M. le président. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la surveillance constante, l’évaluation permanente des performances, l’application automatique des décisions sans intervention humaine, l’interaction des travailleurs avec un système et la faible transparence des algorithmes… Tels sont, selon le Bureau international du travail, les éléments constitutifs du management algorithmique.

La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli, qui travaille sur ce sujet avec Fabien Gay depuis plusieurs années, et des membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste porte sur une réalité : l’utilisation d’algorithmes pour l’organisation du travail et la gestion de la main-d’œuvre. Déjà bien présent dans le monde du travail, ce phénomène est pourtant ignoré de notre droit.

L’apparition des plateformes numériques a entraîné une rupture technologique, en mettant en relation une multitude d’acteurs en temps réel. De plus, le recours à des algorithmes a amorcé un bouleversement de l’organisation du travail.

Dans les secteurs des VTC et de la livraison de marchandises en véhicule à deux roues, les travailleurs, quoique formellement indépendants, sont soumis à un degré élevé de contrôle et à une nouvelle forme de dépendance. Même s’ils peuvent choisir de se connecter ou non à l’application et à quel moment ils le font, ils sont en réalité privés d’autonomie dans la réalisation de leurs prestations.

Ces travailleurs, souvent précaires et contraints de recourir à ces formes d’emploi, cumulent les fragilités : faibles revenus, protection sociale incomplète, absence de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos, forte exposition aux risques professionnels… Isolés, ils sont de surcroît mis en compétition permanente par les algorithmes. Dès lors, ces derniers apparaissent comme des boîtes noires sur lesquelles les travailleurs n’ont aucune prise ni visibilité.

Cette plateformisation de l’économie se généralise à l’ensemble du monde du travail. Les algorithmes sont de plus en plus utilisés pour gérer les ressources humaines au sein des entreprises. En effet, ils interviennent déjà dans les processus de recrutement, dans la gestion des évolutions de carrière ou dans l’évaluation des salariés. Des logiciels peuvent ainsi analyser et comparer les comportements des candidats lors d’entretiens de recrutement.

Si elle permet des gains de productivité, cette gestion algorithmique du travail est porteuse de risques : surveillance abusive et généralisée, perte d’autonomie, discriminations accrues… Le sentiment d’aliénation qui peut alors gagner les travailleurs est vecteur de risques psychosociaux.

En outre, cette gestion algorithmique tend à déresponsabiliser les employeurs et à priver les acteurs du dialogue social de leur rôle dans la détermination des conditions de travail.

Les risques sont d’autant plus importants que le fonctionnement des algorithmes peut échapper aux employeurs eux-mêmes, qui ont souvent recours à des solutions technologiques développées en externe.

Dans son rapport d’information du 29 septembre 2021 sur l’ubérisation de la société, Pascal Savoldelli a considéré qu’un algorithme était non une simple suite d’opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bien une « chaîne de responsabilité humaine ». En effet, quel que soit son degré d’automatisation, la gestion algorithmique engage la responsabilité de personnes auxquelles il devrait être possible de se référer. Notre collègue a ainsi préconisé d’adapter le droit du travail aux spécificités du management algorithmique et à ses conséquences sur les conditions de travail.

La proposition de loi que nous examinons traduit cette volonté de reprendre le contrôle de l’organisation algorithmique. Si les algorithmes constituent une aide considérable pour améliorer l’organisation des entreprises et pour exempter les travailleurs de tâches parfois répétitives et contraignantes, ils devraient, lorsqu’ils sont utilisés à des fins d’organisation du travail, être encadrés et contrôlés.

Ainsi, les travailleurs devraient être informés de l’utilisation de ces outils et avoir accès à leurs modalités de fonctionnement, dès lors qu’ils affectent leurs conditions de travail. Quant à l’employeur, il doit demeurer entièrement responsable des décisions qu’il prend dans l’entreprise. L’utilisation d’algorithmes devrait être considérée comme un simple outil d’aide à la décision.

