Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

7 décembre 1999


Politique étrangère et de sécurité commune

Audition de M. Alain Richard, Ministre de la Défense, sur l'Europe de la défense


Politique étrangère et de sécurité commune

Audition de M. Alain Richard, Ministre de la Défense, sur l'Europe de la défense

Compte rendu sommaire

M. Hubert Haenel :

Mes chers Collègues, en votre nom, j'ai le plaisir d'accueillir M. Alain Richard, ministre de la Défense, qui va nous entretenir, à la veille du sommet d'Helsinki, d'un sujet fondamental pour l'avenir, celui de la défense européenne. Depuis quelque temps, ce sujet jusqu'alors bloqué a trouvé un nouvel élan, à la suite notamment du sommet franco-britannique de Saint-Malo et du Conseil européen de Cologne. La crise du Kosovo a montré les faiblesses européennes ; des conséquences en ont été tirées : nous serons heureux d'entendre M. Alain Richard sur tous ces points.

M. Alain Richard :

Je me réjouis de pouvoir faire avec vous le point du cheminement vers l'Europe de la défense et je rejoins pleinement les mots d'introduction du Président Hubert Haenel. Les choses viennent en leur temps, le climat est désormais plus favorable à cette évolution, sans doute pour des questions de circonstances mais aussi grâce à l'expression d'une certaine volonté politique.

Cette audition me paraît d'autant plus utile qu'elle prend place à moins de trois jours du sommet d'Helsinki qui devrait, en principe, adopter un texte marquant une nouvelle étape très importante de la mise en oeuvre de la construction d'une capacité européenne dans le domaine de la défense et de la sécurité.

A ce stade de préparation, je crois pouvoir vous dire que le contexte est positif. Au Conseil Affaires générales d'hier, les quinze ministres des Affaires étrangères ont en effet agréé un document de la présidence finlandaise qui sera proposé aux chefs d'Etat et de gouvernement vendredi à Helsinki. On ne peut évidemment pas exclure qu'un des participants au sommet souhaite rouvrir le débat, mais vous savez bien qu'un tel document ne s'improvise pas.

Dans son état actuel, ce texte répond aux objectifs que le Gouvernement et le Président de la République s'étaient fixés depuis le début de la négociation puisqu'il prévoit de doter l'Europe des instruments politiques nécessaires à la gestion de crises et à la prise de décisions en temps réel. Ces instruments politiques auront à leur disposition l'expertise militaire nécessaire à travers un comité militaire composé de représentants des chefs d'état-major des nations membres de l'Union européenne. Ce comité militaire pourra lui-même s'appuyer sur un embryon d'état-major européen, offrant une capacité de planification d'opérations et d'analyse de situation qui pourra être renforcé en cas de besoin par des capacités nationales. Ce système de décision s'appuiera sur des forces militaires européennes conjointes.

Le rapport de la présidence finlandaise pourrait également proposer de lancer un travail d'inventaire des moyens non-militaires de gestion des crises dont dispose l'Union européenne, dans le souci d'augmenter l'efficacité de ces moyens et leur coordination avec des moyens militaires, mais aussi de tenir compte des Etats membres les plus intéressés par la gestion civile des crises -je pense ici aux pays neutres.

Avant de revenir plus en détail sur ce dispositif, je voudrais souligner le rôle que la France a joué, en particulier aux côtés de la Grande-Bretagne, pour avancer vers un consensus. Un travail interministériel intense nous a permis de constituer une force de proposition, de réaction et d'initiative tout au long de la séquence qui va s'achever à Helsinki.

Ce travail de concertation et de conviction de la France a largement contribué à maintenir le rythme lancé il y a un an à Saint-Malo et six mois à Cologne. Mais restons réalistes. Je le rappelle régulièrement depuis Saint-Malo, il faut s'attendre à une période de gestation du même ordre que celle de l'union monétaire. Bien sûr, nous espérons que la présidence française sera fructueuse mais n'imaginons pas que l'ensemble du dispositif de défense européenne soit mûri en l'espace de deux ans. Nous devons continuer à travailler à quinze, nous avons des alliés à convaincre, le mouvement n'ira sans doute pas toujours au rythme actuel.

