Mercredi 9 avril 2014

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

La réunion est ouverte à 10 heures

Convention d'extradition entre la France et la République bolivarienne du Venezuela - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Michelle Demessine et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 166 (2013-2014) autorisant l'approbation de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Monsieur le Président, mes chers collègues, voici une nouvelle convention d'extradition qui vient compléter les 51 traités et accords en vigueur.

La présente ratification s'inscrit donc dans une démarche globale de la France, tendant à étendre son réseau conventionnel en matière de coopération judiciaire et d'extradition. Vous avez déjà approuvé récemment le texte visant à ratifier le traité d'extradition conclu avec l'Argentine en mars 2013, la Chine en mai 2013 et le Pérou en février dernier.

L'exercice est donc récurrent mais non routinier. En effet, il nous transporte chaque fois dans un système juridique dont la spécificité laisse toujours quelques traces dans les stipulations de l'accord.

On gardera également à l'esprit, dans le cadre de cet examen, les événements actuels perturbant ce pays ainsi que la criminalité qui y sévit et qui a des racines profondes, bien au-delà des régimes politiques. C'est pourquoi, vous trouverez, dans le rapport, un extrait d'un article de M. Maurice Lemoine, publié dans le Monde diplomatique, qui est fort intéressant car au-delà de toute propagande politique trop souvent utilisée, ce spécialiste du Venezuela livre une analyse exhaustive des causes de la criminalité dans ce pays.

La présente convention, conclue le 24 novembre 2012, constitue un nouveau lien avec le Venezuela qui devrait ainsi faciliter l'arrestation et la remise des criminels en fuite sur le territoire de l'une ou l'autre Partie.

En l'absence d'un tel accord, nous devons nous en remettre à la bonne volonté du pays. Force est de constater que l'entraide en matière d'extradition a été jusqu'à présent fortement limitée. Si aucune demande n'a émané du Venezuela ces treize dernières années, la France en a formulé huit, dont six ont reçu un accueil favorable.

Afin de renforcer la coopération entre les deux pays en matière pénale, un premier effort a permis la création d'un poste de magistrat de liaison, en février 2011. Résidant à Brasilia et chargé de couvrir le Brésil, la Bolivie et le Venezuela, il a pour mission d'accélérer le traitement des demandes d'extradition. Son travail concerne plus particulièrement les dossiers relatifs au terrorisme, au trafic d'armes, et de drogue, et ceux concernant les enlèvements de ressortissants.

La conclusion de la présente convention constitue donc une nouvelle étape dans l'approfondissement de cette entraide. La lutte contre la criminalité transfrontalière exige que soit désormais mis en oeuvre un cadre juridique respectueux des contraintes constitutionnelles et internationales des deux pays.

Si les négociations ont été initiées par la partie vénézuélienne en 2007, la rédaction du texte est française. Un consensus a été trouvé entre les deux Parties, à l'issue des trois sessions de négociations en 2009. Après une période de vérification de la concordance linguistique, les autorités vénézuéliennes ont donné leur accord au mois de novembre 2012.

Le contenu du texte s'inspire de celui de la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957, qui constitue un modèle pour l'ensemble des instruments bilatéraux négociés par la France. Elle vise à instituer un équilibre entre protection des droits de la personne et souveraineté des Etats.

À titre d'illustration, la convention prévoit le rejet des demandes d'extradition fondées sur des infractions à caractère politique ou militaire.

De même, l'extradition ne peut être accordée si la Partie requise a des motifs sérieux de considérer qu'elle vise à punir une personne pour des considérations de race, de sexe, de religion, de nationalité, d'opinions politiques ou que cette personne sera soumise à un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

Outre les stipulations traditionnelles, la convention comprend une clause propre au droit vénézuélien, particulièrement protectrice des personnes.

En effet, les faits qui motivent la demande ne peuvent être sanctionnés par des peines à perpétuité ou supérieures à trente ans. L'extradition ne pourrait alors être accordée que si la Partie requérante offre des garanties suffisantes de ne pas les appliquer ou de ne pas les exécuter si elles ont été infligées.

Cette clause a été insérée dans le texte afin de respecter la constitution vénézuélienne qui interdit toute sentence d'emprisonnement supérieure à 30 ans.

Cette spécificité m'a naturellement conduit à examiner le système judiciaire vénézuélien et plus particulièrement l'application des peines qui intéressent directement notre sujet car tout français dont l'extradition est refusée doit alors exécuter sa peine au Venezuela.

Or, vous constaterez, dans le rapport, que ce pays, si souvent décrié et présenté comme une dictature, dispose d'institutions et de normes démocratiques plus abouties que dans bien d'autres pays.

En effet, le dispositif vénézuelien est pourvu d'un cadre normatif complet. La peine de mort y est interdite. Nous l'avons vu, il n'y a pas de condamnations à des peines de nature perpétuelle. Toutefois, les conditions carcérales font l'objet d'une grande préoccupation, en raison d'une importante surpopulation des prisons.

C'est pourquoi, confronté à ce défi, le Venezuela a tenté de réformer le système d'application des peines ainsi que le système carcéral.

En 1993, il a augmenté les alternatives à l'incarcération avant et après jugement. Aujourd'hui, environ la moitié des prévenus, qui auraient été auparavant incarcérés et mis en attente de jugement, sont laissés en liberté. La réforme de 1997 a prévu la conclusion d'accords de plaider coupable.

Après une nouvelle réforme en 2000 du régime pénitentiaire, un décret-loi de juin 2012 a entrepris une vaste révision de la procédure pénale. En cas de non-paiement des amendes pénales, la contrainte par corps est désormais supprimée et remplacée par un travail d'intérêt général ou communautaire.

Les personnes de plus de soixante-dix ans bénéficient désormais d'un régime d'exécution des peines encore plus favorable, puisqu'elles exécuteront d'office leur fin de peine sous le régime de l'assignation à résidence, à condition d'avoir exécuté au moins quatre ans de réclusion.

Voici donc quelques exemples. Le chemin reste, cependant, long à parcourir avant que la justice et la sécurité ne soient pleinement assurées.

La protection des droits de l'homme étant au coeur de nos priorités, vous apprécierez, en conséquence, l'enjeu de cette convention. Elle permettra à la France de juger une personne et lui faire accomplir sa peine en France, si elle a commis une infraction sur notre territoire.

À titre de conclusion, je souhaite insister sur la portée de la Convention en termes de lutte contre la criminalité transfrontalière et de protection des personnes. Il nous appartient d'achever le processus de ratification car la convention a été approuvée par le Venezuela le 26 février 2013.

Pour l'ensemble de ces raisons, je vous propose :

- d'une part, d'adopter le projet de loi n° 166 (2013-2014) autorisant l'approbation de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela,

- et d'autre part, de prévoir son examen en séance publique en forme simplifiée, le 15 avril prochain.

À l'issue de la présentation de la rapporteure, la commission a adopté le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Elle a proposé que ce texte fasse l'objet d'une procédure d'examen simplifié en séance publique, en application des dispositions de l'article 47 decies du règlement du Sénat.

Création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses Etats membres et la République de Moldavie - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Josette Durrieu et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 167 (2013-2014) autorisant la ratification de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses Etats membres et la République de Moldavie.

M. Jean-Louis Carrère, président, en remplacement de Mme Josette Durrieu, rapporteure. - Mes chers collègues, nous examinons ce matin le projet de loi n° 167 (2013-2014) autorisant la ratification de l'accord sur la création d'un espace aérien commun entre l'Union européenne et ses Etats membres et la République de Moldavie.

Malheureusement, notre collègue rapporteure, Mme Josette Durrieu, a été impérativement retenue par la session de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg. Elle m'a donc communiqué son intervention que je m'apprête à vous lire, et renvoie à son rapport très détaillé.