À cet effet, l’article 1er inscrit les décisions prises par les employeurs à l’aide de moyens technologiques comme relevant de leur pouvoir de direction. Il renforce l’accessibilité du contenu des décisions et l’information du salarié sur les motivations des décisions le concernant et il permet à ce dernier de demander qu’une nouvelle décision soit prise par un être humain.

Par ailleurs, l’article 2 incite à respecter le principe de non-discrimination dans l’utilisation des algorithmes. Par les tris de données qu’ils opèrent et les recommandations qu’ils formulent en fonction d’un ensemble de critères, les algorithmes peuvent conduire à des discriminations qui sont contraires à la loi, parfois indépendamment de la volonté de l’employeur.

Une telle situation s’est déjà produite : en 2017, l’entreprise Amazon a dû renoncer à l’utilisation d’un algorithme pour le recrutement de salariés, car il induisait une discrimination à l’embauche, en privilégiant les hommes aux femmes. Le logiciel s’appuyait sur une base de données recensant les CV reçus par l’entreprise depuis dix ans, qui comprenait une grande majorité de CV d’hommes. L’algorithme en a déduit que les candidats masculins étaient préférables et s’est ainsi mis à rejeter les candidatures féminines.

Face à de tels risques, l’employeur doit être responsable des outils technologiques qu’il utilise pour le recrutement ou la gestion des salariés dans l’entreprise. La protection des travailleurs contre toutes les formes de discrimination au travail ne saurait être affaiblie par l’utilisation d’outils technologiques.

C’est pourquoi l’article 2 pose le principe selon lequel, en cas de litige, l’employeur doit apporter la preuve que les outils qu’il utilise ne sont pas source de discrimination.

Enfin, la proposition de loi met en lumière la situation des travailleurs de plateformes, qui est le résultat le plus visible de l’influence des algorithmes sur le monde du travail. La qualification juridique de ces travailleurs, dont le Sénat a déjà eu l’occasion de débattre à plusieurs reprises, est une question d’ordre public social.

L’ambiguïté de leur situation, lorsque l’algorithme de la plateforme joue un rôle essentiel dans l’organisation du travail, donne lieu à un contentieux abondant, auquel la réponse des juridictions n’est pas univoque. Si plusieurs décisions de la Cour de cassation ont penché dans le sens de la requalification en salariés de livreurs à vélo ou de chauffeurs de VTC, elles n’ont pas une portée absolue.

À défaut de leur reconnaître le statut de salarié, le législateur a progressivement octroyé, depuis 2016, des droits spécifiques aux travailleurs de plateformes en prévoyant que, lorsqu’une plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service et fixe son prix, elle a une « responsabilité sociale » à l’égard des travailleurs indépendants recourant à ses services.

En particulier, la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (LOM) et les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022 ont posé le cadre d’un dialogue social entre travailleurs indépendants et plateformes dans les secteurs de la mobilité. Les premières avancées obtenues dans ce cadre ne sont pas négligeables.

Toutefois, les droits spécifiques progressivement accordés à ces travailleurs ont surtout eu pour effet de les enfermer dans un statut d’indépendant amélioré et de conforter le modèle des plateformes, qui repose sur le contournement du droit du travail et le dumping social.

Ces réponses à l’ubérisation ne sont donc pas à la hauteur : le statut d’indépendant n’est pas adapté à la situation des travailleurs précaires, qu’ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, et ne correspond pas à la réalité des relations entre ces travailleurs et les plateformes.

Si le même débat existe dans toute l’Europe, d’autres pays y ont apporté des réponses plus audacieuses. En Espagne par exemple, la loi Riders, entrée en vigueur en août 2021, instaure une présomption de salariat pour les livreurs à deux roues et un droit d’accès des travailleurs à l’algorithme.

