Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mardi 6 juin 2006


Table des matières

-->

Élargissement

Audition de M. Olli Rehn,
Commissaire européen chargé de l'élargissement

M. Hubert Haenel :

Je voudrais d'abord vous remercier d'avoir bien voulu venir devant nous, alors que vous avez au sein de la Commission européenne des fonctions particulièrement absorbantes. L'élargissement, vous le savez, est un sujet politiquement sensible dans beaucoup de pays membres, et notamment en France. Bon nombre d'observateurs estiment que les inquiétudes liées à l'élargissement ont été un des motifs du vote négatif lors du référendum.

L'élargissement aux dix nouveaux États membres a été pourtant un grand succès, comme l'a souligné le récent rapport de la Commission. Mais il subsiste dans l'opinion publique le sentiment que l'élargissement est un processus qui n'est pas véritablement maîtrisé, dont on voit mal les limites ; beaucoup d'électeurs craignent qu'il ne favorise les délocalisations ou l'alignement vers le bas des systèmes de solidarité sociale. Il est donc nécessaire aujourd'hui de restaurer la confiance dans le processus d'élargissement, de montrer que c'est un processus contrôlé, qui n'a rien d'automatique, et qui s'accompagne des garanties nécessaires pour que la cohésion européenne soit préservée.

Je souhaiterais vous poser quelques questions sous cet angle.

La première concerne la Roumanie et la Bulgarie. Je sais que la Commission ne se prononcera qu'au début du mois d'octobre, mais pouvez-vous nous dire comment vous voyez l'évolution récente de ces deux pays ? Ma deuxième question concerne les négociations avec la Croatie et la Turquie. Quels enseignements tirez-vous des premiers mois de négociation ? Troisième question : dans le débat sur l'élargissement, on met davantage l'accent, aujourd'hui, sur la « capacité d'absorption » de l'Union. Comment faut-il comprendre cette notion ?

M. Olli Rehn :

Je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée de débattre de l'élargissement avec vous. Je suis conscient du rôle que joue le Sénat dans le débat. Je vais donc tenter de répondre aux trois questions posées par votre président.

Le 1er mai dernier, nous avons célébré le deuxième anniversaire de l'élargissement à dix nouveaux pays d'Europe centrale et méridionale. Je ne reviens pas sur la dimension politique et historique de cet événement, qui a réuni pour la première fois, de manière pacifique, dans un espace commun de droit, de démocratie et de libertés, l'Est et l'Ouest de notre continent. Le 1er mai 2004, après soixante ans de divisions, l'Europe tournait enfin la page du XXe siècle.

Beaucoup a été dit et écrit depuis lors sur cette adhésion et ses conséquences. Elle a été parée de certaines vertus, on lui a surtout prêté beaucoup de malédictions : l'immigration massive d'une main d'oeuvre corvéable et bon marché, les délocalisations, le surcoût budgétaire, la paralysie de nos institutions... Mais, que sont devenues les catastrophes annoncées ? Les plombiers polonais n'ont pas submergé nos marchés du travail, y compris dans les pays ayant complètement ouvert leurs frontières aux travailleurs salariés. Dois-je rappeler au passage que les artisans sont déjà libres de s'établir à leur compte partout dans l'Union et que, en outre, le secteur du bâtiment en France a un besoin urgent de plombiers ? Quelles conclusions tirer de ce constat ? Tout simplement, que nous n'avons pas à en rougir - bien au contraire ! Cela ne signifie certainement pas que nous ignorons la lassitude, les craintes, le vertige des citoyens vis-à-vis de l'élargissement. Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître la valeur ajoutée, pour l'ensemble des Européens, d'un processus d'adhésion géré avec prudence et rigueur.

Faut-il alors poursuivre les adhésions comme si de rien n'était ? Un simple regard sur la situation d'aujourd'hui fournit la réponse : après la Bulgarie et la Roumanie, qui ont conclu un traité d'adhésion en avril 2005, aucune autre adhésion nouvelle n'est prévue au cours des prochaines années, pas avant la fin de la décennie en tout cas.

Le prochain pays sur la liste sera probablement la Croatie. Je dis probablement parce que ce pays devra au préalable avoir rempli toutes les conditions requises, ce qui veut dire pas avant la fin de la décennie. Au-delà, tout pronostic est impossible : les négociations avec la Turquie ont certes débuté, mais nous savons tous, y compris les Turcs eux-mêmes, que le processus sera long, difficile et sans garantie sur son issue. Même chose pour les pays des Balkans occidentaux, qui se situent à un stade plus précoce encore de leurs relations avec l'Union.

