occasion, donc, dans ce temps de réflexion sur une future loi-cadre, de revenir sur la valorisation d’œuvres qui suscitent une spéculation intrinsèquement liée à leur statut de valeur refuge en temps troubles ; quant à la fiscalité afférente, il faut en faire régulièrement l’examen pour en mesurer le bénéfice culturel ou pour constater au contraire que son seul effet relève de la niche fiscale ou du droit des successions.

L’article 2 de ce projet de loi nous conduit à nous interroger sur la valeur marchande du bien culturel, qui peut fluctuer au gré des situations économiques, mais qu’il convient de réparer lorsqu’un contexte délétère a été imposé par l’ignominie des prises de position de l’État français de Vichy.

Quant au troisième axe de réflexion qu’appelle l’examen de ce texte, il nous engage, nous, parlementaires, réunis pour écrire la loi : c’est le droit.

Dire le droit, c’est utiliser des mots, qui peuvent guérir, qui peuvent réparer, comme d’autres peuvent blesser, meurtrir. Dire et écrire la nécessaire réparation due à la mémoire des victimes de persécutions antisémites est un devoir qu’il nous revient de remplir par l’intermédiaire de ce projet de loi.

La funeste période du régime de Vichy fut ouverte par la défaite militaire, mais aussi par la faillite morale de ce qui fut alors la représentation nationale.

M. Pierre Ouzoulias. Très bien !

M. Bernard Fialaire. La repentance, en ce cas, n’est pas une réécriture de l’histoire en dehors de son contexte ; c’est la lucidité et le courage d’assumer ses fautes et de demander pardon.

Je voudrais à présent revenir sur la notion d’inaliénabilité des biens culturels de nos collections publiques. Si l’on comprend les préoccupations de ceux qui ont décidé d’une telle inaliénabilité pendant la Révolution française, je plaide, quant à moi, plutôt que pour l’inaliénabilité de la propriété de tels biens, pour un glissement vers l’inaliénabilité de leur dimension culturelle.

Allons plus loin : il faudrait réfléchir à une dimension universelle des biens culturels en vertu de laquelle ceux-ci pourraient être partagés au sein d’un patrimoine de l’humanité ; quid, dès lors, du nu-propriétaire et de l’usufruitier d’un tel patrimoine ?

Tel est bien le rôle de la culture : ouvrir le chemin de la réflexion sur l’universalité des biens culturels, dont certains ont leur place sur leur lieu d’origine, et d’autres dans des collections muséales. Et pourquoi ne pas rêver, plus loin encore, de l’universalité d’autres biens, comme certaines ressources naturelles indispensables à la vie de l’humanité ?

Ce projet de loi, dont je disais en introduction qu’il nous plaçait à la croisée des chemins, nous offre de belles perspectives pour penser plus loin. Bien au-delà des justes réparations qu’il engage, c’est peut-être aussi l’hommage que l’on doit aux victimes de la barbarie que de penser un monde meilleur, plus juste et plus fraternel. (Applaudissements.)

M. Pierre Ouzoulias. Très bien !

Mme le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, à l’heure où certains tentent de réhabiliter le régime de Vichy dans le débat public, c’est avec émotion que je m’exprime aujourd’hui sur ce texte de réparation, de mémoire et de vérité.

Je dédie cette très modeste intervention de discussion générale à ma grand-tante, Victoria Matalon, qui avait émigré de Smyrne vers Marseille dans les années 1920 et qui fut déportée à Auschwitz-Birkenau avec sa famille.

L’art fut l’un des piliers de la politique nazie. Moins d’une semaine après la prise de Paris, en juin 1940, des officiers allemands dressent la liste des œuvres, scellent les collections et pillent tableaux, sculptures et livres rares. Ne l’oublions pas, cette spoliation sera également organisée par le régime de Vichy, conformément à sa politique antisémite. Celle-ci atteint son paroxysme avec l’adoption de la loi du 22 juillet 1941, lorsqu’est ordonnée la confiscation de tous les biens juifs non encore bloqués.

Le travail de restitution effectué lors de la Libération fut considérable, certes, mais incomplet. La mission Mattéoli estime que, sur les 100 000 œuvres spoliées, 60 000 furent rapatriées et 40 000 rendues à leurs propriétaires. Environ 2 000 d’entre elles sont aujourd’hui présentes dans nos musées, sous le statut particulier de « MNR », qui facilite leur restitution.

Cependant, d’autres pièces, pour lesquelles la trace de la spoliation avait disparu au cours du temps, se trouvent dans les collections publiques de nos musées. Parce qu’elles sont protégées par l’article L. 451-5 du code du patrimoine, qui les qualifie d’« inaliénables », seule la voie législative peut acter un transfert de propriété de ces œuvres. C’est donc une partie tragique de notre histoire que nous réparerons en les déclassant pour les restituer.

