Mercredi 8 avril 2015

- Présidence de Mme Michèle André, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 32.

Hommage à Jean Germain

Mmes et MM. les sénateurs se lèvent.

Mme Michèle André, présidente. - Une place, ce matin, est vide au sein de notre commission des finances. Jean Germain a choisi de se libérer d'un poids trop lourd. C'est son choix, et nous pouvons comprendre que devant l'injustice qu'il ressentait, il n'ait pas vu d'autre issue. Il va nous manquer. Il a tenu, depuis 2011, une place importante dans cette commission. Il y est arrivé avec cette modestie qu'on lui connaissait, cet humour infini, cette manière de se poser en sénateur simple et provincial devant les questions les plus complexes qu'il nous revenait de traiter. Jamais il n'a refusé un travail difficile, qu'il s'agisse du Crédit immobilier de France ou de la réforme de la dotation globale de fonctionnement, sur laquelle il travaillait avec notre collègue députée Christine Pirès-Beaune. Il avait le souci du travail bien fait. Si nous devons garder de lui un souvenir vivant, comme je suis certaine qu'il l'aurait souhaité, c'est bien celui de cet oeil malicieux lorsqu'une idée lui venait. Qu'avons-nous décelé de sa souffrance ? Sans doute avons-nous, quelquefois, ressenti son inquiétude - je l'ai perçue jeudi dernier en parlant avec lui. Il voyait ce procès à venir comme une épreuve qu'il ne pouvait pas supporter, ce sont les mots qu'il a employés. Que dire de plus, que les mots ne peuvent dire ? Nous sommes avec les siens, dans la douleur, avec tous ceux qui l'ont aimé, dont nous faisons partie. Je vous propose que nous respections une minute de silence, en hommage à ce qu'il nous a apporté. (Mmes et MM. les sénateurs observent une minute de silence). Il nous aurait dit que la vie continue, et qu'il souhaite qu'elle soit la plus positive possible ; que la politique est une belle tâche, et que nous devons y prendre notre part ; que rien ne marque un glas définitif, même s'il n'est plus là, vivant, à nos côtés.

Réforme de l'asile - Examen du rapport pour avis

La commission procède à l'examen du rapport pour avis de M. Roger Karoutchi, sur le projet de loi n° 193 (2014-2015) relatif à la réforme de l'asile.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Au nom de tous les élus de mon groupe, je m'associe aux propos de notre présidente. J'ai publiquement dit, dans un certain nombre de médias, toute ma considération et mon estime pour Jean Germain, et mon admiration pour la force de caractère qui était la sienne. J'ai été frappé par sa finesse d'analyse et par son humour et j'avoue que, de même que ceux qui, comme moi, n'étaient pas de ses intimes, je n'ai pas vu venir le drame.

C'est à présent comme rapporteur pour avis que je m'exprime, pour dire que je regrette profondément le choix de séparer en deux textes les dispositions relatives à l'asile et celles qui concernent l'immigration. Ce sont des sujets sur lesquels j'ai beaucoup travaillé, et dans les conversations que j'avais eues avec Manuel Valls, j'avais cru comprendre qu'il était convenu qu'un seul et même texte serait déposé. Le fait est que l'on ne saurait traiter séparément l'un et l'autre sujet. Nous avons atteint un nombre de demandeurs d'asile qui laisse soupçonner que la procédure de l'asile fait l'objet d'un détournement par des personnes qui recherchent, en réalité, une immigration économique. Il est difficile d'en déterminer la part, mais il est clair que l'on ne saurait trouver de solutions en traitant séparément de l'asile et de l'immigration. Quand les demandeurs étaient 35 000 en 2007, ils sont aujourd'hui au nombre de 66 000. Le Gouvernement a certes fait des efforts, notamment en augmentant, entre 2009 et 2014, les effectifs de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), passés de 407 à 470 fonctionnaires, mais sans parvenir pour autant à réduire les délais de traitement des demandes, pour la bonne raison que le nombre de demandeurs a doublé. Le délai de traitement reste ainsi, en 2014, de 203 jours. Il est vrai que le budget 2015 prévoit 50 nouvelles créations de postes, mais cela suffira-t-il à résoudre le problème ?

