Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

5 avril 2000


Institutions communautaires

Audition de M. Jacques Delors,
ancien Président de la Commission européenne

Compte rendu sommaire

M. Xavier de Villepin :

Beaucoup de questions se posent aujourd'hui : la réforme des institutions, l'élargissement à l'Est -et donc les frontières ultimes de l'Europe-, la construction de l'Europe de la sécurité et de la défense, qui apparaît d'ailleurs plus convaincante sur le plan des principes que sur celui des budgets militaires. Nous sommes heureux de vous entendre à un moment où l'Europe a besoin de davantage de morale, de direction.

M. Jacques Delors :

J'espère qu'on me pardonnera d'être parfois simplificateur, voire provocateur. Avant d'aborder les questions que vous avez évoquées, je souhaiterais faire quelques brèves remarques sur l'état de l'Union.

Trois facteurs incitent à l'optimisme.

Le lancement d'une politique de défense
est le premier, d'autant qu'il s'agit d'une initiative franco-britannique, ce qui prouve que le Gouvernement anglais veut effectivement être, comme il l'assure, " au coeur de l'Europe ". Cette initiative a été positionnée de manière à contourner les questions qui divisent, comme le rapport à l'OTAN. L'objectif est de disposer d'une force de projection pouvant être employée, dans des conditions à déterminer, à des tâches de maintien ou de rétablissement de la paix, ou de soutien (on doit rappeler également l'importance de l'Union européenne en matière d'aide humanitaire et technique).

Ensuite, le Conseil européen de Lisbonne a marqué une prise de conscience au sujet des Balkans. L'action européenne et internationale dans cette zone passe par une multitude d'institutions, entre lesquelles il est plus que temps d'éviter les doubles emplois. Il faut savoir ce que l'on veut : si c'est la paix, il faut plutôt s'inspirer du modèle de la CECA que de multiplier les structures.

Enfin, la résolution économique et sociale adoptée à Lisbonne va dans la bonne direction, même si, à certains égards, elle est un prolongement tardif du " Livre blanc " de 1993 qui, déjà, mettait l'accent sur le retard européen dans les technologies de l'information. Il est intéressant de voir que, dans le domaine économique et social, on est à la recherche de nouvelles méthodes de gouvernance : la directive ne convient pas, la simple concertation ne suffit pas.

Mais je dois aussi mentionner trois craintes.

La première concerne le fonctionnement des institutions. Il reste opaque : même un citoyen bien éduqué ne peut suivre le long cheminement d'un texte dans les méandres du processus de décision. Surtout, le " triangle institutionnel " ne fonctionne plus de manière satisfaisante. Le Conseil " Affaires générales " (CAG) ne joue plus son rôle d'arbitrage et de préparation des réunions du Conseil européen, qui tendent à ressembler à celles du G8. A cet égard, la réforme du CAG lancée à Helsinki est une fausse réforme, une réforme de fonctionnaires. Pour résoudre ce problème, il conviendrait que le CAG soit désormais composé de vice-premiers ministres détenant une réelle autorité -je reprends cette formule qu'il faudrait sans doute nuancer- afin d'imposer une réduction du nombre des textes. Quelque 104 projets de directives doivent être soumis au Parlement européen cette année ; c'est beaucoup trop et cela montre que la subsidiarité n'est pas respectée. Quant à l'Assemblée de Strasbourg, elle cherche son style après son coup d'éclat contre la précédente Commission. Au Conseil, le vote à la majorité recule : en l'absence d'un " leadership ", comme aucun pays ne veut être mis en minorité, on diffère le moment du vote et, par là même, la prise de décision. Mais peut-être va-t-on vers un néo-fonctionnalisme de fait, puisque le Conseil européen s'est promu lui-même, en quelque sorte, au rang de gouvernement économique et social de l'Union. Il est difficile de ne pas y voir une atteinte à la " méthode communautaire " : en faisant cette remarque, je n'entends pas affirmer que celle-ci devrait être exclusive. Je reste partisan d'un compromis entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale, à condition qu'il y ait une capacité de décider et de faire appliquer les décisions.

