Mardi 13 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Accueil d'une nouvelle commissaire

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je salue Isabelle Lajoux, nouvelle sénatrice de Côte-d'Or, qui a bien voulu rejoindre notre commission. Nous sommes heureux de l'accueillir.

Activités privées de protection des navires - Examen du rapport pour avis

La commission examine ensuite le rapport pour avis de M. Alain Richard sur le projet de loi n° 524 (2013-2014), adopté par l'Assemblée nationale, relatif aux activités privées de protection des navires.

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Ce projet comble un manque qui devenait pénalisant pour l'armement français : alors que les navires de nos concurrents embarquent des équipes de protection pour se prémunir d'agressions violentes (piraterie, terrorisme), les nôtres n'ont jusqu'à présent d'autre solution que de recourir, à titre onéreux, à la Marine nationale. Dans ces conditions, le juge de paix final est l'assureur : il surfacture le risque lorsqu'un navire se rendait dans une zone réputée dangereuse tandis que les navires étrangers bénéficient de tarifs beaucoup plus bas. Le Gouvernement et la profession ont en conséquence engagé une négociation qui a abouti, d'où la décision du Gouvernement d'inscrire ce projet de loi en procédure accélérée.

Il s'agit de créer et d'organiser une nouvelle profession de sécurité - comme nous l'avions fait avec la loi du 12 juillet 1983 émanant d'une proposition de loi de Georges Sarre, désormais insérée dans le code de la sécurité intérieure, qui régit les convoyeurs de fond, les détectives privés et les autres professions de sécurité privée. La dernière réforme de ce code a consisté, en 2011, à confier l'autorité sur ces professions à un établissement public, le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS). C'est lui qui, au nom de l'État, donne et suspend les agréments ; piloté par un collège présidé par M. Bauer, il est administré par un préfet.

Le schéma que nous examinons aujourd'hui s'inscrit dans la logique des sociétés privées de sécurité, mais il comporte une série d'adaptations au droit maritime, en particulier pour tenir compte de la règle selon laquelle le capitaine est le seul maître à bord.

Nous avons rencontré un problème de codification, les députés ayant intégré ces dispositions au code des transports, alors que tout le dispositif reproduisait le code de la sécurité intérieure. Or il est bien connu qu'il ne faut pas que deux codes différents statuent sur les mêmes matières. La solution à laquelle nous sommes arrivés a l'agrément de nos collègues de la commission du développement durable et l'aval de la commission supérieure de codification : les articles définissant le régime d'enregistrement et de surveillance des entreprises de sécurité relèveraient du code de la sécurité intérieure, les modalités, l'emploi et l'encadrement à la mer restant dans le code des transports. Je vous présenterai, en conséquence de ce schéma de codification, de nombreux amendements.

Enfin, l'article 34 bis reprend un article qui avait été censuré par le Conseil constitutionnel au motif que les garanties qu'il prévoyait en matière de visites à domicile n'étaient pas suffisantes ; je vous suggèrerai de considérer que celles-ci le sont désormais
- c'est une chose à regarder avec vigilance.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article additionnel après l'article 1er

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 1 introduit la nouvelle profession dans le code de la sécurité intérieure.

L'amendement n° 1 est adopté.

Article 2

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 2 crée, dans la suite du code de la sécurité intérieure, un chapitre comportant les articles propres aux activités de protection des navires, avec leurs règles spécifiques de contrôle de ces sociétés, notamment l'obligation de certification des personnels, nécessaire pour des activités de combat.

L'amendement n° 2 est adopté.

Article 3

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Comme dans beaucoup de domaines,  les contrôlés payent le contrôle dont ils font l'objet. Cela se fait par une taxe, qui n'est pas affectée mais qui correspond en réalité aux charges de fonctionnement du CNAPS. Dès lors que les armateurs entrent dans le régime de droit commun des activités de sécurité privée, ils doivent l'acquitter, d'où l'amendement n° 3.

L'amendement n° 3 est adopté.

Article 4

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Pour cette activité particulière, l'autorisation individuelle de chaque entreprise de sécurité doit être accompagnée d'une certification reposant sur une série d'épreuves professionnelles : tel est l'objet de l'amendement n° 4.

L'amendement n° 4 est adopté.

Article 5

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 5 est le premier d'une série constatant que l'article prévu dans le projet de loi n'a plus d'utilité, puisque la règle se trouve dans le code de la sécurité intérieure.

L'amendement n° 5 est adopté.

Article 6

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 6 rédige l'article 6 qui prévoit la certification des sociétés de sécurité et la délivrance, pour la période de test précédant la certification, d'une autorisation d'exercice provisoire de six mois. Comme le dispositif de certification doit être précisé par décret, aucun agrément ne sera délivré avant la fin de l'année.

L'amendement n° 6 est adopté.

Article 7

L'amendement de coordination n° 7 est adopté.

Article 8

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 8 réécrit la règle de séparation entre activités privées et autorité publique, qui était mal écrite dans le code de sécurité intérieure en reprenant la rédaction de l'article 8, qui est meilleure.

L'amendement n° 8 est adopté.

Article 9

L'amendement de coordination n° 9 est adopté.

Article 10

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Les sociétés de sécurité, qui ne devaient être agréées que pour l'activité de présence armée sur les navires, ont souhaité, bien légitimement, pouvoir exercer aussi celles de conseil et de formation en matière de sûreté maritime. L'amendement n° 10 introduit cette dérogation.

L'amendement n° 10 est adopté.

Article 11

L'amendement de coordination n° 11 est adopté.

Article 12

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Puisqu'il n'est évidemment pas utile d'embarquer des équipes à Marseille alors que la zone dangereuse commence à Port-Saïd, le CNAPS sera obligé d'agréer, sur dossier, des personnes qu'il n'aura pas vues - d'où la nécessité d'instituer une carte professionnelle provisoire. Je rectifie l'amendement n° 29 pour préciser que la durée de validité de la carte professionnelle est de cinq ans. Au demeurant, cette activité ne s'exercera qu'à bord des navires, et en aucun cas depuis une embarcation extérieure.

L'amendement n° 29 rectifié est adopté.

Article 13

L'amendement de coordination n° 12 est adopté.

Article 14

L'amendement de coordination n° 13 est adopté.

Article 15

L'amendement de coordination n° 14 est adopté.

Article 16

L'amendement de coordination n° 16 est adopté.

Article 17

L'amendement de coordination n° 17 est adopté.

Article 18

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Nos collègues de l'Assemblée ont souhaité, avec l'accord du Gouvernement, que soient fixées par décision du Premier ministre et après avis d'un comité consultatif, les zones dans lesquelles cette activité serait autorisée. Or, nous sommes en réalité confrontés à un phénomène de marché : une fois les zones dangereuses évaluées approximativement, ce sont les assureurs qui décident. Mieux vaut considérer que, dès lors qu'un navire se trouve hors de la mer territoriale, il incombe à l'armateur d'estimer dans quelles zones il doit recourir à ses frais à une équipe de sécurité. On débarrasse ainsi les gouvernements futurs d'un risque de mise en cause.

L'amendement n° 18 est adopté.

Article 19

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Des discussions ont eu lieu entre professionnels sur les effectifs de ces équipes de sécurité : le minimum est-il de trois ou quatre personnes ? L'amendement n° 19 renvoie au décret le soir de le décider.

L'amendement n° 19 est adopté.

Article 28

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Ce n'est pas à nous de dire quel est le ministre compétent pour prendre des arrêtés sur le renouvellement des cartes professionnelles : l'amendement n° 20...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - ... dit que c'est le ministre de l'intérieur qui en définit les modalités.

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Je le rectifie : le I comme le II ne viseront plus qu'un arrêté, sans préciser quel ministre le prend.

L'amendement n° 20 rectifié est adopté.

Article additionnel après l'article 30

L'amendement de coordination n° 30 est adopté.

Article 31

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 31 précise que les agents du CNAPS peuvent contrôler les registres tenus par l'entreprise de sécurité.

L'amendement n° 31 est adopté.

Article 32

L'amendement de coordination n° 21 est adopté.

Article 33

L'amendement de coordination n° 22 est adopté.

Article 34

L'amendement de coordination n° 32 est adopté.

Article 35

L'amendement de coordination n° 33 est adopté.

Article 36

L'amendement de coordination n° 23 est adopté.

Article 37

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Je rectifie l'amendement de coordination n° 34 pour supprimer l'aliéna IX de l'article.

L'amendement n° 34 rectifié est adopté.

Article 38

L'amendement de coordination n° 24 est adopté.

Article 39

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 25 précise les sanctions pour opposition à contrôle, tout en tenant compte du changement de numérotation de l'article.

L'amendement n° 25 est adopté.

Article 40

L'amendement de coordination n° 26 est adopté.

Article 41

L'amendement de coordination n° 27 est adopté.

Article additionnel après l'article 42

L'amendement de coordination n° 28 est adopté.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous arrivons au terme de l'examen des amendements.

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Dans l'examen de ce texte, nous sommes dans la position originale de rendre un avis tout en bénéficiant d'une délégation portant sur un grand nombre d'articles.

M. Jean-Jacques Hyest. - Le 7e alinéa de l'article 1er parle des « agents ». Des agents de quoi ?

M. Alain Richard, rapporteur pour avis. - Il fallait réintroduire le mot pour tous les articles qui suivent, mais l'on peut mieux faire...

La commission émet un avis favorable aux articles dont elle s'est saisie, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

La réunion est levée à 10 heures

Mercredi 14 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

La réunion est ouverte à 9 heures

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je salue à nouveau Mme Isabelle Lajoux, qui avait déjà assisté à notre séance d'hier, et je souhaite la bienvenue à M. Luc Carvounas qui, depuis qu'il est sénateur, aspire à venir à la commission des lois. Ses voeux ont été exaucés et nous sommes heureux de bénéficier de ses compétences.

Contrôleur général des lieux de privation de liberté - Examen des amendements au texte de la commission

La commission examine tout d'abord les amendements sur son texte n° 498 (2013-2014) pour la proposition de loi n° 492 (2013-2014), modifiée par l'Assemblée nationale, modifiant la loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007 instituant un Contrôleur général des lieux de privation de liberté.

