Mercredi 25 mars 2015

- Présidence de M. Hervé Maurey, président -

Nouveaux défis de l'aménagement du territoire - Table ronde

La réunion est ouverte à 9h15.

M. Hervé Maurey, président. - Je voudrais tout d'abord remercier les intervenants d'avoir accepté notre invitation à débattre aujourd'hui sur ce sujet important de l'aménagement du territoire. Je souhaite que notre commission se saisisse pleinement de cette question structurante pour l'avenir de notre pays. Cette table-ronde marque le début des travaux que nous allons mener tout au long de l'année, avec des déplacements thématiques sur le terrain, un débat en séance publique et vraisemblablement une proposition de loi au début de l'année prochaine.

L'aménagement du territoire devrait être une politique publique prioritaire. Or il s'agit du « parent pauvre » de l'action publique depuis de trop nombreuses années. L'époque où le ministre de l'aménagement du territoire était qualifié de « Premier ministre bis » est révolue. D'ailleurs la dernière vraie loi d'aménagement du territoire date d'il y a vingt ans, la loi du 4 février 1995 - le Président Larcher en était le rapporteur.

En revanche, on multiplie les textes qui ont un impact parfois majeur sur l'aménagement du territoire, sans toutefois en proposer une vision d'ensemble, à travers, par exemple, la dernière loi agricole, la loi ALUR et une grande partie de nos lois de finances.

Les problèmes sont bien connus : disparition des services publics et privés, désertification médicale, éloignement scolaire, fracture numérique, etc. Tout cela crée un sentiment d'abandon qui explique en partie certains résultats électoraux récents, moins récents, et sans doute futurs. Il n'est plus l'heure de la concertation, de la consultation, des rapports, des assises, des colloques. Le diagnostic est connu et nous devons désormais agir.

Pour cela, nous devons nous entendre sur ce qu'est l'aménagement du territoire aujourd'hui. Cette notion est-elle la même qu'il y a vingt ou trente ans ? Peut-on continuer à opposer ruralité et métropoles, urbain et périurbain ? Les zones rurales ont-elles encore un avenir ou doit-on accepter avec fatalité le décrochage de certains territoires ?

C'est pour tenter de répondre à ces questions, actualiser et moderniser notre réflexion, dégager des pistes d'action, que nous avons souhaité vous entendre et échanger avec vous aujourd'hui. Chacun dans votre spécialité, vous contribuez à nourrir ce débat.

Par son parcours à l'institut BVA, à la SOFRES, à CSA, et désormais à CAP, enseignant à HEC et Sciences Po, Stéphane Rozès, est l'un des mieux placés pour prendre le pouls de notre pays, mesurer et comprendre ses attentes.

Gérard-François Dumont est un spécialiste de géo-démographie et de géopolitique des populations. Lors de notre entrevue récente, vous avez souligné l'impact de l'organisation institutionnelle sur les territoires ; c'est un sujet dont on aura l'occasion de reparler tout à l'heure.

Monsieur Daniel Béhar, vous avez beaucoup travaillé sur les politiques publiques de la ville, de l'habitat et du développement territorial. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les modalités de gouvernance et les instruments d'action publique les plus efficaces pour servir un projet ambitieux d'aménagement du territoire.

Madame Valérie Mancret-Taylor, par votre métier d'architecte urbaniste, votre carrière à l'agence nationale de l'habitat pour Paris, à la direction générale de l'équipement d'Île-de-France, à la direction de la planification de l'aménagement et des stratégies métropolitaines de la région Île-de-France, et désormais en tant que directrice de l'institut d'aménagement et d'urbanisme d'Île-de-France, vous êtes une praticienne hors pair de l'aménagement du territoire au quotidien, de surcroît dans l'une des aires urbaines les plus complexes d'Europe.

M. Gérard-François Dumont, recteur, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne. - Notre politique d'aménagement du territoire est totalement inadaptée aux réalités d'aujourd'hui. Elle est fondée sur des paradigmes complètement dépassés dans un monde globalisé, internationalisé et mondialisé. La France n'a pas pris en compte cette réalité. Le Parlement, dans une sagesse sans doute involontaire, vote une loi chaque année depuis vingt-cinq ans, concernant les territoires. Si ces lois avaient fait la preuve de leur efficacité, nous le saurions et nous aurions des taux de chômage beaucoup plus faibles. Même si certains articles peuvent être justifiés, ces différentes lois relèvent plutôt d'un « prurit législatif » que de la nécessité de permettre à nos territoires d'être mieux gouvernés. Elles sont fondées sur quatre leurres, auxquels je répondrai par quatre propositions.

Le premier leurre est celui de la métropolisation. On ne peut nier ce phénomène depuis les années 1990, lié à la montée du tertiaire qui s'est localisé dans les villes et à la nécessité de connexions pour les entreprises. En même temps, cette métropolisation - c'est-à-dire le fait d'être une grande ville - n'entraîne pas automatiquement de l'attractivité. Cette dernière dépend aussi de la gouvernance territoriale et du climat entrepreneurial. S'il suffisait d'être une grande ville pour être attractif, Paris devrait être la ville la plus attractive d'Europe, puisqu'il s'agit de la plus peuplée. Or ce n'est pas le cas : l'Île-de-France est à la treizième place des régions de France en termes de taux de croissance ces dernières années. Un rapport récent montre que Paris perd régulièrement des centres de décision, ce qui est dramatique : il ne s'agit pas uniquement de la perte de cadres supérieurs, mais de l'ensemble des emplois induits.

Le deuxième leurre est celui de la logique centre/périphérie. Cette idée du « big is beautiful », avec des rayons d'influence les plus longs possibles, a conduit au mécano institutionnel actuel. Tout ce raisonnement repose sur des critères d'unité urbaine et d'aire urbaine, élaborés par l'INSEE, qui sont extrêmement critiquables : ils sont présentés comme objectifs, mais sont en réalité fondés sur des normes quantitatives extensives. En réalité, l'espace vécu par nos contemporains est de plus en plus de nature réticulaire et non radiale. Or nos lois sont élaborées comme s'il y avait partout des centres qui dominaient des périphéries et comme si ces périphéries n'existaient que dans leur rapport avec le centre. Cela ne correspond pas à la réalité du terrain !

Le troisième leurre est celui de la multiplication des schémas, une maladie que je qualifierais de « schématique aigue ». Le temps consacré, par les élus et par leurs collaborateurs, à rédiger ces documents, est d'une efficacité limitée. Ces schémas ne sont souvent que la copie d'un document voisin et ont une utilité pratique extrêmement réduite. Les territoires n'ont pas besoin de schémas, mais de projets. Ce n'est pas la même chose !

