Mardi 1er juillet 2014

- Présidence de M. Xavier Pintat, vice-président -

La réunion est ouverte à 17 heures

Avenir de la stratégie spatiale européenne - Table ronde

M. Olivier Zajec, directeur des opérations de CEIS. - L'avenir de la stratégie spatiale européenne a un pris un tournant décisif, le 16 juin 2014, avec le rapprochement des sociétés Airbus et Safran dans le domaine de la construction des lanceurs. Face, d'une part, à la concurrence de Space X, entreprise américaine travaillant dans le domaine de l'astronautique et du vol spatial, et, d'autre part, aux progrès des pays émergents en la matière, il est nécessaire que les pays européens se forgent un destin commun dans la conquête de l'espace. Dans cette perspective, la table-ronde d'aujourd'hui a vocation à passer en revue, notamment, les interrogations sur l'avenir d'Ariane, les enjeux de la coopération satellitaire et les défis que pose le démantèlement des débris spatiaux.

Un premier temps des échanges sera consacré au thème « hommes, compétences, territoires pour l'Europe de l'espace », sur lequel s'exprimeront, dans l'ordre, MM. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l'armement, et les Sénateurs Bertrand Auban, qui est notamment le président du groupe des parlementaires pour l'espace, et Xavier Pintat, président de cette réunion et rapporteur pour avis du programme 146 « Équipement des forces ». Le second temps de la table-ronde s'attachera aux enjeux stratégiques de la liberté d'accès et de l'utilisation de l'espace ; il permettra d'entendre, successivement, les points de vue de MM. Jean-Yves Legall, président du Centre national d'études spatiales (CNES), Stéphane Israël, président-directeur général d'Ariane Space, Jean-Loïc Galle, président-directeur général de Thalès Alenia Space, Yohann Leroy, directeur technique d'Eutelsat, et enfin François Auque, directeur général Space Systems d'Airbus Defense and Space.

M. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l'armement. - La conquête spatiale européenne ne peut être efficiente sans la maîtrise des lanceurs, principal atout de la stratégie de puissance spatiale. Il ne faut pas occulter que, sur le long terme, l'espace sera un théâtre d'affrontements stratégiques, comme en témoignent d'ailleurs les destructions de satellites obsolètes réussies par la Chine et les États-Unis. L'Europe doit donc posséder des équipements capables de répondre aux futurs défis spatiaux.

Depuis l'arrivée sur le marché de la société Space X, en 2002, les industriels européens doivent entreprendre de profondes mutations afin de pouvoir continuer à concurrencer les projets et programmes spatiaux américains. Il leur faut posséder des compétences industrielles et technologiques encore plus élevées que par le passé, et présenter une offre commerciale toujours plus compétitive.

La société Space X, du fait des coûts de lancement attractifs qu'elle propose, a conquis les pays émergents, parfois au détriment d'Ariane 5. Par ailleurs, la Chine et l'Inde se livrent à une course effrénée dans la construction de satellites de télécommunications. Il est donc essentiel de posséder un lanceur Ariane 6 qui réponde au marché du futur et qui permette de réduire les frais de lancement actuels.

Outre les tarifs concurrentiels que propose Space X, les luttes intestines, entre les constructeurs de composants électroniques destinés à la fabrication de satellites, affaiblissent considérablement l'Europe de l'espace. Compte tenu de la concurrence des États-Unis en la matière et de la règlementation américaine sur le trafic d'armes au niveau international - les règles « ITAR », qui imposent le contrôle des importations et exportations des objets et services liés à la défense -, il est urgent de réfléchir à une approche globale des problèmes, à l'échelle européenne. Il faut aussi unir les deux filières qui produisent des satellites en France.

Le budget consacré par l'État français au développement des industries et de l'équipement spatial est de l'ordre de 2,4 milliards d'euros sur la période 2014-2019, que couvre la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013. Environ 37 000 personnes en Europe, dont 15 000 dans notre pays, travaillent dans l'industrie spatiale, un secteur économiquement prometteur. La construction du satellite Galileo est l'exemple même de la bonne santé de ce secteur, ainsi que de la volonté des pays européens de coopérer pour contrer l'hégémonie américaine.

Témoin de cette volonté institutionnelle de développer des programmes industriels d'avenir, le programme 191 « Recherche duale (civile et militaire) » tend à renforcer les liens du ministère de la défense avec la recherche civile et à utiliser au mieux, au profit de notre politique de défense, les compétences disponibles dans la communauté nationale de recherche.

M. Bertrand Auban. - La création annoncée d'une société commune entre Airbus et Safran paraît de nature à rationaliser l'architecture industrielle d'Ariane, afin de rendre le lanceur européen plus compétitif sur le marché, en particulier à l'égard de son concurrent américain Falcon 9, qu'exploite la société Space X. Cette initiative devrait permettre de proposer une nouvelle configuration technique, pour Ariane 6, susceptible d'être acceptée par l'ensemble des États membres de l'Agence spatiale européenne (ASE) lors de la prochaine conférence interministérielle de celle-ci, qui se tiendra au mois de décembre prochain, à Luxembourg. L'opération a déjà été jugée par le Président de la République, François Hollande, comme une « étape majeure vers la consolidation de la filière spatiale européenne ».

En tout cas, il faudra dépasser le compromis retenu par les États membres de l'ASE lors de la précédente conférence interministérielle, en novembre 2012, à Naples. Je rappelle qu'il a alors été décidé de continuer l'exploitation d'Ariane 5 dans sa version actuelle, et de mettre à l'étude l'évolution vers Ariane 5 ME, une version modernisée et plus puissante, tout en envisageant le développement d'une nouvelle génération de lanceur, Ariane 6, capable de proposer des mises en orbite à moindre coût.

Les récents succès de Space X sont venus rappeler que le lanceur américain s'appuie sur des budgets d'un niveau exceptionnel : celui de la NASA, celui de l'US Air Force et celui dont dispose le Président des États-Unis, soit au total près de 54 milliards de dollars chaque année, contre 4 milliards d'euros pour l'ASE et de 1 à 2 milliards d'euros pour les programmes militaires européens. C'est en partie grâce à ces budgets institutionnels considérables que Space X peut se permettre d'avoir une politique commerciale particulièrement agressive, avec des prix extrêmement bas.

En Europe, ce sont principalement les commandes commerciales qui font vivre le lanceur Ariane. D'une part, parce que les besoins institutionnels européens de lancements se trouvent en grande partie satisfaits ; d'autre part, parce qu'aucun des États membres de l'ASE n'utilise le lanceur européen, à l'exception de la France ! Or l'objectif du coût de lancement d'un satellite par Ariane 6 est de 70 millions d'euros, alors que le coût par lancement du Falcon 9 de Space X s'avère de 60 à 70 millions de dollars.

L'accès à l'espace est assuré par des moyens qui reposent, au plan civil, pour l'Europe, sur Ariane et, au plan militaire, pour la France, sur la technologie des missiles balistiques de notre programme nucléaire. L'exploitation des systèmes satellitaires, civils et militaires, représente une forte capacité stratégique, que ce soit pour la navigation, le renseignement ou la communication. Le projet de satellite géostationnaire d'observation GO-3S permet ainsi à l'Europe de rivaliser avec les États-Unis ou des puissances spatiales émergentes. De plus, en termes de surveillance de l'espace, la France et l'Allemagne disposent de moyens qui pourraient servir de base au développement d'une capacité européenne, notamment pour répondre au défi majeur que représentent les débris spatiaux et les risques de collision que ces débris font courir aux satellites en orbite. Prenons comme exemple le radar français GRAVES, visant la détection des objets en orbite basse. La loi de programmation militaire pour 2014-2019 prévoit la consolidation de cet outil.

L'industrie spatiale européenne, compétitive en termes de savoir-faire, contribue au développement socio-économique. En 2005, les régions Midi-Pyrénées et Aquitaine ont créé le pôle de compétitivité « Aerospace Valley », constituant ainsi le premier bassin d'emplois européens dans le domaine de l'aéronautique, de l'espace et des systèmes embarqués. Ce sont là 130 000 emplois industriels, 1 600 établissements, un tiers des effectifs aéronautiques français - dont plus de 50 % dans le domaine spatial -, 8 500 chercheurs, et deux des trois grandes écoles françaises aéronautiques et spatiales.

