Réunion de la délégation pour l'Union européenne du mercredi 20 novembre 2002



Convention sur l'avenir de l'Europe

Échange de vues avec Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée
aux Affaires européennes, sur les travaux de la Convention
et la concertation franco-allemande

M. Hubert Haenel :

Nous étions convenus, lors de notre dernière rencontre, de faire le point sur l'état des discussions franco-allemandes et sur les objectifs que nous pouvions essayer d'atteindre ensemble dans le cadre des travaux de la Convention. Les discussions récentes ont en effet montré que certaines questions pouvaient utilement être abordées de manière concertée, tandis que sur d'autres points - je pense notamment à la gouvernance économique -, les conventionnels français ayant fait preuve de plus d'allant que les autres, ils se sont trouvés assez isolés dans le débat.

Mme Noëlle Lenoir :

Mon intervention liminaire sera brève car je ne crois pas utile de reprendre mon propos précédent. L'exercice d'aujourd'hui est un peu différent. Mais, naturellement, notre discussion pourra revenir sur les positions que la France défend dans le débat institutionnel car je suis à votre disposition pour répondre à toute interrogation.

Ce que je voudrais aborder plus spécifiquement avec vous est l'état de la relation franco-allemande, au bon fonctionnement de laquelle nous veillons, les uns et les autres. J'ai ainsi rencontré récemment M. Pleuger, ancien secrétaire d'État aux Affaires étrangères, qui est venu à Paris avant son départ pour l'ONU à New York, ainsi que M. Bury, ministre délégué pour les Affaires européennes, qui s'est rendu à Paris quelques jours après sa nomination, et M. Scharioth, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, qui a fait de même.

Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Il faut franchir un pas décisif si nous voulons éviter que l'Europe à vingt-cinq soit ingouvernable. Pour autant, il faut prendre garde à ne pas casser l'outil qui fonctionne : la méthode communautaire, mais aussi certaines formes de coopération institutionnelle.

Deux voies sont possibles. L'une, qui semble privilégiée par nos partenaires allemands, surtout, je ne vous le cache pas, depuis que Joschka Fisher a été désigné à la Convention, consiste à fusionner les fonctions de président du Conseil et de président de la Commission. Pour nos partenaires, ce président serait élu par le Parlement européen et confirmé par le Conseil alors que, dans le schéma présenté par Pierre Lequiller, il serait désigné par le Conseil européen et confirmé par le Congrès.

Cette proposition, séduisante parce qu'en rupture nette avec le passé, nous paraît difficile à admettre. On peut en effet craindre qu'un tel président ne tienne pas suffisamment compte des préoccupations légitimes des États, voire s'oppose franchement à leur intérêt simplement pour exister, ce qui n'est pas réaliste en l'état actuel de la construction européenne. Et le mode de désignation que nos partenaires allemands privilégient le rendrait trop dépendant du Parlement européen.

C'est pour cette raison que nous préférons une autre option, consistant à renforcer le triangle institutionnel par une présidence du Conseil à temps plein permettant au Conseil de donner l'impulsion nécessaire à l'Europe, une Commission réellement indépendante, et un Parlement européen conforté dans son rôle de législateur. Seule une telle proposition permet de concilier la volonté des États, sans laquelle l'Europe ne peut se faire, et la neutralité de la Commission, tout aussi nécessaire.

Il ne faut pas perdre de vue que l'Europe, c'est la coexistence entre une sphère économique, sociale et environnementale, dans laquelle la méthode communautaire assure une intégration très poussée, et d'autres formes de coopération qu'il est utopique de vouloir régir selon la même méthode. Il n'est pas sain de tenter d'imposer une méthode unique : ce serait nécessairement un retour en arrière pour les matières communautaires. Cherchons plutôt à intégrer encore davantage les domaines auxquels s'applique la méthode communautaire (plus de majorité qualifiée et de codécision, un réel pouvoir exécutif de la Commission, des prérogatives supplémentaires pour l'Union : sport, culture, social) et à rendre, de façon pragmatique, les autres politiques plus opérationnelles (politique étrangère et de sécurité commune, défense, justice et affaires intérieures, coordination économique).

Avant de conclure, je voudrais également dire quelques mots plus spécifiquement sur la question de l'action extérieure de l'Union. Nous voulons que l'Union européenne ait une diplomatie ambitieuse et cohérente, correctement articulée avec l'action diplomatique des États membres. Pour nous, le ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne, tout en recevant ses instructions politiques du Conseil, doit disposer des moyens budgétaires correspondant aux ambitions de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Pour nos partenaires allemands, la solution à ce problème passe par l'attribution d'une « double casquette » au ministre des Affaires étrangères. Pour eux, ce ministre cumulerait les fonctions de Haut représentant pour la PESC et de commissaire chargé des relations extérieures. Il aurait donc la haute main sur des services de la Commission et des services du Conseil qui ne seraient pas fusionnés (sauf s'agissant de la représentation extérieure de l'Union). Ce sont ces idées qui m'ont été présentées lors de nos entretiens, avant d'être déposées par M. Pleuger au groupe de travail de la Convention qui aborde ces questions.