Le quatrième leurre est celui de la recentralisation. Qu'ils soient de droite ou de gauche, les textes des quatre dernières années s'inscrivent manifestement dans l'idée selon laquelle la recentralisation est la meilleure formule pour améliorer l'aménagement du territoire en France. Or on sait que cette recentralisation est vouée à l'échec, il suffit de se souvenir de l'épisode des directives territoriales d'aménagement dans la loi de 1995. La France est le seul pays démocratique qui pense que la recentralisation va améliorer la vie de ses territoires.

Quelle réponse apporter à ces quatre leurres ? Une bonne politique d'aménagement du territoire doit permettre d'améliorer la gouvernance territoriale et non de créer un mécano institutionnel chronophage, remis en cause tous les ans à travers les différentes lois votées.

À mon sens, l'égalité numérique devrait être l'article premier d'une loi d'aménagement du territoire digne de ce nom. Il s'agit là d'un rôle régalien par excellence, même si l'État a tendance à se défausser sur les collectivités territoriales. Heureusement, certaines d'entre elles ont été très dynamiques sur ce sujet ! Nous avons connu l'époque de la fracture téléphonique, il ne faut pas recommencer la même erreur avec le numérique. L'État doit assumer son rôle.

Deuxièmement, lorsque l'on regarde les territoires en difficulté, comme certaines communes de Seine-Saint-Denis, on constate que le principal problème est le manque d'égalité financière. Le cadre législatif actuel considère que le montant de la dotation globale de fonctionnement (DGF) par habitant doit varier selon le nombre d'habitants des territoires, sous prétexte qu'il y aurait des frais de centralité dans les communes les plus peuplées. Cela n'est pas faux, mais doit être mis en relation avec les économies d'échelle résultant d'une densité élevée de population, notamment pour la rentabilité des équipements et des infrastructures. En réalité, cette inégalité en matière de DGF, allant du simple au double avec des effets de seuil qui créent des inégalités supplémentaires, ne se justifie pas. L'égalité financière est absolument nécessaire. Elle ne se fera pas immédiatement, mais doit être prévue sur cinq ou six ans. Au lieu de cela, on invente des systèmes de péréquation qui sont de véritables usines à gaz !

Le troisième élément est la recherche de la démocratie, c'est-à-dire de la subsidiarité institutionnelle. On a multiplié le nombre de formules juridiques d'intercommunalité : communauté de communes, communauté d'agglomération, communauté urbaine, métropole. Les citoyens sont perdus ! Il faudrait une unique formule d'intercommunalité, dont chaque territoire déclinerait librement l'organisation et les compétences en fonction des réalités du terrain.

Enfin, une réforme de l'État est absolument nécessaire pour accompagner cette subsidiarité. Il faut revenir sur les textes « centralisateurs » comme la loi NOTRe, où beaucoup d'articles associent systématiquement le préfet à chaque prise de décision. Malgré la décentralisation, on continue à maintenir des doublons qui coûtent cher et dont les Français se plaignent.

En conclusion, nos territoires ont besoin de stabilité et de visibilité. On est dans un mouvement brownien permanent depuis 25 ans. Pour leur permettre d'être bien gouvernés, il faut que le système institutionnel ne soit pas sans arrêt bouleversé par des décisions jacobines. Si l'on reprend l'exemple de l'intercommunalité, le seuil est défini par l'État central alors que les régions pourraient tout-à-fait assumer ce rôle. Un toilettage de notre législation est absolument indispensable pour corriger les abus de normes.

M. Hervé Maurey, président. - Je vous remercie pour ces éclairages et cède à présent la parole à Stéphane Rozès, qui vient de nous rejoindre. Quelles sont, selon vous, les grandes aspirations de la population en matière d'aménagement du territoire ? S'agit-il pour elle d'un concept opaque, technocratique, éloigné, ou peut-on au contraire expliquer certains votes observés par le sentiment d'abandon ressenti par une partie de la population ?

M. Stéphane Rozès, président de Cap, enseignant à Sciences Po et HEC. -Gérard-François Dumont a très bien posé le problème, les données et difficultés objectives. Je vous livrerai, pour ma part, ce que je déduis de mon expérience professionnelle de conseil auprès des collectivités territoriales, auprès de grandes entreprises, auprès d'agences nationales, mais aussi auprès de Matignon et de l'Élysée. En ce qui concerne les réformes territoriales, je n'ai jamais vu un dossier comme celui-ci : plus on avance, moins on y voit clair dans les principes qui guident les gouvernements successifs.

Par conséquent, avant d'aller plus loin dans vos travaux, je crois qu'il peut être utile de prendre un peu de hauteur : qu'est-ce qu'un territoire français ? Qu'est-ce que la nation française ? Qu'est-ce que l'État français ?

La spécificité française, c'est sans cesse la rencontre entre une logique verticale de l'État vers les territoires, depuis des siècles car l'État s'est construit avant la Nation, et des territoires qui avancent selon une logique horizontale, qui échappe en partie à la compréhension de l'État dans la dernière période. L'État semble sous pression extérieure, en perte de vision stratégique mais voulant toujours maîtriser les choses par le haut.

La grandeur du politique est d'articuler le gouvernement des hommes, la gouvernance, et le gouvernement des choses. Or, une idée commune revient souvent, à droite comme à gauche, selon laquelle la carte fait le territoire. Autrement dit, on vit sur l'illusion qu'une pensée « du haut » - élaborée autour d'une table, autour de nécessités économiques, autour de l'idée qu'il faut faire des réformes structurelles, autour de l'idée que limiter le nombre de collectivités territoriales coûtera moins cher et sera mieux compris par les Français - peut régenter « le bas » sans en connaître les principes fondamentaux.

Après trente ans d'expérience professionnelle, je commence à peine, depuis cinq ans à approcher ce qui agit la France. Comprendre non pas l'actualité, non pas les forces politiques, non pas les sondages d'opinion, non pas ce que les uns pensent d'Hollande, Sarkozy, Juppé, ou qui vous voulez, mais comprendre ce qui « agit » dans la société. Je reprendrai, s'agissant des territoires, une formule récemment utilisée par Manuel Valls et empruntée à l'intellectuel espagnol José Ortega y Gasset : « On ne sait pas ce qui se passe, mais c'est ça qui se passe ». Alors que se passe-t-il ? Il faut accepter, surtout lorsqu'on est un homme politique au plan national, qu'il se passe quelque chose qui vous échappe.

Dans l'imaginaire français cartésien, les territoires avancent sans tête. Ce n'est pas trop gênant tant qu'ils avancent, mais cela peut rapidement le devenir car ils ont besoin de projections. Des territoires français dont la diversité est historique, ce qui nous distingue des autres pays, avancent sans la tête, sans l'État, sans la pensée. Quelque chose se délite : il n'y a pas de portage, dans les représentations individuelles, d'une idée selon laquelle les territoires avancent ensemble.