L'Europe peut relever le défi de son avenir spatial. Elle maintiendra sa crédibilité stratégique, dans l'espace comme ailleurs, si elle parvient à défendre son indépendance industrielle et technologique ; cette défense représente une condition sine qua non de la préservation de l'accès autonome à l'espace et, au-delà, des moyens de maîtrise du domaine spatial dont l'Europe dispose.

Mais je ne saurais conclure mon propos sans évoquer le groupe des parlementaires pour l'espace. Créé il y a vingt ans, ce groupe réunit des sénateurs, des députés et des eurodéputés français qui ont un intérêt et un engagement pour les questions spatiales, tant civiles que militaires. Compte tenu des dimensions à la fois stratégique, politique, technologique, économique, scientifique et sociale de la question spatiale, il est apparu essentiel que les assemblées parlementaires, en France et en Europe, se saisissent de cette question au sein de groupes de travail permanents, et qu'ils développent, entre eux et avec leurs partenaires, une véritable stratégie d'accompagnement des changements majeurs qui affectent le secteur.

Cette action s'inscrit au service d'une politique et d'une coopération spatiales ambitieuses. La création, en 1999, de la Conférence interparlementaire européenne sur l'espace, qui réunit aujourd'hui onze États membres de l'ASE, est le fruit de cette coopération européenne.

M. Xavier Pintat, président. - La période que traverse l'Europe est une occasion de réformer le modèle économique sur lequel repose l'exploitation d'Ariane. La pression exercée par la concurrence internationale sur le marché de l'accès à l'espace doit être envisagée comme une opportunité, que l'Europe se trouve obligée de saisir. Face à la concurrence des puissances émergentes que sont la Chine, l'Inde et le Brésil, face à la réussite commerciale de l'américain Space X, l'Europe doit en effet dégager les solutions industrielles et techniques qui soient économiquement optimales.

En vue d'optimiser le dispositif de la présence européenne dans le domaine spatial, plusieurs aspects sont à revoir, et tout d'abord le morcellement de la filière industrielle du lanceur européen. Cette situation résulte de la mise en oeuvre, par l'Agence spatiale européenne, de la règle dite du « retour industriel » ; elle implique des coûts de gestion plus élevés que pour Space X, dont la production est centralisée sur un seul site. L'organisation américaine, elle, a en effet d'emblée été pensée pour des lancements à bas prix. L'ASE explore actuellement la possibilité d'une organisation alternative, plus efficiente, suivant un principe de « juste contribution » des États membres. Il s'agirait d'ouvrir des appels d'offres aux industriels, afin d'obtenir les propositions les plus performantes, puis, une fois ces propositions sélectionnées, de solliciter la contribution financière des pays concernés, à hauteur, pour chacun, des lots obtenus par ses entreprises.

Du reste, si l'objectif de prix visé à travers le projet d'Ariane 6 est celui d'un coût de lancement à hauteur de 70 millions d'euros par satellite, alors qu'un lancement par le Falcon 9 de Space X exige de 60 à 70 millions de dollars, le succès du scénario commercial qui s'esquisse ne reposera pas seulement sur l'avantage qualitatif des Européens : il sera également fonction de l'évolution de la parité entre l'euro et le dollar. Selon cette évolution, les Européens pourront plus ou moins facilement maintenir une position favorable sur le marché.

Sans doute faudra-t-il aussi repenser l'articulation des lanceurs exploités sur le site de Kourou. Actuellement, une large part des lancements institutionnels européens est certes assurée par le lanceur russe, mais Vega pourrait aussi, a priori, couvrir une partie des besoins en la matière. Par ailleurs, l'Union européenne et ses États membres ne se sont pas engagés à recourir à Ariane pour leurs lancements institutionnels ; pour l'heure, seule la France le fait...

Mais une politique spatiale ne se réduit pas aux lanceurs, aussi déterminant que soit cet aspect ; elle concerne aussi les systèmes satellitaires. Ces derniers répondent en effet à des besoins opérationnels primordiaux pour la défense, et ils assurent la nécessaire continuité de fonctionnement d'une multitude de services commerciaux, des télécoms à la météorologie. Ainsi, au niveau européen, le programme de radionavigation Galileo et le programme Copernicus de surveillance globale pour l'environnement et la sécurité constituent des piliers de la politique spatiale.

Tout comme celui des lanceurs, ce domaine des satellites s'avère fortement concurrentiel, et le soutien public aux industriels sur les marchés de l'export revêt donc un caractère stratégique essentiel. C'est grâce aux investissements réalisés au travers de programmes nationaux depuis plus de trente ans que la France s'est hissée au meilleur rang mondial en la matière, et qu'elle dispose d'un savoir-faire reconnu. Un exemple récent de cette reconnaissance : Airbus Defence and Space a remporté un intéressant marché avec la vente au Pérou d'un satellite d'observation. Pour favoriser la conclusion de cette opération, l'État français a accepté de mettre en place un montage juridique innovant, qui a permis de donner satisfaction au gouvernement péruvien en accordant à l'opération la garantie de la puissance publique.

Les pays européens ont travaillé conjointement afin de construire des équipements modernes et efficients dans le domaine satellitaire. En voici des exemples. Dans le secteur des télécommunications, le système Syracuse III, pour les transmissions essentielles, qui est prévu pour être renouvelé en 2018, devrait être complété, d'ici la fin de l'année, par le lancement du satellite Sicral 2, réalisé en coopération franco-italienne. Dans le domaine du renseignement, et s'agissant d'abord de l'imagerie optique et radar, le programme Hélios II, visant l'observation spatiale optique, opérationnel depuis 2010, a été mené en coopération avec la Belgique et l'Espagne depuis 2001, avec l'Italie depuis 2005, ainsi qu'avec la Grèce depuis 2007 - la participation française restant de 90 %. En ce qui concerne l'écoute électromagnétique, le programme CERES vise à disposer d'une capacité d'écoute susceptible de permettre l'interception et la localisation des émissions électromagnétiques depuis l'espace : la Grèce, et la Suède jusqu'en 2011, ont participé au financement des travaux préparatoires ; la planification repose désormais sur l'hypothèse d'une mise en service opérationnelle en 2020.

Du fait même de l'importance économique et stratégique qu'ils ont acquise, les systèmes satellitaires représentent une vulnérabilité potentielle, pour la défense et pour l'économie, qui appelle la plus grande attention de la part des États européens. C'est pourquoi la protection de l'espace extra-atmosphérique, et donc sa surveillance, constituent un enjeu majeur ; cet enjeu est d'ailleurs reconnu comme tel, en termes exprès, par notre Livre blanc sur la défense.

L'Europe a longtemps développé son accès à l'espace en négligeant la question de l'environnement spatial. Or les chiffres, à présent, sont édifiants : pour environ 800 satellites officiellement actifs, on dénombre 20 000 débris spatiaux. Parmi les plus gros débris, on trouve des étages de lanceurs : une cinquantaine d'étages supérieurs de Zenit et plusieurs étages d'Ariane. Les plus grands propriétaires de ces débris se révèlent être, dans l'ordre, la Russie, les État-Unis, la Chine, la France - avec près de 600 gros débris - et le Japon. Le danger que représentent les débris spatiaux est bien réel. En 2013, la Commission européenne s'est d'ailleurs alarmée de cette situation, qu'elle a estimée comme « la plus grave menace pesant sur la viabilité de nos activités spatiales ».

Il est donc impératif pour l'Europe de se doter des moyens de prévention adéquats. Aujourd'hui, malgré le radar français GRAVES, le radar allemand TIRA et le télescope pour les débris spatiaux de l'ASE situé à Tenerife, l'Europe dépend des États-Unis pour assurer sa surveillance : le Pentagone dispose d'une base de données, en matière de débris, recensant quelque 17 000 objets, alors que les moyens européens ne permettent d'en suivre qu'environ 3 000.

Les solutions doivent être recherchées au niveau international. Il convient ici de rappeler que la France est le seul pays, à ce jour, à avoir adopté une législation en matière de prévention des débris spatiaux ; en application de cette législation, notamment, l'étage supérieur des lanceurs doit être « désorbité ». Les centres de recherches et les industriels se penchent aujourd'hui, non seulement sur les moyens de prévenir la production de débris spatiaux, mais aussi sur les techniques d'élimination de ces débris, par désorbitation.