Ancienne république de l'Union soviétique, indépendante depuis 1991, elle a subi un affrontement violent en 1992 qui s'est soldé par la proclamation de la sécession de la Transnistrie, partie est du territoire la plus riche. La Moldavie a initié un renouvellement profond de ses institutions. Depuis lors, ce petit pays a entrepris de nouer de solides relations politiques, économiques, commerciales, culturelles et sociales avec l'Union. Cependant la Moldavie n'a pas su s'engager dans la procédure d'intégration à l'Union européenne, alors qu'elle était partie intégrante des pays de la région est des Balkans qui l'ont rejointe.

Cette démarche a conduit, dès 1994, à la signature d'un accord de partenariat et de coopération. Et c'est très récemment qu'un accord d'association a été paraphé, lors du sommet de Vilnius, en 2013.

Une autre illustration de ce rapprochement avec l'Union européenne concerne plus particulièrement notre sujet. Il s'agit de la mise en oeuvre de la politique européenne de voisinage, en matière aérienne. En effet, la Moldavie constitue l'un des seize partenaires de cette politique aux côtés notamment de la Géorgie, de l'Ukraine, de la Jordanie, du Liban, ou du Maroc.

Mise en place en 2004, elle vise à encourager des relations plus étroites avec les pays limitrophes de l'Union européenne. Elle s'est traduit notamment par la création « d'espaces aériens communs » afin de favoriser les échanges avec les pays dits de voisinage.

C'est ainsi qu'ont déjà été conclus des accords de transport aérien avec les pays des Balkans occidentaux, l'Islande et la Norvège, en 2006, avec le Maroc la même année puis avec la Géorgie et la Jordanie en 2010.

Quant au présent accord, soumis à votre examen, il illustre la mise en oeuvre de la politique de coopération avec la Moldavie dans les domaines de la sécurité, de la sûreté et de la gestion du trafic aérien.

Négocié par la Commission européenne, cet accord, qui comporte 29 articles et 4 annexes, a été conjointement signé par l'Union et chacun des Etats membres, le 26 juin 2012.

Les bénéfices de la mise en oeuvre d'un tel accord pour la France sont triples.

1 - Tout d'abord, alors que 16 Etats sont actuellement liés à la Moldavie par des traités aériens bilatéraux, cet accord constitue pour la France un premier lien en ce domaine, en l'absence d'une convention bilatérale franco-moldave.

Se substituant à l'ensemble de ces traités, l'accord va donc permettre la mise en place d'un cadre juridique unique pour l'exploitation des services aériens entre la Moldavie d'une part, et les membres l'Union européenne dont la France, d'autre part.

2 - Autre avantage, le marché aérien sera progressivement ouvert aux entreprises de transport. Cette ouverture tend à offrir le droit aux compagnies aériennes européennes et moldaves de desservir l'intégralité des routes, entre tout aéroport situé dans l'Union européenne et toute destination en Moldavie.

En outre, la suppression de toutes les limitations antérieurement appliquées à ces services vise à permettre à ces transporteurs de fixer librement les fréquences, les capacités et les tarifs de leurs services en fonction des opportunités du marché.

En ce qui concerne les impacts économiques de cette ouverture, ils sont peut-être plus incertains.

La Commission européenne évalue à 15 %, la croissance annuelle du transport aérien entre l'Union européenne et la Moldavie. Elle estime à 17 millions d'euros les gains économiques potentiels pour ce pays.

Toutefois, il convient probablement de nuancer ces estimations, compte tenu de la taille modeste du marché. On ne dénombre que deux compagnies aériennes desservant le territoire européen et que six entreprises de transport aérien européennes desservant la Moldavie.

Selon Eurostat, le trafic des passagers avec l'Union européenne représente seulement 465 000 passagers en 2010. Pour la France, les services directs avec la Moldavie concernent environ 8 000 passagers par an.

Ainsi, l'ouverture de ce marché ne pourra se traduire par une augmentation significative que si l'offre vers la Moldavie s'améliore et si un intérêt économique conduit les transporteurs à ouvrir de nouvelles dessertes dans le cadre de ce marché.

3 - L'enjeu de cet accord se situe au-delà des aspects économiques. Il réside, avant tout, dans la volonté politique ancienne de rapprochement de la Moldavie avec l'Union européenne. Cette priorité est affirmée depuis 2009 par les Moldaves. Mais c'est aussi une démarche qui revêt un intérêt politique et stratégique.

Cette démarche conduit à l'harmonisation des normes moldaves sur les règles européennes. J'insiste sur ce point essentiel. En effet, cette mise en conformité législative conditionne, l'ouverture du marché aérien. Elle permet ainsi la mise en place d'un cadre concurrentiel équitable.

Ensuite et principalement, cette harmonisation des règles tend à renforcer la sécurité des transports aériens avec ce pays. Je rappelle que les normes européennes figurent parmi les règles mondiales les plus contraignantes, en termes de mise en oeuvre des précautions et des contrôles.

À titre d'illustration, la Moldavie devra retirer de son registre des immatriculations des aéronefs l'intégralité des appareils qui ne sont pas certifiés par l'Agence européenne de sécurité aérienne.

Elle bénéficiera dans cette mission de l'appui de programmes européens. Cette reprise de l'acquis communautaire en matière aérienne fera, par ailleurs, l'objet d'évaluations par la Commission européenne.

À l'issue de cet examen, les compagnies aériennes bénéficieront alors de droits commerciaux additionnels sur des points intermédiaires dans les pays de la politique européenne de voisinage, ceux de l'Espace aérien commun européen et de la Suisse.

Pour l'ensemble de ces raisons, et en insistant particulièrement sur le renforcement de la sécurisation des opérations de transport aérien, je vous propose d'adopter le projet de loi visant à le ratifier, et de prévoir son examen en séance publique en forme simplifiée, le 15 avril à 14 heures 30.

À l'issue de la présentation du rapporteur, la commission a adopté le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Elle a proposé que ce texte fasse l'objet d'une procédure d'examen simplifié en séance publique, en application des dispositions de l'article 47 decies du règlement du Sénat.

Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Joëlle Garriaud-Maylam et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 369 (2013-2014) autorisant la ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique.

M. Jean-Louis Carrère, président, en remplacement de Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteure. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi n° 369 (2013-2014) autorisant la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique qui a été adopté par l'Assemblée nationale, le 13 février 2014.

Notre excellente collègue rapporteure, Mme Garriaud-Maylam, est retenue à Washington pour le séminaire de la Banque Mondiale. Elle m'a donc communiqué son intervention que je m'apprête à vous lire, et renvoie à son rapport très détaillé.

Mme Garriaud-Maylam s'est portée volontaire pour l'examen de ce texte parce qu'elle a déjà eu l'occasion d'étudier un sujet connexe : la traite des êtres humains, et en particulier des femmes, dont elle a rendu compte lors de la récente conférence de la Fondation Marmara à Istanbul. Ella a insisté sur la nécessité de renforcer également la coopération internationale dans ce domaine.

Revenons-en à la présente convention. Elle a été adoptée par le Conseil de l'Europe le 7 avril 2011, puis a été signée par la France dès la date d'ouverture à la signature, le 11 mai 2011.

Elle est l'aboutissement d'un long travail du Conseil de l'Europe qui se consacre à la sauvegarde et à la protection des droits de l'homme. Pour cette raison même, il a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une de ses priorités.

Cette préoccupation est ancienne puisqu'elle date du début des années 1990, avec notamment :

- en 1993, la Conférence ministérielle européenne consacrée aux « Stratégies pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes dans la société : médias et autres moyens » ;

- en 2002, la Recommandation du Conseil de l'Europe qui prône une approche globale de prévention et d'éradication de la violence fondée sur le genre ;

- et entre 2006 et 2008, la campagne du Conseil de l'Europe pour combattre la violence à l'égard des femmes y compris la violence domestique.