Ce texte me laisse sceptique. Nous ne sommes saisis que des articles financiers, mais cela ne m'interdit pas d'observer que sur 66 000 demandeurs, seuls 11 000 à 13 000, selon les années, obtiennent, via l'OFPRA ou la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), le statut de réfugié. Cela signifie que 40 000 à 50 000 sont déboutés, au terme d'une procédure qui peut parfois durer plus de deux ans, ce qui pose bien des problèmes. Les reconduites à la frontières en sont compliquées d'autant, car l'on peut se trouver face à des personnes qui ont fondé une famille, ou dont les enfants ont été scolarisés en France. J'ajoute que les moyens alloués à la police, à la gendarmerie, à la police de l'air et des frontières pour assurer ces reconduites restent insuffisants. Nous n'avons pas les moyens de rechercher les déboutés, qui disparaissent dans la nature - et quand je lis, dans ce texte, une expression telle que « quand ils sont retrouvés », je me demande ce qu'elle vise... C'est bien pourquoi j'aurais souhaité un texte d'ensemble sur l'asile et l'immigration. Il existe nombre de filières organisées qui détournent notre réglementation sur le droit d'asile à des fins d'immigration. Ces réseaux mafieux, dont les candidats à l'immigration sont les premières victimes, sont très difficiles à démanteler.

Le rapport rendu par Valérie Létard et Jean-Louis Touraine à la suite d'une grande concertation a jeté les bases de la réforme. Ce texte s'en inspire, mais ne va pas au bout des choses. Il se donne pour objectif de réduire à neuf mois le délai des procédures devant l'OFPRA et la CNDA, mais sans assortir les dépassements de sanctions pour y parvenir, et sans prendre en compte la question des moyens. Sans compter que le texte voté par l'Assemblée nationale multiplie les possibilités de recours, qui allongent d'autant les procédures. Et alors que l'asile fabrique tous les ans des dizaines de milliers de sans-papiers, on disjoint de ce texte toute disposition relative à l'immigration, pour les reporter à un texte à venir. Le résultat, c'est que ceux qui obtiennent l'asile se retrouvent à peine mieux traités que les déboutés. Et il nous faut demander par amendement une augmentation des crédits de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), dont le budget est en diminution, pour que soient un peu mieux traités ceux qui obtiennent le statut de réfugiés et qui, étant destinés à devenir des Français à part entière, devraient bénéficier de tous les moyens d'accompagnement.

Le fait est que les dispositifs sociaux d'accompagnement des demandeurs d'asile sont systématiquement sous-budgétés. L'allocation temporaire d'attente (ATA), renommée allocation pour demandeurs d'asile (ADA) par le projet de loi, n'y fait pas exception. Gérée jusqu'à présent - très mal - par Pôle emploi, l'ATA sera transférée à l'OFII, dont le budget semble insuffisant au regard du montant de la dette de l'État à l'égard de Pôle emploi, qui s'élèverait en 2015, selon le directeur général de l'OFII, à environ 100 millions d'euros. Sans un assainissement de la situation, sur lequel nous n'avons pas obtenu d'éclaircissement de la part du Gouvernement, on voit mal comment l'OFII s'en sortira.

Certaines dispositions vont dans le bon sens. Ainsi de la révision du barème de l'allocation, ou de la gestion plus ciblée par l'OFII. On estimait en 2013 à 20 % le montant des indus - l'allocation continuant d'être versée à des déboutés ou à des personnes ayant retrouvé une activité. Nous verrons si l'OFII parvient à gérer les attributions plus finement.

Autre avancée en faveur de la maîtrise des coûts : la centralisation des attributions de place en centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA) ou en hébergement d'urgence. L'OFII se chargera ainsi de la répartition interrégionale des demandeurs. Le texte prévoit que l'allocation et l'hébergement pourront être suspendus en cas de refus, par le demandeur, de l'hébergement proposé.

Il faut aussi relever quelques sujets de déception. De façon générale, les députés ont adopté des amendements qui augmentent considérablement les droits des demandeurs et, partant, les charges de l'OFII. Je vous proposerai de revenir au texte initial du Gouvernement. Le mieux est l'ennemi du bien ; augmenter les droits, notamment matériels, de l'ensemble des demandeurs d'asile alors que le budget de l'OFII n'augmentera pas en conséquence n'a guère de sens. On ne fera que traiter tout le monde plus mal, sans se donner les moyens de traiter un peu mieux ceux qui ont le statut de réfugié.

Il faut revenir à un dispositif d'accueil qui évite les abus. Sous réserve de l'adoption de mes amendements, je vous proposerai d'émettre un avis favorable à l'adoption des articles 15, 16, 16 bis et 17, dont nous sommes saisis. Ce qui ne préjuge en rien de mon avis sur l'ensemble du texte, qui me laisse très réservé, pour les raisons que j'ai évoquées.