Par ailleurs, la forte contrainte budgétaire qui pèse actuellement sur l'action de tous les États européens, comme elle invite à trouver les voies d'une rationalisation et d'une mutualisation des ressources nationales, commande d'optimiser les programmes civils et militaires ; le délégué général pour l'armement s'est en fait l'écho tout à l'heure.

M. Olivier Zajec. - Comme l'ont montré MM. Collet-Billon, Auban et Pintat, la compétitivité européenne représente aujourd'hui un garant de la souveraineté du continent. Quel est le point de vue du CNES et des industriels ?

M. Jean-Yves Legall, président du Centre national d'études spatiales. - Je souhaite revenir sur la problématique des lanceurs. Il s'agit en effet d'un élément stratégique, dans la mesure où il ne peut y avoir de politique spatiale autonome sans un accès indépendant à l'espace.

Force est de constater que l'Europe a traversé des périodes difficiles en matière de développement de ses lanceurs. La mise au point des fusées Ariane 1 à 4 a été compliquée, le développement d'Ariane 5 aussi. La décision de construire le lanceur Ariane 5 a été prise le 31 janvier 1985 lors de la conférence de Rome ; après plusieurs échecs, ce n'est qu'en 1996 que le premier vol a eu lieu. Parallèlement, l'augmentation des lancements de fusées pour des prix relativement bas a entraîné une perte d'hégémonie des principaux industriels européens.

L'impulsion d'une nouvelle architecture spatiale a été donnée en 2009. Le Premier ministre de l'époque, François Fillon, a demandé un rapport sur l'avenir des lanceurs européens à MM. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l'armement, Bernard Bigot, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et Yannick d'Escatha, président-directeur général du CNES. Ce rapport a analysé les besoins institutionnels, en exposant les enjeux pour les puissances publiques européennes et pour les lanceurs, en termes de systèmes de lancement, d'organisation et de gouvernance ; il a présenté les besoins du marché commercial de lancements, l'offre mondiale en la matière et les positions d'Ariane Space sur ce marché ; enfin, il a rappelé le temps requis par le développement d'un nouveau lanceur.

On ne peut imaginer une politique spatiale sans une politique des lanceurs. La France et l'Union européenne ont ainsi souhaité atteindre la maturité technique et opérationnelle dans le domaine des équipements spatiaux, afin de garantir à l'Europe un accès à l'espace dont elle a besoin pour réaliser les ambitions de sa politique.

Afin de maximiser ses chances, l'industrie spatiale européenne doit poursuivre ses efforts dans trois directions. D'abord, continuer de garantir l'accès européen à l'espace, qui avait commencé en 1974 avec le lancement du satellite Symphonie, premier satellite de télécommunications réalisé en France et en Europe. Ensuite, disposer d'un lanceur compétitif sur le marché commercial, alors que le succès d'Ariane 5 a conforté l'Europe comme une des régions leaders de la conquête spatiale. Enfin, pérenniser les compétences et les savoir-faire français dans la conception de lanceurs et de satellites, qui sont un trésor national, une compétence unique, que le monde entier nous envie.

Trois conditions sont nécessaires pour maintenir l'aura dont jouit à présent le lanceur Ariane. Premièrement, une conception simplifiée, avec un objectif de coût revu à la baisse. Deuxièmement, un marché institutionnel garanti. Alors qu'Ariane 5 lance des satellites commerciaux, les Allemands ont choisi Space X pour lancer leurs satellites radars ; il n'y a que la France qui soit fidèle à Ariane ! Troisièmement, un lanceur qui soit développé, produit, exploité, commercialisé par une organisation intégrée et, par conséquent, beaucoup plus performante.

En outre, une meilleure gouvernance des investissements financiers permettra de développer des projets pérennes sur le long terme. La sanctuarisation des budgets se présente en effet, à l'échelle mondiale, comme l'une des composantes de la réussite des programmes spatiaux.

M. Stéphane Israël, président-directeur général d'Ariane Space. - Le changement radical de l'architecture spatiale - multiplication des sites de lancement, concurrence de Space X, retour à la propulsion électrique - représente une formidable occasion pour les industriels européens de valoriser leur savoir-faire, face à la concurrence étrangère.

Ariane Space, leader de l'industrie spatiale européenne, est prospère : notre carnet de commandes atteint déjà 4 milliards d'euros. Jusqu'à la mi-2018, sur une base de 6 lanceurs assemblés par an, il y a 25 lanceurs à livrer. Le groupe va lancer également 8 Soyouz et 9 Vega. Nous espérons 12 lancements pour la seule année 2014, année très « institutionnelle » avec un satellite du programme Copernicus de la Commission européenne déjà lancé, un ATV (Automated Transfer Vehicle), dont le lancement est programmé le 24 juillet prochain, et deux lancements de Galileo, dont le premier est prévu le 21 août.

Mais ce calendrier chargé s'inscrit dans un contexte de forte concurrence. Pour résister à celle-ci, Ariane Space organise sa stratégie en trois temps.

À court terme, le groupe cherche à renforcer sa compétitivité en termes de coût et en termes de qualité. La maturité du lanceur et la disponibilité technique confortent notre compétitivité-qualité. Nous discutons avec nos partenaires sur la base d'un plan d'économies qui permette une réduction des coûts globaux, tout en marquant une différence sur l'écart de prix avec Space X. En effet, même si le coût d'un lancement par Ariane est supérieur à celui du lanceur Falcon, les services que nous proposons, compte tenu de leur fiabilité et de leur disponibilité, sont nettement supérieurs à ceux de Space X. Cela dit, Ariane Space s'est engagée à réduire les coûts pour le lancement de petits satellites.

À moyen terme, la société mise sur son lanceur Ariane 5 ME. Au regard de la concurrence, en effet, Ariane Space ne peut pas se permettre de manquer des lancements de satellites. Le lanceur Ariane 5 ME sera, dans une certaine mesure, un hybride entre le lanceur Falcon en position basse (jusqu'à 5 tonnes) et le lanceur Proton en position haute. Ariane Space doit ainsi être compétitive dans le domaine des satellites allant de 3,5 à 5 tonnes. Ariane 5 ME sera équipé d'un moteur « ré-allumable », ce qui peut bien se combiner avec la propulsion électrique. La question du coût du lanceur est en cours d'étude.

Pour le long terme, Ariane Space et l'Agence spatiale européenne se projettent sur le lanceur Ariane 6. À cet égard, l'ASE va devoir prendre une décision. Ariane Space, pour sa part, a entrepris une étude de marché prospective. Si la propulsion électrique connaît le succès qu'on espère, il y aura potentiellement, dans l'avenir, une inversion des types de lancement, avec davantage de petits satellites que de gros. Ariane 6 autoriserait des lancements doubles, ce qui rendrait ce lanceur très compétitif pour les petits satellites. Le développement d'Ariane 6 permettrait ainsi de relancer un marché européen devenu vulnérable face à la concurrence américaine.

La quête d'hégémonie des industries spatiales européennes se trouve fortement encouragée par le développement d'Ariane 6. À cet égard, l'accord passé entre Airbus et Safran constitue une impulsion décisive. Cette nouvelle gouvernance m'apparaît indispensable pour deux raisons. La première est toute économique : le nouveau dispositif va permettre de mutualiser les coûts, en simplifiant les relations entre les acteurs. La seconde est d'ordre opérationnel : la filière sera plus réactive, en effet, dès lors que la gouvernance se trouvera clarifiée ; l'exemple de Space X illustre bien, d'ailleurs, ce schéma.

Cette nouvelle gouvernance doit permettre à Ariane Space de conserver sa place de leader sur le marché, et de maintenir ses liens avec l'industrie européenne comme avec l'ASE. Je rappelle que les deux entités sont liées par une convention, et que la mission incombe à Ariane Space de conserver à l'Europe son autonomie d'accès à l'espace.