Ma seconde crainte concerne l'Union économique et monétaire (UEM). Au sein de l'UEM, il n'y a pas d'équilibre entre un pôle économique et un pôle politique, à la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis. L'euro 11 ne peut en effet prendre aucune décision. Ce déséquilibre n'est pas conforme à l'esprit du traité. Sommes-nous dans une zone de compétition, ou de dumping ? Je crois, pour ma part, nécessaire un équilibre entre compétition et coopération, ce qui suppose une pesée du politique. On doit mentionner aussi le problème du contrôle prudentiel. Les phénomènes de concentration et les mouvements financiers de grande ampleur se développent et comportent des risques de faillite : or, les autorités prudentielles restent nationales. Par ailleurs, le problème de la représentation de la " zone euro " à l'extérieur n'est pas réglé.

Enfin, une troisième crainte porte sur l'équilibre entre Est et Sud. Lors du Conseil européen d'Essen, le choix était bien de ne pas sacrifier le Sud à l'Est, et plusieurs Etats membres -les pays méditerranéens, la Grande-Bretagne, la France- allaient en ce sens. Où en est-on aujourd'hui ? Je veux croire à la portée du " sommet " euro-africain, mais la politique méditerranéenne de la Communauté ne paraît pas à la hauteur des enjeux.

J'ai évoqué certains éléments du contexte. Quelles sont, aujourd'hui, les priorités de l'Union ? La tâche principale est de réunifier l'Europe, et je répète à ce propos que la question des contours de l'Union me paraît un peu vaine. Dès 1992, la Commission avait souligné qu'il fallait mettre préalablement les institutions en ordre : cette approche a été écartée au profit d'une fuite en avant. Quoi qu'il en soit, l'affectio societatis me paraît plus importante que la géographie.

L'élargissement pose le problème du nombre. Un " tour de table " à vingt-sept paraît impensable : déjà, à quinze, les ministres n'écoutent plus leurs collègues. De nouvelles méthodes sont indispensables.

L'état des économies des pays candidats doit être plus sérieusement pris en compte. Le PIB par habitant représente, selon les pays, de 20 à 50 % de la moyenne communautaire, un seul atteignant ce dernier chiffre. Que vont devenir les politiques communes ? Les moyens dégagés pour l'" agenda 2000 " ne suffiront pas à les maintenir.

Par ailleurs, l'hétérogénéité des sociétés est un véritable défi pour le modèle social européen ; les inquiétudes politiques propres aux pays d'Europe centrale doivent également être écoutées. Bref, on présente comme une autoroute ce qui est un chemin semé d'embûches.

Une véritable explication s'impose. Nous vivons sur le mythe de l'élargissement unifiant. Déjà, lors du dernier élargissement, certains des nouveaux Etats membres ne manifestaient guère d'intérêt pour la dimension politique de la construction européenne. Croire que l'on va rester sans difficulté dans l'esprit des fondateurs me paraît naïf. Nous sommes donc devant des choix, et c'est le sens de ma proposition de " fédération d'Etats-Nations ". Pourquoi ces mots ? Dans l'entre-deux guerres, les mouvements pour l'Europe ont eu tendance à voir dans la nation un facteur de guerre, qu'il fallait s'employer à dépasser. Ce n'est pas mon avis. La nation reste un cadre d'appartenance dont la mondialisation préserve toute la nécessité. En même temps, il faut fixer dans le traité les compétences de chacun ; or seule l'approche fédérale permet de définir qui fait quoi : compétences exclusives de l'Union, compétences exclusives des Etats, et compétences partagées qu'il faudrait réduire autant que possible ; c'est en ce sens que je défends le fédéralisme, que je ne conçois pas de manière idéologique.

J'en viens à la Conférence intergouvernementale (CIG). Les gouvernements, me semble-t-il, sont convaincus qu'avant la fin du processus d'élargissement, il y aura une autre CIG. Dès lors plus personne ne songe à tout trancher lors de celle-ci.