Tout ceci laisse à l'Union européenne une période amplement suffisante pour réfléchir et aussi, je l'espère, décider sereinement sur son projet, sa nature et son avenir, et notamment pour régler les questions institutionnelles en souffrance. Cette phase de respiration lui permettra aussi, pour reprendre les propos tenus récemment par Jacques Delors, de créer ce « minimum d'esprit de famille, de compréhension des autres, de connaissance de leur psychologie et de leurs traditions nationales, et de consolider et enrichir le contrat de mariage à vingt-cinq ».

C'est dans cet esprit que nous prenons au sérieux les préoccupations de nos concitoyens sur le rythme de l'élargissement. C'est pourquoi je propose de construire un nouveau consensus sur l'élargissement basé sur deux principes : premier principe, défendre l'intérêt stratégique de l'Europe qui est d'étendre et de consolider l'espace de paix, de liberté et de prospérité, et donc de respecter les engagements pris ; deuxième principe, s'assurer dans le même temps que l'Union, à tout moment, maintient et développe sa capacité de décision et d'action, à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur de ses frontières.

Premier principe : la consolidation des engagements déjà consentis. Cela signifie tout d'abord qu'à ce stade, et pour ce que j'appellerais un avenir prévisible, nous ne pouvons prendre d'engagements nouveaux. Mais cela signifie aussi que nous respectons la parole donnée. Nous réaffirmons donc la perspective offerte à la Bulgarie et à la Roumanie, aux pays des Balkans occidentaux et à la Turquie.

Ce n'est pas pour autant une garantie : ces pays devront au préalable respecter à la lettre les conditions posées par les fameux « critères de Copenhague » qui définissent la capacité du candidat à adhérer. C'est là un principe cardinal de cette politique : la conditionnalité stricte. J'invite ceux qui douteraient de notre détermination à se souvenir de la décision de la Commission de reporter toute négociation avec Belgrade tant que le criminel de guerre Ratko Mladic n'aura pas été localisé et transféré au tribunal pénal international de La Haye. Je les renvoie aussi à notre récente position sur la Bulgarie et la Roumanie. Permettez-moi ici d'en dire deux mots.

L'objectif de l'Union européenne, rappelé par le Conseil européen lui-même, est l'adhésion de ces deux pays en 2007. Le devoir de la Commission, en tant que gardienne des traités, est de s'assurer qu'ils sauront faire face à leurs obligations une fois membres de l'Union. Un examen minutieux et détaillé a conduit la Commission à considérer que la Bulgarie et la Roumanie pourront rejoindre l'Union le 1er janvier 2007 pour autant qu'ils auront comblé les dernières lacunes. La Commission évaluera leurs efforts et leurs progrès pas plus tard que début octobre et dira alors si, oui ou non, l'adhésion en 2007 peut être maintenue.

Les deux pays travaillent actuellement sur la base des plans d'action qu'ils ont retenus et je rencontre demain le Premier ministre de Bulgarie, M. Stanishev. Nous accorderons une attention particulière à la réforme de la justice et au combat contre la corruption - et ce au plus haut niveau. Ces efforts sont d'autant plus urgents et nécessaires qu'ils doivent assurer le fonctionnement de l'État de droit, pierre angulaire de l'économie et de la société dans son ensemble. Cela dit, saluons aussi les progrès réels effectués par ces deux pays depuis octobre 2005. Les domaines particulièrement préoccupants sont ainsi passés de seize à six dans le cas de la Bulgarie, de quatorze à quatre dans le cas de la Roumanie.

J'en viens maintenant au second grand principe : assurer à tout moment notre capacité de décision et d'action, ou ce qu'on appelle dans notre jargon la « capacité d'absorption » ou « capacité d'assimilation ».

Pour résumer en deux mots, la capacité d'absorption détermine dans quelle mesure l'Union européenne peut accueillir de nouveaux membres tout en restant efficace. Il s'agit donc avant tout d'un concept opérationnel et non pas d'un concept géographique. Il tient compte de deux facteurs : la transformation démocratique et économique des candidats en États membres respectant pleinement leurs obligations, et le développement des politiques et institutions de l'Union. Le concept de la capacité d'absorption est apparu pour la première fois sous la plume des chefs d'État et de gouvernements de l'Union européenne au Conseil européen de Copenhague en 1993. Il comprend plusieurs dimensions : économique, financière, institutionnelle et démocratique. Il ne s'agit donc pas d'un concept nouveau, dont il n'aurait nullement été tenu compte au cours du dernier élargissement, bien au contraire !