M. Jean-Loïc Galle, président-directeur général de Thalès Alenia Space. - La politique spatiale européenne a engendré des effets très positifs, tant pour la société civile que pour l'industrie. Les lanceurs européens occupent une position tout à fait enviable sur le marché, et l'Europe s'avère leader mondial pour l'exportation de satellites d'observation et de télécommunications. Le groupe Thalès Alenia Space est, quant à lui, le leader de la construction de satellites européens. Face à la concurrence américaine, notre groupe et Airbus se trouvent en tête pour ce qui concerne les satellites de télécommunications.

Ce complexe industrialo-spatial européen, du fait de son rayonnement, attise les convoitises, bien évidemment. C'est d'autant plus le cas que, pour la première année depuis un demi-siècle, le budget spatial des États-Unis ne croît plus : cette situation incite les sociétés américaines à se montrer, à l'export, beaucoup plus agressives. En outre, la concurrence chinoise commence à émerger, même si elle ne représente pas, à ce jour, un vrai risque.

L'Agence spatiale européenne fête ses 50 ans. Les agences nationales, telles que les CNES, ont permis des avancées scientifiques majeures, mais également le développement d'une industrie spatiale et le déploiement d'infrastructures opérationnelles de classe mondiale. Deux programmes structurants, Galileo et Copernicus, sont le fruit de l'action combinée des institutions européennes et des États. Ils viennent aujourd'hui compléter les capacités européennes opérationnelles déjà existantes en matière d'accès à l'espace et de météorologie. Ces deux programmes bénéficient, sur la période 2014-2020, d'un budget total de 11 milliards d'euros, ce qui est considérable. Ils constituent les bases d'une stratégie spatiale européenne ambitieuse, leurs fondements réglementaires mentionnant de façon explicite que tous deux doivent assurer l'autonomie stratégique de l'Union européenne.

Cependant, la politique spatiale européenne a montré un certain nombre de carences, et pour commencer dans le domaine de la recherche et technologie (R&T) et de la recherche et développement (R&D). Il est clair que les règles de la Commission européenne ne permettent pas de gérer de façon optimale ces aspects. Ainsi, je suis pessimiste quant aux retours technologiques à attendre du programme « Horizon 2020 » de la Commission européenne.

Ces dernières années, le soutien de la France a été beaucoup plus profitable aux entreprises européennes et françaises que l'aide financière européenne. C'est l'investissement national, qu'il soit issu du ministère de la défense ou du CNES, qui a permis de renforcer l'industrie française du satellite, et c'est grâce à l'effort français que cette industrie se trouve aux premiers rangs mondiaux des programmes opérationnels, ce qui permet à l'industrie française de remporter des succès à l'exportation face à l'industrie américaine. À ce titre, outre le contrat signé avec le Pérou par Airbus Defense and Space, mentionné par M. Pintat, notons également les contrats passés avec le Brésil ou le contrat Göktürk signé avec la Turquie.

Il est possible de se réjouir que l'industrie astronautique européenne soit détenue à 50 % par des industries françaises, ainsi que de voir la France comme un leader majeur dans les lanceurs de satellites d'observation et de télécommunication. Mais ce résultat est dû à la politique spatiale française plutôt qu'à la politique spatiale européenne...

Dans les grands programmes européens, il existe de vraies difficultés en ce qui concerne le développement des infrastructures, matériels et logiciels d'application. Cela montre à l'évidence que l'Europe n'a pas planifiée ce segment de façon optimale. Se pose également le problème des budgets. Rappelons que, depuis la dernière décennie, les budgets européens pour l'espace ont stagné. Ils se révèlent bien en-deçà des budgets des États-Unis, de la Russie ou de la Chine. Sur l'année 2013, la valeur totale des systèmes militaires de l'Europe a atteint 600 millions d'euros, contre 4 milliards de dollars pour les seuls programmes spatiaux classifiés du Pentagone !

L'Europe requiert des moyens globaux d'analyse, des moyens de communication et des moyens de navigation, tous besoins qui peuvent être satisfaits par l'outil spatial. Il serait donc logique que, pour relever ce défi de la globalisation, l'Europe investisse davantage dans l'espace. Elle doit impérativement se préparer à répondre aux superpuissances spatiales de demain : les États-Unis, la Russie et la Chine, puis l'Inde. Une réponse nationale française ne suffira pas...

La gouvernance du spatial en Europe est aujourd'hui défaillante. Le renforcement du rôle de l'Union européenne dans la gestion des crises, la mise en place d'instruments de son action extérieure, son implication dans la surveillance maritime, ainsi que ses initiatives en matière de protection civile, sont autant de facteurs concourant aux nouvelles capacités spatiales européennes. Cela signifie-t-il que les États membres doivent abandonner leur stratégie spatiale propre, et que toutes les nouvelles capacités de l'Union doivent être gérées à une échelle centralisée, à l'instar des programmes Galileo et Copernicus ? Je ne le pense pas.

En effet, de nombreux besoins de l'Union européenne peuvent être couverts en recourant aux compétences existant ou en cours de développement au sein des États membres. C'est ce schéma qui prévaut au niveau européen pour la surveillance de l'espace, les moyens des États restant sous le contrôle national. L'Europe et chacun de ses États membres ont besoin de l'espace dans un contexte budgétaire très serré, qui nécessite de faire la chasse à toutes les redondances ; la gouvernance spatiale européenne doit donc reposer sur une définition très claire et un strict respect des responsabilités : celle des États membres, celle de la Commission européenne, celle de l'Agence du système global de navigation par satellite (GNSS) européen, et celle de l'Agence spatiale européenne.

Le rôle majeur de la Commission consiste à définir les besoins et l'utilisation optimale de l'espace pour le citoyen européen, les entreprises et les administrations européennes. Il faut donc dresser le cahier des charges des besoins pouvant être couverts par le secteur spatial. L'ESA doit demeurer comme l'unique agence de gestion des programmes spatiaux, afin d'éviter un « mille feuilles » de responsabilités en ce domaine, et que l'industrie, qui développe les technologies et qui créée les emplois, en soit la grande perdante.

Les applications spatiales européennes doivent être organisées en une politique cohérente, qui permettra l'utilisation des infrastructures spatiales pour les besoins des politiques européennes en matière de transport, d'environnement, de sécurité, de défense et d'action extérieure. Il faut, concomitamment, que l'Union européenne soutienne le développement du marché et des services en aval, de manière à éviter, par exemple, que, Galileo opérationnel, le citoyen européen ne puisse pas utiliser ce système aussi commodément qu'il fait tous les jours, actuellement, du GPS américain. Par ailleurs, l'accès des pays émergents à des applications et des infrastructures spatiales européennes efficaces constituera un avantage compétitif, sur le marché de l'export, pour l'industrie européenne ; l'accès à Galileo, en particulier, sera un atout marketing relativement important.

Pour finir, je formulerai quatre séries de recommandations tendant à renforcer la politique industrielle européenne de l'espace.

En premier lieu, il s'agit de répondre au défi de la compétition politique et commerciale qui se joue, en matière spatiale, au niveau mondial. Il faut ainsi que l'Europe prenne en compte les stratégies concurrentes, qui visent toutes à l'indépendance, voire à la domination, notamment les barrières commerciales concernant les produits spatiaux.

En second lieu, l'Europe doit suivre la dynamique observée aujourd'hui, au niveau mondial, en matière de R&D liée aux composants spatiaux. Les États-Unis, et plus récemment la Chine, se sont dotés d'une industrie autonome des composants spatiaux ; la Russie est en train de prendre la même direction. Toutes ces puissances cherchent à assurer leur indépendance dans ce domaine. L'Europe, à cet égard, doit conserver son avance.

En troisième lieu, il faut développer une politique de « champion industriel » au niveau européen. C'est un terrain difficile, car la Commission européenne ne voit pas d'un bon oeil la mise en place d'un systémier unique de satellites et, ce faisant, d'un marché monopolistique. La question de l'impact sur l'emploi est sous-jacente. Mais des solutions sont possibles : cela ne nécessite ni la fermeture d'une société, ni une fusion-acquisition ; il serait concevable d'utiliser des « briques » communes aux constructeurs ADS et TAS.

En quatrième et dernier lieu, il convient de veiller à ce que l'accès aux lanceurs européens soit totalement équitable pour tous les satellites, alors que le lancement de ces derniers repose sur des contrats de livraison en orbite - les contrats dits « IOD » - qui intègrent à la fois un satellite et un lanceur.