La Task Force du Conseil de l'Europe, chargée du suivi de cette campagne, recommandait déjà, dans son rapport de 2008, l'adoption d'un instrument contraignant sous la forme « d'une convention (...) pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes ».

En réponse à cette recommandation, en décembre 2008, un Comité ad hoc pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, le CAHVIO, a été institué. Sa mission : élaborer un ou plusieurs instruments contraignants en la matière.

La Convention qui est soumise à votre examen correspond au texte final approuvé par le CAHVIO en décembre 2010. Ce texte a été ensuite adopté définitivement par le Conseil de l'Europe, le 7 avril 2011.

L'utilité de cette Convention n'est pas à démontrer. La Task Force du Conseil de l'Europe dressait déjà en 2008 un constat édifiant des violences faites aux femmes.

Plus récemment, l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne a mené une enquête auprès de 42 000 femmes dans 28 Etats de l'Union européenne. Son rapport du 5 mars 2014 révèle une situation alarmante quant à l'étendue des violences physiques, sexuelles, psychologiques vécues par les femmes, y compris pendant leur enfance.

Voici quelques chiffres que je livre à votre réflexion :

- un tiers des femmes interrogées ont été victimes de violences physiques ou sexuelles commises par un adulte pendant leur enfance ;

- un autre tiers des femmes ont été victimes de violences physiques ou sexuelles depuis l'âge de 15 ans ;

- et constat inacceptable, 5 %des femmes ont été violées.

Quand on songe que 67 % de ces femmes n'ont pas signalé ces violences à la police ou à un autre organisme, on comprend mieux tout l'enjeu de ce texte

Je n'ai évoqué que les faits les plus graves mais il faudrait également aborder la question du harcèlement sexuel dont 55 % des femmes ayant pris part à ce sondage ont été victimes.

C'est pourquoi dans les conclusions de son rapport, l'agence européenne encourage les Etats membres de l'Union européenne à ratifier la Convention qui est soumise à votre examen. Elle suggère même que l'Union européenne y adhère.

Quant à la situation en France, on ne dispose malheureusement pas de données systématiques sur l'ensemble des violences faites aux femmes. Il nous faudra attendre, pour disposer d'un outil statistique complet, les travaux de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences mise en place en janvier 2013. La production de statistiques fiables est un enjeu essentiel pour mieux cerner le phénomène multiforme de la violence contre les femmes, et ainsi concevoir de meilleurs dispositifs de prévention, de répression et de protection. D'autres pays sont bien plus en avance que la France en la matière. Dans le contexte de la ratification de la Convention d'Istanbul, cette question de l'élaboration d'outils statistiques pertinents, fiables et réguliers va requérir des efforts spécifiques pour notre pays.

Le quatrième plan interministériel de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes pour 2014-2016 montre l'ampleur de la tâche restant à accomplir :


· une femme sur 10 est victime de violences conjugales ;


· en 2012, 148 femmes sont mortes de ces violences conjugales ;


· moins d'une victime sur cinq se déplace à la police ou à la gendarmerie.

Quant aux violences sexuelles :


· 16 % des femmes déclarent avoir subi des rapports forcés ;


· en 2010 et 2011 ,154 000 femmes de 18 à 75 ans se sont déclarées victimes de viol.

Quelle solution ? La Convention d'Istanbul se présente comme un instrument régional novateur.

Instrument régional : je vous rappelle qu'actuellement seules deux organisations internationales disposent d'un traité spécifique sur la violence à l'égard des femmes. Il s'agit de l'Organisation des Etats américains en 1994 et de l'Union africaine en 2003.

Instrument novateur, cette Convention l'est parce qu'elle établit des normes contraignantes pour les Parties. Elle renforce donc utilement la lutte contre la violence à l'égard des femmes menées par les Nations unies, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne qui ont certes tous adopté des déclarations mais aucun instrument contraignant visant spécifiquement les violences faites aux femmes.

Novatrice, cette Convention l'est également parce qu'elle déploie une stratégie globale d'éradication des violences faites aux femmes : les « 3P », Prévention, Protection et Poursuites.

P pour Prévention : la Convention engage les Parties à promouvoir des changements de comportement et de mentalité par la sensibilisation, l'éducation, la formation, des programmes de soutien aux auteurs de violence.

P pour protection : de manière évidente, la Convention impose d'apporter aux victimes toutes sortes de soutien : information, assistance juridique et médicale, refuge, logement, soutien économique mais elle exige aussi, ce qui est particulièrement intéressant, la protection des témoins. Elle s'attache notamment au cas de l'enfant témoin.

La Convention oblige en outre les Parties à installer des lignes d'assistance téléphonique gratuite pour les situations d'urgence, fonctionnant 24 heures sur 24. En France, le 3929, accueille déjà les femmes victimes de violence. Ce numéro est gratuit et assure l'anonymat de la personne qui appelle.

Au-delà de l'immédiate réponse aux urgences, la France a néanmoins des progrès à faire dans l'assistance fournie aux victimes sur le plus long terme. La Convention d'Istanbul insiste sur la notion de « guichet unique ». La simplification de l'accès aux différents volets de protection et de soutien est en effet essentielle pour aider des personnes en situation de grand désarroi et de forte vulnérabilité à reconstruire une vie normale. À titre d'exemple, en matière de recouvrement des pensions alimentaires et de conflits relatifs à l'autorité parentale - en particulier lorsqu'ils revêtent une dimension internationale (l'autre parent étant de nationalité étrangère ou vivant à l'étranger), le dispositif d'aide français demeure insuffisamment réactif en comparaison avec la pratique d'autres Etats.

P pour Poursuites : la Convention oblige ainsi les Parties à adopter un arsenal répressif. Son spectre est très large. Il comprend naturellement la violence physique et la violence sexuelle y compris le viol, mais également la violence psychologique et le harcèlement sexuel, et encore aussi les mariages forcés, les mutilations génitales féminines, l'avortement et la stérilisation forcés.

Cette Convention sanctionne également les crimes commis « au nom du prétendu honneur ». Elle interdit à son auteur de l'invoquer à titre de défense.

En conclusion, cette Convention qui vise à créer une Europe sans violence à l'égard des femmes en appelant à combattre toutes les formes de discrimination à leur égard, devrait donner un nouveau souffle aux politiques menées par la France depuis de nombreuses années.

Le projet de loi, actuellement en discussion, sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes adopte d'ailleurs une approche intégrée comparable à celle de la Convention d'Istanbul. Il a pour objet en effet de traiter de l'égalité « dans toutes ses dimensions (...) : égalité professionnelle, lutte contre la précarité spécifique des femmes, protection des femmes contre les violences, image des femmes dans les médias, parité en politique ».

Autre projet de loi qui aura une incidence sur l'application par la France des principes de la Convention d'Istanbul : la réforme du droit d'asile. Les articles 60 et 61 de la Convention préconisent un examen « sensible au genre » des demandes d'asile. J'attire à cet égard l'attention de notre commission sur les préconisations du Haut Conseil à l'égalité entre les Femmes et les Hommes, dont je fais partie. Actuellement, la pratique montre que les violences de genre ne sont pas considérées comme des motifs suffisants pour accorder le statut de réfugié - tout juste suffisent-ils à octroyer une « protection subsidiaire ».

Ces quelques exemples montrent qu'une fois la ratification de la Convention d'Istanbul définitivement validée, la France aura encore d'importants efforts à fournir pour parvenir à en appliquer les principes.

Quoi qu'il en soit, la première étape est évidemment pour la France de ratifier rapidement cette Convention. Son entrée en vigueur est en effet subordonnée à la ratification par 10 Etats dont au moins 8 membres du Conseil de l'Europe. À ce jour, huit Etats, tous membres du Conseil de l'Europe l'ont ratifiée.

C'est pourquoi je vous propose d'adopter le projet de loi autorisant sa ratification qui devrait être examiné par le Sénat en séance publique, le mardi 15 avril 2014 à 14 heures 30, selon la procédure normale.