Afin de conforter le mouvement jurisprudentiel en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes, l’article 3 de la proposition de loi introduit une distinction entre, d’une part, les véritables opérateurs de mise en relation et, d’autre part, les plateformes d’emploi qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation de travail.

Par conséquent, un travailleur opérant en lien avec une telle plateforme devrait relever, sous le contrôle du juge, d’une relation de travail salarié et non du régime de la responsabilité sociale des plateformes. En facilitant, pour ceux qui le souhaitent, la reconnaissance de leur lien de subordination avec les plateformes, ce texte doit permettre à ces travailleurs de bénéficier d’une rémunération horaire minimale, d’un encadrement des ruptures de contrats, ainsi que d’une protection sociale appropriée.

Je dirai un mot du sort des travailleurs de plateformes sans-papiers, qui ont fait l’objet de déconnexions massives à la suite de la signature par les plateformes de livraison d’une charte relative à la lutte contre la fraude et la sous-traitance irrégulière. Ces travailleurs ne peuvent pas, faute de bulletins de salaire à leur nom, profiter des dispositions de la circulaire du 29 novembre 2012, dite circulaire Valls, qui permet la régularisation par le travail. Madame la ministre, allez-vous permettre à ces travailleurs de sortir de l’impasse ?

La commission des affaires sociales a rejeté cette proposition de loi. À titre personnel, je le regrette et espère que nos débats fédéreront celles et ceux qui, au sein de cette assemblée, partagent nos inquiétudes. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et GEST. – Mme Colette Mélot applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Carole Grandjean, ministre déléguée auprès du ministre du travail, du plein emploi et de linsertion et du ministre de léducation nationale et de la jeunesse, chargée de lenseignement et de la formation professionnels. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous ouvrons l’examen de la proposition de loi relative à la maîtrise de l’organisation algorithmique du travail, déposée par M. Pascal Savoldelli, Mme Cathy Apourceau-Poly et leurs collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

Je vous prie d’excuser le ministre du travail, Olivier Dussopt, de son absence.

Tout d’abord, l’impact des algorithmes sur l’organisation du travail est un enjeu important, dont le Gouvernement prend toute la mesure.

En effet, nous sommes très attentifs aux mutations sociales entraînées par la révolution numérique. Nous avons lancé en décembre dernier les Assises du travail pour engager une réflexion sur le rapport au travail et sur la qualité de vie, la santé et la démocratie au travail. Ces assises ont réuni, de manière large, les partenaires sociaux, des personnalités qualifiées et des universitaires et ont notamment porté sur les questions liées au management par les algorithmes – des propositions seront formulées dans le rapport qui sera rendu dans les prochains jours.

Par ailleurs, nous agissons pour mieux réguler les relations entre les travailleurs des plateformes et celles-ci. Ces dernières années, un cadre juridique a été élaboré pour permettre l’émergence d’un dialogue social dans le secteur des plateformes de VTC et de livraison, afin de permettre aux travailleurs de négocier un socle de droits.

À cet égard, nous saluons – et je salue, en tant qu’ancienne rapporteure du projet de loi ayant permis d’organiser le dialogue social avec les plateformes – l’accord instaurant un revenu minimal de la course dans le secteur des VTC, qui témoigne de la dynamique engagée pour l’amélioration des droits sociaux des travailleurs de ce secteur d’activité.

Bien sûr, face aux métamorphoses du travail qu’implique la révolution numérique, il nous faut accompagner les acteurs économiques et adapter notre modèle. À ce titre, cette proposition de loi pose une question primordiale : celle de notre rapport aux avancées technologiques.

Il est important de rappeler que les contenus de ces technologies n’ont pas de direction naturelle ; rien ne les destine, intrinsèquement, à contraindre le travail plutôt qu’à l’améliorer. Il nous revient de donner une intention, de choisir comment mettre à notre service ces technologies.

Disons-le clairement : notre optimisme vis-à-vis de ces technologies n’est pas contradictoire avec une vigilance sur la forme des progrès qu’elles comportent.