Toutefois, ce dont je suis absolument convaincu, c'est que ce mouvement est inéluctable compte tenu des facteurs favorables que chacun a à l'esprit :

- la progression de l'oeuvre européenne à la fois sur le plan économique, social, financier et monétaire ;

- l'évolution de l'attitude britannique, qui reconnaît désormais la légitimité de l'Union européenne à se doter d'une dimension défense et sécurité ;

- l'évolution de la position allemande, on l'a vu en particulier au Kosovo, vers l'exercice de responsabilités croissantes en matière de gestion des crises ;

- notre propre évolution aussi, qui nous conduit à mettre un terme au préjugé selon lequel toute avancée de l'Europe de la défense résulterait d'une volonté de la France d'affaiblir l'OTAN à son profit. La façon dont nous avons pris nos responsabilités, politiques et militaires, au sein de l'Alliance, lors des crises dans les Balkans, notamment notre commandement de la Force d'extraction en novembre 1998, contribue évidemment à cette évolution.

Enfin, les Européens ont pris conscience, lors du conflit du Kosovo, d'un double décalage : entre la convergence croissante de leur perception politique de la gestion des crises et les moyens militaires dont ils disposent pour donner corps à cette volonté politique ; entre les moyens qu'ont su déployer nos Alliés américains, et ceux dont nous disposons pour la gestion de crises.

J'en viens maintenant au dispositif qui, je l'espère, sera lancé à Helsinki.

1) Des instances de décision

Il s'agit tout d'abord du projet d'instituer un Comité politique et de sécurité (COPS) réunissant à Bruxelles, sur une base permanente, des représentants de haut niveau ayant rang d'Ambassadeurs. Celui-ci s'appuiera, dès sa mise en place, sur un comité militaire européen et, dès que possible, sur un embryon d'état-major militaire européen. L'Union va compléter ce dispositif de préparation de décision et de gestion de situation par des moyens d'expertise, qui ont déjà été listés dans le Traité d'Amsterdam, mais que nous avons complété par un document baptisé " boîte à outils " adressé à la présidence finlandaise, après approbation par la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie.

Ce document décrit globalement ce que pourrait être l'organigramme de défense et de sécurité de l'Union européenne.

Si, comme nous l'espérons, ce projet est agréé à Helsinki, ces instances de décision devraient être mises en place sous une forme intérimaire très proche de leur forme définitive dans les trois premiers mois de l'année 2000. La présidence portugaise, qui prendra le relais le 1er janvier 2000, devrait être chargée de faire des propositions concernant les organes définitifs, en prenant en compte nos travaux.

Je voudrais ici insister sur un point : ces organes de décision devront tous, sans exception aucune, respecter dans leur composition et dans leur fonctionnement le principe de décision intergouvernemental. Chaque Etat membre doit disposer à tout moment de la faculté de s'associer ou non à une opération, et doit donc conserver le contrôle de ses forces. Nous ne cherchons pas à bâtir une " armée européenne " -d'ailleurs qui parle d'une " armée de l'OTAN ? "- mais à faire en sorte que nos pays sachent faire travailler leurs forces ensemble.

2) Des capacités militaires conjointes

Les capacités européennes actuelles ne sont pas négligeables, comme l'a montré l'audit critique établi par l'UEO. Cet audit marque la disponibilité de forces nombreuses, et dont certaines sont modernes, bien équipées et parfaitement opérationnelles. Mais on constate aussi des lacunes, des carences dans leur équipement, des insuffisances dans leur interopérabilité -leur capacité à agir ensemble- et un déficit de moyens de commandement et d'évaluation de situation.

Il est prévu que les Européens se dotent des capacités nécessaires en attachant une attention particulière à la capacité de se déployer, de durer en opérations, à l'interopérabilité, à la flexibilité et la mobilité, à la capacité de se protéger et, enfin, d'avoir un commandement et un contrôle opérationnels à tout moment.