Mme Catherine Tasca, rapporteure. - Je comprends les préoccupations de notre collègue M. Pozzo di Borgo, mais je fais remarquer que son amendement est déjà satisfait, car les membres représentant la France à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sont élus parmi les députés et les sénateurs, qui sont expressément visés par la loi du 30 octobre 2007. Ils peuvent donc saisir le Contrôleur général des lieux de privation de liberté à ce titre.

J'ajoute que l'adoption de cet amendement ferait échouer notre souhait de vote conforme et retarderait l'entrée en vigueur de cette proposition de loi qui fait pourtant l'objet d'un large consensus chez l'ensemble des professionnels concernés.

La commission demande le retrait de l'amendement n°1, et, à défaut, émet un avis défavorable.

La commission adopte l'avis suivant :

Auteur

Avis de la commission

Article 1er B

M. POZZO di BORGO

1

demande de retrait sinon avis défavorable

Contrôle de la mise en application des lois - Communication

La commission entend ensuite une communication du président Jean-Pierre Sueur sur l'application des lois.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Depuis 2011, les assemblées ont considérablement renforcé le contrôle de la mise en application des lois tout en appréhendant différemment, en accord avec le Gouvernement, les statistiques de mise en application des lois.

Auparavant, les commissions permanentes du Sénat examinaient au 30 septembre les mesures réglementaires relatives à toutes les lois adoptées lors de la session qui s'achevait à la même date. Ce système de comptabilisation aboutissait à des taux de mise en application artificiellement bas pour les dernières lois de la période de référence pour lesquelles le Gouvernement n'avait pas eu matériellement le temps de prendre les mesures correspondantes.

Il a donc été décidé de procéder différemment en décalant dans le temps la période de référence des mesures réglementaires prises en compte : sont aujourd'hui intégrées dans les statistiques toutes les mesures prises dans les six mois suivant la dernière loi comptabilisée dans la période de référence.

Concernant la mise en application des lois pour la session, c'est-à-dire le suivi de la prise des mesures réglementaires prévues par les lois promulguées, je voudrais souligner trois données particulièrement éclairantes, parmi toutes celles que vous retrouverez dans le rapport.

Il semble en premier lieu que le renforcement du suivi a, pour la première fois, porté ses fruits : 92 % des lois promulguées au cours de la période de référence sont devenues pleinement applicables au plus tard au 31 mars 2014.

Cette situation apparaît satisfaisante mais elle est, pour partie sans doute, liée au fait que le nombre de mesures d'application prévues au cours de la période de référence, a chuté au regard des périodes précédentes : seules douze mesures d'applications ont été prévues, contre 170 l'an dernier.

Je tiens également à préciser que la charge de travail de notre commission entre le 1er octobre 2012 et le 30 septembre 2013 s'est encore amplifiée. Certes, le nombre de lois promulguées en 2012-2013 n'est que de 14, mais il s'agit toutefois d'un élément fortement lié aux vicissitudes du calendrier parlementaire, dans la mesure où un nombre bien plus important de textes a, en fait, été examiné au cours de la période. Si l'on compte les textes promulgués ultérieurement et ceux qui sont toujours en cours de navette ou ont finalement été rejetés, notre commission a, au final, examiné quarante-et-un textes au fond au cours de la période, auxquels s'ajoutent vingt-sept avis, dont vingt-et-un budgétaires, niveau d'activité jamais atteint auparavant.

Soulignons enfin que l'usage de la procédure accélérée, qui constituait indéniablement la donnée statistique la plus inquiétante concernant les lois examinées par notre commission lors des périodes précédentes, est devenu moins fréquent. Alors que l'an dernier, 85,8 % de l'ensemble des textes promulgués, avait fait l'objet de cette procédure, ce taux tombe cette année à 50 %.

L'usage de la procédure accélérée réduit considérablement le temps que les parlementaires peuvent consacrer à l'examen d'un texte. Nous pouvons donc nous réjouir tout en restant vigilants.

Je n'insiste pas sur ces éléments statistiques que vous aurez l'occasion d'examiner plus en détail dans le rapport, mais je voudrais attirer votre attention sur l'application de deux lois, pas seulement à travers les mesures règlementaires d'application, mais d'une manière plus large.

Le premier exemple concerne la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Cette loi n'appelait pas de mesures d'application mais son entrée en vigueur, et les questions posées par sa mise en oeuvre n'en sont pas moins intéressantes.

Tout d'abord, la célébration d'un mariage entre un français et un ressortissant d'un pays n'autorisant pas le mariage des personnes de même sexe et lié à la France par une convention bilatérale a sans doute constitué la principale difficulté rencontrée au lendemain de l'adoption de la loi.

Afin de garantir le droit de se marier à tout Français, y compris lorsque son futur conjoint est ressortissant d'un État qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, la loi a introduit une nouvelle règle de conflit de lois (article 202-1 alinéa 2 du code civil), permettant d'écarter la loi personnelle de l'un des futurs époux qui n'autoriserait pas l'union entre personnes de même sexe.

Cependant, cette règle de conflit de lois peut être mise en échec en application du principe de hiérarchie des normes. En effet, comme le rappelle la circulaire de présentation de la loi du 29 mai 2013, le deuxième alinéa de l'article 202-1 du code civil ne pourrait s'appliquer aux ressortissants des pays avec lesquels la France est liée par des conventions bilatérales qui prévoient que la loi applicable aux conditions de fond du mariage est la loi personnelle de chacun des époux.

Dans la dépêche du 1er août 2013 diffusée aux procureurs généraux, le ministère de la justice a précisé qu'une distinction pouvait être opérée entre les conventions qui renvoient expressément à la loi nationale de chacun des époux, qui ne pourraient être écartées, et celles qui ne visent que la situation des ressortissants français, qui pourraient donner lieu à une interprétation plus souple. Cette analyse a permis que soit envisagée favorablement la célébration des mariages concernant les ressortissants du Laos, du Cambodge, de l'Algérie et de la Tunisie.

C'est dans ce contexte que sont intervenues les premières décisions judiciaires sur ce sujet.

Le tribunal de grande instance de Chambéry a jugé, le 11 octobre 2013, que le droit au mariage pour les personnes de même sexe faisait désormais partie de l'ordre public international français, qui permet au juge d'écarter l'application d'une loi étrangère incompatible avec les valeurs et les droits fondamentaux français, malgré l'existence d'une convention internationale contraire à laquelle la France est partie. Il a ainsi écarté l'application de l'article 5 de la convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire.

La cour d'appel de Chambéry a confirmé ce jugement dans un arrêt du 22 octobre 2013. Elle a jugé que la liberté de se marier est un droit fondamental protégé et que les ressortissants étrangers qui vivent en France doivent pouvoir bénéficier de l'accès à ces « droits légitimes conforme au nouvel ordre public international dans les conditions équivalentes à celles des ressortissants de pays qui n'ont pas conclu de conventions bilatérales et dont les législations ne reconnaissent pas non plus le mariage homosexuel ».

Dès lors, elle a considéré qu'il convenait d'écarter « l'application de la convention franco-marocaine au profit des principes supérieurs du nouvel ordre public international, instaurés par la loi du 17 mai 2013, et en conséquence de ne pas reconnaitre en l'espère une supériorité du traité sur la loi suivant le principe habituel de la hiérarchie des normes ». Vous noterez que ce point peut donner lieu à quelques débats, car cette jurisprudence semble aller plus loin que l'interprétation de la règle de conflit de lois donnée par la dépêche du 1er août 2013, qui ne prévoyait d'écarter les conventions bilatérales que lorsqu'elles ne renvoient pas expressément à la loi personnelle du ressortissant étranger.

Cette décision fait l'objet d'un pourvoi en cassation, à l'initiative du parquet général, dont l'issue devrait permettre de fixer la jurisprudence sur cette question.

Les questions relatives à l'adoption par les couples de personnes de même sexe ont également posé des difficultés.

L'adoption est désormais ouverte sous toutes ses formes, dans les conditions prévues par le titre VIII du code civil, à tous les couples mariés, qu'ils soient homosexuels ou hétérosexuels.

À ce jour les seuls cas d'adoption dont ont eu à connaître les tribunaux concernent des hypothèses d'adoption de l'enfant du conjoint, le cas de figure le plus fréquent étant celui d'une femme se rendant à l'étranger pour faire une insémination artificielle, la conjointe sollicitant ensuite l'adoption de l'enfant.

Ces questions relèvent de l'appréciation des tribunaux, le juge restant seul compétent pour décider d'une adoption, qui, selon l'article 353 du code civil, ne peut être prononcée que si les conditions de la loi sont remplies et si l'adoption est conforme à l'intérêt de l'enfant.

Le tribunal de grande instance de Lille a été la première juridiction française à autoriser par jugement en date du 14 octobre 2013 l'adoption en la forme plénière par une épouse, en application de la loi du 17 mai 2013, des deux enfants de sa conjointe.

Un premier refus d'adoption vient d'être prononcé par le tribunal de grande instance de Versailles. Dans une décision du 30 avril 2013, la juridiction a refusé l'adoption d'un enfant conçu par le biais d'un protocole d'assistance médicale à la procréation réalisée en Belgique, par l'épouse de sa mère, au motif de fraude à la loi.

Cette position n'est toutefois pas l'analyse majoritaire qui est retenue pour le moment par les juridictions ayant eu à statuer sur cette question.

En matière d'assistance médicale à la procréation, contrairement à la gestation pour autrui, il n'y a pas de prohibition d'ordre public. Le seul fait de recourir à l'assistance médicale à la procréation à l'étranger ne serait donc pas contraire à un principe essentiel du droit français, et ne constituerait pas, en soi, une fraude à la loi susceptible de fonder le refus d'une adoption par le conjoint.

Au demeurant, rien ne permet de savoir qu'un enfant est issu d'une assistance médicale à la procréation et encore moins d'une assistance médicale à la procréation réalisée à l'étranger, aucune mention ne figurant à cet égard sur l'acte d'état civil de l'enfant. Si un tribunal de grande instance s'oppose à l'adoption sur ce fondement, c'est que les parents l'ont indiqué dans la procédure.

Le deuxième exemple d'application que je souhaiterais mettre en avant concerne la loi portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France.

Un décret d'octobre 2013 portant application des dispositions de l'article préliminaire et de l'article 803-5 du code de procédure pénale relatives au droit à l'interprétation et à la traduction a été pris conformément à ce que prévoyait l'article 4 de la loi, mais parachève aussi la transposition de la directive.

