REUNION DE LA DELEGATION DU MARDI 8 OCTOBRE 2002


Institutions communautaires
Economie européenne

Audition de M. Raymond Barre, ancien Premier ministre,
sur l'avenir de l'Europe

M. Hubert Haenel :

M. le Premier Ministre, je suis particulièrement fier et honoré de vous accueillir aujourd'hui devant notre délégation. J'avais souhaité inviter l'homme d'État que vous êtes, l'esprit indépendant que vous avez toujours été et un spécialiste des questions européennes, en vertu de votre expérience de ministre et de vice-président de la Commission européenne.

Au moment où la Convention réfléchit sur l'avenir de l'Union, où les contributions et réflexions de chacun sont versées au débat, il m'est apparu souhaitable de vous entendre sur ce vaste et difficile sujet.

M. Raymond Barre :

Je suis très intéressé par le thème qui m'a été proposé car cela m'a obligé, dans ce contexte un peu confus, à mettre mes idées en ordre. Dans la situation actuelle, je vais vous indiquer les points qui me semblent essentiels et aujourd'hui, incontestablement, le grand problème de l'Union est celui de son élargissement.

J'ai connu la Communauté à six, à neuf, à quinze membres. Elle en comprendra vingt-cinq, voire vingt-huit demain. C'est là une source d'hétérogénéité croissante dans l'entité communautaire et la multiplication des problèmes suivra celle du nombre de ses membres. Le rapport que la Commission vient d'établir sur l'élargissement est sur ce point très intéressant et montre largement la diversité des situations.

L'élargissement était une décision politique, qu'on a mise en oeuvre sans tenir compte des problèmes pratiques, techniques qu'il pose. J'ai parfaitement compris la démarche politique, après la chute du mur de Berlin. Mais, aujourd'hui, on est en face des réalités et c'est autre chose. J'ai rencontré plusieurs responsables de ces pays qui m'ont indiqué leur satisfaction d'être bientôt dans l'Union européenne. Pour avoir connu la Commission de l'intérieur, avoir suivi le processus de l'adhésion de l'Espagne, je crois pouvoir dire que je connais bien le problème. Je ne suis pas certain que l'élargissement aura bien lieu en 2004, même si on le dit. La Commission désigne d'ailleurs précisément ceux des candidats qui auront le plus de mal à y parvenir. Il y a eu une sorte d'emballement sur l'élargissement, mais lorsqu'on connaît les institutions européennes, on ne peut que constater combien le risque de dilution de l'Union est grand si les processus ne sont pas maîtrisés. Il est vrai que la Communauté, puis l'Union européenne, ont toujours su rebondir, surtout quand les dangers étaient grands. Mais, quand on mesure l'ampleur du problème des fonds structurels ou des questions budgétaires, il faut admettre que nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Deuxième point qui me paraît essentiel : l'Union européenne est une construction qui s'est toujours réalisée par progrès successifs. Au cours des vingt dernières années, elle a ainsi élaboré :

· un tarif extérieur commun et une politique commerciale commune, qui est d'ailleurs plus une union douanière qu'une zone de libre échange, et c'est fondamental dans les relations commerciales internationales, tant avec les pays développés qu'avec les pays en développement ;

· la politique agricole commune, sur laquelle j'ai toujours été très réservé : on a pour l'instant réussi, pour des raisons politiques, à obtenir la participation de l'Allemagne, mais cela devient de plus en plus difficile et je crois que cette politique aurait intérêt à être rendue moins égoïste et plus altruiste. Quand on observe que les sommes importantes vont aux agriculteurs les plus fortunés, on ne peut que conclure qu'une réforme est nécessaire. La Commission l'a faite, et de manière équilibrée ; je comprends mal les critiques qui l'ont éreintée ;

· une politique, nécessaire, de la concurrence, qui fonctionne de manière satisfaisante ;

· une politique d'aide aux pays en développement, qui constitue l'un des aspects les plus généreux de la Communauté ;

· Enfin, l'Union économique et monétaire, que je ne croyais pas possible lorsque je l'avais proposée, mais qui a montré, en 1999, le réel succès de l'Union. La grande sagesse des pays qui participent - ou pas - à l'euro, c'est d'avoir compris que l'existence d'une zone euro impliquait le respect d'une discipline. Il s'agit là d'une réalisation considérable et à mon sens irréversible.