Par exemple, dès 1997, la Commission présentait une stratégie globale intitulée « Agenda 2000 », incluant la réforme des politiques communes (agriculture, fonds structurels) et du budget de l'Union européenne, qui ouvrait ainsi la voie à l'élargissement de 2004, qui a été une réussite. De notre côté, à la Commission, nous procèderons, en 2008 ou 2009, à une révision du budget de l'Union européenne. La Commission présentera alors des propositions de réformes globales du budget et des politiques communes qui sont applicables en 2011-2012, de toute façon avant 2014.

Au plan institutionnel, le dernier élargissement a été préparé par le traité de Nice, qui fixe les règles de fonctionnement d'une Union à vingt-sept membres. Vingt-cinq plus la Bulgarie et la Roumanie égalent vingt-sept. Nous y voilà. Il nous faudra donc songer à un nouvel accord institutionnel, et le plus tôt sera le mieux. Non pas à cause des élargissements à venir, mais parce que c'est déjà nécessaire aujourd'hui pour faire mieux, tout simplement. J'insiste sur ce point : les réformes de l'Union sont de toute façon indispensables pour les Européens aujourd'hui et elles ne doivent pas dépendre des futures adhésions.

Pour conclure, nous disposons d'un bien précieux avant les prochains élargissements : le temps. Profitons-en dès maintenant pour améliorer la capacité de fonctionnement de notre Union sans perdre de temps. Mais laissons aux pays candidats leur chance, la chance de démontrer qu'eux aussi peuvent intégrer les valeurs démocratiques qui fondent notre projet politique - l'Union européenne -, mettre en oeuvre nos politiques, respecter nos règles. Il y va de notre intérêt propre, il s'agit de la stabilité du Sud-est de l'Europe et, partant, de tout le continent.

Les pays candidats ne sont pas au seuil de notre porte. Leur route est encore longue, souvent difficile, avant de pouvoir entrer dans notre maison commune. Mais nous agirions contre nos propres principes et notre propre intérêt stratégique si nous leur donnions l'impression que leur route ne les mène nulle part.

Compte rendu sommaire du débat

Mme Monique Papon :

Vous avez fait allusion à la situation dans les Balkans occidentaux. Je crois savoir que vous avez effectué une première visite à Belgrade depuis le référendum au Monténégro. Quelles sont vos premières impressions ? Pensez-vous que la Serbie et le Monténégro vont pouvoir parvenir à un divorce amiable ? Quels peuvent être le rôle et les exigences de la Commission européenne dans ce processus ? Enfin, quelles peuvent en être les conséquences pour le statut du Kosovo ?

M. Olli Rehn :

Je suis allé effectivement la semaine dernière en Serbie. J'ai rencontré le Premier ministre et le Président de la République ainsi que les dirigeants du Monténégro. Ma position est la suivante : il faut respecter les règles du jeu jusqu'au bout. L'Union européenne a négocié, avec les Monténégrins et les Serbes, les conditions du référendum, conditions qui ont été acceptées par tous. Le vote a été conduit selon les règles et les standards européens et internationaux. Il faut donc considérer comme légitimes les résultats de ce référendum. Le Conseil européen va d'ailleurs certainement reconnaître la semaine prochaine l'indépendance du Monténégro.

Pour les Monténégrins, comme pour les Serbes, il est important que ce soit un divorce de velours, malgré les difficultés qu'ils ont à respecter les résultats d'un scrutin qui n'avait pas été prévu par M. Kostunica. Pour être honnête, il a estimé que la faute en revient à l'Union européenne qui avait été trop rigoureuse sur le cas Mladic et qui avait ainsi encouragé les partisans de l'indépendance du Monténégro. J'avais pourtant, depuis longtemps, averti les autorités serbes de la nécessité d'une pleine coopération avec le tribunal pénal international, encore en janvier et en mars dernier, sans obtenir de réponse. Nous n'avions plus d'autre alternative que l'interruption des négociations.