Sur les trois questions d'Amsterdam, je suis proche des positions exprimées par M. Haenel dans son article du Figaro. Mais, en dernière analyse, on ne pourra séparer ces questions d'une question plus fondamentale : que voulons-nous faire ensemble ?

Sur les coopérations renforcées, le dispositif actuel ne peut fonctionner. De toute manière, peut-on voir dans cette formule un remède à nos difficultés ? Il faut huit pays pour lancer une coopération renforcée. Va-t-on voir un groupe de huit en lancer une dans le domaine fiscal, un autre groupe dans celui de l'environnement, un autre encore en matière sociale ? Où serait l'Europe dans ce libre-service et qui pourrait la gérer ?

Sur l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux, je constate que l'exercice se passe bien. L'association des parlements nationaux est positive. Il y a là un enseignement à tirer. Mais le statut de la Charte reste en suspens. Sera-t-elle obligatoire ? Comment vont s'articuler les jugements de la Cour de Luxembourg et de la Cour de Strasbourg ? Nous devons bien voir qu'intégrer la Charte dans le traité, si elle contient comme prévu des droits sociaux, entraînera un nouveau transfert de compétences, contre mon avis, car je crois que les questions sociales doivent rester essentiellement de compétence nationale. Quant à voir dans cette démarche la première étape d'une Constitution, c'est peut-être aller vite en besogne. Au risque de paraître vieux jeu, je continue à penser que c'est le traité qui est le mode approprié aux relations entre des Etats souverains.

Dans mon article du Monde, j'ai souhaité une approche géopolitique de la question de l'élargissement. La mondialisation appelle un effort de régulation. Une grande Europe à trente ou trente-deux peut en être le laboratoire. Elle peut constituer un grand espace économique avec des règles, un exemple pour le niveau mondial. Ce point de vue, on peut le constater, n'est nullement hostile à l'élargissement. Mais que devient alors le projet d'une Europe politique ? C'est pourquoi je plaide pour une avant-garde, mais je souligne qu'il s'agit d'une avant-garde ouverte, n'excluant personne qui aurait la volonté et la capacité d'en remplir les devoirs. On me dit qu'il est trop tard : ce n'est pas le cas. Est-il jamais trop tard pour bien faire ? On me dit aussi qu'on ne discerne pas de mouvement en ce sens au sein des Etats : mais n'est-il pas temps que les pays fondateurs lancent un tel mouvement ? On m'objecte aussi que cette formule serait trop compliquée. L'idée de faire " un traité dans le traité " effraie certains. Soit : on peut envisager quelque chose de plus souple. Rappelons-le, le traité de Rome contenait une " clause Benelux " car le rapprochement entre les trois pays concernés allait à ce moment-là plus loin sur certains points que le traité de Rome.

En tout état de cause, je voudrais souligner à nouveau à quel point il serait préoccupant de laisser s'installer un découplage entre le Conseil européen et le triangle institutionnel. Les rapprocher doit être une priorité.

M. Hubert Haenel :

Ma première question concerne le Parlement européen. La démission de la Commission Santer semble avoir exalté l'Assemblée européenne et l'on peut se demander si, aujourd'hui, n'existe pas la tentation de recommencer. Je donnerai comme exemple le différend sur la décharge relative à l'exécution du budget de 1998. Les arguments évoqués par le Parlement européen à l'encontre de la Commission sont d'une nature telle que l'on a l'impression qu'il cherche les occasions d'un conflit pour montrer sa force. Ayant à se prononcer sur la décharge du budget 1998, il évoque en effet de nombreuses affaires remontant à cinq ans au moins et n'ayant guère de rapport avec la gestion 1998. C'est pourquoi j'aimerais connaître votre sentiment sur l'accord-cadre qui est actuellement en négociation entre le Parlement européen et la Commission. Je rappelle que cet accord-cadre a pour objet de formaliser les engagements que Romano Prodi a pris, au nom de la Commission, et vis-à-vis du Parlement européen, lors de son investiture. Ne pensez-vous pas que l'on risque d'aboutir à un déséquilibre des pouvoirs au sein du triangle communautaire ? Ne risque-t-on pas de se diriger, à la limite, vers un régime d'assemblée et vers une Commission assujettie au Parlement européen ?