Que doit encore accomplir l'Union ?

D'abord, tenir compte des difficultés qui s'imposeront aux nouveaux membres. Il n'est pas concevable qu'on ne les aide pas à prendre leur place au sein de l'Europe.

Restent deux domaines : la politique étrangère et la politique de défense. Si l'Union européenne veut être autre chose qu'un marché, si elle veut être une Europe-puissance, il faut que tous les pays se dotent des moyens de défense appropriés et accordent à l'Union les moyens d'agir pour la défense de ses intérêts sur la scène internationale et de contribuer à la paix mondiale.

Le revirement anglais a changé la donne en permettant le rapprochement avec la France et l'Allemagne et en rendant possible la création d'une force, peut être modeste puisque elle ne comprend que 60.000 hommes, mais pourtant essentielle. Il reste à voir ce que sera l'attitude des autres États membres pour se joindre à ces trois nations fondatrices. Feront-ils les efforts budgétaires nécessaires pour constituer une défense européenne crédible ?

Pour la politique étrangère et de sécurité commune, la question est très difficile car les tropismes des pays membres sont variés. On ne veut pas une politique étrangère unique, mais le rapprochement des thèses défendues par chacun pour en faire une attitude commune de l'Union européenne, dans le respect des principes qui sont les siens. Sans entrer dans d'autres domaines, où les gouvernements considèrent qu'ils doivent conserver leurs responsabilités, il faut trouver ceux qui justifient une démarche commune, tout en respectant l'application vigilante du principe de subsidiarité.

Pour revenir sur la question de l'union monétaire et de l'euro, j'étais hier à une réunion à Luxembourg et j'ai constaté avec étonnement l'attachement des milieux bancaires à cette monnaie commune. Il faut étayer, conforter cette réalisation récente pour qu'elle soit acceptée par la communauté internationale. Je veux éloigner la critique portant sur l'existence d'un euro fort, puis faible : ceux qui en parlent oublient qu'on est dans un système de changes flottants. Il suffit de suivre l'évolution du cours du dollar pour s'en rendre compte. De même pour la critique portant sur les effets négatifs sur l'euro du manque de cohésion économique entre les différents États membres. C'est vrai, mais c'est aussi parce que rien n'a été fait, au début, pour rapprocher politique monétaire et budgétaire, pour définir ce qu'on appelle une policy-mix. La première est entre les mains de la Banque centrale européenne, la seconde reste de la compétences des États. On n'a pas suivi cette démarche, au début, pour ménager les susceptibilités allemandes ; ensuite, parce que les pays qui ont élaboré le pacte de stabilité et de croissance ont fait preuve de rigidité. Je crois bon de fixer une limite supérieure de déficit budgétaire national, mais fixer des périodes de réduction des déficits, quelle que soit la conjoncture économique, me paraît une conception déraisonnable de la vie économique et financière. En effet, maîtriser les déficits, dans une conjoncture maussade, ce peut être aussi porter la pression sur la demande intérieure et encourir le risque de stagnation, voire de récession. Il faut voir ce qui est bon pour l'économie de l'Union européenne, faite de nations à spécificités différentes, « où le problème doit toujours être d'exclure les déficits intolérables et d'accepter les déficits tolérables », comme le disait mon vieux maître Sir Denis Robertson. Je ne suis pas laxiste, mais je veux être réaliste.