M. François-Noël Buffet, rapporteur au nom de la commission des lois. - Je rendrai mon rapport devant la commission des lois la semaine prochaine, en tenant compte de ce qui aura été décidé par votre commission. Nous partageons vos inquiétudes sur les moyens budgétaires, en particulier ceux de l'OFII. L'audition de son directeur, que nous avons entendu hier, nous a convaincus que faute de moyens budgétaires appropriés, on va au-devant de difficultés.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Je remercie Roger Karoutchi qui ne manque pas de rappeler, à l'occasion de chaque loi de finances, que certains budgets sont systématiquement sous-dotés.

Les phénomènes migratoires deviennent, dans un monde troublé, de plus en plus complexes. Ce texte n'y changera pas grand-chose. Je m'interroge cependant sur l'ordre de traitement des dossiers. Répond-il à une simple logique de file d'attente, ou opère-t-on un tri entre les demandes qui, émanant de certains pays en conflit, sont d'évidence fondées, et les autres ? D'autres pays sont-ils parvenus à un traitement plus rapide et plus humain des dossiers, dont on pourrait s'inspirer ?

M. Maurice Vincent. - C'est un fait que les demandes augmentent. On le ressent dans mon département de la Loire. Je n'irais pas jusqu'à dire que certains demandeurs s'emploient sciemment à contourner la législation, mais sans doute certaines demandes sont déposées qui ont fort peu de chances d'aboutir. Si l'on veut rester fidèle à notre tradition d'accueil, il serait bon d'améliorer le délai de traitement des dossiers. J'entends vos inquiétudes quant à l'augmentation du nombre des demandeurs, mais lier le traitement de l'asile et de l'immigration dans un seul texte serait soulever des questions d'une tout autre importance. Certes, la procédure de demande d'asile est, dans certains pays, beaucoup plus stricte que chez nous, mais notre droit est protecteur des libertés, et ce n'est pas un hasard si nous n'avons jamais remis en cause, droite et gauche confondues, ces principes généraux.

M. Michel Bouvard. - Les questions qui se posent sur le droit d'asile ne sont pas nouvelles. Elles se posaient déjà il y a dix ans, lorsque j'avais participé à une mission d'évaluation à l'Assemblée nationale. Je suis bien sûr attaché au droit d'asile. Ce qui est ici au coeur du débat, c'est la question des délais, liée notamment aux procédures d'appel et de recours. Pour tous ceux qui sont attachés au droit du sol, des délais qui courent si longtemps posent le problème des naissances intervenues entre l'arrivée sur le territoire et le moment de la décision, et qui rendent inenvisageable la reconduite à la frontière des déboutés. C'est un sujet central. Il faut trouver des solutions. Or, ce texte ne les apporte pas.

Je suis un parlementaire frontalier et puis témoigner que se pose également le problème des moyens. Bien souvent, les interprètes, les médecins qui interviennent dans la procédure ne sont toujours pas payés plusieurs mois après. Les inscriptions budgétaires sont, de fait, sous-évaluées. Je pense aussi à la question des mineurs étrangers placés, qui n'est pas sans incidence sur les budgets départementaux.

M. Richard Yung. - Je rejoins Roger Karoutchi quand il dit que la question de l'immigration relève d'une politique globale. Or, on ne fait que poser des rustines sur une chambre à air percée de toutes parts. Quand on voit que 150 000 migrants arrivent à Lampedusa et que l'on se contente de renvoyer le problème à l'Italie, quand on voit que la Grèce supprime tout contrôle à ses frontières, on se dit que la situation est devenue kafkaïenne et qu'il faut inviter les gouvernements à se saisir du problème au niveau européen.

L'objectif de réduire les délais de traitement, dont la longueur n'est pas imputable à la CNDA, mais aux étapes qui précèdent, est louable. Le ramener à neuf mois paraitrait raisonnable. Il est bon, également, d'introduire un peu de dirigisme dans l'attribution des places d'hébergement, pour mieux gérer leur distribution sur le territoire.

En ce qui concerne les moyens, je rappelle que la loi de finances prévoit la création de 50 postes supplémentaires à l'OFPRA. N'oublions pas que nous devons remettre de l'ordre dans les déficits. Il est vrai que le Royaume Uni a une approche plus radicale : nous venons d'apprendre par son ambassadeur que 400 000 emplois publics ont été supprimés...