Nous allons travailler avec nos partenaires allemands. Mon sentiment est que nos positions ne sont pas radicalement contradictoires. Il faudra veiller surtout à ce que l'autonomie du ministre des Affaires étrangères au sein du collège des commissaires soit préservée, et c'est le principal point sur lequel la proposition allemande me paraît en décalage avec nos propres positions. Dans leur proposition, le ministre est un commissaire comme les autres, susceptible donc d'être minorisé lorsqu'il met en oeuvre les instructions politiques du Conseil. C'est cela que nous ne voulons pas. C'est un problème qu'il faut régler pour avancer sur ce point. J'ajoute que nous travaillons aussi sur la base d'autres schémas.

Le Président de la République a indiqué à Bruxelles que nous allions tenter d'effectuer une contribution commune sur les questions institutionnelles dans le cadre du quarantième anniversaire du traité de l'Élysée. Les discussions, déjà denses depuis l'entrée en fonction du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, vont donc se poursuivre ces prochaines semaines et j'espère que nous parviendrons à un accord.

Pour conclure, je souhaite effectuer un point rapide sur l'état de notre coopération dans les domaines non institutionnels :

- une contribution commune est en bonne voie sur les questions de justice et affaires intérieures. Nous finalisons un texte et nous nous consultons aussi avec l'Espagne, ce qui devrait permettre de rehausser le débat à un réel niveau d'ambition, comme le demandait le président Haenel mardi dernier ;

- c'est également le cas sur les questions de défense. Le dépôt d'une contribution commune est maintenant imminent ;

- les progrès sont, pour l'instant, moins nets en matière de gouvernance économique et les discussions se poursuivent donc. Je note toutefois que les conventionnels allemands nous ont soutenus lors du débat en séance plénière sur ce point, la semaine dernière, et que leurs positions ne sont pas figées.

M. Serge Vinçon :

Votre présentation m'inspire une réflexion sur la politique européenne de défense qui avance désormais au ralenti, après l'euphorie institutionnelle suscitée par le Traité de Nice. Le problème tient à l'incapacité des pays européens à concevoir ensemble leurs matériels et à tenir leurs engagements. Comment pourra-t-on surmonter ce manque flagrant de solidarité ?

M. Xavier de Villepin :

Concernant l'état de la relation franco-allemande, on a l'impression que, depuis les dernières élections, le dialogue, autrefois plus aisé, est devenu plus complexe, notamment en raison du poids accru des verts sur la scène politique allemande. Partagez-vous ce point de vue ?

Mme Noëlle Lenoir :

Vous avez raison de souligner l'importance, à côté du chancelier Gerhard Schröder, de Joschka Fisher. M. Fisher intervient ainsi beaucoup dans le cadre de la Convention et du futur projet de Constitution européenne et lance un nombre important d'initiatives, peut-être assez personnelles, dans ce cadre.

M. Robert Badinter :

Je voulais vous faire part d'une observation liminaire. Il se trouve que la présentation de mon projet de constitution pour l'Union européenne me conduit fréquemment à l'étranger, notamment dans les pays candidats, mais aussi en Allemagne où j'ai constaté l'intérêt passionné que portent les étudiants à l'avenir de l'Europe, sujet qui ne mobilise guère les jeunes français. Je reviens justement de Hongrie où il existe une attente incroyable à l'égard des propositions communes du couple franco-allemand.

Or, je vous assure que le calendrier a, dans toute cette affaire, une importance capitale. Nous savons bien, par expérience, qu'il y a, dans tout débat, un moment où la réflexion se fige, où elle se cristallise sur un point précis, d'où plus rien ne la fera évoluer, quelle que soit la valeur des arguments que l'on peut avancer ensuite. Nous voyons ce phénomène dans le débat politique bien sûr, mais je l'ai aussi constaté autrefois dans les prétoires où la conviction du jury, à un instant donné, se forge et ne se modifie plus.

Je comprends parfaitement la valeur symbolique que vous attachez aux manifestations de janvier pour l'anniversaire du Traité de l'Élysée car les symboles ont un rôle important à jouer dans la conscience collective. Pourtant, je vous affirme qu'il sera alors trop tard pour avancer nos pions. Entretemps, courant décembre à mon sens, si une proposition commune Royaume-Uni/Espagne, ralliant éventuellement l'Italie, devait se dessiner, elle fermerait la porte à toute autre alternative. Il est vraiment indispensable de faire connaître les propositions franco-allemandes rapidement, vraisemblablement vers le 15 décembre prochain.