Le décret définit, entre autres, la nature des « documents essentiels à l'exercice de la défense ou au caractère équitable du procès » devant être traduits. Il précise également que la traduction peut être orale et peut ne porter que sur les passages pertinents pour permettre à la personne d'avoir connaissance des faits qui lui sont reprochés, ces passages étant définis par le procureur de la République, par le juge d'instruction ou par la juridiction de jugement. Le décret dispose que la traduction doit avoir lieu dans « un délai raisonnable ».

Le décret a enfin précisé les modalités de désignation de l'interprète ou du traducteur afin d'assouplir le régime de leur désignation, tout en maintenant le principe de la confidentialité de l'interprétation et des traductions.

Les conséquences matérielles et financières liées à la présence d'un interprète ainsi qu'à la traduction des pièces sont importantes : les interprètes-traducteurs sont souvent déjà fortement sollicités et ils sont parfois rémunérés avec beaucoup de retard.

Les risques de difficultés pratiques d'application de l'article 4 de la loi sont donc réels.

M. Pierre-Yves Collombat. - Quelles sont les suites données à ce rapport ?

Je constate que les lois d'origine parlementaire sont en régression, alors même qu'on y inclut des textes tels que la proposition de loi fixant le nombre et la répartition des sièges de conseiller de Paris, qui était une commande gouvernementale !

Je remarque également qu'il ne manque presque rien pour que la proposition de loi sur les sections de communes soit applicable, mais malgré cela, elle est considérée comme n'étant toujours pas en application : pour quelle raison ?

Il me semble que le problème est celui de la navette. Il y a très peu de chances, sauf volonté farouche des groupes d'inscrire un texte dans leur espace réservé, qu'un texte adopté au Sénat soit ensuite discuté par les députés. Cette difficulté vide de sa substance la révision constitutionnelle. Ne faudrait-il pas prendre attache avec l'Assemblée nationale ?

Je suis très méfiant à l'égard des pourcentages : on nous dit que la mise en application des propositions et des projets de loi est identique, mais on ne parle pas des mêmes quantités de textes !

M. Jean-René Lecerf. - Parmi toutes ces lois, l'une d'elles pose problème avant même d'avoir été mise en application : la loi organique du 17 mai 2013, en raison du report des élections départementales et régionales. Qu'advient-il, par exemple, des comptes de campagne ? Qu'en est-il des emprunts qui sont refusés à des collectivités au motif qu'on ne sait pas qui les remboursera ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je répondrai à M. Collombat que M. le Président du Sénat a pris l'initiative d'une réunion d'ici la fin de la fin de la session dans la perspective de laquelle nous avons été invités à présenter des propositions de réforme. Je pense qu'il est nécessaire de changer la Constitution. Une des difficultés est la semaine de contrôle en séance : il conviendrait ainsi de passer d'une semaine pour l'examen des propositions de loi à une dizaine de jours. Il serait également utile d'indiquer dans la Constitution qu'une proposition de loi adoptée à l'unanimité par une assemblée soit inscrite à l'ordre du jour de l'autre assemblée. La sagesse des groupes doit également jouer. Je prends l'exemple du groupe RDSE qui va permettre le vote de la proposition de loi sur la révision des condamnations pénales. Cela rompt avec la tentative parfois constatée de faire de l'affichage lors de ces séances.

M. Jean-Jacques Hyest. - Pour les propositions de loi sénatoriales qui émanent des commissions à la suite de travaux d'information, la seule solution est la menace de ne pas inscrire les propositions de loi de l'Assemblée nationale. J'ai parfois eu recours à cette méthode lorsque j'étais président de la commission des lois : elle est très efficace !

Prévention de la récidive et individualisation des peines - Audition de M. Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice

Puis la commission procède à des auditions sur le projet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l'individualisation des peines.

Elle entend tout d'abord M. Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, juge des enfants pendant de nombreuses années avant de rejoindre l'Institut des hautes études sur la justice comme secrétaire général en 1991. Il est l'auteur notamment de Bien juger, Essai sur le rituel judiciaire en 1997, de Les nouvelles sorcières de Salem, Leçons d'Outreau en 2006 et de La raison du moindre État, Le néolibéralisme et la justice en 2010. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, il anime l'émission Le bien commun sur France Culture, que nous connaissons bien.

M. Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice. - Plutôt que m'intéresser aux dispositions techniques du projet de loi, je parlerai de l'esprit qui s'en dégage. Quel est le sens de la peine dans une société en peine de sens ? Ce projet de loi fait rupture, mais ne va pas intellectuellement jusqu'au bout de ses propositions.

Ce projet de loi consacre d'abord une rupture symbolique en substituant à l'idée de peine comme souffrance celle de la peine comme contrainte. Plus qu'un tournant sémantique, c'est un tournant conceptuel. Pour Paul Ricoeur, la peine est un défi pour la philosophie puisqu'en imposant une souffrance, elle reconduit le mal sans pouvoir le justifier. Prisonnière de sa gangue archaïque, elle ne résout pas le problème du mal : nul lien logique entre le mal commis et le mal infligé : « Quoi de commun entre le souffrir de la peine et le commettre de la faute ? ». L'équivalence relève du mythe : la souillure que constitue l'atteinte à l'ordre public doit être annulée - sinon résolue - par une autre souillure, la peine infligée. Comme disait Camus à propos de la peine de mort, les institutions ne peuvent pas justifier le mal qu'elles infligent. Ricoeur dit : « Le mal, c'est ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l'expliquer ». La peine est, elle aussi, de l'ordre d'un sacré obscur. En l'infligeant, on renonce à l'expliquer. On pourrait penser que la contrainte pénale ne change pas grand-chose par rapport à l'actuel sursis avec mise à l'épreuve ; mais pour la première fois, le législateur rompt le lien entre sanction et souffrance. C'est une avancée majeure. Les passions que soulève ce projet de loi confirment ce caractère novateur. Mais ce travail en négatif - la coupure entre peine et souffrance - se poursuit-il positivement, par des mesures concrètes ?

Autre nouveauté du projet de loi : un grand pragmatisme dans la méthode. Une conférence de consensus a dressé un état des connaissances, de manière à construire ce que les Anglo-saxons appellent une « what works policy » : une politique de ce qui marche - la France est très en retard quant aux études de ce type, soit dit en passant. D'où le trépied : risques, besoins, réceptivité. Autre preuve de ce pragmatisme, le souci d'accompagner toutes les transitions et d'éviter les sorties sèches.

Le projet de loi propose un nouveau vocabulaire de la sanction, très moderne. Le prononcé d'une peine est un moment d'intimité pour une société ; on ne ment pas quand il s'agit de punir. Le texte crée un nouveau rapport à l'espace, au temps, au sujet, et au lien social. La peine devient ambulatoire. En un siècle qui n'est plus celui de l'enfermement, de l'assignation, des lieux de regroupement comme l'usine, la prison ou l'hôpital, la peine est nomadisée, décentralisée : on contrôle sans interdire de circuler, comme le font le contrôle médicamenteux de la libido ou le bracelet électronique. La sanction cesse d'obéir à la perspective classique d'un temps programmé, pour être sans cesse réévaluée. Elle conçoit différemment le sujet, qui devient tout à la fois le problème et la solution ; c'est dans la personnalité et la trajectoire que l'on trouve la sanction. Les Anglo-saxons accordent une grande importance à la réceptivité : une peine qui fonctionne est une peine bien reçue par la personne qui en est l'objet. Avec l'idée d'un horizon de vie responsable, enfin - une vie exempte de risques pour autrui -, on échappe à la catégorie de la morale pour entrer dans celle de la réduction des risques.

Ce projet de loi est résolument moderne, mais il est toutefois paradoxal : il fait quelque chose sans le dire. La querelle de mots autour de la « probation », qui n'a pas le même sens en français et en anglais, a conduit à retenir l'expression « contrainte pénale », problématique quand il n'y a plus de peine. La contrainte est l'instrument de la sanction, mais elle ne dit rien de sa finalité. Je vous propose donc de l'appeler « sanction civique ». Le Conseil de l'Europe bute souvent sur la difficulté à traduire en français l'anglais « community », que les mots « société » ou « cité » rendent imparfaitement. Il faut, pour en rendre compte, réactiver l'adjectif « civique ». Nous sommes sortis, hélas, du consensus humaniste de l'après-guerre. Il y a quelque chose d'utilitariste dans cette mesure qui recherche l'efficacité concrète, éprouvée, qui n'a pas de dimension thérapeutique mais vise l'efficacité sociale. Mais au-delà de l'instrument, il faut être capable de redonner du sens, c'est-à-dire, selon Paul Ricoeur, de définir ce qui lie le mal commis et la réaction sociale qu'il suscite.

Le lien social, désigné par le mot « civisme », est en effet la condition, le moyen et la finalité de ce nouvel esprit des institutions. Nous sommes condamnés à vivre en société avec nos conflits : c'est notre humaine condition, pour jouer avec les mots. Il faut considérer l'homme comme à la fois souffrant et agissant, fragile et capable. Plutôt que de traiter les sujets fragiles à partir du principe organisateur républicain, quasi religieux, de la Loi - avec une majuscule - ou à partir du principe libéral des droits d'un individu totalement rationnel et libre de gouverner sa vie, il faut partir de la réalité concrète des individus, faite de conflits et de faillibilité. La dissémination d'une fonction régalienne sera une des clés de la réussite de cette réforme. Elle dépend de la collaboration de nombreux acteurs, dont la plupart ne sont pas des acteurs publics : associations, voisins, community. Il faudra donc stimuler, organiser, financer le tissu social autour de la peine, qui dans notre pays relève encore exclusivement du régalien. Or cela n'est plus possible ; nous n'en avons plus les moyens. Accepter cette vérité douloureuse - ce qui est peut-être plus difficile pour un Français que pour d'autres - est une des conditions pour avancer. Ne recherchant plus la rédemption ou la transcendance de la Loi - je pense à Pierre Legendre - mais aussi étranger à la conception foucaldienne, qui a inspiré, mais aussi désarmé intellectuellement et moralement les travailleurs sociaux, ce projet de loi conceptualise un accompagnement qui rend au lien social toute sa dignité démocratique.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je vous remercie pour cet exposé philosophique, dont nous avons mesuré toute la portée.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Ce que vous avez dit correspond à ce que beaucoup pensent ici. La nouvelle sanction devra être exécutée avec le concours de l'ensemble de la société civile, comme auraient dû l'être les travaux d'intérêt général, lesquels ont connu un succès mitigé. La sanction n'est plus seulement l'affaire de l'administration publique mais celle de tous. Dès lors, ne faudrait-il pas différer un peu son application après son vote ? Nous pourrions ainsi vérifier que l'administration pénitentiaire, et notamment les services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip), seront dotés des moyens suffisants pour l'appliquer. Cela laisserait le temps à une formation continue adéquate, susceptible de toucher le plus d'acteurs possibles, dont bien sûr les magistrats et les agents de l'administration pénitentiaire.