L'ambiance à Belgrade est de ce fait très difficile pour le moment. Il faut pourtant continuer à travailler au soutien des forces démocratiques afin de garantir la stabilité et le développement économique dans la région des Balkans occidentaux. C'est la raison pour laquelle le maintien de l'engagement européen de la Serbie est un objectif crucial pour la poursuite des réformes dans cette région.

Pour le Kosovo, nous soutenons le travail du Président Marrti Ahtisaari, envoyé spécial du Secrétaire général, chargé de diriger le processus de négociations. Nous voulons construire avec lui une solution durable pour le Kosovo. Celui-ci est averti de la nécessité de respecter les standards européens pour la protection des minorités, protection qui doit primer la question du statut final de ce pays. La période très difficile va durer jusqu'à la fin de l'année. C'est alors que la communauté internationale - y compris la France comme membre du groupe de contact - tentera d'obtenir des résultats concrets pour le statut futur du Kosovo. C'est aussi la raison pour laquelle il faut que nous soyons très clairs sur la perspective européenne du pays tout en rappelant qu'il faut respecter à la lettre les conditions correspondantes, comme par exemple la collaboration avec le tribunal pénal international.

M. Jean Bizet :

Vous avez fait état, à juste titre, des imperfections du traité de Nice pour le fonctionnement à vingt-cinq de l'Union européenne, et très prochainement à vingt-sept. Vous ne pouvez pas non plus ignorer le vote des Français et des Néerlandais. Au sein de la Commission, et notamment dans votre domaine d'attributions, quelles sont les éventualités les plus probables pour remédier à ces insuffisances ?

M. Olli Rehn :

Il faut d'abord consolider le programme de l'élargissement de l'Europe. Nous ne pouvons pas prendre de nouveaux engagements dans un proche avenir. C'est pourquoi nous avons d'abord comme priorité la stabilisation de l'Europe du Sud-Est. Pour autant, il faut, dans le même temps, renforcer la politique de voisinage au Sud et à l'Est, par exemple avec l'Ukraine, la Moldavie, et la Biélorussie quand elle sera devenue démocratique. Il faut que cette politique de voisinage devienne plus attractive, notamment dans le domaine économique et commercial avec des accords de libre-échange, puis d'harmonisation juridique qui préparent l'intégration ultérieure au marché intérieur européen. Mme Ferrero-Waldner, - la commissaire responsable - comme le Président Barroso, souhaitent grandement renforcer la politique de voisinage pour atténuer les pressions des élargissements.

Il faut aussi une meilleure communication de la Commission, qui n'a pas su expliquer le contenu et les défis des élargissements aux citoyens. Mais la Commission ne peut pas tout faire : la responsabilité est aussi celle des gouvernements, des parlements et de la société civile. Nous avons préparé dans ce but récemment un document que je vous fais remettre.

M. Robert Badinter :

Nous vivons une période très difficile depuis l'échec des référendums en France et aux Pays-Bas. Vous avez évoqué le gel de l'élargissement. Mais ce n'est pas le problème. Ce n'est pas ce que ressentent les Français et les Européens. Ils ont le sentiment de ne pas savoir où ils vont. Tant que l'Union européenne n'aura pas dissipé ce sentiment, nous vivrons dans la crise. Il ne suffit pas de dire que nous gelons les élargissements par exemple par la prise en compte des critères de Copenhague ou en fonction de la capacité d'intégration de l'Union. Pourquoi ? Parce qu'il faut des institutions capables de faire fonctionner l'Union élargie. C'était l'objectif de la Convention et de la Constitution maintenant ratifiée par seize pays. Il faut reconnaître qu'on ne reprendra pas le processus d'élargissement sur la seule base du respect des critères et qu'on exigera que l'Union soit dotée d'institutions permettant de faire face à cet élargissement.

Vous êtes mieux placé que quiconque au sein de la Commission pour le savoir : nous ne pouvons pas faire fonctionner l'Union élargie avec les institutions actuelles. Nous venons d'évoquer le Monténégro et le Kosovo. Comment concevoir que le Monténégro puisse à lui seul s'opposer à tous les autres pays dans des domaines qui sont encore régis par la règle de l'unanimité ? Les peuples le ressentent. Le « non » du Monténégro serait identique à celui de l'Allemagne ? Les 600 000 Monténégrins pèseraient autant que les quatre-vingts millions d'Allemands ? Ce n'est pas une question de crainte. C'est une question de logique. Nous sommes actuellement dans un illogisme inouï. C'est vrai que nous sommes tous égaux au sein de la Communauté européenne, mais la règle de proportionnalité a toujours joué à l'intérieur des entreprises communes. Les règles ont pris en considération la souveraineté des États, mais pas la proportionnalité dans une Communauté à vingt-cinq, vingt-sept ou trente États.

