COM(2021) 891 final  du 14/12/2021

Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)


v Proposition de règlement concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes -COM(2021) 891 final

1) Brefs rappels sur l'espace Schengen :

Espace inédit de libre circulation sans frontières intérieures, l'espace Schengen regroupe aujourd'hui 26 États européens1(*), avec une population d'environ 40 millions d'habitants. D'abord fondées sur une logique intergouvernementale, avec l'accord de Schengen de 1985 et sa convention d'application de 1990, entrée en vigueur le 26 mars 1995, ses règles de fonctionnement ont été « codifiées » par l'institution du « code frontières Schengen », le 15 mars 2006.

A la faveur des tensions migratoires (afflux de migrants irréguliers vers l'Union européenne par la Méditerranée centrale entre 2011 et 2013), ce code a été modifié à plusieurs reprises2(*), en particulier pour autoriser la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures dans des circonstances exceptionnelles et préciser le mécanisme d'évaluation de l'acquis Schengen, qui comprend à la fois des règles de libre circulation au sein de l'espace, des règles de surveillance des frontières extérieures, des règles de coopération policière et judiciaire, et des règles de fonctionnement du système d'information Schengen.

Or, dans la période récente, des crises successives (crise migratoire de 2015-2016 ; attentats terroristes dans plusieurs États membres), parfois inédites (pandémie de covid-19 ; instrumentalisation de migrants par le régime biélorusse pour affaiblir l'Union européenne) ont démontré la fragilité de la libre circulation ainsi que l'inadaptation du cadre juridique de l'espace Schengen et incité, par conséquent, plusieurs États membres à rétablir temporairement les contrôles à leurs frontières intérieures, au nom d'impératifs de sécurité nationale ou de sécurité sanitaire.

2) Une modification du « code frontières Schengen »

Afin d'adapter les règles de l'espace Schengen à cette nouvelle donne et rétablir la confiance mutuelle entre États membres, la Commission européenne a donc présenté une nouvelle stratégie pour l'espace Schengen en juin dernier3(*), ainsi qu'une actualisation du mécanisme d'évaluation de l'acquis Schengen4(*). Puis, elle a souhaité présenter un ensemble de textes prenant en compte les nouvelles menaces et confortant les logiques de coopération européenne, parmi lesquels une révision partielle du « code frontières Schengen ».

Pour l'essentiel, ce texte :

-prend en considération la nécessité de renforcer la surveillance des frontières en cas de situation constatée d'instrumentalisation de migrants (surveillance accrue des frontières ; possibilité d'utilisation de drones et de capteurs de mouvement, ainsi que « d'unités mobiles », ce qui peut recouvrir des obstacles mobiles ; article 13 modifié du code frontières Schengen) ;

-prévoit la possibilité de restrictions temporaires des déplacements vers les États membres de l'Union européenne (par un règlement pris sur la base d'une proposition de la Commission européenne) en cas de menace avérée pour la santé publique dans un ou plusieurs pays tiers, sans remise en cause du droit pour les personnes jouissant de la libre circulation en vertu du droit de l'Union européenne et temporairement à l'étranger, d'y retourner (article 21 bis nouveau du code) ;

-précise les hypothèses de contrôle et de vérification d'identité menées par les autorités nationales compétentes, y compris dans les zones frontalières intérieures, compatibles avec l'absence de contrôles aux frontières intérieures (motifs de lutte contre la criminalité transfrontalière, de lutte contre la migration irrégulière ou de nécessité d'endiguer une maladie infectieuse ; contrôles de sûreté dans les plateformes de transit ; respect de l'obligation du port d'un titre d'identité...) (article 23 modifié du code);

-ouvre le droit aux autorités compétentes d'un État membre ayant constaté qu'un ressortissant de pays tiers n'avait pas le droit de séjourner sur son territoire, de transférer immédiatement cette personne vers l'État membre par lequel il est entré dans l'Union européenne (article 23bis nouveau). Il s'agit d'une disposition visant à lutter contre les mouvements secondaires de migrants (= de leur État membre d'entrée dans l'Union européenne vers un autre État membre) ;