M. Pierre-Yves Collombat. - Merci pour la façon dont vous avez posé le problème. L'administration de la justice ne peut pas faire abstraction de la réception des jugements. Vous avez bien fait de montrer le paradoxe du texte. La peine a un caractère archaïque, non rationnel - à preuve, les taux de récidive. Mais peut-on s'en passer ? Les pays scandinaves - la Norvège, notamment - remplacent la peine par le conditionnement : la justice est administrée comme les trains ou la distribution de gaz. Or nous y constatons aussi des débordements archaïques, des massacres... Je ne sais pas s'il y a un lien entre les deux. Ayant lu avec intérêt votre ouvrage sur le sujet, je me demande si une telle administration de la justice, qui fait l'économie du rituel jusqu'à peut-être un jour supprimer les magistrats, n'aboutit pas aux résultats inverses de ceux qu'elle recherche.

M. Jean-Jacques Hyest. - Il me semble y avoir un hiatus dans ce que vous dites, entre Paul Ricoeur, qui réfléchit sur le mystère du mal, irréductible au risque pour autrui, et l'utilité sociale que recherche ce projet de loi. Cet esprit du consensus humaniste d'après-guerre que nous regrettons aussi, ne peut-on pas le perpétuer ? Il y a un précédent important, la loi pénitentiaire. L'absence de peine dont vous parlez ne peut d'ailleurs être généralisée, elle ne concerne que les fautes donnant lieu à des courtes peines, ce qui met à mal votre démonstration. La loi pénitentiaire prévoyait l'obligation d'aménager la peine en deçà de deux ans ; ici, c'est le manque de moyens pour l'appliquer qui vous amène à faire autrement. L'administration pénitentiaire coûte cher, la lutte contre la détention provisoire est inefficace - et certaines dispositions du projet de loi pourront même l'augmenter. Si les moyens étaient suffisants pour appliquer la loi pénitentiaire, nous pourrions éviter les courtes peines, dont nous sommes certains qu'elles n'ont aucune efficacité. Ce projet est formidable selon vous ; mais nous aurions pu nous en dispenser si nous avions appliqué la loi pénitentiaire.

M. Yves Détraigne. - Votre exposé est philosophique et cela est bien entendu nécessaire ; mais il n'est pas en phase avec les réalités. Vous ne parlez pas de l'impact de la sanction pour les victimes, ni des moyens à mettre en oeuvre pour contrôler le respect de la contrainte pénale. La prison pour de courtes peines, cela peut être l'école du crime, comme le dit Robert Badinter. Mais sans moyens pour contrôler l'effectivité de la contrainte pénale, non seulement la récidive ne sera pas évitée, mais les victimes auront le sentiment que rien n'a été fait.

M. Jean-René Lecerf. - Je remercie M. Garapon pour ses travaux stimulants, qui me rappellent le bon souvenir qu'a été mon passage dans son émission. Je souligne un point, sans acrimonie car je recherche le consensus sur ces sujets-là : le sens de la peine ne figurait pas dans le projet de loi pénitentiaire initial, il a été ajouté par la majorité sénatoriale de l'époque contre l'avis de la gauche qui y voyait un caractère moralisateur. La majorité de l'Assemblée nationale l'a rejeté, craignant une loi bavarde. Et ce n'est qu'à la CMP que le Sénat avait pu l'imposer. Or, le sens de la peine, soit la nécessité de vivre une vie responsable exempte d'infractions, est essentiel pour éclairer la politique pénale. J'espère que l'amélioration de la rédaction du texte recevra un accord unanime, cette fois.

La construction d'un tissu social autour de la peine ne concerne pas seulement ce qu'on a appelé la probation, mais aussi la prison. Pourquoi la loi pénitentiaire est-t-elle partiellement un échec ? Parce que nous avons été incapables de tisser ces réseaux. L'obligation d'activité, par exemple, a été considérée comme reposant sur la seule administration pénitentiaire, qui ne la voit pas comme une priorité.

La contrainte pénale ne serait plus une peine ? Pour moi, elle en est une ; la prison n'a pas ce monopole ! Si nous voulons que la loi soit acceptée, il ne faut pas que la contrainte pénale, ni l'aménagement de peine, soient perçus comme un cadeau fait aux délinquants, alors qu'ils peuvent être plus gênants, pour certains, qu'un court séjour en prison. Mais ils donnent plus de chances à la réinsertion.

Mme Virginie Klès. - C'est l'intervention de M. Détraigne qui me pousse à prendre la parole : pour moi, le point de vue de la victime doit sans doute être pris en compte dans l'évaluation du préjudice ou du délit, mais pas dans la peine. La sanction de l'auteur et la reconstruction de la victime ne doivent pas être confondues.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Rappelons que ce texte ne concerne pas les crimes et qu'il s'inscrit dans la logique de la loi pénitentiaire, qu'il prolonge. Le droit des victimes n'a, en effet, aucun lien avec la sanction. Le procureur de la République demande une sanction, la partie civile demande des réparations. Il faut que l'opinion publique le comprenne...

M. Jean-Jacques Hyest. - Elle le comprend de moins en moins !

M. Antoine Garapon. - Ne construisons pas les victimes comme une catégorie à part. En tant que juge des enfants, j'ai eu à connaître d'affaires gravissimes d'incestes et d'abus sexuels. Les victimes, dont la vie est pourtant détruite, ne demandent pas forcément un temps d'incarcération plus long, extrêmement culpabilisateur pour elles, gênant pour leur travail thérapeutique. Cela est bien sûr très différent du cas des victimes de l'insécurité dans la rue. Mais rappelons que le lieu le plus dangereux, où le risque d'être tué est le plus grand, c'est le lit conjugal ! La loi promeut une nécessité d'information des victimes. Or toutes ne souhaitent pas être associées au procès : certaines sont vindicatives, d'autres non. La victime a pris aujourd'hui une connotation politique ; or il n'y a pas, pour Ricoeur, de condition ontologique : vous n'êtes pas victime parce que noir, femme, immigré, mais bien victime d'un événement, d'une action, donc forcément de façon transitoire.

La contrainte pénale concerne certaines infractions. La peine comme rétribution, y compris dans sa dimension archaïque, a encore un sens pour un certain nombre de crimes et délits. Mais il existe une zone intermédiaire d'inadaptés sociaux, que les juges des tutelles voient entrer très tôt dans ce régime et qui n'ont pas encore accédé à une vie adulte et responsable. Ni la peine, ni la victime, ni le droit pénal ne sont des catégories uniques.

Ce projet de loi est absolument dans la continuité de la loi pénitentiaire, même s'il ne fait pas l'objet du même consensus, ce que je regrette. Traditionnellement, les questions juridiques et en particulier pénales recueillent un consensus plus fort dans les pays anglo-saxons et en Europe du Nord. Les questions de sécurité deviennent un thème clivant dans notre société. Je regrette cette politisation qui complique la bonne exécution d'une justice humaine.

Je ne vois pas d'opposition entre humanisme et utilitarisme. Je ne crois pas trahir la pensée de Paul Ricoeur en réfléchissant à ce que serait la bonne dose de chacun des deux principes. La philosophie a quelque chose à dire sur la réalité ; toutes les pratiques de justice reposent sur ces conceptions plus ou moins partagées et qui doivent être présentes pour que la peine fasse sens.

Le symbolique et le rituel sont extrêmement importants. Dans la justice américaine, les deals ouvrent la perspective d'organiser une justice pénale sans juge. Seuls 2 à 3 % des grandes affaires vont au procès...

M. Jean-Jacques Hyest. - Des affaires civiles...

M. Antoine Garapon. - Des affaires pénales aussi. Les autres font l'objet de transactions. De plus en plus d'avocats ne plaident jamais.

M. Pierre-Yves Collombat. - Et, pourtant, il y a de plus en plus de massacres...

M. Antoine Garapon. - L'idée se répand selon laquelle nous pourrons nous dispenser de l'intervention des juges en déterminant la peine par un pur calcul économique. Les big data donnent aussi l'impression que, par l'exploitation des données de masse, nous pourrons prévoir et prévenir certains délits.

M. Jean-Jacques Hyest. - C'est effrayant !

M. Antoine Garapon. - Il y avait autrefois des profils sériels ; ils sont aujourd'hui très précis et individualisés.

M. Pierre-Yves Collombat. - Précis, mais faux !

M. Antoine Garapon. - Ils entretiennent l'idée que le jugement n'est plus un jugement de valeur mais de réalité.

M. Jean-Jacques Hyest. - Voilà de l'utilitarisme sans humanisme !

M. Antoine Garapon. - Nous voyons ce risque se profiler dans la législation française : dans le diagnostic à visée criminologique (DAVC) ou les enquêtes sur les situations familiales, les rapports doivent être présentés en termes de risques et d'avantages. Ce qui sera attendu du juge, ce sera d'être un risk manager, et son calcul des risques sera contesté en cas de récidive. Nous sommes à l'aube d'un bouleversement considérable. Le strict jugement d'équilibrage l'emportera. Mais quelle place restera-t-il pour le symbolique et le rituel ?

Nous n'avons plus les moyens d'une justice qui ait les qualités d'un rappel à la loi pour tous. Nous devons apprendre à utiliser plus intelligemment le symbolique. À trop vouloir tirer sur la robe noire, sur le rituel, on l'appauvrit. Il doit être réservé aux affaires les plus graves. Mon expérience des jurys populaires m'a appris que les citoyens en sortent très impressionnés par le travail de la justice et de la police. Mais un tel travail ne peut être fait que pour le petit nombre des procès d'assises. Il faut donc repenser l'économie symbolique de la justice.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie Antoine Garapon pour les lumières qu'il nous apporte, à nous, législateur, qui nous efforçons d'améliorer les textes.