Je vous le répète, j'approuve l'idée des cérémonies d'anniversaire de janvier, mais si un projet articulé de nos partenaires reçoit prochainement la caution du Présidium et du Président, il sera alors trop tard pour rallier les points de vue sur un projet franco-allemand. Il est indispensable que le Président de la République fasse son choix et s'accorde avec l'Allemagne, car l'idée que les deux plus importants membres fondateurs de l'Europe soient incapables de faire valoir leur point de vue sur l'avenir de l'Union me paraît tout à fait inacceptable.

En vous disant cela, d'ailleurs, je ne défends aucune de mes idées personnelles, bien au contraire. Je connais les dangers de la cohabitation et l'idée de voir cohabiter deux présidents, le président du Conseil et le président de la Commission, me semble très dangereuse. Je suis partisan d'une représentation extérieure visible de l'Union, mais par une personnalité prestigieuse, dotée d'une image forte et symbolique aux yeux du monde, qui soit détachée des contingences politiques afin d'assurer une mission d'animation et d'incarnation de l'Europe. Rappelons-nous combien l'empire britannique a gagné à être représenté pendant si longtemps par cette grande dame que fut la reine Victoria ! Nous disposons de personnalités d'une telle envergure, qu'il s'agisse de Jacques Delors, de Mario Soares, de Vaclav Havel, d'autres encore. Ce faisant, nous réglerions et la question symbolique et celle de la présidence tournante.

Reste à régler le problème de l'exécutif, et c'est là un tout autre débat. La question est complexe et l'on peut comprendre la réaction d'inquiétude des petits États face au risque d'hégémonie des grands pays, plus encore pour ceux qui ont souffert de leur précédente intégration à des blocs et qui craignent de se retrouver dans une situation d'impérialisme comparable en entrant dans l'Union.

La dernière de mes observations est une question. Je me suis laissé dire que l'unique langue de travail, en phase terminale des travaux de la Convention, serait l'anglais. Cette hypothèse m'inquiète fort, comme tous ceux qui attachent une importance extrême à la qualité formelle des textes. Pourriez-vous confirmer ou infirmer cette éventualité ?

M. Hubert Haenel :

Je partage entièrement les préoccupations de Robert Badinter sur l'importance du calendrier et nous sommes unanimes, au sein de la délégation, pour souhaiter que l'on veille à ne pas intervenir trop tard, quand « la messe sera dite ».

M. Robert Badinter :

Je voulais également souligner combien j'apprécie les progrès qui ont été accomplis sur les questions de justice et de coopération européenne en matière de sécurité intérieure. La première menace en Europe, celle qui la tient à la gorge et rend urgente l'action, c'est bien la menace terroriste, l'existence de réseaux de crime organisé. Tout cela est, à mon sens, bien plus important encore que la politique étrangère de l'Union.

Mme Noëlle Lenoir :

Soyez assurés que je me ferai votre messager sur l'accélération nécessaire du calendrier des propositions franco-allemandes, et notamment en matière d'architecture institutionnelle. J'ai été très sensible à vos propos et, comme vous le dites, on voit parfaitement se créer des sous-groupes de réflexion au sein de la Convention.

Nous devons déposer, très prochainement, une proposition franco-allemande sur la défense européenne, comportant des éléments de réflexion en matière d'extension des missions, d'accroissement des capacités militaires et d'opérationnalité des coopérations renforcées.

Pour le secteur justice et affaires intérieures, la contribution franco-allemande devrait être formalisée dans quelques jours, mais nos partenaires sont plus en retrait que nous sur les questions de droit de la famille, par exemple. Ils souhaitent aussi s'en tenir à une harmonisation minimale en matière de droit pénal.

Concernant la gouvernance économique, vous l'avez dit, il reste encore des différences d'approches à réduire, par exemple en matière d'intervention de la Banque centrale européenne pour contrôler l'inflation ou bien en matière d'action européenne sur les questions de croissance et d'emploi. Il faut encore conduire une réflexion technique sur ces points.

Je souhaite, pour ma part, que nous nous rapprochions aussi des « petits » pays et je vais m'y employer auprès de la Finlande, du Portugal et du Benelux. La proximité des élections néerlandaises rend, en revanche, plus difficile en ce moment la coopération avec les Pays-Bas.

Enfin, concernant le lien franco-britannique, le dialogue est plus complexe. Il n'y a guère que sur la défense que l'on semble en état de pouvoir avancer ensemble. Sur le reste, même si le Royaume-Uni est demandeur de propositions communes, il se trouve dans une situation délicate en raison du projet de référendum sur l'euro. Nous organisons beaucoup de discussions dans le cadre franco-britannique, mais on constate peu de rapprochements tangibles.