M. Yohann Leroy, directeur technique d'Eutelsat. - Le marché de la communication par satellites est un marché de haute technologie, dans lequel l'Europe a réussi à bâtir une position de leader. Eutelsat est ainsi le premier opérateur de communication par satellite dans la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique, et le troisième opérateur par satellite au niveau mondial, derrière deux autres opérateurs européens - luxembourgeois tous deux -, Intelsat et SES.

Le rôle de notre groupe consiste à concevoir des satellites, les opérer et enfin les commercialiser. Eutelsat se place donc entre, d'une part, les industriels producteurs et lanceurs de satellites et, d'autre part, ses clients, chaînes de télévision ou opérateurs de télécommunication. Ces clients ont besoin de satellites soit pour diffuser les contenus de programmes - tel est le cas des chaînes de télévisions et des bouquets satellites -, soit pour relier leurs propres infrastructures de communication en réseau interne.

Eutelsat est une entreprise de taille intermédiaire, qui exporte très fortement. Son chiffre d'affaires est supérieur à 1,3 milliards d'euros, dont 90 % proviennent de l'étranger ; il s'avère en croissance continue depuis 10 ans. Cependant, la firme importe également de façon massive. Entre 40 et 50 % du chiffre d'affaires, soit plus de 500 millions d'euros, sont investis, chaque année, dans l'achat de deux à trois satellites et des lanceurs chargés de déployer ces satellites en orbite géostationnaire. Neuf sur dix des satellites d'Eutelsat ont été commandés par Thalès Aliena Space et Airbus, et la moitié des lanceurs correspondants l'a été à Ariane Space. Nous intervenons sur trois marchés : la télévision, qui représente les deux tiers du chiffre d'affaires de la société, laquelle diffuse plus de 5 000 chaînes de télévision ; les télécommunications, marché en pleine croissance avec les perspectives du développement d'accès à l'Internet ; enfin, les services gouvernementaux, pour des besoins de défense et de sécurité.

Compétitivité et indépendance stratégique sont les deux objectifs de la politique spatiale européenne. Comment conserver la compétitivité de l'industrie européenne, sur le long terme ? J'avancerai à cet égard deux séries de recommandations.

Elles visent, en premier lieu, le marché des lancements. Celui-ci va connaître de profondes mutations dans les années à venir, sous l'effet de deux évolutions liées entre elles : d'une part, l'arrivée de Space X et de son lanceur Falcon 9, conçu suivant une optique de « design-to-cost », qui se caractérise par une acceptation de la baisse de la qualité au bénéfice d'une considérable baisse des prix ; d'autre part, la disponibilité pour les satellites, au niveau mondial, de la technologie de la propulsion électrique - laquelle permet à un satellite, à performance identique, de diviser sa masse par deux.

Dans le cadre de la coordination du programme spatial européen, Eutelsat a formulé, en mars dernier, quatre messages. Premièrement, le problème de compétitivité de la filiale européenne se pose dès aujourd'hui pour ce qui concerne les lanceurs de la prochaine décennie. Deuxièmement, le successeur compétitif d'Ariane 5 doit arriver plus vite que ce que prévoient les travaux actuels ; le risque, dans le cas contraire, c'est un vide dans les carnets de commande, dès 2018-2019. Troisièmement, le lanceur européen doit être aussi compétitif pour les satellites légers, que ce soit en termes de compétitivité-prix ou de compétitivité hors prix, car les satellites lourds d'aujourd'hui, du fait de la propulsion électrique, risquent d'être les satellites légers de demain. Quatrièmement et enfin, le lanceur européen doit disposer d'un certain degré de flexibilité et d'évolutivité, en vue d'éviter une obsolescence accélérée sur un marché où les tendances de long terme sont difficiles à déterminer.

En second lieu, il est nécessaire de constituer une équipe européenne du spatial, composée d'une forte proportion de Français, afin de gagner des parts de marché face à la concurrence internationale. L'équipe française serait en charge des satellites à haute capacité. Ceux-ci offrent une qualité de service comparable à celle des réseaux de télécommunication terrestres et constituent un enjeu crucial, tant dans les pays en développement, pour l'accès à l'Internet, que dans les pays développés, pour l'accès au haut débit, lorsque les infrastructures terrestres font défaut. La France, en ce domaine, a la chance de maîtriser toute la chaîne de valeurs avec les lanceurs, la production de satellites et un opérateur, de sorte qu'elle peut proposer des offres compétitives, adaptées au cas par cas.

M. François Auque, directeur général Space Systems d'Airbus Defense and Space. - Il importe de revenir aux fondamentaux de l'activité spatiale. Je veux parler de l'activité spatiale essentiellement destinée aux gouvernements. Il s'agit d'une activité publique, par laquelle les budgets publics se trouvent liés au marché commercial. De ce fait, un débat est ouvert sur la politique de souveraineté : est-ce que l'Europe est dotée d'outils de souveraineté, comme toutes les nations qui ont des ambitions géostratégiques ?

Un second débat émerge, celui de la politique industrielle européenne : l'Union Européenne est-elle un lieu pour la politique industrielle ? La question mérite d'être posée. Nonobstant, l'Agence spatiale européenne constitue un cadre dans lequel les industriels peuvent évoluer. Cela implique des sacrifices à échelle nationale, ainsi que la nécessité de pratiquer, dans la durée, une certaine spécialisation.

L'industrie française, et l'industrie européenne plus généralement, ont utilisé le levier des marchés gouvernementaux européens pour capter de la croissance supplémentaire. L'industrie européenne a ainsi vendu des satellites d'observation à une multitude de gouvernements non-européens. Or il s'agit de gouvernements de pays qui n'ont pas d'industrie spatiale, mais qui cherchent à en créer une. La question du transfert de technologie se trouve donc en jeu. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire pour l'Europe de garder une longueur d'avance, et de soutenir financièrement la R&D en matière spatiale.

La réunion est levée à 20 heures.

Mercredi 2 juillet 2014

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

La réunion est ouverte à 11 heures

Audition de M. Jean-Baptiste Mattéi, ambassadeur représentant la France à l'OTAN

M. Jean-Louis Carrère, président. - Nous recevons ce matin M. Jean-Baptiste Mattéi, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'OTAN.

Un sommet des chefs d'État et de gouvernement aura lieu les 4 et 5 septembre prochains au Pays de Galles. Convoqué avant la crise ukrainienne, ce sommet devait principalement porter sur l'avenir de l'OTAN et sur les relations transatlantiques, dans la perspective de la transformation de la mission de la Force internationale en Afghanistan en une mission de formation et de conseil des forces afghanes de sécurité.

Le contexte a changé et vous évoquerez certainement les conséquences de la crise sur un certain nombre de sujets d'intérêt pour l'Alliance : les relations avec la Russie, l'étendue des missions de l'Alliance ou encore son élargissement.

M. Jean-Baptiste Mattéi, ambassadeur représentant la France à l'OTAN. - Merci de me donner cette occasion de vous présenter la position de la France au sein de l'Alliance atlantique : j'évoquerai les principaux enjeux pour l'Alliance à la veille du Sommet qui va se tenir au Pays de Galles, et vous parlerai également de la place de notre pays au sein de l'OTAN.

L'OTAN est en phase de transition, vers une troisième étape après celle de la Guerre froide - la plus longue, la plus statique aussi, où l'Alliance est parvenue à ses objectifs - et après la période plus opérationnelle des années 1990 et 2000 où l'OTAN a démontré ses capacités à conduire des opérations, dans les Balkans en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine, ou encore en Afghanistan où l'opération a compté jusqu'à 130 000 hommes issus de quelque 50 pays. Ces opérations connaissent une forte décrue : en Afghanistan, la Force internationale d'assistance et de sécurité (FIAS) se termine à la fin de l'année, nous nous orientons vers une mission de conseil, de formation et d'assistance aux forces afghanes, pour deux ans, avec un effectif qui devrait compter 12 000 hommes ; les effectifs dans les Balkans, où l'OTAN compte encore 5 000 hommes au Kosovo, devraient décroître, la France a d'ores et déjà annoncé qu'elle retirait ses forces et l'ensemble de la mission va être revue.