Abordons maintenant la réflexion des pays européens et de la société civile sur l'avenir de l'Union européenne. Je souhaite que la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing aboutisse et obtienne une unanimité qui pourrait contraindre les chefs d'États et de gouvernements à tenir compte de son travail. Il ne faut pas oublier que c'est la Conférence intergouvernementale qui décidera, en définitive, du contenu des textes futurs et c'est à ce stade que l'on retrouvera la diversité des opinions, que l'on soit État membre ou État candidat. On a déjà pu observer à Nice l'influence importante de certains États candidats relayée par des États déjà membres.

Quelles que soient les dispositions adoptées, il est deux éléments centraux auxquels je suis attaché : en premier lieu, la méthode communautaire ; ensuite, la simplification des institutions qui se sont créées progressivement.

La méthode communautaire a été inspirée par Jean Monnet ; elle comporte des propositions de la Commission au Conseil des ministres, lequel décide des règlements et directives qui appliqueront les décisions prises. Quel est le rôle de la Commission ? Elle est gardienne des traités et c'est nécessaire, elle est organe de proposition, elle est organe de gestion, déléguée des États membres. Il serait dangereux de réduire ses pouvoirs mais, à mon sens, elle devrait ne comporter que dix ou douze membres pour être efficace.

Pour ce qui concerne le Conseil, j'ai assisté à la création du Conseil des chefs d'État et de Gouvernement par Valéry Giscard d'Estaing, instance de discussion des orientations stratégiques, mais non instance d'appel des Conseils des ministres. J'ai connu le Conseil tenu par les ministres des Affaires étrangères eux-mêmes et non par des ministres spécialisés. J'ai connu une conférence des ministres des Finances, mais dans le respect des procédures traditionnelles, respectueuse du rôle de la Commission et du Conseil. Changer cela, c'est tout désorganiser. Aujourd'hui, il y a trop de Conseils spécialisés par matière, très honnêtement, on ne s'y retrouve pas.

Pour l'avenir, si l'on accepte que la méthode communautaire régisse les questions européennes internes, il n'y a cependant que les gouvernements qui peuvent assumer les responsabilités en matière de politique étrangère et de défense. La Commission doit être tenue au courant, bien sûr, mais il est indispensable que le Conseil dispose d'instruments d'action directe, comme l'est aujourd'hui le Haut représentant.

M. Xavier de Villepin :

Je vous remercie d'avoir exposé aussi largement et clairement une vision de l'Europe qui reflète l'expérience très grande qui est la vôtre. Je souhaiterais vous poser deux questions.

D'abord, j'ai le sentiment que rien ne sera plus important que le débat européen dans les deux années à venir. Alors qu'on aborde l'élargissement de l'Union et le travail de la Convention, ne faut-il pas que notre pays se dote d'un cadre d'action, et si c'est possible, dans une démarche franco-allemande commune ? Le débat européen s'est beaucoup affadi dans l'opinion publique française. Je m'inquiète du référendum irlandais, des réactions des parlements nationaux sur l'élargissement, par exemple sur l'adhésion de Chypre. Nous devons être soucieux du sentiment de nos concitoyens.

Ensuite, je trouve que l'économie mondiale est aujourd'hui dans une phase dangereuse. Actuellement, on ne voit plus, on n'entend plus les économistes qui nous expliquaient autrefois la nature des crises que l'on rencontrait. Où sont-ils ?

M. Raymond Barre :

Je partage votre sentiment sur la nécessité d'une proposition globale franco-allemande. Tout ce qui a marché autrefois procédait d'une démarche commune, comme l'a montré encore la négociation du traité de Maastricht. Ce rapprochement peut encore se faire, même si nos relations se sont un peu distendues. J'ai toujours été frappé de voir combien les Allemands avaient un sens plus aigu de l'importance de l'Europe pour l'avenir que les Français. Cela rejoint mon sentiment sur la Conférence intergouvernementale et sur les propositions de base qui lui seront soumises. L'échec de Nice, c'est aussi le manque de préparation commune entre la France et l'Allemagne.