Il faut aussi que les peuples sachent ce que nous voulons être et où s'arrêtera l'Europe. Actuellement, nous ne savons plus ce qu'est l'Union européenne parce que nous ne savons pas jusqu'où elle peut aller. Les seuls critères abstraits ne suffisent pas à répondre à des interrogations majeures : allons-nous, oui ou non, vers une Union euroméditerranéenne ? Va-t-on passer l'Euphrate et s'installer sur des frontières communes avec l'Iran ? Si la Russie décidait de revenir vers un destin plus européen, serait-elle admise dans l'Union qui s'étendrait jusqu'au Pacifique ? Tous nos électeurs, tous les Européens posent ces questions. On ne peut plus leur répondre qu'on verra. Ils ne veulent plus attendre. Il est temps de savoir.

M. Olli Rehn :

Merci pour votre commentaire pertinent qui n'était pas une question. En fait, l'Europe est confrontée à trois défis qui correspondent à trois frontières politiques et fonctionnelles.

Le premier défi est celui du renforcement de la croissance économique et de la compétitivité pour favoriser la création d'emplois et le bien-être social. Il est clair que les États membres et l'Union doivent travailler ensemble et collectivement pour cet objectif. Il faut aussi soutenir l'idée de l'Europe dans l'esprit des citoyens pour renforcer la légitimité de la construction européenne. Même si je ne suis pas marxiste et si je ne crois pas au déterminisme économique, il est certain que, dans une situation où il y a - comme en France ou en Allemagne - un chômage de 8 ou 9 % de la population active, la priorité est un meilleur fonctionnement de l'économie.

Le second défi est celui de la réforme institutionnelle. A mon sens, il faudrait travailler à un nouveau traité de base pour rendre plus efficace et plus démocratique l'Union européenne. Ce nouveau traité pourrait être examiné en 2007 ou 2008, faute de pouvoir obtenir des solutions définitives avant les élections françaises et néerlandaise de 2007. Il faut aussi pouvoir obtenir des résultats concrets et pragmatiques dans l'esprit de Jean Monnet et de Robert Schuman.

Le troisième défi est celui de la consolidation de l'élargissement, de la stabilisation des Balkans et du renforcement de la politique de voisinage tout en préservant la capacité d'absorption de l'Europe. Il faut en tout état de cause un nouvel arrangement institutionnel avant l'entrée de la Croatie parce que le traité de Nice ne peut fonctionner au plus qu'avec vingt-sept pays et la Croatie sera le 28e pays.

M. Jacques Blanc :

Pour avoir accueilli la Finlande au Comité des régions d'Europe dont j'ai été le premier président, je mesure ce que votre pays peut apporter à la réalité européenne. La Finlande va-t-elle adopter le projet de traité constitutionnel ? Quant à la politique de voisinage, elle apparaît comme une politique d'attente pour des pays candidats. Mais c'est aussi un facteur d'équilibre, notamment entre le Nord et le Sud, dans le cadre de l'Euroméditerranée. La politique de voisinage comprend-elle toujours ces deux perspectives ?

La Bulgarie et la Roumanie, qui ont consenti des efforts considérables, pourront-elles entrer en janvier prochain dans l'Union européenne, éventuellement avec des clauses de sauvegarde si elles ne sont pas parfaitement prêtes à l'adhésion ? Ces pays, qui ont été victimes de Yalta, méritent d'être soutenus. Un renvoi d'une année constituerait un grand traumatisme pour leurs citoyens. Et, pour la Croatie, j'avais cru comprendre que l'ouverture des négociations reflétait une volonté européenne de son adhésion à l'Union. Qu'en est-il exactement ?

M. Olli Rehn :

Vous avez posé quatre questions.

Tout d'abord, la Finlande va ratifier en septembre ou en octobre le projet de traité constitutionnel comme signe politique qu'il faut toujours maintenir le processus de ratification et que la Finlande reste prête à adopter un éventuel nouveau traité permettant de mieux faire fonctionner l'Europe, malgré le rejet de la Constitution par la France et les Pays-Bas.