M. Alain Gournac. - Je tiens à souligner l'excellent travail de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes dans ce domaine. Je m'honore d'être l'un de ses vice-présidents.

Mme Leila Aïchi. - Je félicite également l'association SOS-Femmes battues pour son action.

À l'issue de la présentation du rapporteur, la commission a adopté le rapport ainsi que le projet de loi précité à l'unanimité.

Ce texte sera examiné en séance publique selon la procédure normale.

Accord entre la France et la République fédérative du Brésil en matière de sécurité sociale - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jean-Pierre Cantegrit et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 408 (2013-2014) autorisant la ratification de l'accord entre la République française et la République fédérative du Brésil en matière de sécurité sociale.

M. Jean-Pierre Cantegrit, rapporteur- Monsieur le Président, mes chers collègues, le Sénat est saisi du projet de loi n° 408 (2013-2014) autorisant la ratification de l'accord franco-brésilien en matière de sécurité sociale. Soumis à votre examen, il a été adopté par l'Assemblée nationale le 27 février dernier.

Signé le 15 décembre 2011, l'accord a été négocié rapidement en 2010 et 2011. Un accord d'application au présent traité a été alors élaboré et signé le 22 avril 2013.

Je me suis plongé dans l'examen des deux textes, avec un intérêt tout particulier, en tant que président de la Caisse des Français à l'étranger. Parmi nos 107 700 adhérents, un peu moins de 2 300 d'entre eux résident au Brésil. Or, même si la Caisse est exclue du champ d'application du présent accord, et je le déplore, ce dernier n'en demeure pas moins primordial.

Cet accord constitue le 41ème traité conclu dans le domaine de la sécurité sociale. Il tend non seulement à étoffer le réseau des traités bilatéraux de sécurité sociale, mais également et principalement à créer un nouveau lien conventionnel avec le Brésil.

En effet, la France et le Brésil ne sont liés par aucun traité permettant la coordination des mesures de sécurité sociale des deux pays. La situation d'un travailleur relève donc uniquement du droit interne de chaque Etat. Il est affilié au régime du pays où il exerce son activité. Son passé d'assuré social dans l'autre Etat est ignoré.

Or, en l'absence d'articulation des deux législations, l'application unilatérale de ces règles ne permet pas de garantir aux ressortissants de chacun des deux pays la meilleure couverture de protection sociale. Ainsi, l'octroi de certaines prestations peut être refusé, en l'absence de prise en compte des périodes d'assurance accomplies dans l'autre pays.

En outre, ce défaut de coordination est également préjudiciable à l'employeur qui peut être amené à cotiser deux fois, au régime français et brésilien.

Je ne prendrai que deux exemples illustrant l'intérêt de l'accord pour un salarié comme pour son employeur.

Prenez un travailleur qui a été employé au Brésil pendant dix ans. S'il est victime d'un accident de la circulation, trois mois après son retour et sa reprise du travail en France, il ne pourra pas prétendre à des prestations en espèces de l'assurance maladie. En effet, un délai de carence de six mois est prévu par la législation française. La période professionnelle accomplie au Brésil n'est pas prise en compte pour l'ouverture des droits.

Ce problème sera résolu par l'accord franco-brésilien. L'institution française totalisera les périodes brésiliennes avec les périodes françaises.

Il en est de même en matière de retraite. En l'absence d'un accord franco-brésilien, le calcul des pensions en France ne tient pas compte des périodes accomplies au Brésil.

Le second exemple concerne le détachement. Prenons une entreprise française qui vient d'ouvrir un établissement au Brésil. Elle y envoie un de ses salariés pour une durée d'un an afin de mettre en place une nouvelle chaîne de production. A défaut d'accord, l'employeur doit verser en plus des cotisations françaises, des cotisations sociales au Brésil au titre de l'activité dans ce pays. L'employeur doit donc cotiser deux fois. En vertu du nouvel accord, le salarié détaché demeurera soumis à la législation française. Les cotisations continueront à être payées en France, mais aucune cotisation ne sera versée au Brésil.

Vous le constatez, l'enjeu de l'Accord dépasse donc les considérations administratives et juridiques.

Il favorise la circulation professionnelle des travailleurs ainsi que leur installation dans l'un des deux pays. En effet, ce traité garantit une continuité des droits en matière de sécurité sociale pour les travailleurs.

Plusieurs principes y contribuent :

- l'application d'une seule législation sociale, afin d'éviter tant la double-affiliation que l'absence d'affiliation à l'un ou l'autre régime des Etats ;

- cette application est coordonnée car l'ensemble des périodes d'assurance accomplies dans les deux pays sont comptabilisées ;

- cette coordination est effectuée en appliquant le principe de l'égalité de traitement entre les ressortissants des deux Etats ;

Tout ceci concourt donc au maintien des droits acquis ainsi que ceux en cours d'acquisition.

Quant à la portée effective de cet accord, je n'ai pu obtenir le nombre de Français et de Brésiliens concernés. On m'a toutefois communiqué le nombre de ressortissants de chacun des Etats permettant ainsi de saisir le nombre de personnes potentiellement impactées par l'accord. Le Brésil compte un peu plus de 20 000 inscrits au registre des Français établis hors de France. La communauté brésilienne en France est estimée à 25 000 personnes.

Enfin, cet accord qui est conclu avec un pays émergent aux atouts considérables, va donc contribuer à la dynamique des relations économiques franco-brésiliennes.

En effet, d'une part, il favorise les relations commerciales ainsi que l'implantation des entreprises françaises au Brésil. D'autre part, il participe à l'attractivité de la France pour la communauté brésilienne d'affaires.

Tout d'abord, pour les entrepreneurs français, le Brésil constitue plus qu'un simple marché. Il représente un objectif de leur stratégie globale de développement.

Un chiffre appuie cette observation : les échanges commerciaux franco-brésiliens ont plus que doublé par rapport à 2003, en s'établissant à 9 milliards d'euros en 2012.

Le Brésil représente le principal marché de la France en Amérique latine, en attirant plus du tiers des exportations françaises. L'ensemble des entreprises du CAC 40, hors BTP, y sont implantées. Elles exportent principalement vers ce pays des biens d'équipement, notamment des avions, des automobiles et leurs équipements et des préparations pharmaceutiques.

En termes d'évolution, il convient toutefois de relever que la part de marché de la France au Brésil tend à se réduire. Elle est passée de 2,6 % en 2010 à 2,4 % en 2011. Sa position dans le commerce extérieur français se maintient, toutefois, en représentant un peu moins de 1 % de nos flux commerciaux totaux.

La France figure également parmi les pays qui investissent le plus au Brésil, en se plaçant au cinquième rang. Il s'agit selon le ministère des affaires étrangères « d'investissements de conquête de marché (dans les services, avec Accor, ou la grande distribution, avec Casino) et non des délocalisations ».

Enfin, côté brésilien, en dépit d'une internationalisation des compagnies brésiliennes relativement récente, on observe qu'un tiers de leurs investissements en Europe en 2011 se sont dirigés vers la France. On dénombre aujourd'hui une quarantaine d'entreprises brésiliennes établies en France.

Pour l'ensemble de ces raisons juridiques, politiques et économiques, je vous propose d'adopter le projet de loi visant à le ratifier, et de prévoir son examen en séance publique en forme simplifiée, le 15 avril à 14 heures 30.

À l'issue de la présentation du rapporteur, la commission a adopté le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Elle a proposé que ce texte fasse l'objet d'une procédure d'examen simplifié en séance publique, en application des dispositions de l'article 47 decies du règlement du Sénat.