Je ne crois pas que les économistes soient devenus silencieux, mais cette question n'intéresse plus les médias. Ceux-ci ont éliminé, par exemple, les débats, ces moments où les théories, les personnalités s'expriment et s'affrontent. Le Conseil d'analyse économique, créé par Lionel Jospin, a été maintenu par Jean-Pierre Raffarin, et c'est une bonne chose. Il produit d'excellents documents, mais qui n'intéressent personne. Les études économiques sont aujourd'hui biaisées par l'idéologie. Je lisais dans la presse qu'il y a actuellement une crise profonde du capitalisme. Aux États-Unis, on observe une crise économique due à des excès d'investissements, au « bubble » financier qui a entraîné quelques « arrangements avec la nature » des grands responsables d'entreprise. Mais il y a eu une correction qui était indispensable. J'étais persuadé, voici deux ans, que les marchés financiers et boursiers subiraient, à terme, une correction d'environ 30 %, et j'étais loin du compte ! De même, j'admets mal qu'on annonce une reprise économique dans les trois mois ; je n'y crois pas, et, d'après ce que j'en vois, les États-Unis ne s'y attendent pas non plus.

Aujourd'hui, le cycle est mondial. Les répercussions économiques sont identiques, dans tous les pays, en même temps ; seul varie leur degré d'intensité. Peut-on coordonner toutes les politiques, c'est bien là la question.

Vous le voyez, je défends mes collègues économistes, mais leur travail n'intéresse plus personne et ils sont souvent impuissants.

M. Marcel Deneux :

Quelle est, à votre avis, la position de la France dans l'ensemble européen, avec son endettement, son déficit, ses handicaps, je pense notamment à sa législation sur les trente-cinq heures ?

Par ailleurs, et c'est un vieux débat que j'ai avec vous, que faire quand on a une agriculture riche comme c'est le cas en France, et en Europe, plus largement ? A-t-on besoin d'une agriculture exportatrice ? Que faire de ces vastes territoires s'ils ne sont plus dévolus à l'agriculture ? Faut-il vraiment accepter les propositions de réforme de la politique agricole commune du Commissaire Fischler ? Depuis dix ans, toute la démarche a consisté à faire payer le contribuable et non plus le consommateur intérieur. Est-ce normal ?

M. Raymond Barre :

Je ne dirais pas que l'image de la France soit mauvaise. Nous sommes la quatrième puissance économique mondiale. Nos entreprises ont fait des efforts considérables de restructuration. Nous avons des positions fortes dans les services, notre système bancaire est stable, nous disposons d'un réseau de moyennes entreprises exportatrices et dynamiques, sans parler de nos positions dans le nucléaire, dans l'aéronautique et dans d'autres secteurs de haute technologie.

La question que se posent les étrangers est de savoir comment nous pourrons maintenir notre niveau actuel avec ces deux données : d'abord, le vieillissement de la population ; ensuite la manière de concilier les nécessités de la compétitivité avec la tendance française à vouloir travailler moins. Certes tout le monde voudrait travailler moins. Je le comprends, je n'y suis pas opposé, mais j'ai juste dit que la loi sur les trente-cinq heures était un péché contre l'esprit dans un monde compétitif. Le problème se pose d'ailleurs essentiellement pour les petites entreprises. Dans les grandes structures, cette règle des trente-cinq heures a été plutôt un facteur de souplesse, de fluidité des relations du travail.

Autre élément à prendre en compte : le système de retraite actuel. Je suis d'accord avec le système de répartition mis en place autrefois, mais il faut le compléter par des efforts individuels. Les modalités de fonds de pension sont nombreuses, je n'ouvre pas ce débat, mais si l'on ne fait rien aujourd'hui, la situation ne sera plus maîtrisable d'ici dix à quinze ans.