Ma deuxième question concerne, en quelque sorte, le pouvoir exécutif dans l'Union. A Lisbonne, le Conseil européen a décidé de prendre en main la responsabilité de déterminer les priorités de la politique économique et sociale de l'Union. Et il a décidé de tenir une session chaque année à cet effet. Le Conseil européen se donne un peu ainsi le rôle d'un " gouvernement économique et social " de l'Union. Selon vous, est-ce qu'il est bon et heureux, dans la structure institutionnelle de l'Union, que le Conseil européen remplisse cette fonction ou bien est-il simplement amené à le faire parce que la Commission d'une part, le Conseil des ministres d'autre part, ne fonctionnent plus avec assez d'autorité et d'efficacité ni l'un ni l'autre pour le faire eux-mêmes ?

Enfin, ma troisième question concerne la constitution d'une avant-garde d'Etats membres désireux d'aller plus loin. Vous avez évoqué à nouveau l'idée de créer, en marge des traités actuels, un nouveau traité afin de constituer une " fédération d'Etats-nations " plus exigeante que l'Union européenne. C'est une idée séduisante car on voit mal aujourd'hui, à la veille d'élargissements qui vont se succéder durant au moins une décennie, comment cette " Europe puissance " que nous appelons de nos voeux pourra prospérer à l'intérieur du traité actuel. Mais sera-t-il sera possible de conclure ce traité plus exigeant sans provoquer des difficultés au sein de l'Union ?

M. Serge Vinçon :

Que pensez-vous des premiers pas de " M. PESC " ? Parvient-il à se faire entendre ?

Par ailleurs, dans le domaine de la défense, on voit des entreprises se regrouper, mais lancer de grands programmes en commun semble toujours très difficile. Peut-on espérer une évolution ?

M. Robert Del Picchia :

Au risque de paraître terre à terre, je voudrais évoquer l'Europe des citoyens. Ceux-ci comprennent mal certaines choses : les cartes de séjour subsistent, de même que les permis de conduire et les cartes de sécurité sociale valables nationalement ; pour les transactions en euro, les commissions des banques sont plus élevées que pour les monnaies nationales ; les crédits accordés aux pays de l'Etat semblent bénéficier surtout à des sociétés implantées en Europe occidentale.

On a évoqué le fondement moral de la construction européenne : que pensez-vous de l'attitude de la Commission vis-à-vis de l'Autriche ? Ne faudrait-il pas créer un observatoire politique européen, composé par exemple des présidents des juridictions constitutionnelles, qui aurait une fonction de surveillance et d'alerte ?

M. Christian de La Malène :

Nous voici donc à nouveau devant le fameux dilemme élargissement-approfondissement. Chacun convient qu'avant d'élargir, il faut améliorer les institutions. Or, quel est le contenu envisagé pour cette amélioration ? Ce sont, schématiquement, les trois priorités d'Amsterdam, à quoi l'on ajoute un assouplissement du régime des coopérations renforcées. Voilà l'ambition assignée à la CIG. Or les CIG, en général, vont moins loin qu'il n'est prévu au départ. Mais peut-on sérieusement affirmer qu'une CIG traitant ces quatre points et limitant quelque peu ses ambitions en cours de route suffira à ce que l'Union soit prête à l'élargir ? J'observe qu'un succès de la CIG sur les points qu'elle doit traiter ne réglerait pas les problèmes de fonctionnement des institutions que vous avez mentionnés. En un mot, la CIG n'aura pas véritablement réglé les difficultés, et cependant, lorsqu'elle aura abouti, on déclarera que la voie est libre pour l'élargissement. N'est-ce pas trompeur ?