Il y a quelques années, bien avant les bonnets rouges, j'ai mené une étude en Bretagne sur la montée du néoruralisme, un phénomène qui conçoit le succès des grandes métropoles comme un vécu de relégation pour d'autres territoires. La difficulté dans le génie français vient du fait qu'à Paris, on se représente la société comme Descartes - l'esprit est séparé du corps et gouverne le corps - alors que la réalité est plus proche de Spinoza - l'esprit et le corps sont liés, et c'est même plutôt le corps qui construit les esprits. Je suis plutôt de cette idée-là.

Je crois qu'il y a un « esprit des lieux » en France, c'est-à-dire que quelque chose « agit » sur les élus locaux, sans qu'ils n'en soient toujours conscients. Ce phénomène remonte loin dans l'histoire des territoires, dans leurs permanences culturelles. Les territoires qui excellent et se déploient sont ceux qui parviennent à construire une cohérence entre l'« esprit des lieux », une façon d'être et de faire, et le type de gouvernance, le type d'urbanisme dans les métropoles, la façon dont on joue au football, et le gouvernement des choses : la façon dont on va s'adresser aux entreprises, la façon dont le tissu économique se structure, la capacité et la volonté des élus à projeter les habitants dans l'avenir.

Il y a ceux qui le font excellemment, comme Jean-Marc Ayrault après la fermeture des chantiers navals ou Alain Juppé à Bordeaux, et ceux qui n'y parviennent pas. Sur deux villes qui ont les mêmes caractéristiques économiques, l'une va décliner et l'autre va être en mouvement. C'est une question d'intelligence et d'intuition, puisque l'esprit et le corps fonctionnent ensemble.

D'ailleurs, ce sont souvent des gens extérieurs, venus de Paris, qui au bout d'un certain temps, voient les singularités des territoires. De même que les Français ne comprennent pas la France, ce sont souvent les étrangers qui comprennent la France et sa singularité. Les Français étant universalistes, ils ne peuvent pas penser une seconde que d'aucuns ne fonctionnent pas comme eux. Cela n'est pas sans lien avec ce qui motive nos interventions au Mali ou au Proche-Orient... Ces sujets cognitifs, culturels, de l'imaginaire, de représentation, fondent ce qui, comme dirait José Ortega y Gasset, « agit » la société. Concrètement, ce qui me frappe dans les dernières réformes, de droite comme de gauche, c'est qu'elles n'ont été pensées ni par des principes généraux venus d'en haut, ni par l'« esprit des lieux » venu d'en bas, sur ce qui fait un territoire.

Ce qui fait la compétitivité d'un territoire est sans doute beaucoup plus compliqué que des déterminants binaires. Je pense, sans être un spécialiste, que c'est l'alliance et non la fusion, qui fait le génie européen et, centralement, le génie français. S'il y a une dépression en France, s'il y a un déclin européen, c'est parce qu'il n'y a aucune pensée sur ce qui fait le génie européen et le génie français. Nos gouvernants semblent dire au pays que c'est l'extérieur qui conduit son destin, d'où la montée du Front national. Quant aux dirigeants européens, s'il fallait leur prêter une pensée, le moins que l'on puisse dire, c'est que leur façon d'agir repose sur l'illusion que l'on peut fusionner des peuples par le haut, par des politiques monétaires et budgétaires. Cela rassemble les dogmatiques libéraux économiques ou marxistes, en tout cas les technocrates. Mais l'idée que l'on peut fusionner les peuples « par l'extérieur » est absolument contraire au génie européen depuis des siècles. Je suis d'accord avec Carlos Ghosn quand il affirme que c'est l'identité de Renault qui forge sa compétitivité. Il faut faire des alliances et non pas des fusions : c'est ça le génie européen !

Et le génie français, c'est sans doute la capacité à faire tenir ensemble des territoires si différents. Ils sont travaillés par l'idée que la concurrence internationale les pousse à devenir de plus en plus attractifs : ils ont naturellement tendance à maximiser leur identité, leurs différences. Il y a une pression de l'opinion sur les élus locaux sur ce point. Cela peut être salutaire s'il s'agit d'une démarche universaliste, mais comporte également des dangers si l'on rentre dans des logiques d'opposition : mon village contre la ville, mon département contre la grande région, mon coin contre Paris... dès que l'on pense que l'autre est responsable, on est déjà mort. On est incapable de travailler sur soi, de comprendre ce qui agit. On est dans le déclin et la régression.

Ce qui fait le génie français, c'est donc la capacité à faire vivre ensemble des territoires et des gens d'origines différentes, à partir de cohérences, de projections et de visions communes. C'est pour cela que l'aménagement du territoire est une question de principe avant d'être une question technique.

Quels sont les défis que connaissent les territoires ? Le premier est l'attractivité relative de chaque territoire, qui va mettre en avant ses différents atouts pour se distinguer. Cela signifie de facto une différence, qui ne signifie pas nécessairement une inégalité.

Le numérique est un autre enjeu. Ce n'est pas seulement une technique, c'est aussi une révolution culturelle. Le réel n'avance plus par le concept et la globalité mais par le bas, le prosaïque, et l'usage qui en est fait. Cela pose des difficultés à nos élites et au modèle français dans son ensemble. Cette révolution affecte les territoires, qui évoluent plus vite que ceux qui sont chargés d'en rendre compte. Les acteurs sont dépassés par ce mouvement par le bas. Il est impossible aujourd'hui pour un territoire d'accepter qu'il ne soit pas équipé comme tous les autres territoires. Pourquoi cet intérêt pour le numérique ? Car le numérique permet de faire partie du monde, « d'en être », même si on ne sait pas véritablement où le monde va. La transition énergétique est un autre chantier essentiel, avec la question des réseaux.

L'aménagement du territoire, c'est articuler la verticalité qui permet l'égalité des territoires, avec la volonté légitime des territoires de maximiser leur gouvernance pour valoriser leurs différences. Il faut allier verticalité et horizontalité. Sinon, les territoires évolueront seuls, sans cohérence globale, ce qui créera des tensions. Mais de fait, des différences et des spécialisations se développent, car il est impossible de faire de tout dans un même département ou une même région.

Pour terminer, je souhaite souligner que l'aménagement du territoire est souvent mené sans savoir ce qu'est un territoire. Il va donc falloir porter les principes qui font la nation et les territoires, la verticalité et l'horizontalité, avant d'appréhender les détails techniques. Il faut d'abord construire le paysage mental, avant de mobiliser les acteurs.