-actualise enfin les situations dans lesquelles la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures est possible (articles 25 à 33 du code). À l'heure actuelle, si une action immédiate est nécessaire, les États membres peuvent rétablir de tels contrôles pour une période de dix jours, qui peut être renouvelée par périodes de vingt jours, jusqu'à une durée totale maximale de deux mois (article 28). Dans des circonstances prévisibles, ces contrôles peuvent être rétablis pour une durée de trente jours, renouvelable par périodes de trente jours, jusqu'à une durée maximale de six mois (article 25). Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles mettant en péril l'espace Schengen dans son ensemble, sur recommandation du Conseil, les États membres peuvent réintroduire les contrôles à leurs frontières pour une durée de six mois, qui peut être prolongée, trois fois au maximum, pour une nouvelle durée n'excédant pas six mois (article 29). Les demandes de rétablissement des contrôles font l'objet de notifications et d'un dialogue avec les autres États membres et avec la Commission européenne.

La proposition de règlement renforce l'obligation de notification par l'État membre demandant la réintroduction temporaire des contrôles à ses frontières intérieures, ce dernier devant désormais systématiquement justifier de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure. En outre, au-delà de six mois de rétablissement des contrôles précités, toute notification devrait comprendre une évaluation des risques. L'État membre demandeur devrait également expliquer quelles mesures d'atténuation ont été prises.

De là, pour le rétablissement des contrôles à leurs frontières intérieures, les États membres devraient désormais distinguer les évènements imprévus des évènements prévisibles (article 25bis nouveau). Pour faire face aux premiers, ils pourraient prendre des mesures unilatérales pendant trente jours, cette durée pouvant être prolongée jusqu'à six mois. Pour les seconds, les contrôles pourraient être rétablis pour des périodes renouvelables de six mois, jusqu'à une durée maximale de deux ans. Toutefois, en cas « de menace grave pour la sécurité intérieure ou l'ordre public » touchant « une majorité d'États membres, mettant en péril le fonctionnement global » de l'espace Schengen et constatée par la Commission européenne, cette dernière pourrait proposer au Conseil une décision réintroduisant les contrôles aux frontières intérieures pour une durée de six mois. Au-delà, cette réintroduction pourrait être prolongée par périodes de six mois, tant que la menace persiste (article 28 modifié).

3) Deux interrogations au titre de la conformité du texte au principe de subsidiarité :

Au regard de la subsidiarité, cette proposition de règlement est fondée sur des bases juridiques pertinentes, à savoir les articles 77, paragraphe 2, et 79, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui permettent au Parlement européen et au Conseil d'adopter des mesures portant sur «l'absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu'elles franchissent les frontières intérieures » et d'autres relatives à « l'immigration clandestine et (au) séjour irrégulier, y compris l'éloignement et le rapatriement des personnes en séjour irrégulier. » Toutefois, comme souligné supra, ce texte comprend aussi des dispositions relatives aux contrôles et vérifications d'identité liés à la sécurité nationale (pour les distinguer explicitement des contrôles aux frontières intérieures ; article 23 modifié). Une référence additionnelle à l'article 4, paragraphe 2 du TUE relatif à la sécurité nationale, qui rappelle que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre », pourrait en conséquence sans doute être aussi mentionnée.

Dans son ensemble, la réforme est nécessaire, apportant une réelle clarification au cadre juridique existant de l'espace Schengen, afin de permettre aux États membres de mieux coopérer dans la surveillance de leurs frontières, en particulier, face à une situation de pression migratoire issue d'une action d'instrumentalisation de migrants ou d'une pandémie. Elle paraît également proportionnée aux objectifs poursuivis, en particulier en respectant les pouvoirs des États membres.

Par exception, deux dispositions suscitent de réelles interrogations à l'égard de la compétence de la Commission européenne et du respect du principe de proportionnalité.