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

. M. André Trillard sur le projet de loi n° 1766 (AN - 14e législature) autorisant l'approbation de l'accord instituant le Consortium des centres internationaux de recherche agricole en qualité d'organisation internationale ;

. M. André Trillard sur le projet de loi n° 1767 (AN - 14e législature) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Consortium des centres internationaux de recherche agricole relatif au siège du Consortium et à ses privilèges et immunités sur le territoire français ;

. M. Jean-Claude Requier sur le projet de loi n° 1796 (AN - 14e législature) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Canada relatif à la mobilité des jeunes ;

. M. Bertrand Auban sur le projet de loi n° n° 1846 (AN - 14e législature) autorisant l'approbation de l'accord relatif à l'hébergement et au fonctionnement du centre de sécurité Galileo.

La réunion est levée à 11 heures 07

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

La réunion est ouverte à 14 heures 30

Audition de M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense

M. Jean-Louis Carrère, président. - Les nouvelles orientations stratégiques des Etats-Unis sont l'un des thèmes que nous avons choisi d'aborder cette année.

Nous avons en effet le sentiment de l'achèvement d'un cycle qui s'était traduit par un engagement fort des Etats-Unis, notamment dans le cadre d'une guerre contre le terrorisme.

Le sentiment dominant de lassitude après une décennie d'interventions lourdes dont les résultats restent relativement controversés, les effets de la crise économique de 2008 et la vigilance du Congrès sur les dépenses publiques, y compris les dépenses militaires, ce qui est plus nouveau, ont conduit à une inflexion des orientations stratégiques des Etats-Unis avec une attention plus grande portée à l'Asie-Pacifique présentée comme une zone d'intérêt majeur (le « pivotement »), des modalités d'interventions faisant prévaloir la diplomatie sur l'action coercitive, et au sein des actions militaires, une prévalence pour les actions discrètes, et en appui de forces alliées, comme notamment en Libye. Ces évolutions trouvent leur traduction dans le Quadriennial Defense Review 2014 (QDR 2014) qui vient d'être publié et semble dessiner une nouvelle posture stratégique des Etats-Unis.

Nous cherchons à en mesurer l'effectivité et l'ampleur mais aussi d'en apprécier les conséquences pour la France, pour l'Europe et pour l'OTAN.

Nous sommes heureux de vous accueillir car vous êtes l'un des excellents experts français en ce domaine. Vous dirigez depuis juillet dernier la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, et occupiez jusqu'alors le poste d'ambassadeur auprès de l'OTAN.

Je vous laisse donc le soin de nous présenter votre analyse, puis mes collègues et moi-même vous poserons quelques questions pour compléter notre information.

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Je me réjouis de pouvoir participer à votre réflexion sur l'évolution du positionnement stratégique des Etats-Unis, de ses conséquences pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique.

Je commencerai par partager avec vous mon analyse sur la nouvelle stratégie de défense et nous disposons comme vous l'avez souligné de documents récents avec la QDR 2014, ensuite je vous présenterai ma perception de la politique de rééquilibrage vers l'Asie Pacifique. Puis nous verrons quelles sont les implications de cette posture au Moyen-Orient et en Europe avant de revenir sur les conséquences de ces évolutions pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique.

La nouvelle stratégie de défense est marquée par la transition post Irak et Afghanistan. Après dix années d'interventions particulièrement lourdes en termes de coûts humains, financiers et politiques, le retrait d'Irak et bientôt d'Afghanistan, les Etats-Unis ressentent le besoin de souffler, de repenser leur politique de défense et de ce point de vue, le refus du risque d'un nouvel engagement des Etats-Unis dans un conflit de grande ampleur ou pouvant dégénérer est vu comme un axe déterminant du Président Obama.

Ce choix du non-engagement dans un conflit majeur va de pair avec une volonté de privilégier des modes d'action présentés comme innovants et flexibles afin de garantir les intérêts stratégiques américains. J'identifierai trois types d'innovations qui caractérisent l'approche américaine actuelle telle que reflétée dans la QDR 2014, en soulignant les évolutions par rapport à la version 2010 de la QDR adoptée sous la présidence Obama, qui portait encore le poids de son prédécesseur et souffrait de l'inertie d'un appareil de défense aussi lourd que celui des Etats-Unis :

- l'importance accordée aux alliances régionales et partenariats en particulier dans les pays du Golfe et en Asie mais aussi en Europe. Ceci constitue un changement d'approche majeur du Pentagone et de l'image d'une Amérique capable d'agir seule et partout affirmée dans la précédente revue de 2010. Les compléments étaient toujours utiles, mais n'étaient pas vus comme nécessaires ;

- un investissement massif dans les technologies à haute valeur ajoutée et la recherche et développement, afin de maintenir l'ascendant technologique américain. Le Pentagone continue ainsi d'investir dans les domaines qui assurent son avantage qualitatif : systèmes de commandement et d'ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance ), précision de longue portée, furtivité, domination aérienne, lutte sous-marine, spatial, cyber, robotique.

- et en appui des deux premiers points, une logique plus théorisée qu'auparavant de « light footprint » (déploiement minimal de moyens), qui repose à la fois sur des stratégies non-conventionnelles (opérations spéciales, drones, cyber) et sur des approches indirectes (assistance, formation, soutien aux capacités alliées, fourniture d'armements). Les premiers laboratoires de cette stratégie sont l'Afghanistan dans la période de décroissance, l'Afrique et, très progressivement, le Moyen-Orient. Ce choix se fait au détriment ou en accompagnement de la réduction du format des forces armées. Puisque rien que pour l'US Army, on passe de 520 000 hommes à 450 000 en 2016, voire 420 000 si le gel des budgets - mécanisme de sequestration - était activé à nouveau en 2016. Sur cet arrière-plan de réduction des formats, il y a néanmoins des domaines qui augmentent comme les forces spéciales qui gagnent 4 000 hommes pour passer à un effectif de 70 000. En effet, bien que le Pentagone soit considéré comme le « grand gagnant » du budget fédéral 2014 par rapport aux craintes, la défense américaine subit des restrictions budgétaires pour la première fois depuis très longtemps.

Cette stratégie explicitée et affirmée se présente sur un arrière-plan de « rééquilibrage » vers l'Asie-Pacifique qui a été formulée à la fin de 2011 par le Président Obama dans un contexte de présence accrue de la Chine dans son environnement et de tensions plus vives, avec la volonté de rassurer les partenaires et Alliés de la région sur l'engagement durable des Etats-Unis en Asie, et en même temps avec la volonté de construire un nouvel équilibre avec Pékin, et à profiter du dynamisme économique de cette région. Les Etats-Unis entendent pouvoir mobiliser toutes les ressources diplomatiques et militaires nécessaires pour préserver leur crédibilité en Asie. En d'autres termes, ce qui est affiché comme tel dans cette nouvelle doctrine, c'est moins la réorientation massive des capacités militaires -les Etats-Unis disposent déjà d'environ 330 000 personnels militaires dans la zone Asie-Pacifique-, mais plus l'idée d'une manoeuvre d'ensemble avec un investissement diplomatique et économique accru.

Les objectifs de la défense américaine dans le cadre de ce « pivot » sont de trois ordres :

- d'abord renforcer et moderniser les coopérations existantes avec des partenaires comme le Japon, la Corée du Sud, l'Australie, les Philippines, la Thaïlande, tout en développant de nouveaux partenariats bilatéraux surtout en Asie du Sud-Est (Singapour, Malaisie, Vietnam) ;

- ensuite, et c'est un objectif transversal, oeuvrer à une plus forte interopérabilité et disponibilité des forces armées des partenaires des Etats-Unis dans la région ;

- enfin, continuer à faire respecter les lois et normes internationales qui constituent la base de la sécurité régionale surtout du point de vue des intérêts américains, qui ne sont pas très éloignés des nôtres, notamment en matière de liberté de circulation notamment maritime.

Mon évaluation est que malgré les priorités affichées, la réalité de ce pivot reste aujourd'hui toute relative. 