M. Daniel Béhar, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris. - Je traiterai principalement la question suivante : peut-il y avoir aujourd'hui une politique d'aménagement du territoire conduite par l'État, et à quelles conditions ? La question de l'aménagement du territoire est bien française, c'est une conception issue des Trente Glorieuses. L'État avait alors un projet pour le territoire national. Dans une logique fordiste, la croissance économique devait entraîner la cohésion sociale. Pour cela, il fallait organiser le territoire national et s'assurer qu'il bénéficiait de ces évolutions. Dans ce modèle, le territoire devait être à la fois le support et le résultat. L'aménagement du territoire à la française renvoie à ce moment historique.

Ce modèle a été très vite abandonné, dès la décentralisation des années 1980. La territorialité a alors été présentée comme une solution à la crise de l'État. On est venu chercher comme solution, non pas le territoire national, mais les territoires locaux. Je daterais la fin de l'aménagement du territoire à cette rupture. L'idéologie de la proximité a été mise en avant, avec un appel à la territorialisation des politiques publiques. C'est par le bas qu'il a fallu trouver des méthodes d'action publique. Les territoires sont devenus des solutions et non plus des projets. Le développement territorial a remplacé l'aménagement du territoire, avec comme mot d'ordre : « Vive le local ». La loi d'aménagement du territoire de 1995 a tenté de revenir à une grande vision, sans doute nostalgique. La dernière loi d'aménagement du territoire est en fait la loi Voynet de 1999, mais il s'agit, malgré son intitulé, d'une loi sur le développement territorial, et non sur l'aménagement du territoire.

Depuis une quinzaine d'années, le Gouvernement est confronté aux limites du modèle de développement territorial. Le local ne sauve pas le national, car la somme du développement local ne fait pas le développement national. Il y a également des contradictions entre l'intérêt local et l'intérêt national. Le lancement du Grand Paris est un bon exemple, qui a été présenté comme un projet pour la France, et non pour les parisiens.

L'État confronté à la mondialisation ne peut plus se contenter de l'injonction au développement équivalent des territoires. Nous sommes face à cette deuxième crise de l'aménagement du territoire. Les territoires sont devenus un problème pour l'action publique, car on ne dispose plus d'une vision pour ces territoires. Nous sommes confrontés à un problème de diagnostic. L'aménagement du territoire ne se limite pas au rural. La politique a le tournis sur les territoires : on affirme un jour qu'il faut promouvoir les métropoles car c'est ce qui soutiendra la compétitivité, puis le jour suivant qu'il faut soutenir la ruralité face aux revendications, et désormais qu'il faut se concentrer sur les banlieues. L'absence de vision s'explique aussi par les débats au sein de l'expertise. Des catégorisations idéologiques s'accumulent, comme la notion de « France périphérique », et révèlent une perte des repères territoriaux.

La cause de cette perte des repères, ce n'est pas d'abord la mondialisation, mais la globalisation, c'est-à-dire le fait de vivre dans un monde ouvert. La globalisation déstabilise d'abord le local et non l'État-nation, car c'est le local qui est plus exposé. La question la plus perturbatrice est donc : qu'est-ce qu'une politique locale dans un local globalisé ?

Il faut bâtir un référentiel politique avec des territoires de plus en plus interdépendants et confrontés au décrochage. La question du décrochage est la contrepartie de la globalisation et concerne l'ensemble des territoires. Des territoires décrochent aussi bien dans les banlieues que dans le rural. Ces catégories de pensée sont-elles encore pertinentes pour construire des politiques d'aménagement du territoire ? Ou faut-il des catégories d'interdépendances et de mises en réseau ?

Je proposerai trois pistes de réflexion. La première porte sur l'égalité des territoires. Le Gouvernement actuel remet en avant cet objectif, qui fait partie des gènes français. La question de l'égalité, avec sa projection territoriale, est véritablement une singularité française. Cet objectif est pertinent, mais il faut le poser en termes différents, qui ne visent pas l'égalité entre l'urbain et le rural. En réalité, c'est l'égalité des possibles qui doit compter, en partant des atouts et des ressources de chaque territoire. Le rôle de l'État est d'équiper en quelque sorte les territoires, afin de leur permettre de valoriser leurs atouts dans un monde ouvert.

La seconde proposition vise une politique des liens, qui permettrait de fonder les politiques publiques sur la réciprocité entre l'urbain et le rural. Quand la seule solidarité mécanique ne suffit pas entre le centre et la périphérie, c'est à l'action publique de prendre le relai pour fabriquer ces liens de réciprocité. La réciprocité peut prendre une forme institutionnelle. L'exemple de Nice est à ce titre intéressant, car il s'agit d'une métropole qui intègre complètement l'ensemble de son arrière-pays, et va de la mer à la montagne. Dans le Pays basque, les communes rurales veulent aujourd'hui s'organiser pour créer une intercommunalité permettant d'interagir avec l'agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz. Produire ces liens peut également passer, comme proposé récemment par le Gouvernement dans les Assises de la ruralité, par des contrats de réciprocité, entre la ville et le rural.

Troisièmement, je pense qu'au niveau national, on ne peut plus faire de schéma d'aménagement territorial, cela est vain. Ce dont on a besoin, c'est d'une vision qui donne des repères, alors que nous sommes pris dans une incapacité collective à donner du sens au territoire national et à l'assemblage de territoires interdépendants. La concurrence des plaintes vient de cette absence. Et nous avons également besoin d'instruments pour fabriquer ces politiques. Le contrat est un outil moderne d'action publique, mais dévalorisé, car il est trop souvent réduit aux enjeux de financement entre les États et les territoires. La dernière génération des contrats de plan État-régions illustre les limites de cette approche. Le recours au contrat devrait permettre de créer des politiques interterritoriales. L'État doit être le facilitateur de ces politiques.

M. Hervé Maurey, président. - Je suis tout à fait d'accord, l'aménagement du territoire ne se limite pas à la ruralité et doit reposer sur une vision globale. Vous avez mentionné le fonctionnement de la métropole de Nice. J'aimerais que la commission puisse s'y rendre dans le cadre de ses déplacements sur le sujet de l'aménagement du territoire. Il existe une vraie solidarité entre Nice et les communes rurales, ce qui montre bien que l'opposition entre rural et urbain n'est pas systématique. Mais tous les territoires ne bénéficient pas non plus d'une ville comme Nice.

Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France. - Je vous remercie d'avoir convié notre Institut d'urbanisme de Paris à cette rencontre. Je m'efforcerai d'être concrète et de vous donner une image positive de l'aménagement du territoire.

Nous sommes dans un monde en transition et les questions que vous posez sur l'aménagement du territoire s'inscrivent fondamentalement dans ce contexte. Comme il a été dit précédemment, nous traversons une crise de sens. Le sens de l'aménagement du territoire au début du XXIème siècle dans nos pays occidentaux est une question que nous devrions examiner plus attentivement.