De façon pragmatique, nous devons nous fixer à quinze d'être en mesure d'ici 2003 de déployer en soixante jours maximum, sur une durée au moins égale à un an et éventuellement hors du territoire de l'Union, une force terrestre de réaction rapide représentant l'équivalent d'un corps d'armée. Cette force doit être capable de subvenir elle-même à l'ensemble de ses besoins d'appui et de logistique, et disposer pour cela de capacités de commandement, de contrôle, de renseignement et de soutien avec, le cas échéant, des éléments aériens ou navals.

Afin de renforcer notre capacité de savoir avant de décider, nous pourrions convenir, entre Européens volontaires parmi les Quinze, de réaliser en coordination et de tenir à la disposition de l'Union européenne des moyens de veille et d'alerte, avec une composante spatiale, et éventuellement des avions de reconnaissance et des drones, dont l'exploitation pourra demeurer nationale, mais avec une mise en commun des évaluations.

Pour renforcer les capacités de commandement européennes, les Etats disposant déjà de structures de commandement interarmées adaptées pourraient les mettre à la disposition de l'Union européenne, en y accueillant des militaires des autres nations membres. La France et la Grande-Bretagne s'y sont récemment déclarées disposées.

Parallèlement, il nous faut, pour ceux d'entre nous qui sommes engagés dans les forces multinationales européennes, poursuivre la transformation et le renforcement des capacités de commandement de ces forces au niveau tactique. La France et l'Allemagne ont été moteurs de cette évolution lors du sommet de Toulouse du mois de mai dernier. Nous pouvons considérer que, dans les premiers jours de l'an 2000, la transformation du corps européen en corps de réaction rapide sera opérationnelle. Ceci a conduit la France et l'Allemagne à proposer que le corps européen prenne la relève du commandement central pour diriger la force du Kosovo au mois de mai 2000. Cette candidature est en discussion à l'heure actuelle au sein de l'Alliance. Elle bénéficie déjà d'un soutien appréciable, notamment britannique, ce qui témoigne de l'évolution de la pensée du Royaume-Uni sur ce sujet.

Enfin, quatrième objectif, il nous faudra progresser, entre Etats membres qui le souhaitent, vers la création d'un commandement de transport aérien qui permettrait, à terme, de commander et d'utiliser en commun l'ensemble des moyens militaires disponibles, et de coordonner l'utilisation éventuelle de moyens civils. Cette initiative a été incluse dans la déclaration du sommet franco-allemand.

*

Pour conclure, je tiens à formuler trois observations politiques générales, qui me paraissent essentielles.

En premier lieu, la mise en place d'une dimension de défense dans l'Union européenne représente, à nos yeux, une opportunité pour l'Alliance atlantique, qui demeure l'élément essentiel de la défense collective de l'Europe et qui a par ailleurs un rôle important à jouer dans la gestion des crises. C'est ce que nous avons exprimé dans la formule employée au sommet franco-britannique et au sommet franco-allemand : " L'Union européenne doit avoir la capacité autonome de prendre des décisions et, lorsque l'Alliance en tant que telle n'est pas engagée, de lancer et de conduire des opérations militaires dirigées par l'Union européenne. " Cela signifie que nous ne pouvons plus accepter de placer nos alliés dans la situation d'être obligés d'intervenir à nos côtés, faute de moyens européens suffisants pour accomplir nos propres objectifs politiques.

Ensuite, l'Europe de la défense que nous entendons construire à partir de ce nouveau pilier de l'Union ne sera pas une forteresse. Nous avons vocation à intégrer, à leur place, les associés et associés-partenaires de l'UEO quels qu'ils soient.

Enfin, l'Europe de la défense doit s'appuyer sur une industrie européenne compétitive. Les opérations de restructuration transnationales qui se sont réalisées au cours de la dernière année forment dès maintenant un nouveau paysage industriel de défense européen, complété tout récemment lorsque le groupe public espagnol Casa a rejoint le groupe EADS que nous venions de constituer entre Daimler-Benz et Aérospatiale-Matra. Les industriels de nos trois pays constituent ainsi le troisième groupe mondial d'aéronautique et de défense. L'Europe devient un acteur de niveau mondial dans ce domaine.