Sur l'agriculture, je suis favorable à la politique agricole commune, mais contre ses méthodes. Je crois vraiment que les sommes considérables déversées sur l'Europe sont essentiellement allées aux riches agriculteurs d'Ile-de-France ou de Bavière. Je vous l'ai dit, je suis favorable à la réforme présentée par la Commission et j'approuve les déclarations récentes de Pascal Lamy en ce sens, dans Le Figaro ; c'est un très remarquable commissaire européen et il a l'expérience des négociations internationales. En matière d'agriculture, la France est toujours soupçonnée d'avoir initié les réformes ; nous pouvons aussi nous appuyer sur l'Allemagne et l'agriculture bavaroise. D'ailleurs, vous l'avez sûrement observé, le ministre de l'agriculture allemand est toujours un bavarois.

Si l'on veut sortir de toutes ces difficultés, soyons courageux. Que les Français mettent sur la table une proposition de réforme, élaborée avec l'Allemagne si possible, qu'ils prennent eux-mêmes l'initiative ou, j'en ai peur, tout cela finira mal. Le moins que l'on puisse dire est que le sommet de Berlin n'a pas contribué à améliorer les relations franco-allemandes.

M. Robert Badinter :

J'adhère très volontiers à l'ensemble de vos propos et vous savez combien je partage votre lecture des choses. Je formulerai toutefois quelques observations. D'abord, l'absence totale d'intérêt du débat européen en France est affligeante...

M. Raymond Barre :

C'est là l'effet de notre longue campagne électorale...

M. Robert Badinter :

... alors ses effets se sont prolongés au-delà du concevable. Je m'étonne que, interrogé récemment par la télévision pendant deux heures, le premier ministre n'ait pas eu à répondre à une seule question européenne. Cela n'intéresse pas les Français et je le déplore. C'est l'une des raisons qui m'ont conduit à élaborer un projet de Constitution européenne « à la française », car je crois que nous avons un véritable savoir-faire français en la matière.

Je suis de votre avis : s'il n'y a pas d'accord franco-allemand sur la réforme à entreprendre, il n'y aura rien, sauf un cafouillage affreux dont les Anglais tireront bénéfice. Le vrai vainqueur des élections allemandes n'est pas M. Schroëder, c'est le ministre des Affaires étrangères, Joshka Fischer, qui a une vision très précise de l'avenir de l'Europe. Ce débat européen intéresse beaucoup les Allemands, mais pas les Français.

Autre point : le nombre des commissaires. Aujourd'hui, pour les pays candidats, l'idée de ne pas avoir un commissaire par État est insupportable, alors que c'est pourtant parfaitement contraire à l'esprit de la Commission. Je ne sais pas très bien comment arriver à leur faire entendre raison, mais il faudra le faire sinon c'est la mort de la méthode communautaire.

M. Raymond Barre :

Je crois qu'il faut déplacer l'intérêt de la Commission vers le Conseil des ministres. Redonner à celui-ci son rôle de départ. La Commission reste un organe restreint, de proposition, et le Conseil des ministres est un organe politique, où tous les États membres sont représentés.

M. Robert Badinter :

J'aimerais évoquer aussi la question des régions, qui intéresse beaucoup de nos partenaires, notamment les Allemands, mais qui nous plonge, nous Français, dans le trouble dès lors qu'on envisage d'aller au-delà de la décentralisation classique.

Quel est votre sentiment sur l'idée de la région européenne, qui n'est, à mon avis, pas encore « mûre », mais qui, pourtant, est peut-être une solution d'avenir.

M. Raymond Barre :

À mon avis, il faut que la France accepte la constitution de grandes régions, neuf ou dix, pas davantage. La région Rhône-Alpes correspond déjà à ce schéma, mais je n'ai jamais compris qu'il y ait une Haute-Normandie et une Basse-Normandie. Un tel projet se heurte, je l'ai vécu, à beaucoup de résistances, qu'elles proviennent de hauts fonctionnaires ou de notables. J'ai même fait la proposition, un peu osée, de supprimer le cadre territorial actuel, de créer des régions, de réorganiser l'ensemble et de nommer « honoraires », avec indemnités, tous ceux qui y perdront leur place.