Avec cette crise de sens, doublée du désespoir d'une partie de la population, notre pays connaît une forte progression du vote contestataire qui ne se manifeste pas toujours dans les territoires que l'on aurait imaginés. C'est pourquoi l'examen de ce qui se passe dans la société française est fondamental pour appréhender la notion d'aménagement du territoire.

Stéphane Rozès nous a dit « il y a des choses qui vibrent, qui bougent et qu'on ne maîtrise pas », ce qui est, selon moi, un bon signal, même si sa traduction démocratique est insatisfaisante.

Dans ce monde globalisé, nous devrions aussi regarder ce que l'on dit de la France à l'étranger. La presse étrangère, notamment anglo-saxonne, regarde notre pays comme un territoire en transition où il se passe des choses très intéressantes, du point de vue de nos modes de gouvernance, de la décentralisation que nous avons mise en oeuvre et de la recomposition des liens entre les collectivités territoriales et l'État. Par exemple, au Royaume-Uni, on a particulièrement observé la structuration métropolitaine du territoire du Grand Paris, très différente de celle du Grand Londres.

Ensuite vient la question de notre vision de l'aménagement du territoire : quelle peut-elle être dans un pays déjà fortement aménagé, très développé et riche ? Les futurs grands développements démographiques et économiques n'auront plus lieu ici et les vastes opérations d'aménagement se réaliseront sur d'autres continents.

En Europe, nous sommes confrontés à d'autres défis, plus complexes, car nous devons intervenir dans un milieu occupé et déjà aménagé. Les projets que nous mettons en oeuvre viennent compléter et améliorer ce qui a été réalisé par le passé, tout en prenant en compte l'acceptation sociale de ces projets.

La vision n'est donc pas simplement un dessin, elle est aussi un dessein, qui s'exprime autant par les mots que par le dessin lui-même. De ce point de vue, il y a aussi une crise de sens dans la façon dont les acteurs dialoguent entre eux pour pouvoir déterminer ce dessein.

Une autre question qui se pose est celle du territoire : qu'est-ce qu'un territoire ? Je dirais que c'est un sol sur lequel habitent des individus. Ce sol est différent selon les lieux, et les liens entre ces lieux ne sont pas seulement les infrastructures mais aussi les liens entre les personnes. Si les individus qui habitent ces lieux ont des envies de lieux différentes, cela n'est pas à mettre en opposition, mais plutôt à examiner attentivement. Alors que 85 % de la population est dite urbaine, on peut vouloir vivre dans un milieu très urbain, mais aussi dans ce que l'on appelle un milieu périurbain et ces deux notions sont complémentaires.

Pour l'Île-de-France, par exemple, au tournant du XXIème siècle, les trois exécutifs (national, régional et parisien) se sont saisis du devenir du territoire et ont mené des actions parallèles mais complémentaires, chacun avec les instruments dont il disposait. Que l'on y adhère ou non, il y a véritablement eu un projet pour ce territoire et une prise de conscience de ce qui s'y passait. C'est là une spécificité française, que l'on ne retrouve pas, par exemple, dans un territoire comparable comme celui du Grand Londres. Lors de la construction du Grand Londres, en effet, le gouvernement britannique a dû intervenir pour que le Grand Londres se considère comme partie intégrante du Royaume-Uni, et non comme une entité isolée. Le travail du maire du Grand Londres a alors été de ré-ancrer cette ville globale dans le territoire britannique, en rappelant que la richesse produite par le Grand Londres - qui représente 40 % du PIB - devait être redistribuée au profit de l'ensemble du territoire. Cette question de l'équilibre entre les grandes villes et leur territoire national est extrêmement importante.

Je voudrais également aborder la question des schémas. Si les schémas ne sont pas des projets, ils influencent l'aménagement du territoire par les effets de balancier qu'ils provoquent. Aujourd'hui, la question environnementale est devenue prégnante, on l'a vu avec le récent pic de pollution en Île-de-France : ce qui est un seuil d'alerte ici ne l'est pas forcément ailleurs, comme en Chine où le taux d'acceptabilité est très supérieur. On voit bien qu'en raison de la raréfaction des ressources on appréhende désormais autrement la question environnementale : autrefois, on voulait protéger l'environnement, aujourd'hui on veut aussi l'intégrer dans les projets.

La question de la fracture numérique est un sujet fondamental qui devrait passer par un schéma et des contrats. La décentralisation a plus de trente ans. L'acte III de la décentralisation que nous vivons actuellement a provoqué une recomposition entre collectivités territoriales et posé la question du rôle de l'État. Quelle est la relation entre l'État et les collectivités territoriales ? Aux premiers temps de la décentralisation, il s'agissait d'une déconcentration où l'État continuait à faire. Dans d'autres pays, l'État fait faire. Il y a là une piste de réflexion pour notre pays : lorsque l'État ne fait plus mais qu'il fait faire, cela l'oblige à exprimer les choses différemment, ce qui permet d'articuler autrement le rôle de chacun et de ré-envisager les liens fonctionnels entre les différents niveaux de collectivités territoriales.

La notion d'égalité des territoires est fortement inscrite dans la génétique française. Une des pistes de réflexion pour l'avenir est la question de la complémentarité entre territoires et celle du rôle de l'État qui ne fait plus mais qui fait faire.

Il faudrait aussi cesser de rechercher le territoire pertinent : il n'existe pas ! Un aménagement du territoire totalement intégrateur ne peut pas exister. On peut travailler sur un territoire pour un sujet, et sur un autre territoire pour un autre sujet, tout en créant les liens de complémentarité. C'est ce que nous allons essayer de faire sur le territoire très atypique de Roissy, avec son aéroport qui est le premier hub continental européen.

Reste, enfin, la question de la contractualisation : la nouvelle génération de contrats de plans État-région, en cours de finalisation, est très différente des précédentes, elle se concentre sur certains sujets, mais il y manque, à mon sens, l'intégration du privé. Ce qui me ramène à la fiscalité : la captation de la richesse pour réaliser des projets doit-elle systématiquement passer par la fiscalité ou ne pourrait-on pas imaginer une intégration du privé par une contractualisation avec les pouvoirs publics ?

M. Hervé Maurey, président. - Je vous remercie. Ce qui ressort de vos interventions c'est le constat partagé d'un manque de vision globale et j'ajouterais une volonté politique insuffisante des gouvernements successifs.

Je note également que vous avez tous soulevé l'insuffisance de couverture numérique de nos territoires et c'est en effet un manque inacceptable.