Le chemin parcouru à quinze depuis lors est immense et irréversible. Nous poursuivrons sur cette voie avec réalisme, pragmatisme et dans la transparence, vis-à-vis de nos parlements et de nos opinions publiques. Incontestablement, le paysage que nous verrons à la fin de l'année 2000 sera très différent de ce à quoi nous pouvions nous attendre voici deux ou trois ans.

M. Xavier de Villepin :

Ma première question portera sur les conditions dans lesquelles sera prise la décision lors du Conseil européen d'Helsinki. Faudra-t-il un vote à l'unanimité ou à la majorité ?

Ma deuxième interrogation concerne la mise en place future d'un corps européen de 50 à 60 000 hommes. Celui-ci sera-t-il réservé à des interventions sur le territoire européen ou pourrait-il également intervenir ailleurs, notamment en Afrique ?

Enfin, vous avez évoqué la nécessité d'améliorer l'équipement des armées. Donnera-t-on automatiquement la priorité au matériel de l'OTAN ou non ?

M. Alain Richard :

Le souhait des Etats membres est que la déclaration de la présidence finlandaise soit acceptée à l'unanimité, par consensus entre les différents partenaires quel que soit leur degré d'engagement en matière de défense européenne. Il n'est finalement pas indispensable que tous les pays s'investissent de la même manière, nous l'avons vu durant la crise du Kosovo où la situation originale de la Grèce n'a pas fragilisé la position de l'Alliance. La décision finale d'Helsinki est encore délicate et restera incertaine jusqu'à la dernière minute, mais les signes sont encourageants et les contacts préalables ont été heureusement noués.

Pour ce qui est de l'action du corps européen, il est exact que sa vocation première sera d'intervenir, sous la direction de l'Union, dans l'espace européen -non délimité sur une carte, d'ailleurs- mais nous ne nous interdisons pas d'imaginer qu'il soit mis au service d'opérations du maintien de la paix, sous mandat international, en dehors de ce territoire, dès lors que l'Union le souhaitera. On a vu ainsi, récemment, la détermination de certains pays européens pour soutenir des opérations de l'ONU au Timor. L'état d'esprit européen, c'est de faire de cette capacité d'action conjointe européenne un instrument au service de la crédibilité de l'ONU.

Ceci suppose une réelle interopérabilité pour que les équipements techniques permettent la coopération des hommes et des matériels. Mais cela ne signifie pas forcément qu'il faille privilégier les matériels réalisés dans les pays de l'Alliance, même si, nous le savons, cette dernière représente une grande partie de la capacité d'achat mondiale. Aujourd'hui, les Etats-Unis constituent une capacité d'achat très supérieure à celle de l'Union, ce qui implique que la capacité compétitive des producteurs américains restera un sujet de préoccupation pour nous. C'est la raison pour laquelle nous avons suscité le regroupement des producteurs européens.

M. Maurice Blin :

Cette idée d'une défense européenne est une voie radicalement nouvelle, presque révolutionnaire, pour l'Europe après les déboires d'il y a trente ans. Même si nous n'allons pas vers la création d'une armée européenne -ce qui est sage-, nous allons vers la constitution d'une force commune. Nous avons observé l'attitude surprenante de la Grande-Bretagne, qui n'est pas hostile à l'existence d'une force d'intervention rapide organisée autour de ce qui est actuellement le corps européen. Faut-il voir dans la situation actuelle un cheminement vers une Europe militairement très différenciée, rassemblant des niveaux d'intervention très variables selon les Etats membres ? Est-ce bien cette démarche vers laquelle nous nous orientons ?

Par ailleurs, j'ai noté que vous n'aviez pas évoqué le devenir de ce " M. PESC " qui a pour mission de réfléchir et de préparer les décisions de l'Union en matière de politique étrangère et de sécurité. A-t-il une part dans ce comité politique et de sécurité dont vous avez parlé ?

De plus, je suis inquiet -comme vous-même- de voir que, si deux des partenaires essentiels continuent d'alimenter décemment leur budget militaire, l'Allemagne semble plus réservée sur les problèmes de défense. Les discours sont forts, mais les moyens restent manifestement faibles en Espagne, en Italie ou en Allemagne. Cet état de fait n'enlève-t-il pas beaucoup de sa portée au dispositif prévu ?