Concernant la politique de voisinage, elle doit certes assurer l'équilibre entre l'Est et le Sud, mais il faut surtout qu'elle permette d'éviter des demandes d'adhésion prématurées. Il faut pouvoir donner à l'Ukraine, par exemple, des éléments plus attractifs que l'actuelle politique de voisinage ; Mme Ferrero-Waldner pourrait venir vous en dire plus sur ce sujet.

La Bulgarie et la Roumanie rencontreront sans doute encore des problèmes limités en octobre. Ces difficultés pourront être levées par des clauses de sauvegarde, par exemple en matière de sécurité alimentaire. Ces clauses peuvent être utilisées dans pratiquement tous les domaines du marché intérieur et dans quelques domaines de la justice et de la sécurité intérieure. Mais il faut aussi reconnaître que les clauses de sauvegarde ne peuvent servir qu'à résoudre des problèmes sectoriels limités et non pas des problèmes plus sérieux dans le domaine judiciaire ou de la lutte contre la criminalité. C'est le point crucial pour la Bulgarie. Si la Roumanie maintient son rythme actuel de réforme, alors son cas pourra sans doute être envisagé favorablement. La Bulgarie, elle, doit encore intensifier ses efforts pour lutter contre la corruption et la criminalité et il faut des résultats plus probants.

En septembre ou en octobre, j'espère que le rapport de progrès estimera que les deux pays ont fait des efforts suffisants dans le domaine judiciaire pour une adhésion au 1er janvier 2007. Ce serait une bonne nouvelle pour le Président de la République française et les sénateurs qui se rendront les 28 et 29 septembre à Bucarest au sommet de la Francophonie. La Roumanie a bien choisi la date de ce sommet.

M. Yves Pozzo di Borgo :

J'insiste à nouveau sur la question des limites de l'Europe. On peut prendre l'exemple de la Russie. Sur la base d'un récent rapport de la CIA, on constate que des grands blocs se mettent en place comme l'Inde et la Chine et que l'Europe est un continent fragile. L'Europe a certes une démographie supérieure à celle de la Russie, mais elle n'a pas de ressources énergétiques, contrairement à la Russie. Ces deux ensembles sont donc apparemment assez complémentaires pour que l'on puisse imaginer que l'Europe cherche, un jour, à intégrer la Russie dans le concert européen, ce qui repose la question des limites de l'élargissement.

M. Olli Rehn :

Concernant la Croatie, il y a deux modifications institutionnelles préalables indispensables : les votes au Conseil et le nombre de sièges au Parlement européen. Pour la Commission, le traité de Nice indique que, dès la vingt-septième adhésion, elle devra compter moins de commissaires que d'États membres. Comment sera résolu ce problème à l'unanimité ? Ce sera très difficile, mais pas impossible. Le projet de traité constitutionnel prévoyait une solution pour 2014. Mais la Commission peut aussi travailler plus efficacement avec des vice-présidents et des groupes de commissaires. Il me semble qu'il pourrait être envisageable, pour les petits pays, d'avoir des commissaires simples alors que les grands pays auraient des commissaires vice-présidents, membres du bureau de la Commission et présidant des groupes de commissaires.

Sur les frontières de l'Europe, il faut se souvenir que celles-ci ont souvent changé dans l'histoire. À l'Ouest, en dehors des départements français d'outre-mer et des îles portugaises et espagnoles, la frontière est sans question, c'est l'Atlantique. Au Sud, l'Algérie a été un territoire intégré à la CECA jusqu'en 1962, mais, en 1993, la Commission a rejeté la demande d'adhésion du Maroc. Au Nord, la limite est la mer Arctique, l'Islande et la Norvège pouvant prétendre à une adhésion. Par ailleurs, l'Europe est une extension du continent eurasien. La frontière orientale est une question politique. Pour l'instant, il n'y a ni garantie politique, ni automatisme pour l'intégration des pays des Balkans ou orientaux. Jusqu'à la fin de la décennie, l'Europe, de toute manière, n'accueillera pas de nouveaux membres. La question de l'adhésion de la Russie n'est pas à l'ordre du jour. Il faudra sans doute beaucoup de temps avant que la Russie considère que les relations entre États peuvent être réglées par le droit et par des institutions communes et non par la force, politique ou autre.