M. Alain Fouché. - Je m'interroge sur la centralisation des décisions. Il y a quelques années, Édith Cresson avait fait une tentative avortée de décentralisation administrative. Il me semble qu'il serait plus efficace de laisser davantage de pouvoir de décision aux territoires. J'ai eu la chance de travailler avec René Monory au moment de la décentralisation et de la création du Futuroscope. Il avait coutume de dire « tout ce qui n'est pas interdit est permis ». Pour mettre en oeuvre ces projets, il faut une forte volonté des élus. Dans mon département, nous créons un Center Parc et les procédures ont été incroyablement longues et difficiles. La disparition progressive de nombre de fonctionnaires territoriaux ne pousse-t-elle pas les fonctionnaires d'État à agir en censeurs plutôt qu'en facilitateurs ? Enfin, ne devrait-on pas rendre aux préfets un pouvoir d'interprétation pour faciliter la mise en oeuvre de certains projets complexes ?

M. Charles Revet. - Je remercie vivement tous les intervenants, qui ont questionné notre démarche et nous ont interpellé sur la manière dont nous faisons la loi.

Vous êtes tous enseignants, et formez donc les futurs aménageurs du territoire. Comment concevez-vous cette discipline ? Quelle place pour l'homme dans l'aménagement du territoire ? Aujourd'hui, deux visions s'opposent : l'aménagement du territoire doit-il être fondé sur les besoins humains, ou l'homme doit-il s'adapter à des plans conçus pour respecter la structure des territoires ?

Par ailleurs, je constate que nos schémas d'aménagement, comme les schémas de cohérence territoriale (SCoT), incitent à une concentration de la population, alors même que cette dernière nourrit le rêve de posséder une maison et un petit bout de terrain. Que pensez-vous de ces dynamiques paradoxales ?

M. Gérard Miquel. - A mon tour, je vous remercie pour vos exposés brillants et particulièrement intéressants.

Je souhaite revenir sur la problématique de l'égalité des hommes sur les territoires. Auparavant, il existait une réelle égalité : les mêmes services étaient proposés, aux mêmes prix, sur tout le territoire. La révolution du numérique a profondément bouleversé cet équilibre, car l'État a choisi de privilégier l'équipement gratuit des agglomérations : mais quid des autres territoires ? Il aurait fallu prévoir un équipement progressif de tout le territoire, quitte à demander une participation à la fois aux opérateurs et aux collectivités locales... Dans le Lot, l'agglomération de 40 000 habitants sera équipée, mais pas le reste du territoire, car le département et la région n'en ont pas les moyens : nos concitoyens ont donc un sentiment d'inégalité.

Force est de constater que l'administration centrale n'a pas encore tout à fait accepté le principe de la décentralisation... Elle veut en permanence reprendre le pouvoir.

Mme Évelyne Didier. - C'est vrai !

M. Alain Fouché. - Tout à fait !

M. Gérard Miquel. - Cela mène parfois à des contradictions.

L'attractivité des territoires est liée à la volonté politique locale : certaines villes et certains territoires ruraux, qui ont eu la chance d'avoir des maires visionnaires, ont pu assurer leur développement et préparer l'avenir. Malheureusement, aujourd'hui, la consultation à outrance et la surenchère normative empêchent l'aboutissement de projets pourtant porteurs d'avenir pour les territoires.

Enfin, la pertinence du territoire dépend de la situation locale : il ne sera pas forcément le même sur une aire urbaine et sur un territoire rural. L'organisation actuelle de services comme l'eau ou la gestion des déchets est dépassée.

M. Hervé Maurey. - Une remarque sur le numérique : il n'y a jamais eu de loi ! L'État a décidé seul, sans consulter le législateur.

M. Jean-François Mayet. - Je souhaite simplement souligner que je crois profondément en la nature humaine, mais que je me méfie de l'Etat : sans interlocuteurs de qualité au niveau local, celui-ci ne peut rien ! Vive les hommes !

M. Hervé Poher. - Merci à tous pour ce retour à l'université très appréciable.

Cependant, il y a une grande différence entre la théorie et la pratique. Le territoire peut se définir en termes d'urbanité ou de ruralité. Il peut également être défini administrativement - régions, départements, EPCI,... Ce sont des définitions « théoriques ». Je suis surpris que vous n'ayez pas parlé du bassin de vie, qui est pourtant l'échelle principale de la politique et de l'aménagement du territoire. Globalement, ce bassin de vie peut être délimité grâce à l'aire d'influence de l'hôpital.

Il faut des volontés au niveau local pour créer une dynamique collective : cela semble donc le bon niveau de décision. J'ai eu l'occasion, en tant que maire et président d'une petite communauté de communes, de travailler sur des contrats de développement rural : ils étaient d'une efficacité redoutable ! Tous les acteurs étaient réunis autour de la table ; c'est le seul moyen de faire avancer les projets.

Enfin, j'insiste sur la complémentarité des territoires. En tant que président du parc naturel régional des caps et marais d'Opale, je constate combien il est difficile de trouver un équilibre entre développement, urbanisation, et préservation des sites naturels. Les parcs naturels sont de formidables sites d'expérimentation, d'excellence, et d'exception.

M. Jérôme Bignon. - Je remercie tous les intervenants de nous avoir intellectuellement secoués. (Sourires)

Je crois qu'on ne parle pas du numérique de façon assez puissante : il bouleverse pourtant de manière violente le modèle social, familial, mais également notre façon d'aménager le territoire. J'ai connu l'époque du renforcement des réseaux : on faisait « en allant », comme disent les picards. Nous ne sommes pas assez conscients de la fulgurante rupture d'égalité induite par le numérique.

J'ai eu la chance, en tant que député, de travailler un an sur l'évaluation des politiques publiques d'aménagement du territoire en milieu rural, pour le compte de la commission d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale. J'ai été frappé par la méconnaissance stupéfiante du fonctionnement et de la structure du local dont fait preuve l'administration centrale. Il faut absolument prendre en compte le point de vue des collectivités locales pour éviter que l'aménagement du territoire ne se fasse de manière totalement verticale.

L'appel à projet est une procédure qui me semble pouvoir apporter de l'horizontalité aux décisions, en donnant à l'Etat la possibilité de mobiliser les forces locales sur la base du volontariat. Dans mon département, cet outil a permis à deux pôles d'excellence rurale de voir le jour avec succès : nous avons notamment créé plusieurs maisons de santé. Pensez-vous qu'il soit possible, et souhaitable, de renforcer l'utilisation de cet outil ?

Mme Évelyne Didier. - Vos interventions ont été très riches, et le sujet est loin d'être épuisé : monsieur le président, il faudra renouveler une telle table-ronde !

Je pense que la notion d'aménagement du territoire est datée : il y a de telles disparités entre les territoires qu'elle n'a plus vraiment de sens. Agir au niveau du bassin de vie est fondamental : c'est avant tout pour les hommes que l'on fait les choses ! Si l'humain n'est pas au centre de l'aménagement, il n'y a aucun intérêt.

Je crois qu'on ne peut pas parler d'aménagement local sans évoquer le rapport de Jacques Chérèque, qui est spécialiste du sujet et qui a conçu l'idée de développement local mise en oeuvre dans la loi Hoguet .