L'OTAN va également revoir ses deux principales opérations maritimes : Ocean Shield, dans l'Océan Indien, tournée contre la piraterie, et Active Endeavour, chargée, au titre de l'article 5, d'une mission de surveillance générale en Méditerranée depuis les attentats du 11 septembre. Cet ajustement stratégique se réalise alors que l'Union européenne reconsidère également sa stratégie maritime.

L'OTAN mesure la « fatigue » des États envers les opérations extérieures, liée au bilan de ces opérations : l'Irak, où l'opération n'a certes pas été conduite par l'OTAN, l'Afghanistan, où planent bien des incertitudes, ou encore la Libye, où l'opération a été réussie mais où la situation se détériore ; les difficultés de ces grandes opérations font s'interroger sur les objectifs même que l'OTAN peut poursuivre. Les États deviennent plus difficiles à mobiliser, la France l'a constaté en République centrafricaine (RCA).

Plus récemment, la crise russo-ukrainienne interroge la mission de défense collective assumée par l'OTAN depuis son origine. Cette crise a révélé des différences de sensibilité entre les États de l'ouest de l'Europe, où la Russie n'est pas perçue comme une menace directe, et l'est du continent, en Pologne, dans les États baltes, en Roumanie, où les États se sentent directement menacés. On retrouve de façon certes atténuée le climat d'il y a dix ans, lorsque l'intervention en Irak avait, selon le mot du secrétaire d'État américain de l'époque, Donald Rumsfeld, opposé la « vieille » et la « nouvelle » Europe...

Certes, personne ne prétend qu'une intervention militaire de l'OTAN serait utile pour résoudre la crise russo-ukrainienne, mais l'Alliance est concernée par la demande de réassurance fortement exprimée par certains États. La France est au rendez-vous, en déployant des avions en Pologne, des navires en mer Baltique et en mer Noire, en mettant ses AWACS à disposition : cette réponse est très appréciée des Polonais, il est permis d'en espérer des incidences très positives. À plus long terme, l'OTAN adopte sa posture à la menace et aux nouvelles méthodes des Russes, qui déploient une « menace ambiguë », une forme de guerre hybride avec l'intervention de paramilitaires, d'hommes sans insignes, dans des pays comptant des minorités russophones et en « protection » de ces populations.

Face à cette menace, les États de l'Europe orientale demandent une présence renforcée de l'OTAN sur leur sol et en font un objectif central du Sommet au Pays de Galles. La France comprend cette préoccupation, mais devrait adopter une position plus nuancée, fondée sur trois principes : il faut être pertinent sur le plan militaire, sachant qu'en revenir à une position de type Guerre froide n'aurait aucun sens ; il faut être acceptable politiquement, en respectant l'Acte fondateur de 1997 entre l'OTAN et la Russie, où nous nous étions engagés à ne pas déployer de « forces substantielles » de combat sur les territoires de l'ex-Pacte de Varsovie : si le niveau de ces forces n'a pas été défini, un engagement existe et il n'y a pas lieu d'y revenir ; enfin, il faut une solution « soutenable » financièrement, sachant que notre pays contribue à 11 % du budget de l'OTAN.

Le deuxième axe du Sommet du Pays de Galles devrait porter sur la réévaluation des relations de l'OTAN avec la Russie. Au lendemain de la Guerre froide, après l'Acte fondateur de 1997, un Conseil OTAN-Russie a été créé à 29, où chacun des États était autour de la table ; ce Conseil a connu des hauts et des bas, avec une forte activité sur l'Afghanistan ou dans la lutte contre le terrorisme, puis une forte détérioration lors de la crise du Kosovo, puis celle de Géorgie et maintenant avec celle de l'Ukraine. Il n'est de secret pour personne que le président Poutine n'est pas un grand partisan du dialogue avec l'OTAN, comme l'a montré avant même la crise ukrainienne le gel des contacts sur la défense antimissiles ou encore sur la transparence nucléaire. Quelles relations l'OTAN vise-t-elle, à plus long terme, avec la Russie ? Il y a deux écoles : d'abord ceux qui, avec la France, constatent le gel des relations mais entendent maintenir ouverts les canaux du dialogue politique, en particulier les réunions au niveau des ambassadeurs, pour revenir dès que possible à un partenariat avec la Russie, nécessaire à la paix ; il y a ensuite les pays pour qui les changements russes sont tels, que la Russie n'est plus un partenaire mais un adversaire...

M. Jean-Louis Carrère, président. - Quelle est la position de l'Allemagne ?

M. Jean-Baptiste Mattéi. - Elle est sur notre ligne, c'est notamment la position de Frank-Walter Steinmeier, le ministre des affaires étrangères allemand. La Grande-Bretagne, elle, est sur une position plus dure que la nôtre.

Troisième axe du Sommet prochain, le rapprochement avec nos partenaires orientaux qui souhaitent des liens plus forts avec l'OTAN, en particulier la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie. La Géorgie est candidate à l'adhésion, la promesse lui a été faite en 2008 que ce serait possible, certains proposent de lui donner le Plan d'action pour l'adhésion ; la France n'y est pas très favorable, estimant le contexte peu opportun pour agiter le chiffon rouge, dans l'intérêt même des Géorgiens et même si la Géorgie fait ce qu'il faut pour obtenir cette avancée - elle a été par exemple le deuxième contributeur de l'opération en RCA. Il reste qu'il est difficile d'accorder la protection de l'article 5 à un État dont le cinquième du territoire est occupé par la Russie... Pour l'Ukraine, ensuite, l'adhésion à l'OTAN n'est pas une priorité, dans le contexte que l'on sait et l'on évoque plutôt, dans le cadre d'un règlement politique de la crise, la perspective d'une « neutralité », comme c'est le cas pour la Finlande, à condition bien sûr que ce soit la demande des Ukrainiens eux-mêmes.

Un autre aspect du débat portera sur le « partage du fardeau » de la défense, thème que les États-Unis veulent remettre sur la table. Deux chiffres sont parlants : entre 2008 et 2013, la Russie a augmenté de moitié son budget de la défense, quand les Alliés diminuaient le leur du cinquième. Au sein de l'Alliance, seuls quatre États respectent le critère des 2 % du PIB assignés à la défense : les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Estonie et la Grèce ; la France, à 1,85 %, figure parmi les bons élèves. Nous faisons également valoir que des éléments qualitatifs doivent être pris en compte, en particulier avec le critère des 20 % des dépenses de défense qui vont à l'équipement ou à la R&D ; cinq alliés respectent ce critère, dont la France, qui est à 25 %.

Nous faisons également valoir que le partage du fardeau ne saurait aller sans celui des responsabilités, ce qui pose la question des relations de l'OTAN et de l'Union européenne. Le climat a changé par rapport à il y a une dizaine d'années : il existait alors l'impression d'une compétition entre l'OTAN et l'UE sur les opérations extérieures ; l'esprit des « arrangements Berlin plus » s'est heurté au blocage de la Turquie sur la question chypriote, ce qui a limité les relations institutionnelles entre l'OTAN et l'UE, puis nous sommes passés à la période actuelle où c'est l'atonie, plutôt que la compétition, qui domine en matière d'opérations. La coopération fonctionne cependant en pratique, sur des domaines comme les capacités et l'on tend à en revenir à une idée de division du travail entre les deux institutions : à l'OTAN le haut du spectre des opérations, à l'UE le bas du spectre, même si nous avions des réserves à propos de cette division du travail.

Un débat existe sur les questions des capacités et de l'interopérabilité. À l'OTAN, la planification de la défense identifie des lacunes, à l'aune du principe qu'une capacité ne devrait pas dépendre à plus de moitié d'un seul pays ; nous en sommes loin pour certaines capacités, l'OTAN a listé seize lacunes capacitaires à combler - certaines sont des priorités de l'UE, comme le ravitaillement en vol, les drones ou les satellites. L'interopérabilité, ensuite, est une véritable valeur ajoutée de l'OTAN : nos armées travaillent ensemble depuis des décennies, en associant des pays non-membres comme la Suède ou la Finlande, très impliquées dans nos opérations. Nous devons poursuivre dans ce sens, préserver cet avantage.

Le Sommet, enfin, devra débattre de l'élargissement de l'OTAN. Parmi les quatre candidats déclarés - la Géorgie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et l'Ancienne République Yougoslave de Macédoine - une mention particulière peut être faite du Monténégro, ancien territoire serbe qui fait l'objet d'une forte pression russe pour l'implantation d'une base navale sur son territoire.