En termes strictement militaires, le résultat le plus visible du rééquilibrage militaire, le déploiement de 2 500 Marines en Australie - à mettre en rapport avec les 330 000 hommes déjà présents dans la région- et celui de Littoral combat ships à Singapour, semble limité. Comparé à l'affichage politique et aux effets d'annonce qui ont accompagné la publication de cette nouvelle stratégie, sa traduction concrète et pratique a été source d'une déception sensible pour les Alliés des Etats-Unis dans la région, d'autant plus que la Chine a cherché dans quelques cas à tester certaines des normes et certaines des réactions américaines.

Les Etats-Unis cherchent également à développer leurs relations militaires avec la Chine afin d'accroître le niveau de confiance mutuelle et de réduire la perception par les Chinois d'une stratégie d'encerclement de la part des Etats-Unis. Les efforts américains en ce sens n'ont toutefois pas eu à ce stade les résultats escomptés.

L'avenir de la politique de rééquilibrage dépendra en définitive de plusieurs facteurs qui ne sont pas aujourd'hui figés : l'évolution des intérêts nationaux américains, les budgets alloués, les relations entre les principaux alliés de Washington (Japon et Corée du Sud) sur lesquelles les Etats-Unis semblent avoir paradoxalement moins de prise que par le passé malgré leur investissement dans la zone, l'attitude de la Chine, mais aussi la capacité des partenaires des Etats-Unis à gérer les crises hors de la zone Asie Pacifique.

En effet, les zones ne sont pas cloisonnées. Ce que les Etats-Unis font en Europe, au Moyen-Orient ou en Asie est étroitement lié. La meilleure preuve de la crédibilité américaine vis-à-vis des Alliés du Pacifique sera d'abord et avant tout fournie par ce que les Etats-Unis font en Europe - par rapport à la Russie dans la crise de Crimée, actuellement par exemple - ou au Moyen-Orient.

L'affirmation d'un engagement au Moyen-Orient et en Europe est maintenue. Les Américains n'ont pas cessé de le répéter et le Secrétaire à la défense Chuck Hagel affirmait dès le printemps 2013 que les Etats-Unis ne peuvent s'offrir le « luxe du repli » et s'agissant du Moyen-Orient en particulier, ils continuent de déployer des forces considérables dans la région en temps de paix.

Je pense que le Moyen-Orient devrait rester une priorité de long terme des Etats-Unis en raison :

- des alliances régionales majeures, au premier chef avec Israël, mais aussi avec l'Arabie saoudite ;

- du poids durable des ressources en hydrocarbures de la région dans l'économie mondiale, - je suis un peu dubitatif sur le raisonnement repris parfois dans la presse selon lequel le développement des gaz de schiste aux Etats-Unis aura mécaniquement et automatiquement pour impact une évolution de la posture américaine dans la région ;

- de l'importance du Moyen-Orient dans le paysage terroriste djihadiste international, cette région n'est pas la seule concernée mais reste le centre de gravité, notamment en raison de la situation en Syrie ;

- et également le rôle du Moyen-Orient par rapport à la prolifération d'armes de destruction massive et de leurs vecteurs et de ce point de vue l'enjeu iranien demeurera au coeur des préoccupations américaines.

La présence américaine évolue donc davantage qu'elle ne s'efface de la région. Elle tendra, c'est le souhait américain, de plus en plus à se reposer sur des partenariats et alliés clés, au Moyen-Orient comme en Asie-Pacifique. Les Etats-Unis continuent également de parier sur la montée en puissance des périphéries non-arabes qui cherchent à sortir de leur isolement respectif : Israël et la Turquie.

Je pense que le véritable enjeu de la politique américaine au Moyen-Orient reste l'Iran et la relation entre ce pays et l'Arabie Saoudite, ce qui explique peut-être la politique prudente adoptée dans le dossier syrien, qu'ils devraient poursuivre sauf en cas de nouvelle crise liée à la prolifération, de menace militaire sur leurs alliés (Israël, Turquie, Jordanie) ou de menace directe contre les intérêts stratégiques américains.

Nous avons eu aussi la réaffirmation de l'engagement maintenu en Europe et il faut regarder de près les implications de la crise ukrainienne à court et à long termes.

La crise ukrainienne vient rappeler l'importance, pour Washington, du lien transatlantique et de l'OTAN afin de garantir la sécurité du continent européen. L'attitude et les actions de Moscou vis-à-vis de la Crimée ont brisé à bien des égards le postulat d'après lequel «la menace d'une attaque conventionnelle contre le territoire de l'OTAN est faible».

Elle souligne aussi le rôle militaire de l'Alliance et replace la défense collective des Etats membres de l'OTAN au coeur de ses missions - vous vous souvenez que dans le concept stratégique de Lisbonne, il y a trois missions fondamentales : défense collective, gestion des crises, sécurité coopérative (les partenariats). La défense collective reprend une place importante au moment où l'engagement massif en Afghanistan est sur la décrue, l'engagement au Kosovo reste faible et l'engagement en Libye, même s'il fut de haute intensité, a été court.

La crise ukrainienne entraîne un regain d'attention américaine pour l'Europe, qui a conduit M. Barack Obama à réaffirmer avec force l'attachement des Etats-Unis à la sécurité de l'Europe, mais aussi la nécessité pour les Européens d'investir davantage dans la défense, dans une logique de partage du fardeau transatlantique qui n'est pas nouvelle mais qui a été reçue avec une acuité plus grande, (c'est du moins ce que l'on espère), par nos partenaires européens. C'était le message essentiel de son discours de Bruxelles il y a quelques semaines.

Au-delà de ce très court terme, l'Alliance devra évaluer -ce sera l'objet majeur du sommet de Newport en septembre- les implications stratégiques de la crise, notamment l'avenir de la relation avec Moscou, la question des partenariats et celle de l'élargissement.

Cependant, il est peu probable que cet engagement américain « revigoré » au sein de l'Alliance et en Europe vienne contrarier les efforts de long terme en faveur du rééquilibrage vers l'Asie Pacifique : un engagement américain maintenu ou renforcé en Europe pourrait presque préserver la crédibilité de Washington auprès des alliés et partenaires d'Asie Pacifique qui sont extrêmement attentifs aux évolutions au sein de l'OTAN. A l'inverse, ce qui a été vu comme des signaux de faiblesse américaine a été interprété par les partenaires d'Asie et du Pacifique comme un signal de faiblesse globale. Là où nous voyons la Russie et ses territoires immédiats, eux voient la Chine, ses contentieux territoriaux et ses ambitions en mer de Chine et s'interrogent sur la réaction américaine.

Quelles conséquences en tirer pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique ?

La nouvelle revue de défense stratégique (QDR 2014) appelle à donner un poids renforcé aux alliances et partenaires clés, dans une logique de « partage accru du fardeau » entre alliés et de « light footprint » voulue par l'administration Obama.

La France, qui est l'un des rares alliés des Etats-Unis à la fois capable d'exprimer une vision stratégique indépendante, de partager des intérêts stratégiques avec eux et de s'impliquer concrètement dans la gestion globale des crises, répond à leurs attentes au regard du développement de ses relations avec les partenaires. Leur volonté de partager non seulement le fardeau mais aussi les responsabilités correspond à nos attentes de partenariats, en particulier dans certaines régions comme l'Afrique subsaharienne.

La QDR porte également une attention nouvelle au continent africain, en insistant notamment sur l'importance de la lutte contre le terrorisme international -Sahel et Mali sont explicitement mentionnés-, faisant de la France un partenaire européen de premier plan, crédible sur un plan opérationnel et stratégique, et prêt à assumer le leadership sur le continent.

Cette nouvelle dynamique de notre relation se traduit par un renforcement des liens sur les dossiers africains. C'était l'un des résultats de la visite du ministre de la défense à Washington en janvier et de la récente visite d'Etat du Président de la République. J'ai à mon niveau un dialogue nourri avec mon homologue américain en liaison avec nos collègues de l'EMA et des services de renseignement pour aller au-delà de la discussion générale sur l'évolution de la situation et voir comment agir dans une logique de partenariat qui corresponde à nos intérêts ; nous voyons qu'il y a une grande convergence avec les intérêts américains.