Prévention de la récidive et individualisation des peines - Audition de M. Denis Salas, magistrat, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice

Elle entend ensuite M. Denis Salas, magistrat, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir maintenant M. Denis Salas. Il est magistrat, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice, et directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice ; il a également été membre du conseil d'administration de l'Observatoire international des prisons (OIP). Il a débuté sa carrière comme juge des enfants au tribunal de grande instance de Senlis, puis à celui de Nanterre, où il a ensuite été juge d'instruction. Il est aujourd'hui vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Il est également l'auteur de nombreux ouvrages et d'articles sur l'institution judiciaire.

M. Denis Salas, magistrat, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice. - Merci, monsieur le président. On dit toujours que le droit de punir articule la sécurité et la liberté, mais c'est plutôt un compromis entre une réaction nécessaire à l'émotion suscitée par le délit ou par le crime, et la peine encourue en vertu de la loi. Le droit de punir tient à la nécessité de punir pour réparer le trouble causé à la société, et comporte l'exigence d'une individualisation de la peine selon la personnalité. Une innovation de ce projet de loi réside dans la césure entre le procès pénal et l'ajournement de la peine, le temps d'une investigation concernant la personne déclarée coupable dans un délai de quatre mois. Ce n'est pas seulement une mesure procédurale : une fois la culpabilité décidée, il est important de prendre un temps de réflexion pour décider de la peine la plus adaptée. Cette mesure est déjà en usage dans le droit des mineurs ; nous demandions depuis longtemps son extension, afin d'éviter l'automaticité de l'emprisonnement, en particulier dans le cadre des comparutions immédiates.

Votre réflexion sur ce projet de loi s'inscrit dans un moment particulier de l'histoire de la justice. Les années de l'après-guerre avaient vu se développer la doctrine de l'amendement, c'est-à-dire de l'amélioration du condamné, dans le cadre d'une réflexion globale se réclamant de l'humanisme chrétien, animée par le MRP, notamment François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen, qui furent tous deux gardes des sceaux. Ils ont porté les deux grandes lois de 1945 : l'ordonnance sur les mineurs délinquants et la réforme pénitentiaire. Ce moment fondateur de notre droit pénal a été l'oeuvre d'anciens déportés, qui connaissaient l'incarcération et qui étaient convaincus de la nocivité de l'enfermement en tant que tel. Ils pensaient la peine comme une pénitence salvatrice, dans le souci principal du reclassement de l'individu.

À partir des années quatre-vingt, une autre doctrine a prévalu : celle de l'utilitarisme, de la dissuasion par la mise en place de tout un arsenal pénal ; on n'a plus parlé de « traitement », mais de « réponse pénale », plus de « culpabilité » mais de « dangerosité » et de « mesures de sûreté », etc...

Nous assistons, depuis la décennie 2000, à une érosion de la philosophie de l'amendement et à une montée en puissance du modèle de la dissuasion, avec des conséquences connues, en particulier l'accroissement du taux d'incarcération, de 38 % depuis 10 ans, à 110 pour 100 000 habitants, contre 80 en Allemagne. La récidive n'a pas diminué pour autant, tandis que le budget de l'administration pénitentiaire dépasse désormais celui des juridictions.

Ce mouvement n'est pas absolument irréversible, et la loi pénitentiaire de 2009 a trouvé un prolongement dans la conférence de consensus et dans le présent projet de loi. La peine n'est plus synonyme de privation de liberté, une place importante est faite aux aménagements et les normes européennes sont traduites en droit interne.

Je rappelle trois points soulevés par la conférence de consensus. L'emprisonnement, tout d'abord, n'apporte à la société qu'une sécurité provisoire ; le risque de récidive est lié non pas à la gravité des faits commis, mais à la capacité de réinsertion des condamnés. Deuxième idée : la peine de probation, pensée comme peine hors les murs, crédible en elle-même, engloberait l'ensemble des peines non carcérales. Troisièmement, la libération conditionnelle est un droit, non une faveur.

Le projet de loi introduit une nouvelle peine de contrainte pénale, en milieu ouvert. La rédaction insiste beaucoup sur les interdits et les obligations, moins sur l'accompagnement. La mesure s'applique à des peines d'emprisonnement encourues inférieures à cinq ans, et sa durée varie de six mois à cinq ans. J'ai beaucoup consulté mes collègues : les magistrats ne comprennent pas le sens de cette peine, parce qu'ils ne savent pas si elle est une alternative à l'incarcération, ni ce qu'elle apporte par rapport au sursis avec mise à l'épreuve (SME). Le message n'est pas clair. Si vous décidez de faire de cette peine une déclinaison du SME, vous aurez manqué votre objet, parce que la peine sera perçue comme une alternative de plus. Vous êtes attendus sur ce point par le corps judiciaire. Il faudrait dire clairement que c'est une peine, en tant que telle, décrochée du délit et donc de l'emprisonnement. Chaque fois qu'une juridiction estimera, après un examen de la personnalité, qu'un suivi renforcé est utile, elle pourra le prononcer : ce sera une peine non pas alternative, mais vraiment substitutive à l'incarcération. Le suivi pourra être court - il est par exemple de six mois à trois ans au Royaume-Uni. Une fois l'individu remis à flot grâce à un logement, un travail, le suivi peut s'interrompre. Je ne comprends pas pourquoi il est envisagé un délai allant jusqu'à cinq ans.

Cette peine de probation redonnera sens aux capacités d'insertion. Pour les jeunes majeurs délinquants, ce peut être une peine réaliste et utile, évitant les courtes peines d'emprisonnement, qui désocialisent et favorisent la récidive. Peine réaliste aussi, parce que c'est un accompagnement qui prévoit les rechutes sans forcément les incriminer. Beaucoup de délits sont punis par des peines d'un ou deux ans d'emprisonnement - l'usage de stupéfiants, les blessures involontaires, l'abandon de famille, la conduite sans permis, les délits de fuites, les conduites en état alcoolique - qui devraient pouvoir, dans certains cas évalués par le juge, faire l'objet d'une contrainte pénale, avec peut-être un ajournement ab initio prononcé par le tribunal correctionnel afin de mener une enquête de personnalité.

La loi Bérenger avait créé le sursis en 1891. On oublie toujours qu'il y avait à cette époque une obsession de la récidive, et que ce n'est pas l'arsenal pénal qui nous en a libérés, mais précisément le sursis : c'est lui qui a fait baisser massivement le taux d'incarcération et qui, ajouté à toutes les mesures d'instruction publique et de droit des mineurs, a permis cette modération pénale et cette réinsertion de toute une partie de la population.

Vous pouvez inventer à votre tour, aujourd'hui, dans une société marquée par la précarité et la fragilité des liens sociaux, une peine symbolique qui ferait effectivement le pari clair et réfléchi de l'aide individuelle et qui convaincrait l'opinion que la vraie sécurité passe aussi par là.

Deuxième réflexion : le projet de loi a renoncé à la libération conditionnelle d'office suggérée par le jury de la conférence de consensus. De fait, une libération conditionnelle automatique, qu'il suffirait d'attendre, me semble faire l'impasse sur le dialogue, l'effort, le processus difficile de reconquête de sa liberté par le détenu. Dans son ouvrage Le Pari de la réinsertion, Philippe Laflaquière montre bien comment, pour les longues peines, la libération conditionnelle est un réapprentissage concret de la liberté. Loin d'être acquise comme un droit, elle est un long cheminement. L'expression de « libération sous contrainte », employée dans le projet de loi, définit ce parcours difficile, qui commence à mi-peine et se dénoue aux deux tiers de la peine. Simplement, ce processus doit être accompagné par le juge d'application des peines et les conseillers d'insertion et de probation ; or je crains que leur formation de juristes ne les prédispose pas à appréhender toute la complexité de ce parcours qui est plutôt de la compétence d'un travailleur social. Il y aura donc là un effort de formation à faire.

Dernier point : l'abaissement à un an pour les primo-délinquants et à six mois pour les récidivistes du quantum de peine devant faire l'objet, en principe, d'un aménagement de peine. Comment comprendre qu'une loi sur l'individualisation des peines vienne ainsi renforcer l'incarcération des récidivistes, alors que c'est souvent le cumul des petites peines qui provoque la rechute ? Il faudrait voir dans le récidiviste non pas une figure de l'incorrigible, mais celui qui attend qu'on l'aide dans sa vulnérabilité et qu'on le reconnaisse dans sa demande de droits sociaux.

Sur ce que le projet ne contient pas, je ferai trois réflexions. M. Delarue vous l'a dit lui aussi, il ne faut pas oublier le milieu fermé dans la préparation à la réinsertion. L'individualisation est une écriture collective : législative, judiciaire, administrative. Elle commence dès la prison. Un détenu auditionné par la conférence de consensus l'avait bien dit : on sort de prison avec, en poche, une somme variant entre 0 et 50 euros ; il y a dans les prisons un quartier des arrivants, pour atténuer le choc de l'incarcération, mais pas de quartier des sortants pour atténuer le choc de la libération. Il faudrait préalablement obtenir un logement, amorcer les procédures compliquées pour obtenir un RSA et une carte vitale. C'est ainsi que l'on pourrait articuler la politique pénitentiaire et les politiques sociales.

Comment comprendre l'oubli de la justice des mineurs dans un projet de loi qui concerne l'individualisation des peines ? Celle-ci a été inventée pour eux ; or on leur applique aujourd'hui la tolérance zéro. Des textes de 2007 et de 2011 ont démantelé, pour reprendre le mot de Pierre Joxe, l'ordonnance de 1945. Certes, le projet de loi supprime les peines plancher, mais ne dit pas un mot des tribunaux correctionnels pour mineurs ou des comparutions à délai rapide, qui sont totalement contraires à l'esprit de l'ordonnance. Il y a urgence à repenser nos politiques pénales pour les mineurs.

Dernier point : n'oublions pas les victimes. Le projet de loi contient un message implicite à leur intention, un refus de dire une fois de plus que l'accumulation des peines va compenser le mal qui leur a été fait. Si nous continuons cette fuite en avant avec des lois pénales visant à répondre à la supposée attente des victimes, nous sommes dans une impasse. La réinsertion repose sur l'idée que l'auteur du délit appartient à la même société que sa victime. C'est un message humaniste très fort. On pourrait imaginer une contrainte pénale réparatrice, comme il en existe au Canada ou en Italie, qui relie les individus par-delà le délit. Cela se fait beaucoup pour les mineurs. Un exemple : à la suite d'une violence légère commise par des jeunes dans un bus, les chauffeurs se mettent en grève. Le parquet organise une rencontre entre eux, une parole est échangée, des excuses formulées, un dédommagement fixé et accepté par les agents. Et la paix sociale est restaurée. C'est aussi cela, le but de la contrainte pénale : recomposer le vivre-ensemble, ce que la justice pénale ne parvient pas à faire aujourd'hui puisqu'elle sépare les auteurs et les victimes.