Quelques mots, enfin, sur la position de la France dans l'OTAN. La décision prise en décembre 2009 de revenir dans la structure militaire intégrée n'est nullement remise en cause et nos objectifs répondent au rapport Védrine : la vigilance, l'influence et la volonté que notre appartenance ne signifie pas une banalisation et un alignement sur les positions américaines. Nous participons à tout, sauf au Groupe des plans nucléaires. Cette présence est très importante pour se faire comprendre au sein de l'Alliance, c'est un enseignement de notre réintégration.

Notre présence dans l'institution est conforme à notre participation budgétaire ; quelque 800 Français travaillent à l'OTAN, nous avons des positions d'influence, d'abord avec le général Jean-Paul Paloméros, responsable de l'un des deux commandements stratégiques, le Commandement allié Transformation, basé à Norfolk en Virginie, mais aussi avec l'inspecteur général des armées Patrick Auroy, secrétaire général adjoint chargé des investissements de défense, qui travaille en lien direct avec Claude-France Arnould, directrice exécutive de l'Agence européenne de défense (AED). Enfin, les entreprises françaises représentent 17 % des contrats passés par l'OTAN, avec Thales au premier plan, pour un montant de quelque 1,7 milliard d'euros entre 2009 et 2012.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Nous revenons des États-Unis, où, à Washington et à Norfolk en particulier, des collaborateurs de la Maison-Blanche, du Département d'État, du Pentagone, ou encore le général Paloméros, avec qui nous avons passé trois demi-journées, nous ont tenu des propos qui convergent tout à fait avec les vôtres. Je suis, ensuite, tout à fait favorable à la voie du maintien de relations concrètes avec les Russes, mieux vaut chercher à les entraîner dans le concert européen plutôt qu'emprunter la voie du conflit, cela me paraît de bien meilleure méthode. Enfin, sans aller aussi loin que notre collègue député Pierre Lellouche, je m'interroge sincèrement sur le poids des différents pays au sein de l'Alliance, avec une certaine surreprésentativité de certains d'entre eux, sans lien avec leur apport en termes de capacités ! J'en suis, même, à m'interroger sur le bienfondé du rapport Védrine : qu'avons-nous à faire dans des structures où la décision découle de coalitions extraordinaires et si éloignées du terrain ?

M. Jacques Gautier. - Je salue votre première venue officielle devant notre Commission, Monsieur l'ambassadeur, tout en vous remerciant pour la présentation complète que vous venez de nous faire, qui répond à nombre de nos questions.

L'OTAN, effectivement, va évoluer, l'ancien Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg vient d'être nommé au poste de secrétaire général par décision du Conseil de l'Alliance : quel lien avons-nous avec lui, comment interpréter cette nomination dans le jeu interne de l'OTAN ?

Sur la Russie, ensuite, nous nous sommes étonnés de voir, au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, le durcissement des pays baltes qui ont évoqué quasiment la perspective d'une guerre. Sur la Géorgie, nous sommes également très prudents et je crois comme vous qu'aller trop loin pourrait desservir les Géorgiens.

Il me semble enfin que les Américains veulent étendre les compétences de l'Alliance : ils ont fait passer un amendement qui définit la sécurité énergétique comme une « mission-clé », quelle est la position française sur une telle extension ? N'y a-t-il pas un risque, alors que la présidence de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN reviendra dans quelques mois à un Américain ou à un Canadien, de voir cette compétence nouvelle être mise au service de la balance commerciale américaine ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Pouvez-vous nous donner plus de détails sur l'intérêt industriel de l'OTAN pour la France ?

M. Daniel Reiner. - L'OTAN se cherche un nouveau rôle, en fait, depuis la fin de la Guerre froide, elle l'a trouvé au gré des circonstances mais la fin de l'opération en Afghanistan interroge ses missions mêmes : est-elle encore utile, et à quoi ? La crise ukrainienne fait ressurgir le spectre de menaces, donc l'intérêt de l'article 5. Mais d'une manière générale, l'OTAN se cherche de nouvelles compétences, celle de la sécurité énergétique est en débat depuis un certain temps ; lors de la session de printemps de l'Assemblée parlementaire, nous avons estimé que c'était une compétence de l'Union européenne. Ce débat traduit les difficultés de relations entre l'OTAN et l'UE. Nous défendons l'Europe de la défense, c'est la meilleure issue tant que les relations entre l'OTAN et l'UE ne seront pas bien établies.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Nos interlocuteurs américains nous ont dit qu'ils y étaient parfaitement prêts, mais qu'ils nous attendaient : c'est d'abord aux Européens de faire leur partie du travail...

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je ne suis pas d'accord avec ce qui a été dit sur la Géorgie. J'ai rédigé pour l'Assemblée parlementaire de l'OTAN un rapport qui se prononçait en faveur de l'attribution à ce pays du Plan d'adhésion, la commission devant laquelle je l'ai présenté a adopté mon rapport à l'unanimité. Attention à ne pas s'enfermer sur la seule ligne américaine, ni à se figer dès que les Russes montrent les muscles : si la France ne plaide pas la cause de la Géorgie, à tout le moins pour le Plan d'adhésion, qui reste en dehors de l'article 5, si nous ne tenons pas notre promesse de 2008, ce sera un très mauvais signal pour l'ensemble de l'Europe orientale. Je le dis en étant très favorable au renforcement de nos relations avec la Russie.

M. Jean-Baptiste Mattéi. - La France a-t-elle dans l'OTAN le poids qui doit lui revenir ? Je le crois et, en pratique, les décisions importantes ne sont pas prises par les coalitions extraordinaires que vous craignez, Monsieur le président, mais, le plus souvent, lors des réunions hebdomadaires informelles que nous tenons avec nos partenaires américains, britanniques et allemands - la réunion « quad ». Notre retour dans la structure intégrée nous a justement permis d'anticiper les décisions, alors qu'antérieurement nous n'avions pas les bons « capteurs » pour peser véritablement, le changement est notable.

Le nouveau secrétaire général, M. Jens Stoltenberg, prendra ses fonctions le 1er octobre, il connaît bien les Russes pour avoir négocié l'accord frontalier entre la Norvège et la Russie et il n'a pas la réputation d'être opposé à l'Union européenne.

M. Jean-Louis Carrère, président. - La France était-elle favorable à cette nomination ?

M. Jean-Baptiste Mattéi. - Oui, d'autant que le président de la République connaissait déjà l'ancien Premier ministre norvégien, tous deux étant de la même famille politique. Parmi les autres candidats, l'accord ne s'est pas fait sur le nom de Franco Frattini, ancien ministre des affaires étrangères italien et ancien commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures, tandis que Pieter De Crem, le ministre belge de la défense, s'est lancé trop tard dans la course, semble-t-il.

La sécurité énergétique européenne, facteur de la sécurité globale, peut-elle être confiée à l'OTAN ? La compétence relève déjà de l'Union européenne, ce qui n'enlève rien à l'intérêt d'échanges d'informations avec l'OTAN ou encore de missions particulières pour la sécurisation des infrastructures critiques. Même chose pour le capacity building, c'est-à-dire la formation d'armées tierces : l'Union européenne est déjà active sur ce domaine, on le voit par exemple au Mali.

L'enjeu industriel est effectivement une priorité, partie intégrante de la diplomatie économique promue par M. Laurent Fabius. Les entreprises françaises ont remporté 17 % du volume global des contrats, Thales vient au premier plan avec le système de communication de l'opération en Afghanistan, avec des systèmes de commandement et de contrôle, des systèmes de défense aérienne et antimissiles ; ces contrats concernent également des PME françaises, Ubifrance a organisé des séminaires pour diffuser au mieux l'information sur ces contrats. La France, du reste, passe pour remporter « trop » de contrats plutôt que pas assez, à quoi nous répondons que les 17 % concernent des entreprises françaises en position de « primo-contractantes », avec des sous-traitants qui ne sont pas toujours sur notre sol. La participation aux contrats de l'OTAN est également très importante pour le référencement des équipements. Hors Thales, des entreprises comme MBDA, Airbus ou ThalesRaytheonSystems (TRS) sont également actives à l'OTAN.