M. Guy Penne :

Je constate une tendance au désenchantement. Le côté bénéfique des directives n'est jamais mis en avant, seulement les difficultés : par exemple, les controverses sur la chasse prennent une importance extravagante, et l'on nous explique que c'est l'Europe qui en est responsable. On voit par ailleurs se profiler la menace d'une dérégulation de plus en plus large. Il me semble que l'on est très loin de l'esprit de départ de la construction européenne. Finalement, la prépondérance américaine s'en trouve confortée. Les Polonais étaient enthousiastes, il y a deux ans, à l'idée d'adhérer à l'Union ; depuis lors, ils ont adhéré à l'OTAN et leur engagement européen s'est attiédi. L'attitude de la Grande-Bretagne me paraît d'autant plus inquiétante : elle n'est qu'à moitié dans l'Europe et, en même temps, elle a suscité un axe anglo-espagnol qui semble aujourd'hui plus influent que l'axe franco-allemand.

M. Michel Caldaguès :

N'avez-vous pas évolué sur la question des rapports entre approfondissement et élargissement ? Vous avez rappelé votre position antérieure sur la nécessité de mettre de l'ordre dans les institutions avant d'élargir. Mais aujourd'hui, vous avez évoqué l'idée d'un " élargissement unifiant " sur le mode de l'ironie sceptique. Vous auriez fait le même sort, j'imagine, à l'idée d'une " unification élargissante ". Ne doit-on pas convenir, finalement, qu'en France on accorde trop d'importance aux questions institutionnelles ? Ne devrait-on pas être plus pragmatique ? L'élargissement va changer l'Europe. Est-ce qu'il n'est pas très artificiel de séparer, comme des moments successifs, l'évolution institutionnelle et l'élargissement ? Faut-il un ordre du cortège ?

M. Louis Le Pensec :

Le dialogue euro-méditerranéen me paraît mal parti. Le processus de Barcelone est encalminé. La semaine dernière, la Commission a procédé à des coupes claires dans le programme MEDA. Peut-on croire à un sursaut européen dans ce domaine ?

Mme Marie-Madeleine Dieulangard :

Je reviens sur la Charte des droits fondamentaux. Un travail important est fait, mais il est freiné par l'incertitude sur le statut futur de la Charte. Sera-t-elle ou non contraignante ? Comment le contrôle juridictionnel sera-t-il organisé ? Vous avez eu raison de souligner ces incertitudes. En revanche, je n'ai pas bien compris votre position sur les droits économiques et sociaux. Faut-il vraiment ne pas traiter ces sujets à l'échelon européen ? Ne faut-il pas au contraire tirer vers le haut l'Europe sociale ? De plus, nous voulons faire un texte exprimant l'identité européenne : les droits sociaux n'en sont-ils pas partie prenante ?

M. Pierre Mauroy :

On ne peut tourner le dos à l'élargissement, ce serait tourner le dos à la réalité et à l'histoire, et l'absence d'élargissement aurait des conséquences très graves. La volonté de prendre la mesure des difficultés ne doit pas conduire à une vision trop pessimiste. Par exemple, on peut trouver que " M. PESC " doit affirmer davantage son rôle, mais son existence même est déjà un progrès considérable.

Ce qui m'impressionne particulièrement dans la vie économique européenne, c'est la rapidité des changements, notamment dans le contrôle des entreprises. Tout va très vite. C'est pourquoi un cadre fort me paraît indispensable. Nous avons besoin d'un vrai gouvernement au niveau européen : pas un Etat fédéral, mais une structure s'appuyant sur les Etats et la Commission. Par ailleurs, une réforme à laquelle j'attache une grande importance politique serait le renforcement du lien des parlementaires européens avec les territoires.

M. Lucien Lanier :

Si aujourd'hui nous avons des difficultés, n'est-ce pas parce qu'on a trop longtemps repoussé la discussion des problèmes ? Prenons l'exemple du rôle du Parlement européen : on n'a jamais vraiment défini ce qu'il devait être, et c'est pourquoi il dérive vers un rôle plus politicien que politique. Je m'inquiète par ailleurs d'une certaine fragilisation de la situation de la France. L'influence britannique augmente, et l'axe franco-allemand sur lequel ont reposé toutes les avancées de l'Europe semble s'affaiblir, l'Allemagne paraissant tentée de rééquilibrer sa politique vers sa zone traditionnelle d'influence en Europe centrale et orientale.