La décentralisation, dans un état aussi jacobin que la France, a encore du mal à percer : les reprises de pouvoir par la haute administration et par Bercy le prouvent.

Concernant la centralité, il est important que les points d'ancrage ne soient pas purement administratifs, mais liés à la réalité quotidienne : l'église, la mairie, l'école, restent des points de repère pour la population.

La loi portant nouvelle organisation territoriale pour la République (NOTRe) montre que l'État souhaite se recentrer sur ses fonctions régaliennes, à charge pour les collectivités locales d'assurer les services au public avec des moyens en baisse constante.

Je regrette aussi le choc opérateurs privés - opérateurs publics.

Enfin, je pense que les territoires ruraux sont en perte de repères, et se sentent par conséquent méprisés. La démocratie ne respecte plus les gens : je crois que c'est la raison pour laquelle ils se tournent vers des votes extrémistes.

Pensez-vous que l'économie circulaire permettrait de relocaliser les activités à un niveau territorial plus pertinent ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - J'ai connu l'avant et l'après décentralisation : aujourd'hui, ça ne fonctionne pas car tout le monde veut être chef. Les citoyens ne savent plus à quel saint se vouer !

Les territoires ruraux, en particulier, s'interrogent sur leur devenir et n'obtiennent pas de réponse. On leur a suggéré de se regrouper en intercommunalités, à la fois pour faire des économies et pour se développer, mais les résultats sont loin d'être à la hauteur de leurs espérances. On constate une incompréhension totale, au niveau national, des problématiques locales : c'est particulièrement vrai dans le domaine de la santé, avec l'organisation des agences régionales de santé (ARS).

M. Jean-François Longeot. - Annick Billon m'a chargée de vous poser deux questions. La première porte sur le numérique : comment réussir le déploiement malgré une inégalité de moyens ? La seconde concerne la surenchère normative : avez-vous des pistes pour sortir d'une logique de « schématisation » qui semble avoir atteint ses limites et paralyse de nombreux projets ?

Je souhaite pour ma part revenir sur une réflexion de Stéphane Rozès, qui a dit : « Plus on avance dans les textes, moins on s'y retrouve, et moins les Français comprennent ! ». L'administration centrale veut réformer les collectivités locales sans avoir une vision globale du territoire : ce n'est pas possible ! Le rôle de l'Etat est justement de fournir cette vision globale pour permettre aux territoires d'avancer.

Mme Chantal Jouanno. - Lors de la réflexion initiale sur le Grand Paris, le débat a été vif entre les partisans de la métropole croissante et les adeptes du polycentrisme. Qu'en pensez-vous ? Y-a-t-il encore un débat ?

Mme Mancret-Taylor, vous nous avez indiqué que la captation des richesses ne devait pas seulement passer par la fiscalité, mais également par la contractualisation avec le privé : pouvez-vous nous expliquer les mécanismes auxquels vous pensez ?

Mme Natacha Bouchart. - Je suis une fervente défenseure du local et du rôle des maires : on s'aperçoit que la population élit son maire, mais que toutes les compétences partent ensuite à la communauté de communes, au département, à la région... cela pose un problème fondamental vis-à-vis de la population !

Aujourd'hui, on constate une absence de grands projets de développement, due aux trop nombreuses contraintes d'urbanisme. Nous devons être très vigilants sur ce sujet, car on en arrive à des aberrations : par exemple, on nous demande de densifier les zones urbaines, mais sans pouvoir construire de tours...

Enfin, je pense qu'il faut revoir les règles de consultation et de recours : c'est une énorme perte de ressources, tant en temps qu'en moyens.

M. Stéphane Rozès. - Beaucoup de choses ont été dites, et je vais dans le sens des interventions de plusieurs sénateurs, qui s'interrogent sur le « comment » et la question du sens.

Nous n'en avons pas parlé jusque-là, mais beaucoup de projets d'infrastructures suscitent aujourd'hui des oppositions. Or, les infrastructures sont au service d'un avenir partagé. S'il n'y a pas cette projection dans un avenir partagé, l'infrastructure perd son sens et l'opposition se développe. Ces projets sont souvent portés par les élus locaux, mais manquent de portage par l'État.

Je pense qu'un territoire ce n'est pas essentiellement un sol, mais d'abord les liens entre individus situés sur ce sol. En France, l'architecte prime sur l'urbaniste, pour des raisons anthropologiques profondes. L'architecte c'est la verticalité, avec un État qui impose par le haut, tandis que l'urbaniste c'est l'horizontalité de la réalité qui se fait par le bas. L'horizontalité d'un territoire est difficile à encastrer avec celle des autres territoires. Pour rassembler les différences, consubstantielles aux territoires, il faut de la verticalité. L'articulation entre verticalité et horizontalité est donc essentielle.

Pour les bassins de vie, la pensée est très différente entre l'est et l'ouest de la France. Cela dépend de l'esprit des lieux. Dans la France de l'est, on attend que le haut fixe un cadre, que l'on va ensuite occuper. Dans la France de l'ouest, comme à Nantes, c'est d'abord l'usage local qui guide l'espace.

Historiquement, nous sommes aujourd'hui dans une réflexion sur le passage de l'aménagement du territoire à l'aménagement des territoires. Les territoires sont confrontés à des enjeux essentiels : la redéfinition du service public, le numérique, la péréquation des services publics et des réseaux de distributions comme l'électricité qui fondent l'égalité des conditions des territoires. Ces questions engendrent des sentiments d'injustice et de dégradation dans les territoires mal équipés.

Il faut travailler sur les principes généraux qui guident ensuite le mouvement. Une vision commune est nécessaire en France, pour encastrer la diversité et la dispute. Les personnes au sommet de l'État doivent se réapproprier la question de la nation et des territoires.

M. Daniel Béhar. - S'agissant de la place de l'homme dans l'aménagement du territoire, j'attire votre attention sur une note récente du Conseil d'analyse économique publiée en février 2015. Ce travail propose de définir une politique d'aménagement du territoire selon les termes suivants : premièrement, concentrer les activités économiques dans les métropoles ; deuxièmement, renforcer les mécanismes de redistribution ; troisièmement, favoriser la mobilité résidentielle des populations.

M. Gérard-François Dumont. - Je ne suis pas du tout d'accord avec cette approche !

M. Daniel Béhar. - C'est une vision rationnelle et cohérente. Mais elle est effectivement contraire à tout ce qui a été dit sur le modèle français et le génie des territoires.