À l'inverse du message habituel de la dissuasion ou de l'utilitarisme, qui consiste à dire : « tu n'as que ce que tu mérites », ce droit de la probation dit : « tu seras puni, mais tu gardes ta place parmi nous », ou encore, selon le mot de Paul Ricoeur : « tu vaux mieux que tes actes ». C'est à la fois une responsabilité politique, une responsabilité pénale, et une solidarité qui sont exigées. Jaurès disait en 1908 au sujet de l'abolition de la peine de mort : « C'est trop commode de créer un abîme entre les coupables et les innocents. Il y a des uns aux autres une chaîne de responsabilité, une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes, même dans le crime ». Nous attendons aujourd'hui, à notre tour, une politique qui prenne à son compte cette part de solidarité dans le traitement pénal.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie M. Salas pour cet exposé. Cette parole me touche - mais je ne suis pas certain que je la reprendrais à mon compte. Jaurès a tant écrit, on ne peut toujours partager ses affirmations ! Lui-même du reste ne serait pas content que l'on soit systématiquement d'accord avec lui.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - On a beaucoup parlé des mineurs, qui ne sont pas concernés par ce texte. La nouvelle peine de probation ne s'applique pas à eux, mais il y a dans le droit des mineurs des mesures semblables. J'en ai parlé avec le rapporteur de l'Assemblée nationale, Dominique Raimbourg ; si on fait le moindre amendement au droit des mineurs, on ouvre grand une porte donnant sur des problèmes innombrables. On ne peut pas tout faire en même temps. Un texte sur ce sujet, dont la protection judiciaire de la jeunesse est maître d'ouvrage, est pratiquement terminé, mais je n'ouvrirai pas la porte aujourd'hui à un débat sur le droit des mineurs, qui obscurcirait les discussions, sans doute difficiles, que nous aurons sur ce projet de loi.

M. Jean-Jacques Hyest. - Je me réjouis, Monsieur Salas, que vous ayez cité un de mes maîtres, M. Teitgen, qui m'a enseigné le droit européen à la faculté de droit de Paris. Il doit se retourner dans sa tombe quand il entend ce qu'on dit de l'Europe aujourd'hui, mais c'est une autre question.

Que le but de la peine soit la réinsertion, on le sait très bien ; l'insertion commence le premier jour de l'incarcération. Une libération non préparée, c'est la quasi-certitude d'une récidive : avec vingt ou trente euros en poche, que faire ? Il y a certes des associations, où oeuvrent des gens admirables, mais certains sont parfois contraints de devoir voler pour manger. L'objectif de la loi pénitentiaire était bien le suivi individualisé ; s'il était réalisé, nous n'aurions même pas besoin de cette loi. La difficulté du projet, dont les magistrats nous font part, est qu'ils comprennent mal la contrainte pénale, qui est forcément une peine alternative puisque le code pénal définit les peines en fonction de la hiérarchie des amendes et des peines d'emprisonnement, lesquelles peuvent être diversement aménagées. Pour être cohérent avec la législation existante, il faudrait tout reprendre pour faire de la contrainte pénale une peine véritablement substitutive. Si j'étais amené à juger, j'aurais certainement du mal. Efforçons nous, en tant que législateur, de ne pas donner trop de maux de tête aux magistrats.

Certains ont critiqué les peines plancher, mais on nous propose, à l'envers, des réductions de peine automatiques. C'est contradictoire : si l'on individualise la peine, on ne peut automatiser sa réduction. Si on appliquait vraiment la loi pénitentiaire, si on diminuait encore la détention provisoire, bien des problèmes seraient résolus.

Vous nous parlez de la césure du procès pénal - autant dire franchement qu'elle vise à combattre la comparution immédiate, qui est une justice d'abattage. Votre césure est une forme intelligente du délibéré, qui est déjà à la disposition des juges. Ce projet de loi contient beaucoup de théorie mais, concrètement, si on appliquait toutes les bonnes mesures de la législation existante, dans un esprit humaniste et non uniquement utilitariste, on pourrait se dispenser d'un débat qui va être extrêmement difficile vis-à-vis de l'opinion publique.

M. Jean-René Lecerf. - Le caractère automatique de la libération conditionnelle pourrait faire l'objet d'amendements lors du débat. Il y a là un problème de cohérence : on ne va pas supprimer les peines plancher pour mettre en place des peines plafond ! Si l'on fait confiance aux magistrats pour l'individualisation de la peine, cette confiance doit s'étendre à sa réduction.

J'ai du mal à comprendre la réduction du seuil de l'aménagement de peine. M. Badinter nous a demandé de lutter contre cette réduction, de deux ans à un an et de un an à six mois pour les récidivistes, d'aménagements que nous avions eu beaucoup de mal à préserver dans la loi pénitentiaire, et encore après le vote de cette loi. Je finis par me demander si cette réduction n'a pas moins d'importance à partir du moment où la contrainte pénale peut concerner des peines allant jusqu'à cinq ans. Quant à l'hypothèse d'une peine d'une durée intermédiaire entre un et deux ans, à laquelle l'aménagement ne pourrait plus s'appliquer, la contrainte pénale deviendrait une sorte de substitution à une peine de prison que l'on ne déciderait plus.

Mme Catherine Tasca. - Je reviens à la question de la justice des mineurs. Je souscris à la position stratégique défendue par Jean-Pierre Michel : compte-tenu de la nature du débat politique et de l'état de l'opinion, ouvrir un débat sur la justice des mineurs à l'occasion de l'examen de ce projet de loi serait condamner à l'échec la réflexion très positive qui l'entoure. Mais nous devons, en tant que législateur, avoir en toile de fond de notre réflexion ce problème de la justice des mineurs. Il y a en effet des enseignements à tirer de la loi de 1945 et de la pratique de la justice des mineurs, d'autant plus que l'on constate aujourd'hui un rajeunissement de la population carcérale.

Quant au texte tel qu'il est, la mesure de contrainte pénale doit être éclairée par nos débats : tant sur le sens de la peine que sur ses modalités concrètes, il faudra aller plus loin dans le débat parlementaire que ce que nous propose le texte actuel. Si nous optons pour une politique de réduction des peines d'incarcération au profit d'aménagements de peine et de mesures de probation, nous allons nous trouver au pied du mur sur les moyens concrètement consacrés à la mise en oeuvre de cette politique. Ma grande crainte est là : chaque fois que nous traitons de la justice dans ce pays, nous nous heurtons à l'obstacle que représente l'évolution des moyens.

Vous avez fait le lien avec les rapports de Jean-Marie Delarue sur la sortie de prison. Comment, en effet, pourrions-nous élaborer des mesures d'aménagement permettant d'éviter la prison sans continuer de réfléchir à la mise en oeuvre des peines d'emprisonnement, qui continueront d'exister ? Vous avez évoqué la possibilité de créer un quartier des sortants. C'est une idée juste ; encore faut-il que puissent entrer dans la prison des travailleurs sociaux, des bailleurs de logements, des responsables d'entreprises susceptibles d'employer les détenus libérés...

M. Jean-Jacques Hyest. - Les conseils généraux n'y sont guère favorables...

Mme Catherine Tasca. - Le problème de la justice pénale, c'est celui des moyens, qui conditionne la formation des personnels et l'accompagnement des détenus. Il ne doit pas être écarté de nos travaux sur le texte de la loi.

Ce texte, enfin, s'inscrit évidemment dans la continuité de la loi de 2009 ; les travaux parlementaires doivent mettre en lumière cette cohérence, surtout si nous voulons faire un travail d'explication à l'intention de l'ensemble des Français. Nous risquons sans cela de donner l'impression d'un saut dans l'inconnu. C'est une force pour le nouveau projet de loi que de s'adosser à la loi de 2009.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je tiens à remercier M. Salas pour ses éclairages ; je reviens sur ses propos initiaux touchant la nécessité d'un ajournement de la décision de la peine, une fois la culpabilité prononcée. J'ai peur que ce temps ne soit trouvé trop long par les victimes, qui semblent d'ailleurs oubliées dans ce projet de loi. Quel signal peut-on leur donner pour compenser cette mesure en faveur des condamnés ?

M. Denis Salas. - Je commencerai par répondre à M. Mohamed Soilihi sur la question de l'ajournement. Le but de cette mesure est de permettre à la défense de demander au tribunal le délai nécessaire à une enquête de personnalité et d'éviter par là une décision précipitée d'emprisonnement, prise sous la pression du flux des affaires.

On peut parfaitement expliquer aux victimes que l'auteur de leur préjudice reste en liberté sous contrainte pénale, et qu'il pourra d'autant mieux les dédommager qu'il continue à travailler : la continuité de la vie professionnelle accroît les chances de réparation. Il ne faut pas présumer systématiquement de la part des victimes une demande de punition. On a utilisé à l'excès l'obsession sécuritaire ! Une réparation, ce peut être aussi des excuses, des explications ou un aveu à l'audience... L'impatience des victimes peut être désamorcée si on leur explique que l'aménagement des mesures pénales va dans le sens de la reconstitution du lien social et de leur propre indemnisation. Le maintien du condamné en milieu professionnel constitue plutôt une garantie, y compris pour les victimes. Tout le monde y trouve son compte, ce qui n'est certainement par le cas si l'on se précipite sur l'incarcération irréfléchie que le système lui-même commande au tribunal. Combattons les effets de système par l'ajournement pour enquête de personnalité, afin de prononcer une peine intelligente pour le prévenu et pour les victimes. C'est une réforme forte que vous avez là entre les mains, dont les tribunaux et les avocats ne manqueront pas de s'emparer pour éviter le déferlement pénitentiaire induit par les comparutions immédiates.