Si Jean-Pierre Raffarin arrive à conduire une vraie réforme régionale, ce sera un gros progrès.

Par ailleurs, il faut favoriser les accords entre les régions des différents pays. Le problème, pour la France, c'est celui de la décentralisation. J'ai bien vu comment la loi Defferre avait échoué à cause des notables ; la loi Chevènement sur les agglomérations a marché ; maintenant, il faut un nouveau projet déposé par le gouvernement et accepter la conclusion d'accords entre régions d'États membres voisins.

Nous n'aurons jamais de Länder à l'allemande, à la « Joshka Fischer », mais nous pourrions avoir de vraies régions.

M. Robert Badinter :

Par exemple, en proposant des sortes de « coopérations renforcées ».

Mme Danielle Bidard-Reydet :

J'aimerais connaître votre sentiment sur les relations à entretenir entre le Parlement européen et les parlements nationaux.

M. Raymond Barre :

Il est très important que le parlement européen joue un rôle plus efficace qu'aujourd'hui. J'ai connu autrefois le Parlement européen « croupion », il est désormais plus actif. Mais je le trouve d'un effectif trop nombreux, il vaudrait mieux fixer un nombre limité de députés par État. Je pense qu'il doit pouvoir censurer la Commission et prononcer l'investiture du président de celle-ci, sur proposition du Conseil européen.

Les liens avec les Parlements nationaux sont encore inexistants, ils l'étaient aussi à mon époque. Pour les conforter, j'ai proposé, par exemple, la tenue de deux réunions par an entre les commissions spécialisées (finances, affaires étrangères...) et le Parlement européen pour qu'ils apprennent à se connaître et à travailler ensemble.

Enfin, les parlements nationaux eux-mêmes devraient pouvoir désigner des représentants à un Sénat européen, quatre par pays, deux par Chambre dans les systèmes bicaméraux, et former ainsi une sorte de Chambre haute européenne.

M. Robert Badinter :

Je ne partage pas ce sentiment sur cette question. Dans l'Union européenne, il existe deux souverainetés difficiles à articuler, et c'est là une originalité inouïe pour le constitutionnaliste. Vous avez une souveraineté des États et, à travers le Parlement européen, une souveraineté des Européens. Les secondes chambres existent toujours dans les États fédéraux, or ce n'est pas le cas ici, s'agissant d'une fédération d'États. Les États s'expriment d'abord au Conseil européen, aux Conseils des ministres, ils sont souvent présents au sein du Parlement européen. Si vous ajoutez à cela, dans le cours du processus décisionnel, une nouvelle dimension parlementaire, on dépasse la limite de la fédération d'États. Cela dit, désigner deux ou quatre représentants par État membre pour veiller à la subsidiarité et à la répartition des compétences, oui, cela me paraît utile.

Par ailleurs, en l'état actuel du système, il ne me paraît pas concevable qu'une chambre nationale puisse saisir la Cour de Justice ; elle n'a pas la capacité juridique, la personnalité internationale pour le faire. Nous ne sommes pas partie au Traité, nous ne sommes pas un organe de l'Union. Nous irions de surcroît vers des désordres infinis : prenons l'exemple de deux chambres de majorité contraire, est-il envisageable que la chambre d'opposition s'élève contre une décision adoptée par son propre gouvernement ? Agir ainsi, c'est démanteler la souveraineté des États.

Il faut donc bien un organe représentatif, où les parlements nationaux soient représentés, et qui, une fois inscrit dans les traités, pourra valablement saisir la Cour de Justice.