Enfin, l'OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement) est-il une innovation majeure ? A mon sens, oui, mais cet organisme va-t-il entrer dans les faits et permettre que l'on se dote d'une agence d'armement qui évitera les surcoûts et les redondances ? Je le souhaite mais j'observe, ici ou là, quelques résistances.

M. Alain Richard :

A l'évidence, le mécanisme choisi sera celui de l'apport volontaire des forces. Il faudra le voir en dynamique, au fur et à mesure que les Etats membres -et leurs opinions publiques- prendront l'habitude de travailler ensemble et de coopérer pour surmonter les situations de crises et de violence européennes. C'est une expérience qui a déjà été poussée assez loin avec les forces multinationales auxquelles nous avons participé. Je pense à l'Eurocorps et à l'Eurofor, avec les trois autres pays du sud de l'Europe, ainsi qu'à l'Euromarfor qui est son équivalent en matière de forces navales. Ce concept va permettre de joindre des forces qui auront été choisies facultativement.

Pour ce qui est de M. PESC, on a réalisé que les dispositions du traité d'Amsterdam suivant lesquelles les Etats, s'exprimant par le Conseil européen, pourraient décider de s'engager dans cette voie le jour venu, étaient restées très virtuelles. La défense ne fonctionne pas comme les affaires étrangères, pour lesquelles la prééminence restera au Conseil Affaires générales. Il faut d'ailleurs réfléchir aux méthodes de travail de cet organe car il a deux missions distinctes : d'abord, sa fonction de coordination et d'arbitrage des mesures prises au sein des autres conseils, ensuite sa fonction de conseil en matière de politique étrangère. Dans le domaine " politique étrangère ", le COPS aura peu à faire : il n'aura qu'une fonction de préparation des décisions. Mais, en matière de défense, il disposera de plus d'autonomie, d'autant plus qu'il n'existe pas de conseil " défense ". Il serait positif que, à terme, le COPS détienne une sorte de délégation du Conseil de l'Union pour prendre les décisions. M. PESC est chargé de transmettre aux partenaires extérieurs les orientations arrêtées ensemble par les ministres des Affaires étrangères et il a également un rôle d'impulsion et de proposition du COPS. La question est encore ouverte de savoir s'il assurera la présidence de cet organisme. Ce qui milite dans ce sens, c'est qu'il dispose de la permanence et de la responsabilité, éléments précieux pour le règlement des crises. Mais si l'on conclut à l'idée d'une présidence unique et permanente de M. PESC, les " petits Etats " pourraient le vivre comme un précédent fâcheux. La formule qui recueille le meilleur accueil de notre part est celle d'une présidence conjointe.

Pour ce qui concerne les disparités budgétaires entre les Etats membres, elle est exacte. Vu les pesanteurs politiques qui existent dans la plupart de nos démocraties, le moment n'est pas venu de mettre en place un mécanisme de critères de convergence sur les budgets " défense ". L'élément déterminant, à nos yeux, c'est celui du niveau d'équipement. Il faut que nous allions vers un dispositif qui soit plus progressif pour observer les évolutions budgétaires et pour tendre à ce qu'il n'y ait pas trop d'interruption dans les alimentations des budgets, comme c'est actuellement le cas pour l'Allemagne.

Il nous faut nous mettre au travail pour développer un argumentaire politique, justifiant l'utilité d'un bon dispositif militaire, et avoir conscience des risques de complexité découlant des différentes situations des partenaires. Regardons la manière dont les choses se sont passées dans d'autres domaines : la composante d'impulsion, de volonté, d'incitation de l'Union européenne est décuplée par rapport à celle que nous connaissions voici trente ans. L'Allemagne souhaite être un vrai partenaire ; n'attachons pas d'importance excessive à la faiblesse de ses capacités.