M. Xavier de Villepin :

Deux brèves questions. La première concerne le rôle des parlement nationaux. Comment voyez-vous leurs rapports avec le Parlement européen, sachant que la COSAC ne paraît pas constituer une instance de concertation suffisante ?

La seconde concerne les Balkans. Je suis réticent à considérer que la seule solution des problèmes de cette zone est leur intégration à l'Europe communautaire. L'Europe a un acquis important : on ne peut y entrer sans appartenir véritablement à la famille des démocraties.

M. Jacques Delors :

Je vais tâcher de répondre à ces questions dans l'ordre où elles m'ont été posées.

Il est vrai que le Parlement européen est à la recherche de son style. Dans le passé, il a agi comme autrefois les parlements nationaux lors du passage de la monarchie à la démocratie, en arrachant des lambeaux de pouvoir à partir de ses pouvoirs budgétaires. Aujourd'hui, il cherche à augmenter son pouvoir de contrôle sur la Commission qui n'est, rappelons-le, qu'un des deux exécutifs de l'Union. La Commission Prodi est partie avec un handicap ; elle a dû faire des concessions. Mais on ne pourra aller indéfiniment dans ce sens.

Il faut noter que le Parlement européen connaît une évolution interne : les relations entre les deux principaux groupes ne sont plus ce qu'elles étaient et le groupe du Parti populaire européen est aujourd'hui plus hétérogène ; on a perdu la tranquillité qu'assurait le condominium des deux grands groupes et l'on assiste à une certaine surenchère.

Je crois que l'idée d'une sanction individuelle des commissaires par le Parlement doit absolument être refusée : ce serait la fin de la collégialité de la Commission. La question du droit de dissolution du Parlement européen est posée : si l'on allait dans ce sens, ce droit devrait être attribué au Conseil sur proposition de la Commission. Cela constituerait un rééquilibrage.

Vous avez mis l'accent sur certaines tendances de la commission de contrôle budgétaire. Je crois qu'il y a aujourd'hui une prise de conscience à ce sujet. Cette commission ne doit pas, à elle seule, incarner le style du Parlement européen. D'une manière générale, l'" accord-cadre " envisagé entre le Parlement et la Commission ne doit pas aller trop loin. Par exemple, pourquoi la Commission devrait-elle consulter le Parlement avant de prendre une initiative, et pas le Conseil ? Elle doit être au service du Conseil, même si elle a ses propres pouvoirs et ses propres devoirs.

La Commission doit être avant tout collégiale, et les problèmes doivent être discutés entre commissaires et non entre fonctionnaires : l'expérience montre que, lorsque la Commission a en son sein une explication franche, elle est ensuite plus unie. Elle doit être utile aux gouvernements : s'ils ne parviennent pas à s'entendre et que la Commission, elle, arrive à dégager un terrain d'entente, alors elle reprend naturellement son rôle de locomotive de l'Europe.

Le glissement institutionnel que traduit le nouveau rôle du Conseil européen a été évoqué. Ce que je crains surtout, c'est que le Conseil européen devienne une sorte de G8 : s'il se coupe du triangle institutionnel, qui doit assurer la préparation et le suivi de ses travaux, il évoluera vers l'incantatoire.

J'en viens à " l'avant-garde ouverte " que j'ai préconisée. Je n'entends pas lui assigner des objectifs illusoires. J'était opposé à la partie politique du traité de Maastricht, parce qu'on ne pouvait pas tenir les engagements que l'on semblait prendre. Je me méfie des effets d'annonce.

Je n'ai jamais été favorable à la création de " M. PESC ". Lorsque le Président français se rend en Chine, il a tous les moyens de la diplomatie. Pour l'Union, vont intervenir le Président en exercice, M. PESC, le commissaire compétent, peut-être le Président de la BCE... Si la fascination française pour les constructions institutionnelles avait été moindre, on aurait plutôt chargé deux vice-présidents de la Commission, l'un des Affaires étrangères, l'autre de l'Union économique et monétaire, d'accompagner le Président en exercice du Conseil.