Des questions posées par M. Hyest, je retiens en particulier celle des moyens humains, reprise d'ailleurs par Mme Tasca. Le Gouvernement et Mme Taubira en particulier se sont engagés à ce que les moyens de cette réforme suivent. C'est effectivement un point crucial puisque, la contrainte pénale étant un suivi individualisé, elle demande un travail long, difficile, qui s'inscrira dans le temps et demandera non une décision d'incarcération, mais plusieurs entretiens d'ajustement des obligations. Le conseiller d'insertion et de probation (CIP) devra régulièrement mettre à jour son savoir. Qui plus est, ces conseillers, de même que les juges d'application des peines, ont des formations de juristes qu'il conviendra de compléter, ce qui complique l'enjeu des moyens.

M. Lecerf m'a interrogé sur la libération conditionnelle et la cohérence du projet de loi. J'étais pour ma part très réservé sur la libération conditionnelle d'office, pas seulement à cause de son automaticité, mais parce que j'ai compris en travaillant sur les longues peines à quel point le processus aboutissant à la libération conditionnelle est une construction commune entre le CIP, le JAP et le condamné. C'est un travail qui lui demande une volonté constante. La libération conditionnelle d'office me paraissait au contraire un facteur de démotivation et de passivité désastreux. Comme si on pouvait attendre une libération conditionnelle, alors qu'elle se construit au jour le jour. Il y avait là un malentendu que le projet de loi a permis d'élucider.

Quant aux réductions d'aménagement de peine, il y a évidemment une incohérence à miser sur l'individuation de la peine et sur le milieu ouvert, tout en resserrant le filet de l'incarcération, notamment pour les récidivistes. Vous aurez à arbitrer cette incohérence dans le projet.

Enfin, il faudra peut-être un autre texte pour les mineurs, au terme d'une réflexion qui est encore à mener. On comprendrait mal, en effet, qu'on individualise la procédure pour les majeurs et que, pour les mineurs, il ne se passe rien. On peut craindre un débat politique incontrôlé, mais il faut parfois surmonter ses appréhensions. Il en va du renforcement de cet aspect du droit hérité de 1945, que nous avions jusqu'ici préservé, mais qui est aujourd'hui menacé de démantèlement complet. Les juges des enfants peuvent encore tenir, mais pour combien de temps ? Faute d'intervention politique, nous risquons de perdre un droit que le monde entier nous envie pour sa force symbolique, sa confiance en l'homme et en la jeunesse. Au contraire, le pessimisme qui prévaut aujourd'hui à l'égard de la jeunesse délinquante se ressent chez les praticiens et dans le public.

Ne cédons pas au pessimisme ambiant. Revenons à l'esprit humaniste de notre droit pénal des mineurs que le monde nous envie.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre contribution, nourrie par l'expérience.

Prévention de la récidive et individualisation des peines - Audition de Mme Pierrette Poncela, professeure à l'Université Paris Ouest Nanterre, directrice du Master Droit pénal

Elle entend enfin Mme Pierrette Poncela, professeure à l'Université Paris Ouest Nanterre, directrice du Master Droit pénal.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Madame Pierrette Poncela, vous êtes professeure à l'Université Paris Ouest Nanterre, où enseignait le regretté Guy Carcassonne. Vous avez fondé le Centre de droit pénal et de criminologie et co-dirigez le Master « droit pénal et procédure pénale ». Vous avez en outre publié de nombreux ouvrages, dont un sur les droits et devoirs de la personne détenue.

Mme Pierrette Poncela, professeure à l'Université Paris Ouest Nanterre, directrice du Master Droit pénal. - Mon parcours académique m'a conduit à m'intéresser au droit pénal, puis à la philosophie du droit et à la criminologie, avant de me concentrer à nouveau sur le droit pénal. Cette expérience me conduit à ne plus voir ce sujet avec les mêmes yeux. J'ai exercé au Barreau de Paris dans les années 1990 avec pour spécialité l'exécution des peines. J'ai participé à différentes commissions, notamment à celle sur la libération conditionnelle en 2000, à celle préparatoire à la loi de 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, et la commission préalable à la loi pénitentiaire de 2009 que j'ai défendue avec le président Jean-Olivier Viout dans un numéro de la Gazette du Palais. Dans un ouvrage écrit avec Guy Casamont, Il n'y a pas de peine juste, nous nous interrogions sur le sens de la peine, sujet au coeur de mes réflexions.

Le projet de loi concerne à la fois le prononcé des peines, qui relève du code pénal, et l'exécution des peines, qui relève du code de procédure pénale. Ce texte qui a donné lieu à une présentation tapageuse, et dont les prémisses sont erronés, se révèle bancal et fait beaucoup de déçus. Comme le dit la reine Marguerite à la fin de la pièce Le Roi se meurt d'Eugène Ionesco : « C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas ? »

Plusieurs dispositions méritent d'être soutenues. La première est la suppression des peines planchers, introduites par la loi du 10 août 2007 à la suite d'un fait divers. Ces peines sont inutiles car le droit prévoyait déjà l'aggravation des peines encourues en cas de récidive. Cette loi, qui subsidiairement augmente la population carcérale, est tellement injuste que les magistrats l'ont contournée en prononçant des sursis avec mise à l'épreuve. Une autre mesure positive est l'inversion de la règle en vigueur pour la révocation du sursis : à l'heure actuelle, si la juridiction garde le silence, le sursis est révoqué. En outre, l'exigence de motivation de la peine, valable pour les peines d'emprisonnement ferme en matière délictuelle, est étendue aux peines prononcées à l'égard des récidivistes.

Qu'est-ce que la récidive ? Il s'agit d'un terme imprécis, hégémonique : désormais, on fait comme si la peine avait pour fonction de prévenir la récidive et non de préparer la réinsertion. La notion de récidive au singulier n'a aucun sens. Le taux de récidive varie en fonction des infractions. On cite beaucoup de chiffres, on évoque un taux de 50 %. Mais, si l'on consulte les chiffres du ministère de la justice, on constate que ce taux n'atteint pas 50 %, loin de là, et la situation est très différente selon les infractions : les infractions routières ou les petits vols ne sont pas des homicides ou des viols.

Je souhaite battre en brèche une autre idée reçue : le pénalo-centrisme, selon laquelle la récidive serait la conséquence de la peine de prison, comme si cette dernière en était la seule cause. C'est méconnaitre le rôle des personnels pénitentiaires qui s'efforcent par leur travail quotidien en prison de prévenir la récidive ! Parfois la détention est l'occasion de changer, de passer des examens, d'apprendre un métier. Puis vient la sortie. La prison n'efface pas la vie antérieure, ses blessures, ses exclusions, les difficultés que l'on connaissait avant. L'accès aux dispositifs de droit commun s'avère compliqué, le casier judiciaire est un obstacle - l'État, d'ailleurs, a des règles de recrutement très rigoureuses avec ceux qui ont un casier. La politique pénale n'est pas suffisante. Elle doit se conjuguer avec la politique sociale et économique, avec la lutte contre la ségrégation urbaine. À la maison d'arrêt de Nanterre, beaucoup de détenus viennent des cités avoisinantes où le contexte social et économique incite des jeunes, souvent en échec scolaire, à s'investir dans les trafics. Cela pose aussi la question de l'école. Dresser un bilan comptable des récidives ne suffit pas pour prouver que la peine de prison ne vaut rien. Elle s'inscrit dans un ensemble.

D'autres mesures méritent d'être précisées ou corrigées. Est-il pertinent d'évoquer le sens de la peine ? Comme l'expliquait Gilles Deleuze, le sens n'est pas donné à l'origine mais constitue un aboutissement. Les peines, en effet, donnent lieu à différentes pratiques et chacun donne, ou non, un sens à sa peine. En revanche, la peine a des fonctions. Or le texte, très mal rédigé, ne contient pas d'amélioration à cet égard. Les articles 132-24 du code pénal et 707 du code procédure pénale sont beaucoup mieux rédigés !

Le texte introduit une nouvelle forme d'ajournement du prononcé de la peine. Pourquoi pas... Toutefois, ses modalités pratiques ne sont pas définies. Les investigations ne devront pas se limiter à l'examen de la personnalité mais prendre en compte aussi la situation sociale, culturelle et économique de l'intéressé.

En outre, les personnes pouvant bénéficier d'un aménagement de peine ne devront pas avoir été condamnées à une peine supérieure à un an d'emprisonnement, contre deux actuellement, et à six mois, contre un an, pour un récidiviste. C'est incompréhensible. L'étude d'impact, très optimiste d'une manière générale, prévoit une hausse du nombre de personnes en détention de 7000. Espérons que le Gouvernement remédiera à cette absurdité et déposera un amendement. Le numéro 124 d'Infostat sur la mise à exécution des peines de novembre 2013 montre ainsi que l'aménagement des courtes peines n'a en rien retardé l'exécution des peines lorsque cela était nécessaire.

Je ne suis pas opposée par principe à la libération sous contrainte pour les peines inférieures ou égales à cinq ans, mesure phare du projet de loi. Mais elle doit alors être prononcée d'office pour tous, aux deux-tiers de la peine. Comme en Suède, elle s'accompagne d'un régime de semi-liberté, d'un placement à l'extérieur ou d'une surveillance avec un bracelet électronique. Cela remplacera avantageusement la surveillance électronique de fin de peine, qualifiée de grâce électronique, à la suite de la suppression malheureuse des grâces présidentielles du 14 juillet. Le texte, en outre, n'est pas clair pour les peines supérieures à cinq ans ; la libération conditionnelle n'est pas supprimée. Je ne comprends pas. Dans ce cas, il importe de maintenir un examen obligatoire de la situation à mi-peine.

La question des périodes de sûreté n'est pas traitée. Celles-ci ont été mises en place par la loi de 1978 à la suite d'un fait divers retentissant. Cette loi a aussi créé la commission d'application des peines et prévu la présence du procureur de la République. À l'époque, les débats ont été houleux au Parlement, mais, une fois introduit, le mécanisme est resté. Je suis favorable à la suppression de la période de sûreté, à défaut celle-ci doit rester facultative. Elle n'est pas nécessaire. En effet, la libération conditionnelle, pour les peines de plus de cinq ans, n'est jamais automatique et relève de l'appréciation des juges d'application des peines. De plus, les permissions de sortie, interdites en cas de condamnation à une peine de sûreté, constituent un élément important pour préparer une libération conditionnelle. Supprimons les peines de sûreté ! Mais sans doute la parole de l'universitaire et du praticien est-elle plus libre que celle des parlementaires...