Il faut également veiller à dépenser mieux, et nous avons déjà progressé sur ce point en établissant des programmes communs. L'OCCAR devrait être un outil de validation, d'identification des problèmes. Le cas d'une mauvaise coordination entre les partenaires s'est présenté l'année dernière pour le véhicule d'infanterie blindé. On conçoit mal pourquoi l'OCCAR engagerait sa responsabilité sur des programmes approximatifs.

M. Lucien Lanier :

Je soutiens cette approche pragmatique qui a des chances d'être convaincante. Toutefois, je m'interroge sur le pouvoir réel du COPS en cas de crise, pour prendre les décisions rapidement. Pour convaincre les partenaires, ne doit-on pas craindre qu'une présidence tournante constitue un frein à cette action rapide ? Par ailleurs, j'aimerais revenir sur l'UEO qui instaure un mécanisme de défense collective. Si l'on supprime cette organisation, qu'adviendra-t-il de ce mécanisme commun ? Entrera-t-il dans le nouveau dispositif ?

M. James Bordas :

Dans le même ordre d'idée, quelle sera la place de l'UEO dans la réalisation de l'Europe de la défense ? Y aura-t-il un contrôle du Parlement européen sur les décisions qui seront prises en la matière ?

M. Robert Del Picchia :

Lorsque vous évoquez les engagements budgétaires, je suis de votre avis qu'il convient d'aller lentement. Mais il existe des pays qui ne participent pas et qui sont pourtant exposés à des risques de déstabilisation : il s'agit des Etats neutres et notamment de l'Autriche. Qu'en penseront les opinions publiques ? Peut-on affirmer que les pays neutres sont réellement engagés dans le processus ? Enfin, l'Europe de la défense constituera-t-elle un critère d'adhésion pour les pays d'Europe centrale et orientale candidats ?

M. Yann Gaillard :

J'aimerais soulever deux problèmes qui s'apparentent, et je vous prie de m'en excuser, à des " questions de café du commerce ". Je suis très intrigué par l'apparente convergence des positions entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Comment peut-on expliquer le revirement britannique sur cette question ? Par ailleurs, quelle est la réaction américaine à cette volonté européenne ? Quelles précautions a-t-on prises vis-à-vis d'eux, concernant notamment la personnalisation de l'Europe qui émergera de cette décision ?

M. Louis Le Pensec :

Je souhaiterais revenir sur l'aspect institutionnel. Le Conseil d'Helsinki va définir les futurs contours de l'Europe de la défense. Certains Etats membres veulent que l'on procède d'abord à une modification des traités. La France a-t-elle une certaine appréhension sur le retard qui pourrait en résulter lors de la prochaine CIG ?

M. Alain Richard :

Le caractère tournant de la présidence constitue certainement un élément de faiblesse pour le pouvoir réel de décision qu'aura le COPS. Toutefois, le fait qu'il existe un comité permanent où les Etats membres s'habitueront à travailler ensemble et à dépasser leurs divergences devrait créer un sentiment " d'affectio societatis " et une capacité à surmonter les difficultés, quelle que soit la nationalité de la présidence en titre. C'est aussi pourquoi le Haut représentant doit guider, encadrer, interpeller le comité. La mise à l'épreuve aura lieu lors de la survenance d'une crise grave. C'est exactement ce qui s'est produit pour l'OTAN durant la guerre du Kosovo.

Pour l'UEO, j'observe qu'elle est fortement emboîtée dans l'OTAN mais, pour des raisons de principe, les dix pays concernés souhaitent que la disposition relative à l'aide collective perdure. Parmi les formules évoquées, on pense au maintien de cette disposition sous forme de traité autonome ou comme protocole au traité d'Amsterdam. Je suis désireux de conserver le rôle stimulant, de proposition, de l'Assemblée parlementaire de l'UEO. C'est la seule assemblée qui dispose de cette mission dans ses attributions et c'est le seul exemple d'association au pouvoir de décision que nous ayons.

Pour ce qui est du contrôle du Parlement européen, cet aspect des choses a constitué l'un des " points durs " de la négociation d'Amsterdam : il est clair que le volet PESC n'est pas soumis au pouvoir de décision du Parlement européen. Certes, le dialogue politique aura lieu au Parlement européen, mais celui-ci ne sera pas associé à la prise de décision.