M. Hubert Durand-Chastel :

Il y a deux ans, vous estimiez la correction prévisible des marchés à 30 %, disiez-vous. Or, les marchés boursiers ont été multipliés par quatre en dix ans. Il est évident qu'une industrie ou une société de services ne peut pas multiplier par quatre en dix ans les dividendes qu'elle distribue. Je me demande si la situation actuelle n'est pas imputable à la bourse américaine et aux spéculations qu'elle a suscitées.

En effet, l'épargne des Français se dirige davantage vers le système bancaire, qui régule mieux les évolutions, que vers le marché boursier. Pensez-vous que l'on arrive à la fin du phénomène de correction ?

M. Raymond Barre :

Je ne crois pas que l'on soit arrivé à la fin de cette phase, pour une raison simple : quand on regarde les ratios cours/bénéfice (PER), on constate qu'ils restent plus élevés que ce que les fondamentaux des entreprises justifieraient. Donc, il ne serait pas impossible qu'une correction supplémentaire intervienne.

Deuxième élément à prendre en compte, cette correction peut être évitée si les investissements reprennent, car la « bulle » américaine a été provoquée par un surinvestissement qui s'est dégonflé. Les grandes entreprises ont liquidé leurs stocks, leurs actifs : elles ont désinvesti. Quand devront-elles réinvestir ? On a cru que ce serait au cours du second semestre 2002, mais les derniers chiffres montrent qu'elles seront encore hésitantes tout au long de l'année 2003.

M. Lucien Lanier :

Laissez-moi prendre la défense des hauts fonctionnaires qui n'ont pas tous été hostiles à la décentralisation, je peux en témoigner.

En revanche, j'approuve votre lecture d'une structure européenne complexe, coûteuse, lourde à l'excès. Revenir à de grandes régions, c'est presque revenir aux provinces de l'Ancien Régime. Et alors, faudra-t-il créer une Union-fédération de régions plutôt que de nations ? Vous allez au-delà des projets précédents, vous avez peut-être raison. Quel est votre sentiment ?

Sur le bicamérisme européen, cette idée m'effraie vu la dimension déjà pléthorique du Parlement européen.

M. Raymond Barre :

Je ne crois pas qu'on ira aussi vite que vous le dites. Il faut maintenir le cadre national et la personnalité des nations. Encourager les rapprochements de régions, oui ; supprimer les nations, c'est impossible. Sur le bicamérisme, j'ai bien entendu les observations de M. Badinter. Il faut en effet réduire les effectifs du Parlement européen et créer quelque chose d'autre, un autre organe qui reste à définir.

M. Paul Vergès :

Vous comprendrez qu'en présence d'un compatriote, je prenne la défense des régions périphériques. Je dois tenir compte, en tant que réunionnais, à la fois de notre rattachement à l'Union européenne dont nous sommes partie intégrante, et de nos propres spécificités.

L'annexe au traité de Maastricht qui était consacrée aux régions ultrapériphériques était positive. Je crains que l'élargissement de l'Union nous sorte de cette reconnaissance si difficilement acquise. L'Union a l'atout, contrairement aux autres structures (ASEAN, ALENA...) d'avoir une présence planétaire. Elle doit le garder.

Dans nos régions, les choses changent plus vite qu'en Europe. À la Réunion, nous connaissons à la fois les problèmes de restructurations des États développés et les problèmes des pays en développement, c'est-à-dire forte natalité, croissance démographique. Nous sommes aussi géographiquement situés dans la zone de contact islamique, nous sommes au centre d'un océan qui sera très majoritairement musulman. Comment doit-on faire pour valoriser cette situation ? Comment établir des liens avec les États voisins du Sud de l'Afrique ? C'est d'autant plus important qu'une politique volontariste pourrait permettre de défendre et promouvoir la langue française dans la zone.