Je suis aussi frappé par certains propos sur le poids de la norme. Le modèle français est une dialectique entre l'État jacobin et une très forte décentralisation qui repose sur plus de 36 000 communes, et sur des luttes fréquentes pour les compétences, sans tutelle entre collectivités. On ne peut pas seulement dénoncer la centralisation et le poids de la règle dans ce modèle, car cela se combine avec une grande décentralisation. Depuis une vingtaine d'années, on constate un grand processus de différenciation entre des territoires du même niveau, avec pourtant le même moule administratif. Cela amène à des stratégies d'aménagement très différentes. Dans une même zone comme l'ouest, Nantes et Rennes mènent ainsi des stratégies urbaines radicalement différentes. Face à cette situation, les universitaires français utilisent les grilles de lecture américaines, reposant sur une organisation extrêmement libérale. Dans les faits notre modèle territorial ressemble aux modèles les moins jacobins et les moins centralisés. Notre cadre autorise en réalité énormément de choses.

Concernant les bassins de vie, je pense que si on réactive cette notion, c'est précisément parce qu'on perd nos repères. Dans les travaux universitaires que je mène, personne ne parle de bassins pour décrire un mode de vie sur le territoire, les gens parlent d'archipels, de lieux, très hétérogènes et ouverts.

Enfin sur les appels à projets, je souligne qu'ils peuvent être problématiques pour l'égalité des possibles que j'ai évoquée, car ils mettent en concurrence les territoires. Certains territoires ne disposent pas de l'ingénierie ou de l'équipement nécessaire pour y répondre. C'est également un facteur de recentralisation, si l'État fixe le cahier des charges de l'appel à projets.

M. Gérard-François Dumont. - Pour les normes, la tendance française consiste à accuser les institutions européennes. Mais l'État surajoute souvent des règles supplémentaires. Par ailleurs, le principe de précaution est très répandu au sein des administrations, afin d'éviter la prise de risques.

Quant au problème de l'homme, on le voit bien à travers les crises actuelles. Lorsque l'on utilise de l'urbanisme prêt-à-porter, cela amène à des barres d'immeubles et des tours qui conduisent aux désastres sociaux que l'on connaît. Prendre en compte l'homme, c'est faire du sur-mesure en matière d'urbanisme.

Sur la question du niveau pertinent, évoquée par Monsieur Miquel, l'État décide aujourd'hui pour les collectivités. Pour l'eau, l'État oblige ainsi certaines communes à la gérer ensemble, alors qu'elles n'appartiennent pas au même bassin géographique.

Monsieur Mayet a mentionné l'importance de croire aux hommes. C'est absolument fondamental. Lorsque l'on étudie les territoires français, on voit bien que les réussites sont toujours liées aux hommes.

Pour les bassins de vie, le problème est qu'ils sont définis de façon artificielle par l'État, car ils sont fondés sur des unités urbaines considérées comme insécables. Or la notion d'unité urbaine ne correspond pas à la réalité des bassins de vie.

Madame Didier a indiqué que les Français se sentent méprisés, notamment par cette loi sur les métropoles. La réforme crée en effet des métropoles régionales, comme Rouen. Mais qu'est-ce que cela va changer pour l'attractivité des territoires ? Rouen risque d'être présentée comme la capitale unique de la région alors que la réussite de la Normandie repose sur une organisation réticulaire, avec Rouen, Caen, Le Havre et les autres villes importantes. La mise en place des métropoles et le transfert des compétences peuvent également engendrer des doublons, et ne pas nécessairement améliorer l'attractivité. La mise en place de la métropole de Lyon crée déjà des doublons avec le département du Rhône.

Pour répondre à Monsieur de Nicolaÿ, l'urbanisation est en réalité un phénomène terminé. Quand on retravaille les chiffres de l'INSEE, on constate que c'est désormais la ruralité qui croît, et que l'urbanisation diminue.

À Madame Jouanno, je répondrais qu'en effet le Grand Paris ne peut fonctionner que s'il est polycentrique et réticulaire. Le Grand Londres est en réalité très polycentrique avec une forte subsidiarité et des arrondissements dotés de pouvoirs de décision très larges. Paris est en train de l'oublier.

Madame Bouchart a posé une question importante. On est en train de croire en France que l'intégration prime sur l'émulation, pour assurer le développement des territoires. L'intégration consiste à rassembler des collectivités dans un même cadre administratif pour créer un territoire plus grand, qui sera nécessairement plus dynamique. Or l'émulation est ce qui fonctionne le mieux. Le Futuroscope est un bon exemple, car ce projet a donné de nouvelles idées d'autres élus.

Autre exemple : si il y a trente ans, une loi avait transformé Saint-Denis, Issy-les-Moulineaux, Montreuil, etc. en 21ème, 22ème et 23ème arrondissements de Paris, ces communes s'en porteraient-elles mieux aujourd'hui ? Non ! Elles ont été bien mieux gérées par des équipes municipales autonomes que si elles avaient été des arrondissements de Paris. Il y a manifestement une émulation entre ces communes. Il faut arrêter cette logique d'intégration qui est tout à fait inadaptée à la réalité.

Je ne comprends pas cette affaire des SCoT. Un SCoT dont j'ai eu à connaître dans le Poitou, qui va être publié d'ici deux ou trois ans, est fondé sur des analyses réalisées il y a sept ou huit ans. Il sera donc complètement dépassé. Ces documents sont chronophages et ne servent à rien.

Aucune organisation administrative des territoires ne peut correspondre à la réalité réticulaire d'aujourd'hui. La loi NOTRe, avec son seuil de 20 000 habitants, est déjà dépassée avant même d'avoir été promulguée. Il faut arrêter ces mécaniques institutionnelles imposées par Paris et laisser les territoires respirer et prendre des décisions qui correspondent aux besoins propres des territoires. La grande erreur de l'intercommunalité telle qu'elle a été conçue a été d'être encouragée par des incitations financières. Quand il y avait une tradition de travail en équipe, cela a très bien fonctionné. Dans d'autres endroits, certains maires peu enthousiastes n'y sont allés qu'à cause de cette incitation financière. Ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder.

La bonne méthode, c'est de créer un environnement législatif permettant aux territoires d'avoir de la visibilité et d'être mieux gouvernés.

Mme Valérie Mancret-Taylor. - Je voudrais revenir sur la question de la haute administration et des fonctionnaires. Il ne faut pas seulement regarder ce qui se passe aujourd'hui, mais aussi se projeter dans l'avenir. Il faudrait se pencher sur la fonction publique d'État et la fonction publique territoriale. Ces deux corps ne peuvent-ils pas être fusionnés, notamment en termes de formation ? Aujourd'hui, il y a une véritable séparation entre les deux. Il est important de se poser la question de la formation des fonctionnaires de demain.

M. Hervé Maurey, président. - Je remercie nos quatre intervenants, qui nous ont parfois interpellés et amenés à réfléchir sur certaines idées reçues. Il faut continuer le débat, la réflexion, et le combat.

La réunion est levée à 12 heures.