Aussi, contrairement à ce que certains voudraient faire croire, nous sommes attentifs à ce que l’être humain continue de réguler et d’encadrer le travail pour ne pas céder à une administration ou une gouvernance par les nombres.

La question qui doit nous animer est non pas de savoir comment combattre ou mettre en sourdine les algorithmes, mais comment nous assurer qu’ils sont à notre service pour une meilleure organisation du travail.

Or nous estimons que cette proposition de loi ne donne pas une réponse satisfaisante à cette question.

En effet, cette proposition de loi, en adaptant les règles de droit du travail pour prendre en compte la gestion algorithmique, pose en réalité plus de difficultés qu’elle n’en résout. Du reste, le Gouvernement n’est pas le seul à le penser : le texte a été rejeté mercredi dernier par la commission des affaires sociales du Sénat, qui partage notre diagnostic sur l’utilité des dispositifs proposés.

Revenons brièvement sur ces dispositifs, qui sont regroupés dans trois articles.

Tout d’abord, l’article 1er considère les décisions prises par un algorithme ayant un effet sur les salariés comme relevant de l’exercice du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur. L’idée est de responsabiliser davantage ce dernier face à une décision qu’il aurait déléguée à un algorithme.

Cette disposition n’ajoute rien, en réalité, à la législation en vigueur. De fait, la responsabilité de l’employeur n’est en aucun cas écartée, lorsqu’une prise de décision est automatisée ou algorithmique. Pour le dire autrement, un ordre passé par algorithme n’en est pas moins un indice de subordination à l’employeur, qui peut être pris en compte par le juge pour prononcer une éventuelle requalification de la relation de travail.

Il en va de même de l’autre mesure de cet article consistant à garantir l’accès du salarié aux motivations des décisions qui le concernent en matière disciplinaire, en vue d’instaurer une voie de recours humaine aux sanctions automatisées. Le code du travail encadre déjà les procédures disciplinaires des entreprises, et probablement mieux que ne le permettrait la rédaction de cet article.

Plus précisément, le droit du travail n’autorise pas à appliquer une sanction disciplinaire de manière automatique, par un algorithme. De plus, les voies de recours ne sont pas conditionnées aux fondements de la décision. Ainsi, si une sanction est prise sur le fondement de données récoltées par un algorithme, les voies de recours ne sont pas différentes d’une décision prise sur la base d’informations purement humaines.

Pour ne donner qu’un exemple, pour contester une sanction, le salarié peut saisir le conseil des prud’hommes, lequel peut annuler la sanction si elle n’est pas justifiée. À cet égard, cette proposition de loi risque de rendre plus confus le droit existant plutôt que de l’améliorer.

Ensuite, l’article 2 dispose que, en cas de litige relatif à une discrimination indirecte liée à l’utilisation d’outils automatisés, les modalités de preuves sont aménagées. Il reviendrait ainsi à l’employeur d’apporter la preuve de l’absence de discrimination.

Le motif est louable, étant entendu que les algorithmes, par définition aveugles à tout autre principe que l’optimisation sous contrainte, peuvent entretenir des biais discriminants.

Toutefois, là encore, je ne saurais dire à quel besoin cette disposition répond, puisque le code du travail définit formellement les motifs pour lesquels aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, et ce peu importe le fondement de la discrimination et les moyens par laquelle celle-ci se produit.

Ainsi, la charge de la preuve est déjà aménagée au profit du salarié, dès lors qu’il se dit victime d’une discrimination, y compris si celle-ci résulte de l’utilisation d’un algorithme.

Enfin, l’article 3 introduit dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de requalification de la relation entre un travailleur et une plateforme, en écartant la qualification de « plateformes de mise en relation », dès lors que celle-ci exerce un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation de travail, notamment par des moyens technologiques ou des traitements automatisés.