Cela étant, M. Javier Solana, qui est un homme d'expérience, est en train de définir son rôle et le fait bien. Il lui manque un véritable instrument d'analyse à sa disposition, et je crains surtout que les rivalités ne nuisent à son action.

Sur la défense, on a essayé sans succès, pendant des années, d'adopter un texte sur les biens à double usage, afin d'avoir un cadre commun. Les industriels ont anticipé ce mouvement, les fusions et concentrations sont nombreuses. Il faudrait désormais peu de choses pour qu'on puisse parler d'une industrie européenne de défense. Mais l'initiative franco-britannique contourne cette question.

Quelques mots sur l'Europe des citoyens. Je reste dubitatif quand l'Europe veut s'occuper des plages et des eaux de baignade. Et c'est au nom de l'Europe des citoyens qu'elle le fait. Je suis attaché au principe de subsidiarité, qui va d'ailleurs au-delà du problème de la répartition des compétences. Ce n'est pas un simple principe de technique administrative ou politique, c'est l'expression d'une certaine conception de la personne, de sa liberté, de la responsabilité des groupes de base. La société fonctionnerait mieux si les citoyens avaient le sentiment de maîtriser les affaires locales, les affaires qui leur sont proches, d'avoir des libertés concrètes. J'avais proposé au Conseil européen d'Edimbourg de supprimer quinze projets de directive : or, les gouvernements, qui parlaient transparence et subsidiarité, étaient réticents. La Grande-Bretagne, par exemple, voulait absolument des règles européennes pour le transport des animaux. J'ai cité le texte : il prévoyait par exemple que chaque porc devait disposer d'un nombre précis de mètre carrés, et devait pouvoir regarder un autre porc afin d'éviter le stress. Le rire de M. Kohl a fait trembler les murs. Et pourtant le texte a été maintenu. L'Europe des citoyens a plutôt été réalisée par les politiques régionales, où l'Europe apporte ce complément de financement qui manque souvent pour un projet.

En ce qui concerne l'aide aux PECO, nous avons fait beaucoup, et ils restent frustrés, se sentant d'ailleurs plus redevables envers les Américains qu'envers nous. Leur sentiment est que, jusqu'à présent, l'Europe ne leur a pas apporté grand chose.

Au sujet de l'Autriche, on doit bien cerner les responsabilités de la Commission. Tant que l'Autriche ne tombe pas sous les articles 6 et 7 du traité, la Commission ne peut pas ne pas travailler avec elle. Il y a un dispositif dans le traité, il ne me paraît pas nécessaire d'aller plus loin.

Sur les réformes devant précéder l'élargissement, je voudrais rappeler que tout ne relève pas de la CIG. La réforme des méthodes de travail du Conseil, la réorganisation de la Commission, la désinflation législative à laquelle pourraient veiller les ministres des Affaires européennes, tout cela n'exige aucun changement du traité. Mais si le résultat de la CIG devait être clairement insuffisant, je préférerais pour ma part que l'on refuse ce résultat plutôt que de s'y résigner pour avoir à tout prix un traité de Nice. Résistons au mythe de la présidence marquante. La continuité est plus importante.

Sur le " désenchantement européen ", il convient de souligner que le mal-être démocratique n'est pas propre à l'échelon européen, mais affecte aussi l'échelon national. Si le Gouvernement français venait devant le Parlement avant et après chaque Conseil européen, comme on le fait dans certains pays, ce serait d'ailleurs à cet égard un progrès. L'adhésion à l'Europe est plus solide qu'on ne le croit : pendant la période difficile qui a suivi le traité de Maastricht, elle s'est maintenue. Le problème est de savoir si nous refusons la marginalisation de l'Europe et donc de la France, ou si nous nous résignons à une Europe molle.