Les relations entre l'OTAN et l'UE gagneraient à être mieux définies, c'est vrai. Cependant, nous avons eu longtemps une vision bien cartésienne, comme s'il fallait que tout soit défini a priori, alors qu'une approche plus pragmatique prend désormais le dessus, on l'a vu avec le Livre blanc : la pluralité d'institutions compose une gamme d'outils dont on peut se servir au gré des situations.

Sur la Géorgie, je vous ai présenté la position française et il ne s'agit pas d'arriver les mains vides, des avancées sur la coopération sont possibles.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Cela ne trompe personne !

M. Alain Gournac. - Les Géorgiens subissent la double peine : l'occupation d'une partie de leur territoire, et le recul de l'OTAN...

M. André Trillard. - Élu de Saint-Nazaire, je soutiens la priorité donnée à l'exportation de nos matériels et systèmes de défense et je m'inquiète que nos pas de clerc sur la livraison des « Mistral » à la Russie, ne compromettent notre crédibilité globale : le choix s'est fait lors de la commande, tout changement ultérieur ne serait que l'expression d'une indécision !

Vous mentionnez, ensuite, nos lacunes capacitaires : pouvez-vous y revenir plus en détail ?

J'ai rencontré l'ambassadeur russe en France, Alexandre Orlov : son propos est sans ambiguïté sur l'attitude russe en cas de menace sur les populations russophones des pays baltes, et je l'ai trouvé peu amène avec l'Union européenne...

M. Gaëtan Gorce. - Nous sommes bien d'accord pour dire que le moment ne serait pas bien choisi pour intégrer la Géorgie ou l'Ukraine à l'OTAN, mais il faut voir que laisser les mains libres à la Russie, cela créerait de fortes tensions dans les pays baltes et en Pologne : quelle issue voyez-vous ?

Mme Josette Durrieu. - La Russie ne manque jamais de nous rappeler les promesses non tenues par l'OTAN, l'importance de l'Acte fondateur de 1997 et nous ne devons pas perdre de vue que la Russie sait très bien s'adapter, nous ne devons jamais oublier que la Russie peut s'avérer plus forte que les États-Unis, qu'elle peut gagner bien des batailles, on vient de le voir sur l'énergie : c'est pourquoi je crois que le partenariat avec la Russie est, et restera essentiel pour l'Europe.

Vous ne mentionnez pas, ensuite, la Moldavie : qu'en est-il ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il nous faut être habiles, car nous devons renforcer le dialogue avec les Russes, tout en donnant un signal aux Géorgiens ; ceci est possible avec le Plan d'adhésion qui, je le répète, ne relève pas de l'article 5. Les Russes s'adaptent, à nous de montrer que nous ne sommes pas dupes et que nous résistons, je le dis d'autant plus aisément que je suis russophile et que je prône le développement de nos relations avec la Russie...

M. Jean-Louis Carrère, président. - Sur la Libye, nous sommes unanimes pour dire que l'opération de l'OTAN a été bien conduite, mais pas terminée - et que nous assistons aujourd'hui à ce que nous pressentions déjà lorsque nous nous sommes rendus sur le terrain : des poches de territoires échappent à tout contrôle, le terrorisme s'y développe, parce que la guerre n'a pas été terminée au sol !

M. Alain Gournac. - C'est pareil au Mali !

M. Jean-Louis Carrère, président. - Nous sommes là devant un problème collectif. J'ai pu encore récemment sonder des parlementaires et des militaires allemands, je retire de nos discussions cette remarque de fond, que je crois partagée : tant que les chefs des États européens ne cèderont pas une petite partie de leur prérogatives constitutionnelles en matière de défense, l'Europe de la défense n'avancera pas. Je le dis en Européen convaincu, nous avons là une question décisive.

Sur le partage du fardeau, je crois que nous devons tordre le cou à quelques idées reçues qui ont la vie dure, je m'y attèle avec Josette Durrieu, Alain Gournac et Robert del Picchia, dans un rapport dont vous aurez bientôt la primeur. Car ce que nous avons vu aux États-Unis, c'est que le fameux mouvement de « bascule » de l'Europe vers l'Asie n'a rien d'évident, non plus qu'une prétendue baisse de la garde américaine sur notre continent. En revanche, ce que nous ont dit nos amis américains, c'est qu'ils avaient bien du mal à définir précisément quelle était la politique étrangère américaine. Les dépenses militaires américaines devraient certes ralentir, mais elles sont encore très, très loin devant celles des autres États du monde, l'écart est considérable. Enfin, sur l'industrie, nous avons dit à nos interlocuteurs qu'il n'était pas question pour nous d'abandonner nos industriels.

J'ajoute que le général Paloméros nous a confirmé l'importance qu'il y a de participer aux décisions stratégiques de l'OTAN, mais aussi l'intérêt de positions communes des Européens sur les questions de défense.

M. Jean-Baptiste Mattéi. - Nos alliés comprennent bien que le contrat sur les « Mistral » est ancien, qu'un changement dans son application poserait un problème de crédibilité. La décision finale doit intervenir en octobre, la pression va s'accroître d'ici là et dépendre, bien entendu, de la situation sur le terrain. Nous ne perdons pas de vue non plus que nos alliés orientaux dépendent encore de la Russie pour bien de leurs équipements, en particulier le transport stratégique.

Parmi les seize lacunes capacitaires, figurent le C2, c'est-à-dire le Commandant control, le ravitaillement en vol et plusieurs fonctions nécessaire à la « déployabilité » de nos forces.

Les Russes, effectivement, appliquent ce qu'il est convenu d'appeler la « doctrine Poutine », c'est-à-dire une forme d'intervention, indirecte, dès lors que des minorités russophones sont présentes sur un territoire.

M. Gaëtan Gorce. - Dans certains États, la moitié de la population est russophone...

M. Jean-Baptiste Mattéi. - C'est exact, sans compter que dans certains États, comme l'Estonie, des populations russophones n'ont pas de passeport - ni estonien, ni russe.

Quelle garantie de sécurité pouvons-nous apporter à ces pays, comment sortir de l'impasse ? Je n'ai pas de réponse définitive... L'Ukraine avait des garanties de sécurité au titre du Mémorandum de Budapest, on voit ce qu'il en est advenu. La crise de Crimée montre à cet égard le statut très particulier de l'article 5, qui ne bénéficie qu'aux Alliés et non aux partenaires.

A cette aune, on comprend l'intérêt qu'ont les Géorgiens pour l'adhésion à l'OTAN, mais aussi notre prudence, mêlée d'embarras, pour leur donner satisfaction ; les Russes n'ont certes pas un droit de regard sur l'OTAN, mais il est impossible de ne pas tenir compte de leur position...

M. Gaëtan Gorce. - Est-on nécessairement prisonnier de cette contradiction ? Ne peut-on en sortir ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Mme Merkel n'a-t-elle pas une trop grande influence ?

M. Jean-Baptiste Mattéi. - Cela nous renvoie à la question de l'OSCE, dont on voit bien que les principes ne sont pas effectifs et sont violés par la Russie.L'Acte fondateur, je l'ai dit, demeure une référence, nous n'y renonçons pas. La Moldavie reste très prudente dans ses relations avec l'Alliance.

Vous connaissez la situation en Libye. L'OTAN a été sollicitée, elle a réagi prudemment ; il faudrait une initiative coordonnée, elle est d'autant plus difficile à réaliser que nous manquons d'interlocuteurs.

S'agissant de l'Europe de la défense, il est vrai que la réticence des États à concéder le moindre pouce de souveraineté est un obstacle, mais il y a des progrès à faire, cependant, en renforçant le champ de la majorité qualifiée pour certains types de décisions moins vitales.

Sur le partage du fardeau, enfin, bien des choses ont changé depuis le temps où les Américains regardaient les Européens comme des « chocolatiers », et outre-Atlantique, on désire désormais que les Européens s'engagent davantage. La question se pose aussi entre Européens, puisque la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne représentent à eux trois quelque 60 % de l'effort du continent, cependant que les pays d'Europe orientale diminuent leur effort de défense...

M. Jean-Louis Carrère, président. - Nous vous remercions chaleureusement pour votre analyse et le temps que vous nous avez consacré.

La réunion est levée à 12h20.