Là encore, vous prétendez inscrire dans la loi un cadre jurisprudentiel existant de longue date sur la définition du lien de subordination. Toutefois, la Cour de cassation n’a jamais statué que l’exercice d’un contrôle juridique et économique, y compris par des moyens technologiques ou traitements automatisés, permettait de caractériser une relation de travail.

Une nouvelle fois, la solution proposée ne répond pas à l’ambition affichée, en cela qu’elle remet en cause l’équilibre jurisprudentiel sur l’appréciation des critères de subordination. En outre, elle ne tient pas compte du cadre juridique défini depuis plusieurs années pour créer une véritable responsabilité sociale des plateformes, dont les acteurs se sont déjà emparés.

En conclusion, si nous partageons l’esprit de cette proposition de loi, nous n’en reconnaissons pas l’utilité et ne pouvons la considérer comme une solution au management algorithmique. La priorité n’est pas d’encadrer précipitamment les algorithmes, au risque de le faire maladroitement, voire en contradiction avec les protections déjà offertes par le code du travail. Il s’agit plutôt de redoubler de vigilance quant à la bonne application du droit et de réfléchir plus avant à ce que l’on attend des algorithmes au travail. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et INDEP.)

M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures cinquante.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à treize heures vingt, est reprise à quatorze heures cinquante, sous la présidence de Mme Laurence Rossignol.)

PRÉSIDENCE DE Mme Laurence Rossignol

vice-présidente

Mme la présidente. La séance est reprise.

Nous poursuivons l’examen de la proposition de loi relative à la maîtrise de l’organisation algorithmique du travail.

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Jocelyne Guidez.

Mme Jocelyne Guidez. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, tout d’abord, je tiens à remercier M. Pascal Savoldelli de son engagement et notre collègue rapporteure, Mme Cathy Apourceau-Poly, de la qualité de son travail.

Cette proposition de loi vise à encadrer le recours aux algorithmes et la numérisation des relations de travail. Il s’agit de renforcer la responsabilité des employeurs et la protection des salariés.

Cette initiative parlementaire s’inscrit dans le prolongement du rapport d’information de Pascal Savoldelli du 29 septembre 2021 sur l’ubérisation de la société et l’incidence des plateformes numériques sur les métiers et le marché de l’emploi.

Selon les conclusions de cette mission d’information, les plateformes tendent à remettre en cause notre modèle social et économique, en imposant aux travailleurs auxquelles elles recourent les pratiques du management algorithmique. Il serait donc nécessaire de mieux les encadrer.

Des recommandations sont ainsi formulées autour de quatre grands axes : l’amélioration des conditions de travail, le développement du dialogue social, l’encadrement du management et la transparence et la régulation des algorithmes des plateformes.

Antérieurement à la parution de ce rapport, la proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques a été rejetée par notre assemblée en juin 2020. Notre ancienne collègue Catherine Fournier soulignait alors que la transformation de la relation commerciale du travailleur indépendant de plateforme en un contrat relevant du droit du travail, centrée sur les plateformes de services, était trop restrictive et faisait fi de la diversité de celles-ci.

Par ailleurs, j’appelle votre attention sur la proposition de loi déposée en août 2022 par notre collègue Bruno Retailleau relative aux travailleurs en situation de dépendance économique vis-à-vis des plateformes numériques. Ce texte met l’accent sur le développement du numérique qui a donné naissance à de nouvelles formes d’organisation du travail.

L’émergence de ces dernières a permis l’accès à l’emploi de personnes qui en étaient parfois éloignées. Les profils de ces travailleurs sont variés : anciens chômeurs, étudiants, actifs souhaitant compléter les revenus d’un emploi salarié… La question de leur protection est ainsi abordée par une réflexion sous le prisme de leur statut.