Il s'agit, en premier lieu, de la disposition du point 7 de l'article 13 modifié du « code frontières Schengen », relatif à la surveillance des frontières, qui autoriserait la Commission européenne à adopter, par la voie des actes délégués de l'article 290 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), des « mesures supplémentaires régissant la surveillance». Cette possibilité existe déjà dans la version en vigueur du code mais la modification envisagée préciserait que ces mesures pourraient concerner « l'élaboration de normes pour la surveillance des frontières, notamment en ce qui concerne l'utilisation des technologies de surveillance et de contrôle aux frontières extérieures, en tenant compte du type de frontières, des niveaux d'impact attribués à chaque tronçon de frontière, conformément à l'article 34 du règlement (UE) 2019/1896 et d'autres facteurs pertinents ».

La possibilité de laisser la seule Commission européenne élaborer des normes en matière de surveillance des frontières paraît contrevenir à la compétence première des États membres pour assurer la surveillance de leurs frontières. Certes, comme cela vient d'être rappelé, l'Union européenne a développé des mesures de coopération, des outils (comme l'agence Frontex) et des règles communes pour faciliter cette surveillance mais aucun article du traité ne lui permet de se substituer aux États membres dans cette tâche. En outre, une telle délégation excéderait la définition des actes délégués prévue à l'article 290 du TFUE, qui précise qu'ils sont « des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif ». Or, les dispositions sur la surveillance des frontières, comme celles sur la libre circulation, sont au coeur du « code frontières Schengen ».

Enfin, le dernier membre de la phrase relative au champ d'application de la délégation semble indiquer que ce dernier est potentiellement infini, puisque l'évolution de tout « facteur pertinent » dont il faut tenir compte pour la surveillance des frontières serait susceptible d'amener la Commission à élaborer de nouvelles normes.

En second lieu, il faut constater que la possibilité de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières intérieures lorsque des circonstances exceptionnelles mettent en péril l'espace Schengen est aujourd'hui de la responsabilité du Conseil de l'Union européenne, « voix des gouvernements européens » dans les institutions de l'Union européenne. L'article 29 actuel du code frontières Schengen prévoit en effet que lorsqu'aucune autre mesure « ne peut effectivement atténuer la menace grave constatée », le Conseil « peut, en dernier recours, recommander à un ou plusieurs États membres de décider de réintroduire le contrôle à toutes leurs frontières intérieures ou sur des tronçons spécifiques de celles-ci. »

Dans la réforme envisagée, il reviendrait à la seule Commission européenne de constater qu'une même menace grave pour la sécurité intérieure ou l'ordre public touche une majorité d'États membres (nouveau critère) et met en péril le fonctionnement global de l'espace sans frontières intérieures. De là, elle aurait la possibilité de présenter au Conseil une proposition en vue de l'adoption d'une décision de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures (article 28 modifié).

Or, aucune base juridique n'octroie à la Commission européenne le pouvoir de décider seule, si oui ou non, une menace grave mettant en péril l'espace Schengen dans son ensemble impose de rétablir des contrôles aux frontières intérieures.

Compte tenu de ces observations, le groupe de travail a jugé nécessaire que la commission des affaires européennes analyse précisément la question de la conformité de ce texte aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, en vue de de l'adoption d'un éventuel avis motivé.


* 1 22 des 27 États membres ainsi que l'Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse. Au sein de l'Union européenne, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, Malte et la Roumanie ont vocation à rejoindre cet espace. L'Irlande a souhaité ne pas participer au fonctionnement de cet espace, sauf en ce qui concerne les parties de l'acquis Schengen relatives au système d'information Schengen (SIS II) et à la coopération policière et judiciaire.

* 2 Sa version en vigueur est le Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes.

* 3 Communication « Stratégie pour un espace Schengen pleinement opérationnel et résilient » en date du 2 juin 2021.

* 4 Proposition de Règlement au Parlement et au Conseil relatif à la création et au fonctionnement d'un mécanisme d'évaluation et de contrôle destiné à vérifier l'application de l'acquis de Schengen, et abrogeant le règlement (UE) n°1053/2013.


Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 11/02/2022