Je ne doute pas que le travail de la mission consacrée à la recherche et à la restitution des biens culturels spoliés permettra la restitution de nombreuses œuvres dans un avenir proche. Il est indispensable d’octroyer des moyens supplémentaires à cette mission, pour lui permettre de développer son activité.

J’estime également qu’il est de notre devoir de travailler à l’établissement d’une loi-cadre, afin de faciliter ce processus de restitution démesurément dépendant d’un calendrier législatif souvent surchargé.

Je voterai donc pour ce texte, dont la portée historique met en lumière les stigmates de notre passé et la difficulté à corriger celui-ci, à une époque où, je le rappelle, notre société se retrouve menacée par des courants politiques révisionnistes et antisémites. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE. – Mmes Sabine Drexler et Nathalie Goulet applaudissent également.)

Mme le président. La parole est à M. Sébastien Meurant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Sébastien Meurant. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous nous apprêtons à voter va dans le sens de l’histoire, et nous pouvons nous en féliciter. Nous permettons ainsi la réparation de terribles spoliations qu’ont vécues, souvent au prix de leurs vies, des familles juives sous l’occupation allemande.

Nous serons unanimes à reconnaître la volonté de toutes les institutions de « réparer », avec toute la mesure que ce mot implique, ce terrible chapitre de notre histoire.

Ma réflexion, dans le temps qui m’est imparti, porte sur le cas précis de l’œuvre de Maurice Utrillo intitulée Carrefour à Sannois, acquise et conservée depuis plus de vingt ans par Sannois, ville de mon département.

Cette œuvre, payée avec des fonds publics, fera l’objet d’une restitution – la ville s’y est déjà engagée dans une délibération prise en mai 2018 –, et ce dès que la loi sera applicable.

Cela dit, la commune et le département ont engagé en 2004 une somme considérable, plus de 100 000 euros, pour faire l’acquisition de ce tableau lors d’une vente aux enchères organisée par la célèbre maison Sotheby’s. Le projet de l’époque consistait à enrichir le fonds patrimonial du musée Utrillo-Valadon situé à Sannois, une ville que le célèbre peintre de Montmartre avait pris pour habitude de coucher sur la toile, car il y séjourna quelques années.

Dans cette affaire, la ville de Sannois a souhaité que Sotheby’s Londres reconnaisse sa responsabilité au titre d’expert et de professionnel de l’art. Des discussions ont été engagées, mais sont à ce jour restées vaines.

Sotheby’s justifie son refus de participer financièrement à la restitution du tableau d’Utrillo par le fait que l’accès aux informations transcrites dans les fichiers de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’organe chargé dès 1940 de la confiscation des biens appartenant aux juifs, n’était pas possible au moment de la présentation de la toile en vente publique à Londres en juin 2004.

Malgré plusieurs échanges en 2019 par l’intermédiaire d’une avocate spécialisée dans le domaine de la spoliation, Sotheby’s oppose à la ville une fin de non-recevoir et refuse toute négociation d’une indemnisation reconnaissant sa responsabilité morale dans la vente de l’œuvre spoliée, en se fondant sur le droit britannique. Les élus de la commune n’ont par conséquent pas souhaité intenter une action judiciaire, dont l’issue semblait incertaine et le coût trop important.

Alors que Sotheby’s France lance une grande action de recherche de l’origine des œuvres acquises par le Louvre entre 1933 et 1945, je m’interroge sur la responsabilité, en tant que professionnel de l’art, d’une maison internationale de vente aux enchères, experte dans la vente de tableaux.

Il semble inimaginable qu’une œuvre authentifiée, peinte au début du XXe siècle par un artiste dont la renommée était déjà faite avant-guerre, n’ait pas pu être suivie depuis sa conception jusqu’à la vente à la commune de Sannois, en 2004. L’origine de propriété aurait dû être assurée par Sotheby’s et, selon le cas, soit garantie, soit déclarée comme présentant un doute certain quant à la période de la guerre et d’après-guerre.

Madame la ministre, nous pensons que la commune de Sannois, à l’instar d’autres institutions ou particuliers, serait fondée à demander réparation et que la maison Sotheby’s, qui ne veut sûrement pas entacher sa réputation, devrait s’accorder avec les acquéreurs lésés et prendre ses responsabilités. Chacun doit contribuer, à sa mesure, à réparer les préjudices de la folie nazie.

Que comptez-vous faire dans le cas précis, au nom de l’État, pour aider la commune de Sannois dans sa demande, légitime, de réparation auprès de la société Sotheby’s ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)