Enfin, les effets de la mondialisation doivent être particulièrement pris en compte, de même que les changements climatiques qui risquent d'atteindre plus particulièrement cette zone du monde qui présente la plus grande façade maritime.

C'est pour toutes ces raisons que nous craignons tant que l'élargissement soit un danger pour nous.

M. Raymond Barre :

Nous avons remporté un grand succès à Maastricht, en faisant reconnaître notre existence et une flexibilité dans les moyens utilisés pour que ces départements ne soient pas soumis à la règle communautaire pure.

Sur la démographie, on peut soit s'inquiéter, soit évoquer Malthus et ses régulations automatiques, endogènes, et c'est à cela que je crois.

Concernant l'Océan indien, j'ai été très frappé de l'intérêt de l'Inde pour cette zone, de sa volonté de se doter d'une marine pour en faire une sorte de « mare nostrum ». N'est-il pas de l'intérêt de la France de se rapprocher de l'Inde et d'élaborer une organisation commune ? Mon sentiment est que nous devons favoriser les synergies dans cette partie du monde.

Jean-Léonce Dupont :

Quel est votre sentiment personnel sur l'opinion des Allemands au regard de l'entente franco-allemande ? Vous avez par ailleurs évoqué l'image extérieure de la France qui est caractérisée par les trente cinq heures et par le goût des congés. Comment vous semble-t-il possible de sortir de ce problème qui est devenu pratiquement  un problème culturel ?

M. Raymond Barre :

Quand on se rend à Berlin, on voit bien que l'intérêt de l'Allemagne s'est déplacé à l'Est. Mais les Allemands pensent toujours que la relation franco-allemande est pour eux une garantie morale. Tant que la France sera là, se disent-ils, personne ne pourra estimer que l'Allemagne est impérialiste.

S'agissant des trente cinq heures, c'est une mode, car tout le monde veut actuellement travailler moins. Je crois qu'il faudrait que les Français gagnent moins pour qu'ils se remettent à travailler plus, afin de gagner plus. Historiquement, la France a toujours connu un rebond après une période de déclin. Nous sommes maintenant dans une période de déclin, car les Français n'ont pas encore conscience de la réalité du monde dans lequel ils vivent, ni des défis qu'ils ont à relever.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe :

La désignation d'un président de l'Europe ne permettrait-elle pas de fournir une présence médiatique à l'Europe et de redonner aux Français de l'intérêt pour les questions européennes ?

M. Robert Badinter :

Je n'en suis pas convaincu car chaque chef d'État veut être présent dans les médias pendant les six mois de sa présidence. J'avais autrefois proposé, sans grand succès, que les chefs d'État et de gouvernement élisent pour un an l'un des leurs comme président du Conseil. Mais on m'a demandé combien de temps il faudrait pour qu'un Français retrouve la présidence du Conseil !

M. Hubert Haenel :

L'adhésion de la Turquie pose la question des frontières de l'Europe. Où s'arrête selon vous l'Europe ?

M. Robert Badinter :

Pour moi l'Europe s'arrête à la Russie, à la limite de l'empire tsariste. C'est l'histoire qui justifie cette limite. Les Américains ont certes accepté la Russie dans l'OTAN, mais c'est leur affaire et je ne crois pas que la Turquie fasse partie de l'Europe. Il y a eu autrefois des relations entre François 1er, Louis XIV et les Turcs. Mais j'ai appris en géographie qu'il y a une Turquie d'Europe et une Turquie d'Asie. Ce qu'il faut, c'est développer le partenariat entre la Turquie et l'Europe, car l'obstacle majeur à l'adhésion de la Turquie viendra d'Allemagne. J'ai appris récemment qu'au Département d'État des Etats-Unis, on nous conseille de faire entrer la Turquie dans l'Union européenne pour éviter à l'Europe la présence d'un nouvel Iran à ses portes. Je crains toutefois que, à force de vouloir faire entrer tout le monde, on ne prenne un risque important de dilution de l'Europe.