Ce partenariat de défense franco-américain est rénové et renforcé aussi dans d'autres domaines que nous avons identifiés dans le Livre blanc comme prioritaires, par exemple en matière de surveillance de l'espace ou de cyberdéfense. Lorsque nous comparons nos documents stratégiques respectifs (Livre blanc et QDR), nous sommes frappés par la convergence dans les domaines d'investissement prioritaires.

Les Etats-Unis disent qu'ils ont besoin de partenaires européens forts, crédibles militairement, capables de prendre leurs responsabilités sur la scène internationale, et la crise ukrainienne actuelle donne à réfléchir et à agir dans les mois et les années qui viennent. D'un côté, ce réinvestissement américain visible dans l'Alliance peut sembler inverser la tendance que l'on a vue en Libye ou au Mali, avec des alliés européens qui prennent l'essentiel des risques et responsabilités avec un soutien américain. Avec la crise ukrainienne, les Américains réaffirment leur présence et s'agissant de l'effet sur les Européens, plusieurs avenirs sont encore possibles. D'un côté, cette crise peut donner à nos partenaires européens, qui ont pour la plupart désinvesti le domaine de la défense depuis de nombreuses années, un levier vis-à-vis de leurs opinions publiques pour réinvestir et dépenser davantage, ce qui est convergent avec notre souhait de pouvoir agir davantage et de manière plus efficace en tant qu'Européens dans le cadre de l'OTAN ou de l'Union européenne. De l'autre, et la mécanique inverse est celle qui est la plus visible immédiatement, le retour aux fondamentaux et à la défense collective comme centre de gravité au sein de l'OTAN peut aussi nous ramener à des comportements qui ont handicapé et qui handicaperont durablement l'Europe et l'OTAN, c'est-à-dire à une situation où les alliés européens se reposent sur les Etats-Unis et évitent d'investir davantage dans la défense. Or quelle que soit l'évolution de la crise actuelle avec la Russie, il me semble que l'on ne reviendra pas à la situation de la guerre froide avec un investissement et une présence massive américaine en Europe, et que dans nos outils de dialogue ou de pression dans la relation avec la Russie, l'unité de l'Europe est au moins aussi importante que la présence américaine sur le continent.

Le prochain sommet de l'OTAN prévu au Pays de Galles les 4 et 5 septembre prochain devrait donner lieu à l'adoption d'une déclaration sur le partenariat transatlantique par les Chefs d'Etat et de gouvernement.

Je pense que la manière dont cette déclaration sera adoptée devrait nous permettre de poser des marqueurs importants pour rappeler certains principes clefs au sein de l'OTAN qui sont que la défense collective est au coeur des missions de l'Alliance, que la solidarité entre alliés est là et qu'il n'y a pas de raisons d'en douter, que l'article 5 n'est pas simplement un engagement des alliés américains vis-à-vis des Européens mais un engagement des 28 vis-à-vis des 28 -et c'est bien le sens des mesures de réassurance que la France a prises vis-à-vis de ses alliés roumains, polonais ou baltes- et que nous sommes dans un contexte qui perdurera quelle que soit l'issue de la crise avec la Russie dans lequel les Européens doivent, dans et en dehors de l'Alliance, à titre national et dans le cadre de l'Union européenne, prendre une part plus importante des responsabilités et pas simplement du fardeau. Ce sera tout l'enjeu des semaines et des mois qui viennent dans un environnement et contexte stratégique qui risque d'être encore très différent d'ici le mois de septembre.

M. Robert del Picchia. - J'aimerais revenir sur quelques points évoqués. Si j'ai bien compris, les Européens souhaitent modifier les objectifs de l'OTAN. Ainsi, les nouvelles priorités stratégiques des Etats-Unis auront-elles des implications sur cette transformation de l'OTAN ? Les Etats-Unis voulaient se retirer d'Europe pour aller vers l'Asie, mais la crise ukrainienne va-t-elle simplement limiter ce retrait ?

Par ailleurs, sur la question du pétrole et gaz de schiste, vous expliquez qu'elle n'est pas si importante pour la stratégie américaine. Pourtant, les Etats-Unis auront plus de marges de manoeuvre ; stratégiquement, n'est-ce pas une nouvelle carte dans leur jeu, dans certaines parties du globe ?

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Sur la crise ukrainienne, et la présence américaine en Europe, je crois qu'il existe une confusion volontaire ou involontaire chez certains de nos Alliés.

Même s'il y avait eu 150 000 soldats américains en Europe et des installations permanentes de l'OTAN sur les territoires des alliés qui ont rejoint l'alliance depuis 1999, cela n'aurait pas changé la manière dont la Russie a pris la Crimée. Il y a une volonté de certains Alliés de s'assurer, à l'occasion de la crise actuelle, que les Américains restent présents physiquement de manière à se prémunir contre toute évolution d'une menace russe qui se concrétiserait...

M. Jean-Louis Carrère, président. -...et peut-être de rester désarmés tout en étant protégés ?

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Cela dépend desquels. La situation de ces pays en termes de défense n'est pas homogène : je relève qu'un pays comme l'Estonie respecte les 2% du PIB en dépenses de défense, qu'elle s'engage en RCA, ...

D'une manière générale, ces pays sont inquiets de l'évolution de la Russie et peut-être de la solidité de l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord aux yeux de la Russie.

Côté américain, il y a la volonté d'apparaître par rapport à la Russie comme assumant pleinement leurs responsabilités vis-à-vis des Alliés, mais aussi la claire perception que la crise ukrainienne ne se réglera pas par le recours à la force. Les outils dont nous disposons vis-à-vis de la Russie sont des outils de pression diplomatiques, économiques, financiers et ne sont pas dans la main de l'OTAN. D'où une certaine prudence dans la mise en oeuvre des moyens militaires pour ne pas alimenter la propagande russe, qui se base largement sur un sentiment d'agressivité des Occidentaux, et de protection des minorités russophones face aux « fascistes ».

Pour revenir aux Européens, je pense que le réinvestissement américain en Europe en renforçant les moyens en avions mis à disposition pour effectuer la police de l'air des pays baltes et en renforçant la présence américaine dans les exercices de l'OTAN -sur ce dernier point, c'est véritablement une nouveauté car lors de l'exercice, Stedfast Jazz en 2013, où la France était premier contributeur hors Pologne avec 1 200 hommes, les Américains n'en ont fourni que 150, alors que c'était le premier exercice « article 5 » depuis dix ans- ne veut pas dire une présence accrue dans la gestion de crises. En cas de crise nouvelle dans la périphérie sud de l'Europe, je ne suis pas certain que leur présence serait accrue. Si on faisait face à une nouvelle Libye, je ne pense pas que l'investissement américain serait différent. Peut-être serait-il moindre ? L'argument serait « on ne peut pas être à vos côtés en Europe et en dehors ». Il faut tenir compte du débat de politique intérieure aux Etats-Unis sur ce point.

Cette présence nouvelle américaine dans le cadre bien circonscrit de la crise ukrainienne pourrait aussi avoir un effet démobilisateur. Notre objectif d'ici le sommet de l'OTAN sera de dire qu'il ne faut pas tout oublier par rapport à nos ambitions et nos réalisations entre Européens. Tout l'enjeu sera là.

Sur le gaz de schiste, ce que je voulais dire, c'est qu'il n'y a pas de lien automatique de cause à effet entre les découvertes et l'exploitation du gaz sur le territoire américain et désengagement américain au Moyen-Orient. Tout d'abord, parce qu'il n'y a pas de substituabilité parfaite, ni des marchés ni des produits mais aussi parce que les Américains garderont un intérêt stratégique à la libre circulation des marchandises et la liberté d'accès de l'ensemble des produits y compris le pétrole, notamment dans le Golfe. Cela renforce leurs marges de manoeuvre, cela changera le type de dialogue qu'ils auront avec des pays qui restent dépendants des hydrocarbures du Golfe.