Cette proposition de loi s’appuie notamment sur les conclusions d’un rapport d’information de Mme Frédérique Puissat, M. Michel Forissier et Mme Catherine Fournier au nom de la commission des affaires sociales, déposé en mai 2020 et intitulé Travailleurs de plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? Les auteurs estimaient « nécessaire de dépasser le débat sur le statut et de développer des droits et une couverture sociale indépendants de ce dernier ».

Le texte de Bruno Retailleau vise à appliquer cette recommandation. Sans toucher au régime des travailleurs indépendants, il crée un nouveau type de contrat sur mesure, qui améliorera la protection sociale des travailleurs. De plus, il comporte des mesures de prévention en matière de santé, ainsi que des garanties sur la transparence du fonctionnement des algorithmes.

Ces différents travaux menés au Sénat témoignent de l’intérêt que nous portons à ce sujet et mettent en lumière la nécessité de mieux connaître ce phénomène, qui recouvre tout un spectre d’activités et de situations sociales.

Née dans divers secteurs des mobilités, la plateformisation s’étend désormais à l’ensemble de l’économie. Elle se traduit par une explosion du nombre de travailleurs de plateforme : ils sont actuellement 28 millions au sein de l’Union européenne et seront, selon les estimations, 43 millions en 2025.

L’extension de cette nouvelle façon de travailler exige de porter un nouveau regard sur les conséquences de ce phénomène et nous impose de réorganiser le dialogue social.

Dans un contexte où les discriminations se développent, les travailleurs doivent bénéficier d’une protection adéquate. Force est de constater que ces personnes, souvent précaires, isolées et contraintes de recourir à ces formes d’emploi, cumulent les fragilités : faiblesse des rémunérations, protection sociale incomplète, exposition aux risques professionnels… Soumises à un degré élevé de contrôle, elles peuvent ressentir une forme de dépendance à l’égard des plateformes.

Nous défendons l’idée d’un travail décent dans le monde en ligne. Pour lutter contre les effets discriminatoires, il nous semble important que la chaîne de responsabilité soit considérée comme humaine, même si son fonctionnement repose sur des algorithmes.

Idéalement, les algorithmes doivent être contrôlés et encadrés, puisqu’ils sont utilisés à des fins de gestion des ressources humaines, d’organisation du travail et de recrutement.

Le groupe Union Centriste approuve la démarche parlementaire consistant à proposer des améliorations aux conditions de vie et de travail des travailleurs de plateformes et à diminuer ainsi leur exposition aux risques.

En tout état de cause, nous ne pouvons pas voter contre cette proposition de loi qui vise à améliorer la transparence de nouveaux modes d’organisation du travail, ainsi qu’à responsabiliser les employeurs.

Toutefois, mes chers collègues, nous savons qu’une proposition de directive sur la reconnaissance d’une présomption irréfragable de salariat pour certains de ces travailleurs est en cours de négociation à l’échelle de l’Union européenne. Il est nécessaire que ces travaux aboutissent.

Par conséquent, il nous semble prématuré de légiférer sur ce sujet avant que ces travaux n’aboutissent, étant donné que notre travail législatif risque d’être détricoté à l’avenir.

La prise en considération de la dimension européenne de cette question constitue une étape importante dans la recherche de solutions pour améliorer les conditions de travail. Ce combat à l’échelle européenne tracera de nouvelles perspectives pour aborder cette thématique, qui occupera certainement une place importante dans les débats sur les droits sociaux des travailleurs dans les prochaines années.

Pour toutes ces raisons, le groupe Union Centriste s’abstiendra.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Corbisez.

M. Jean-Pierre Corbisez. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le développement technologique a longtemps été associé à la notion de progrès et force est de constater qu’il a pu être porteur d’avancées réelles dans de nombreux domaines sociaux et économiques, y compris dans le monde du travail.

Néanmoins, il emporte aussi son lot d’inquiétudes et de questionnements, dès lors qu’il percute les droits des salariés ou interfère avec les conditions de travail ou les processus de recrutement, à l’image de la récente polémique autour du groupe Amazon, dont l’algorithme d’analyse des candidatures favorisait celles des hommes – quelle ironie pour un groupe portant un tel nom ! (Sourires.)