Concernant la dérégulation, je crois qu'un grand espace organisé en Europe serait un progrès important, car la liberté ne suffit pas à assurer l'équité et la prospérité. Prenez les problèmes du sport, de l'agriculture, je pourrais en citer d'autres : tout ne se ramène pas au marché, il y a une dimension politique que la France doit continuer à mettre en avant. Sur l'axe anglo-espagnol, on doit bien voir comment se passe un Conseil européen : le premier jour est très chargé car il y a trop de sujets ; le deuxième jour, ceux qui ont une stratégie se retrouvent naturellement au centre des débats.

Sur la marche de l'élargissement, j'insiste avant tout sur la nécessité de constituer une avant-garde, sinon les questions ne seront jamais posées. La France ne doit pas sacrifier sa vision politique au profit d'une Europe sans autonomie.

Au sujet de la politique méditerranéenne, je crois que ses insuffisances tiennent en partie à l'échec de l'Union du Maghreb arabe et à la persistance du conflit au Proche-Orient. Le programme MEDA peut être utile si l'on essaye d'agir avec prudence et humilité : la priorité devrait être que les pays concernés coopèrent entre eux. Les pays d'Afrique du Nord font 70 % de leurs échanges avec la seule Europe au lieu de commercer davantage entre eux. Faute de cette réorientation, on nous demandera toujours des concessions nouvelles. Je regrette au passage que nos entreprises ne soient pas plus présentes au Maroc et en Tunisie.

Sur la Charte des droits fondamentaux, le président Herzog est obligé d'aborder le contenu indépendamment du statut, puisque celui-ci n'est pas dans la compétence de la Convention. Sur les droits sociaux, je voudrais être bien compris. L'Europe a une action sociale avec les politiques structurelles : quant le Portugal passe de 51 % à 78 % de la moyenne communautaire pour le PIB par habitant, c'est un vrai progrès. Il y a des droits sociaux utilement reconnus à l'échelon européen, par exemple l'égalité hommes-femmes. Il y a des conventions collectives européennes et c'est important. Mais la question que je pose est la suivante : doit-on mettre, dans la Charte, des droits sociaux qui deviendraient alors de la compétence de l'Union ? S'il s'agit de poser des grands principes, je l'accepte, mais s'il s'agit de créer une base juridique pour légiférer à l'échelon européen, je n'y suis pas favorable. Nous connaissons un malaise démocratique, un besoin d'ancrage et de valeurs. Je crois que des domaines comme l'éducation, la santé, l'emploi, la sécurité sociale, bref, tout ce qui crée la cohésion sociale, doivent rester de compétence nationale. On peut avoir des orientations communes, des instruments d'harmonisation progressive, des échanges d'expériences, mais la cohésion sociale et nationale n'est pas de la seule responsabilité de l'Union.

Comme je l'ai indiqué, je suis favorable à un gouvernement économique européen. Il existe une banque centrale européenne, il doit exister un pouvoir économique pour l'équilibrer.

La surveillance multilatérale sous sa forme actuelle ne suffit pas. Il faut considérer la dépense publique globalement, et surtout la qualité de cette dépense. Je préfère un pays qui a 2,5 % de déficit et qui investit pour l'avenir à un pays qui a 1 % de déficit et qui n'investit pas. Je regrette à cet égard que le problème des réseaux européens ait été négligé à Lisbonne. Je crois que l'Europe doit reposer sur un triptyque : compétition, coopération, solidarité. La coopération, aujourd'hui, est trop souvent reléguée au second plan.

Pour ce qui est de la réforme du mode de scrutin européen, j'y suis favorable. Les députés européens anglais, ancrés sur un territoire, sont plus actifs que les français.

J'aurais souhaité que le Parlement européen soit composé pour moitié de représentants des parlements nationaux. On ne reviendra pas en arrière : il faut aujourd'hui développer les relations entre parlementaires nationaux et parlementaires européens pour délibérer sur des sujets concrets d'intérêt commun. Mieux respecter la hiérarchie des normes, revenir à l'esprit original des directives, réduire le nombre des textes favoriserait une coopération équilibrée entre le Parlement européen et les parlements nationaux.

Sur les Balkans, je serais favorable à une structure légère du type CECA, chargée de développer les échanges au sein de la zone. Sans une expérience du travail en commun, rien ne sera possible.