D'autres dispositions sont inutiles. « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » disait déjà Montesquieu. Tel est le cas de la contrainte pénale. Le texte est confus et mal rédigé. Toute peine représente une contrainte, et l'expression est un pléonasme ; mieux vaudrait parler de probation. Par un effet d'affichage, elle donne l'impression de créer une nouvelle peine. Mais celle-ci est absolument inutile. Le sursis avec mise à l'épreuve existe déjà et est très utilisé ! Au contraire, mieux vaudrait l'améliorer. L'argument, avancé lors de la conférence de consensus, selon lequel on manque de peines en milieu ouvert, ne tient pas. Elles existent depuis 1975. Avec Robert Roth, j'ai montré que la France était un des pays qui disposait du plus de peines en milieu ouvert dans son arsenal juridique. Elles se sont d'ailleurs multipliées depuis 1975 : les travaux d'intérêt général en 1983, puis le jour amende, le placement sous surveillance électronique, et surtout, mécanisme très spécifique, l'autorisation donnée aux juges, en matière correctionnelle, de prononcer, à la place de la peine principale, l'une ou l'autre des peines complémentaires encourues en milieu ouvert. Tout dépend des magistrats. Ne faisons pas mine non plus de découvrir la probation ! Les conseillers d'insertion et de probation existent. N'oublions pas également les alternatives aux poursuites, prononcées par le procureur de la République. Elles concernent 45 % des dossiers, 60 % pour les mineurs. On se trompe si l'on se concentre sur la création d'une nouvelle peine sans emprisonnement. Celle-ci n'est pas nouvelle dans son principe : les peines de travail d'intérêt général ne sont déjà pas des peines d'emprisonnement. La revue L'envolée, réalisée par des détenus, des anciens détenus ou leurs familles, a publié un numéro très instructif sur la réforme pénale. La contrainte pénale ne change rien par rapport au sursis avec mise à l'épreuve : en cas de non-respect des obligations, les personnes seront toujours emprisonnées, mais au terme d'une procédure plus lourde. De même que la loi de 2004 avait été portée par les policiers, ce texte constitue une revanche des juges d'application des peines, qui ont mal vécu l'accroissement des pouvoirs des procureurs dans la loi pénitentiaire de 2009. Les obligations de la contrainte pénale sont d'ailleurs les mêmes que celles du sursis avec mise à l'épreuve. Seul a été ajouté le travail d'intérêt général. Plutôt que de perdre notre temps avec cette mesure, améliorons plutôt le sursis avec mise à l'épreuve !

Enfin, ce texte oublie certains points indispensables. D'abord, bien sûr, les moyens, mais c'est une autre histoire...

En premier lieu, il convient de procéder à un travail de fond de dépénalisation. Le rapport de MM. Raimbourg et Huyghe sur la surpopulation carcérale préconise notamment de développer le recours aux sanctions administratives. Celles-ci sont de plus en plus en encadrées par le juge. Le Conseil d'État a rendu l'an dernier une série d'arrêts à ce sujet ; le niveau des garanties se rapproche du droit pénal.

Il faut aussi définir des peines principales différentes de l'emprisonnement, comme pour la dégradation par graffitis ou tags, passible d'une peine de travail d'intérêt général.

Il importe également de supprimer la rétention de sûreté, comme le préconise le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Toute peine doit avoir une fin, et pas n'importe laquelle : 40 ans, ce n'est pas raisonnable ! Le condamné doit pouvoir l'envisager, sinon l'objectif de réinsertion sociale est absurde ou hypocrite. Il faut donc réduire la longueur des peines, et notamment supprimer la réclusion perpétuelle à perpétuité, comme l'ont fait quinze autres pays européens qui ne s'en portent pas plus mal ; il faut aussi lever les obstacles aux mesures d'application des peines pour les personnes en état de récidive. L'article 730-2 du code de procédure pénale, introduit en 2011, crée une usine à gaz pour les personnes condamnées à de longues peines pour certains crimes. Supprimons les commissions pluridisciplinaires des mesures de sûreté, gadget inutile et contre-productif introduit par les lois sur la récidive. Alors qu'elles doivent rendre leur avis au terme de 6 mois, il faut souvent attendre 18 mois et, entre-temps, le projet élaboré est devenu caduc et tout est à recommencer. Une fois l'avis rendu, interviennent les centres nationaux d'évaluation. Certes ils font du bon travail, mais toutes les personnes n'en ont pas besoin : bien des détenus ont déjà fait l'objet de multiples expertises. Le sujet est d'importance. Des personnes souffrent. Le couplet sur la souffrance des victimes, qui est bien réelle et doit être respectée, est trop facile. Les détenus souffrent également. Songez à Pierre-Just Marny, condamné à 48 ans de détention. Après avoir purgé une grande partie de sa peine en métropole, il est renvoyé dans un établissement pénitentiaire de Martinique, presque aveugle. Il demande une libération conditionnelle. Mais une nouvelle loi le soumet à un examen devant un centre national d'évaluation. Comme il n'y en avait pas en Martinique, il devait retourner en métropole : il s'est pendu... Ce drame est l'effet de lois absurdes, de peines trop longues qui poussent au désespoir les détenus et font souffrir les personnels de l'administration pénitentiaire.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre sincérité et votre clarté pédagogique.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Merci pour cette parole libre et radicale. Je souscris à nombre de vos propositions, même si je ne suis pas sûr qu'elles soient politiquement réalisables.

Je suis comme vous très hostile aux alternatives aux poursuites. Le parquet n'a pas acquis l'indépendance nécessaire pour prononcer des sanctions. En outre, les conséquences de certaines mesures sont souvent mal comprises. Ainsi, accepter un rappel à la loi équivaut à reconnaître l'infraction et peut servir de base ensuite à une condamnation à des dommages et intérêts ou à une sanction disciplinaire pour un fonctionnaire.

De plus, ne faudrait-il pas considérer que notre droit pénal comporte trois sanctions : la peine de prison, assortie éventuellement d'un sursis simple ; une peine distincte de l'emprisonnement, qui ne s'applique pas en matière criminelle, réunissant la mise à l'épreuve ou le travail d'intérêt général, ce qui aboutit à la suppression du sursis avec mise à l'épreuve ; et enfin la sanction pécuniaire.

M. Christophe Béchu. - Mes positions sont très éloignées... Je ne poserai qu'une question. Il faut être attentif à la souffrance, dites-vous. Mais, par définition, toute privation de liberté représente une souffrance. L'humanisme conduit à respecter la dignité des personnes. Mais attention à ne pas aboutir à l'inverse des peines planchers en définissant des peines plafonds, susceptibles d'être toujours abaissées ! Le procès constitue l'occasion de définir une peine adéquate dans le respect de notre droit et des principes républicains et humanistes. La souffrance des victimes doit aussi être prise en considération, même si vous pensez qu'il est facile de l'évoquer.

M. Jean-René Lecerf. - Vos positions prennent l'opinion à contre-pied et feraient le jeu des extrêmes si elles étaient appliquées !

Je suis favorable au développement de la libération conditionnelle mais il exige que le juge d'application des peines puisse décider avec un minimum de garanties. Le centre national d'évaluation, pluridisciplinaire, donnera plus de garanties que le simple examen par un psychiatre, qui concluait parfois de manière péremptoire à la dangerosité ou à la non-dangerosité. J'étais maire de Marcq-en-Baroeul où a été assassinée Natacha Mougel : les critiques ont portées sur les juges mais elles auraient dû viser plutôt le psychiatre et la rapidité de son examen. Multiplions les centres nationaux d'évaluation, qui permettent un examen pluridisciplinaire, sur plusieurs semaines.

Je ne partage pas votre avis, ni celui du rapporteur, sur la rétention de sûreté. Cette loi de 2008 n'a pas échoué ; elle a été à peine mise en oeuvre : elle n'était pas rétroactive puisqu'elle durcissait la loi pénale. La suppression de la rétention de la sûreté ne risque-t-elle pas d'aboutir à l'effet inverse de celui que vous recherchez ? Les jurés, sachant qu'il n'y aura plus d'évaluation de la dangerosité de l'individu, ne seraient-ils pas tentés de prononcer des peines plus longues pour protéger la société ?

Mme Pierrette Poncela. - Je ne suis pas opposée aux alternatives aux poursuites. Vu le nombre d'affaires réglées de la sorte, il est difficile de les supprimer. La procédure peut être améliorée pour remédier, notamment, au déficit d'information. Néanmoins, avec la composition pénale, des efforts ont été réalisés pour mieux indemniser les avocats et les inciter à être présents.

Le groupe de travail informel, composé en majorité de juges d'application des peines, à l'origine de cette réforme pénale, avait proposé de réduire notre arsenal à trois peines. Cette proposition confère trop de pouvoirs aux juges d'application des peines. Je suis attachée à la proportionnalité de la peine, garantie essentielle des libertés, trop souvent négligée ces dernières années, plus importante encore que l'individualisation des peines qui concerne l'exécution. N'appauvrissons pas notre système très riche en peines de milieu ouvert. Le sursis à l'emprisonnement avec mise à l'épreuve n'est pas si mal : la personne doit être consciente qu'il s'agit d'une mise à l'épreuve.

Toute peine est une souffrance. J'évoquais la souffrance des détenus condamnés à de longues peines, aux effets délétères. Ces personnes n'ont plus de perspectives raisonnables de sortie. Comment leur demander de s'investir dans un projet ? Pour le Conseil de l'Europe, une longue peine est une peine supérieure à dix ans, mais cette notion est difficile à définir. Toujours est-il qu'à partir d'un certain seuil s'opère un basculement où la réinsertion est perdue de vue, alors qu'elle est fondamentale. La sanction a lieu lorsque la peine est prononcée : n'oublions jamais qu'une peine a pour objet de séparer la victime du coupable et le coupable de son acte.

Bien sûr, Monsieur Lecerf, les centres nationaux d'évaluation font un très bon travail. Mais méfions-nous des catégories : chaque sujet est unique. La personnalisation est préférable à l'individualisation. Dans certains cas, les dossiers contiennent déjà plusieurs expertises, et l'expertise supplémentaire d'un centre d'évaluation n'est peut-être pas indispensable.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci. Nous poursuivrons nos auditions le 4 juin dans la matinée, le 10 juin l'après-midi et le 17 juin l'après-midi, où nous entendrons la garde des sceaux, Mme Taubira.

M. Yves Détraigne. - La parole sera donnée à la défense !

La réunion est levée à 12 h 30