A M. Del Picchia, je répondrai que certains pays sont effectivement moins vaillants et que d'autres Etats neutres -la Suède notamment- sont plus crédibles sur le plan militaire. L'Autriche est dans un cas particulier, c'est l'un des sujets de tension très fort entre le parti populiste et le parti social démocrate. Cette spécificité politique conduira sans doute l'Autriche à faire preuve d'une certaine discrétion sur ce terrain à Helsinki. Nous pouvons nous attendre à des débats au sein de l'Union : ceux qui seront à la traîne et qui profiteront des efforts des autres seront de plus en plus interpellés. L'émulation et la discussion aboutiront plutôt, à mon sens, à un alignement vers le haut. A coup sûr, le domaine de la défense conditionnera l'adhésion de nouveaux membres, même si ce sera difficile en pratique. Le risque d'un élargissement-facteur de confusion existe ici aussi, comme dans d'autres domaines.

Ceci renvoie au problème de l'attitude américaine. Si les Etats-Unis voulaient s'opposer à la défense européenne, ils pourraient le faire. Or, ils ne le font pas. Depuis un an, et compte tenu de l'attitude britannique, si les Etats-Unis y avaient vu un enjeu stratégique déterminant pour eux, ils y auraient mis le holà. Les Etats-Unis considèrent plutôt que l'Europe assumait mal sa part des efforts communs et qu'elle rectifie aujourd'hui cette situation. Au sein de l'Alliance, il y a déjà eu des débats acceptant l'idée que l'Europe dispose de sa propre défense. La différence, c'est l'Union elle-même, qui est autre chose que l'addition des pays engagés dans l'Alliance. Il s'agit là, à l'évidence, du point le plus délicat à faire admettre mais, pour l'instant, la tendance est au pragmatisme. Quant aux pays candidats à l'Union, ils sortent d'au moins quarante années de souveraineté limitée. Ils sont, par nature, favorables à l'Alliance, ce que l'on peut comprendre après une si longue pratique du pacte de Varsovie. On ne doit donc pas attendre de leur part une incitation à l'Europe de la défense, d'autant qu'il n'est pas encore évident d'imaginer leur participation à des armées communes. Mais, comme dans d'autres domaines, la situation évoluera. Du fait de l'étalement des adhésions dans le temps, ce point deviendra peu à peu de l'acquis communautaire.

A M. Gaillard qui s'interrogeait sur l'attitude britannique, je répondrai que je suis sans doute naïf, mais que je crois qu'il arrive que l'on fasse des progrès en politique. La société britannique a dressé le bilan de son approche de l'Europe depuis trente ans et elle s'est constatée moins performante que la France ou l'Allemagne. Elle a donc souhaité infléchir sa position. Le New Labour ayant conduit sa campagne sur une nouvelle lecture de la politique européenne, il l'a mise ensuite en oeuvre. De surcroît, en gérant cette évolution avec habileté, la Grande-Bretagne parvient à préserver son amitié atlantiste parallèlement à son engagement européen. Durant l'année à venir, nous allons avoir comme difficulté supplémentaire la campagne présidentielle américaine et son affichage de leadership mondial. Mais la présence de la Grande-Bretagne à nos côtés constitue " un vaccin " contre la méfiance américaine.

A M. Le Pensec, je dirai qu'il convient d'être pragmatique en matière de modification des traités et de faire preuve de méfiance à l'égard de la réouverture de négociations. Le traité d'Amsterdam nous donne déjà une bonne marge d'action. Quant à savoir s'il faut y inscrire des dispositions particulières au COPS, je crois que si le comité intérimaire montre la bonne volonté de tous les participants, il conviendra de retoucher les textes, mais au moment adéquat. Tout ce dispositif n'a de sens que s'il résiste à la première crise qui se présentera. Même si le COPS ne figure pas encore dans le traité, il prendra les décisions utiles et personne ne s'en plaindra.

M. Hubert Haenel :

A l'issue de ce débat instructif et approfondi, laissez-moi vous dire, Monsieur le Ministre, notre gratitude pour l'intérêt des informations que vous nous avez délivrées.