M. Xavier Pintat. - Beaucoup d'observateurs ont vu évoluer l'attitude américaine, du leadership from behind que l'intervention en Libye a inauguré au renoncement, symbolisé par la non-intervention en Syrie malgré le franchissement des lignes rouges. Ces mêmes observateurs sont inquiets et voient cela comme le signe d'un affaiblissement de la volonté des Américains d'assurer leurs responsabilités de première puissance mondiale.

Cela a deux conséquences, car la nature a horreur du vide : l'une potentiellement bénéfique que les Européens se préoccupent davantage de leur défense et l'autre que certains Etats inquiets, recherchent d'autres garanties et que cela encourage la prolifération, voire l'acquisition d'armes nucléaires, notamment en Asie du Nord-Est.

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Le risque de prolifération dans la région n'est pas absent. La volonté des Alliés d'élargir la gamme d'options est clairement un risque, mais qui est bien appréhendé au Pentagone, qui multiplie les échanges avec les Alliés asiatiques pour renforcer les liens, sur des sujets comme la dissuasion élargie et la mise en oeuvre des traités d'alliance.

M. Pierre Bernard-Reymond- Quel jugement portez-vous sur l'attitude de l'Europe à l'égard de la Russie depuis la fin de l'URSS ? N'y-a-t-il pas eu une occasion manquée de renouer le contact pour recréer une zone de stabilité, de respect et de confiance ou bien la fièvre obsidionale de la Russie ne l'aurait-elle pas emporté quoiqu'il advienne ? Ne peut-on avoir des regrets de l'absence d'une politique européenne envers la Russie ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je ne comprends pas la position américaine sur l'Ukraine. Il n'y a pas eu de véritable politique de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie. Il y a eu des tentatives pour rapprocher la Russie de l'Europe, mais on a l'impression que les Américains ont titillé en permanence les Russes sur l'affaire de l'Ukraine de longue date. J'ai en outre l'impression que la position européenne est plus suiviste que la position américaine. Quelle est votre appréciation ?

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Effectivement, il est toujours possible d'avoir des regrets, mais l'administration Obama, bien plus que celle de ses prédécesseurs, a investi énormément de capital dans l'établissement de nouvelles relations avec Moscou, y compris de capital politique sur le terrain intérieur et ce malgré les critiques. La logique du reset correspondait à une vraie vision stratégique de la part de M. Obama, comme l'idée que l'intérêt à long terme de la Russie était davantage avec l'Europe et avec l'Occident qu'avec l'Asie et la Chine constituait notre vision stratégique.

Mais, quelle que soit notre perception des intérêts stratégiques de long terme de la Russie, il y a eu un intérêt, pour M. Poutine et pour M. Medvedev avant lui, de mobiliser la menace de l'OTAN à des fins de politique intérieure. Dans un contexte où les faiblesses structurelles de la Russie sur les plans démographique, économique et de santé publique par exemple, pourraient menacer la puissance russe à moyen terme, il n'y a rien de plus fédérateur qu'une confrontation, sur le registre du passé.

J'ai le sentiment que les Européens ne sont pas responsables de cette situation et que dans les relations OTAN-Russie tous les efforts ont été faits pour mettre en oeuvre les objectifs du Sommet de Lisbonne afin d'avancer ensemble sur la défense anti-missile et d'autres sujets. Mais nous nous sommes aperçus que le coût en termes de politique intérieure russe -la perte d'un adversaire- d'un arrangement avec l'OTAN sur la DAMB était beaucoup plus élevé que les gains éventuels en termes de transparence et de contrôle partagé. C'est pourquoi nous n'avons jamais véritablement avancé sur la défense anti-missile avec la Russie.

M. Gilbert Roger. - Je voudrais poser une question franco-française. Comment imaginez-vous éviter le doublon entre les actions du ministère de la Défense et celles du ministère des Affaires étrangères ?

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Je pense que nos deux métiers sont différents, avec des missions différentes, même si nous travaillons ensemble. Le MAE pilote l'ensemble de l'action internationale de la France, nous avons la responsabilité de l'action internationale dans le domaine de la défense. Il y a certes quelques chevauchements, mais qu'il s'agisse de la coopération bilatérale de défense ou du soutien aux exportations ou autres domaines, je pense qu'il y a suffisamment à faire pour ne pas se marcher sur les pieds.

Avec la réforme en cours de la fonction internationale au ministère de la Défense et la future création de la direction générale de l'action internationale et de la stratégie de défense, je ne vois pas de grandes inquiétudes du MAE qui est plutôt satisfait de cet effort de simplification.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Je ne crois pas que le désir de consolider la position en politique intérieure soit déterminant pour les dirigeants russes. Le problème pour les Russes, c'est celui de l'étranger proche. Il y a, à mes yeux, le problème d'une « troisième Europe » qui n'a jamais été réglé. Des pays européens qui ne font pas partie de la Russie et qui n'ont pas été intégrés à l'Union européenne ou à l'OTAN, comme la Biélorussie, l'Arménie, la Géorgie, et bien sûr l'Ukraine, où 25 millions de Russes vivent sous un statut de minorité. Les Russes n'ont pas vu d'un bon oeil la « révolution de couleur », ni la tentative d'intégration de l'Ukraine à terme à l'OTAN, pour des raisons historiques et en raison d'intrications économiques. Ce qui a surtout motivé les Russes, c'est la crainte de voir le contrat qui leur garantissait le contrôle de Sébastopol jusqu'en 2042 ne soit remis en question avec les nouvelles autorités de Kiev. Je crois que le bénéfice en termes de politique intérieure d'avoir pris la Crimée est secondaire dans la décision de M. Poutine. C'est ce qui a justifié ce que l'on peut analyser comme la prise de gage d'un territoire, dans un contexte particulier en Ukraine, contraire à la règle internationale d'intégrité territoriale des Etats, mais en s'appuyant sur le principe d'autodétermination des peuples.

Néanmoins, je pense que la stratégie américaine ne sera pas remise en cause par l'affaire ukrainienne dans le long terme. L'affaire ukrainienne est localisable. Le pivotement repose sur la montée de la Chine ce qui est infiniment plus important à l'échelle du monde. C'est d'ailleurs le point de vue de Kissinger et de Brzezinski.

M. Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - Je préfère, sur ce point, attendre les mois qui viennent. Je pense que si Poutine a agi ainsi en Crimée, c'est par peur du basculement de Kiev : il n'a pas voulu courir le risque que l'Ukraine échappe à l'orbite de Moscou. Mais de la sorte, M. Poutine a peut-être accéléré un mouvement. Dans le sillage de l'affaire de Crimée, l'intérêt des Européens et des Américains pour l'avenir de l'Ukraine s'est largement accru. Mais si l'intérêt rationnel de M. Poutine n'est pas de conduire une intervention militaire en Ukraine au-delà de la Crimée, il a créé un tel état d'esprit au sein de l'opinion russe, qui risque de réduire ses marges de manoeuvre.

Ce que l'on peut analyser comme une crise localisée dans l'espace et dans le temps présente dès lors un risque d'extension au-delà de la Crimée, voire de l'Ukraine, avec les autres conflits gelés, à la Transnistrie, à l'Abkhazie ou à l'Ossétie du sud. Par une série d'enchainements, la relation avec la Russie, tant que M. Poutine est au pouvoir, ne reviendra pas à ce qu'elle était auparavant.

Ce que l'on fait ou ne fait pas maintenant, notamment en termes de signaux et en termes d'unité européenne, prend toute son importance pour les années qui viennent.

La réunion est levée à 15 heures 47