Les débats actuels sont d’ailleurs denses sur les risques que porte intrinsèquement la progression exponentielle de l’intelligence artificielle, qu’il s’agisse de son fonctionnement désincarné ou des abus potentiels de son usage.

Évidemment, l’argument selon lequel l’outil est par nature innocent et seuls les usages peuvent être détournés est absolument irrecevable. Il est au contraire de la responsabilité des concepteurs d’en garantir toutes les sécurités d’utilisation et de celle du législateur de fixer le cadre d’exercice de cette responsabilité.

C’est précisément l’objet de cette proposition de loi déposée par nos collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

La commission n’a pas adopté le texte, au motif qu’il n’apporterait pas de garanties supérieures aux salariés et que des travaux du même ordre sont en cours à l’échelle européenne. Et alors ? Pourquoi attendre l’Europe ?

Pour ma part, j’estime que, lorsqu’il s’agit de la relation au travail, les garanties et protections des salariés méritent toujours d’être interrogées et renforcées, d’autant plus dans un contexte où les discussions européennes semblent assez mal engagées…

Gardons en mémoire que l’économie des plateformes concernera, d’ici à 2025, 43 millions de salariés !

Au-delà des plateformes, nombre d’entreprises ont aujourd’hui pris le virage du numérique avec pour objectifs affichés d’améliorer leurs processus d’organisation, de simplifier et d’améliorer leurs moyens d’action ou encore d’optimiser la gestion du travail.

L’informatique peut certes constituer une aide, mais n’oublions pas que, derrière ces logiciels et algorithmes, se trouvent des programmateurs qui paramètrent leurs outils en fonction des consignes qui leur sont données.

La décision automatisée est d’autant plus dangereuse qu’elle est, par nature, prise de façon opaque et qu’elle peut reproduire à l’envi des comportements discriminants avec le risque d’une standardisation des décisions. Cela est d’autant plus inquiétant pour les intelligences artificielles (IA) dites apprenantes, capables d’acquérir une autonomie croissante et dont le fonctionnement devient complexe à expliquer, voire difficile à maîtriser.

Aussi me semble-t-il pertinent, comme le dispose l’article 1er de la proposition de loi, de clarifier la nature juridique du recours à l’algorithme comme une expression du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur, traduisant ainsi l’une des conclusions de la mission d’information sénatoriale consacrée à l’ubérisation de la société.

Même si elle est automatique et invisible, une décision issue d’un traitement automatisé n’en a pas moins des conséquences pour le salarié. Celui-ci doit être en mesure, d’une part, de se défendre face à une décision qui lui est défavorable et, d’autre part, de la contester, si elle est l’expression d’une discrimination. De ce point de vue, contraindre l’employeur à apporter la preuve que son algorithme n’est pas discriminatoire va dans le bon sens.

Enfin, la proposition de loi s’attaque au sujet épineux des plateformes et du lien de subordination que celles-ci imposent à leurs collaborateurs présentés, souvent à tort, comme indépendants.

Or, le plus souvent, ils n’ont que peu ou pas la maîtrise de la gestion de leurs missions ou de la fixation de leurs tarifs, comme ils ne peuvent pas véritablement négocier leur contrat ni contester les sanctions qui leur sont appliquées.

Il s’agit ici, sans attendre l’issue des négociations européennes, mais avec la préoccupation de protéger les salariés de ces plateformes, d’intégrer dans notre droit du travail les jurisprudences Uber, Deliveroo et Elite Taxi.

Cette définition permettra d’harmoniser les responsabilités entre les employeurs lambda et les plateformes, lesquelles ont trop souvent exploité les failles du vide juridique les concernant.

Pour toutes ces raisons, le groupe du RDSE est favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, CRCE et GEST. – Mme la rapporteure applaudit également.)