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - J'ai cru comprendre que c'est toujours au tribunal de grande instance de Bobigny qu'ont lieu les audiences. Lorsque j'étais députée, déjà, les magistrats refusaient de se rendre dans les locaux pourtant fort bien aménagés de Roissy. Il est scandaleux que cette situation persiste, et qu'il faille déplacer les demandeurs, des familles entières parfois, en autobus jusqu'à Bobigny. Comment pouvons-nous peser pour remédier à cette situation ? Nous avons eu beau écrire au ministre, rien n'a changé.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Loin de moi l'idée qu'il faille restreindre le droit d'asile. Cet héritage de la Révolution française doit être préservé. Mais peut-on considérer qu'il fonctionne bien aujourd'hui ? Ceux à qui on l'accorde sont-ils accueillis, aidés, accompagnés ? La réponse est non. Il faut lutter contre les réseaux mafieux qui détournent la procédure pour organiser des filières lucratives d'immigration économique, et qui sont comme l'hydre de Lerne : il en renaît cinq quand on en démantèle un. C'est là un vrai sujet. Certes, il est plus difficile de traiter ensemble des dispositions relatives à l'asile et de celles qui relèvent de la politique d'immigration, mais c'est le moyen d'avoir une politique digne, assortie de moyens - dont on sait qu'ils ne sont pas illimités.

Albéric de Montgolfier me demande s'il est procédé à un tri préalable tenant compte des zones de conflit. Il existe bien une liste de pays en provenance desquels les demandes font l'objet d'un a priori défavorable, mais le problème est que cette liste n'est pas toujours adaptée. Alors que le conflit au Kosovo remonte à plus de dix ans, ce pays n'y figure pas toujours. Même chose pour le Bangladesh, alors que l'on sait bien que l'immigration qui en est issue aujourd'hui est essentiellement économique. Le Kosovo avait certes été inscrit dans la liste, mais à la suite de recours portés par des associations, il en a été sorti... Autant je comprends que des pays comme la Syrie ou l'Irak ne soient pas des pays d'origine sûrs, autant je m'explique mal la manière dont on envisage des pays où la situation a beaucoup évolué.

Dispose-t-on d'éléments de comparaison ? Ce que je puis vous dire, c'est que dans un pays qui doit faire face à beaucoup de demandes comme l'Allemagne, les délais d'instruction sont, fin 2014, d'environ cinq mois, soit moitié moins que chez nous. La situation a cependant beaucoup évolué en Allemagne, pays qui a dû faire face, en 2014, à un afflux de demandes, dont le nombre a atteint 170 000. Par ailleurs, quand le demandeur n'est pas soumis à un délai à compter de son entrée sur le territoire national pour déposer sa demande, il n'a que vingt-et-un jours au Royaume Uni. Il est vrai, comme le rappelle Richard Yung, que le pays a réduit drastiquement ses effectifs, y compris dans le domaine de l'asile et de l'immigration, mais il a pris des mesures beaucoup plus rigoureuses, si bien que la durée normale d'instruction est moins longue, d'environ six mois.

La philosophie générale de ce texte va dans le bon sens, puisqu'il s'agit de raccourcir les délais, mais il y faut des moyens, parce que la demande a été multipliée par deux en cinq ans. Pour atteindre l'objectif fixé, il faudrait, de surcroît, l'assortir de contraintes, en prévoyant des sanctions en cas de dépassements. J'ajoute que si l'on ouvre des possibilités de recours tous azimuts, comme l'ont fait les députés, on n'y arrivera pas.

Le problème des mineurs étrangers placés qu'évoque Michel Bouvard relève de la politique de l'immigration plus que de l'asile. Mais il est vrai qu'il pose aussi des questions financières.

Richard Yung a raison de dire que la centralisation de l'hébergement va dans le bon sens, sachant que l'essentiel de la charge est actuellement concentré sur deux ou trois régions. Mais encore une fois, il y faut des moyens financiers. On a accru le nombre de places en CADA, mais pas suffisamment et pas en centres provisoires d'hébergement (CPH) pour les réfugiés.

J'ai, pour finir, le regret de dire à Marie-Hélène Des Esgaulx que les magistrats, qui avaient pourtant demandé des travaux pour améliorer l'accueil à Roissy, ne jugent toujours pas utile de s'y rendre.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Nous avons écrit une lettre au ministre, qui n'a reçu aucune suite. C'est à se demander, parfois, à quoi l'on sert !

Mme Michèle André, présidente. - J'ai souvenir que la commission des lois s'était déjà penchée, lorsque j'en étais membre, sur la question...

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article 15

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Il revient certes à l'État de prendre en charge les frais d'hébergement, mais il faut préserver la faculté pour l'établissement de demander une participation aux demandeurs quand leurs ressources le leur permettent, comme cela est le cas dans un certain nombre de CADA. Tel est le sens de mon amendement n° 1.

L'amendement n° 1 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Mon amendement n° 2 vise à revenir à la proposition initiale du Gouvernement, qui prévoyait la possibilité d'offrir au demandeur d'asile un accompagnement juridique et social. L'Assemblée nationale a transformé cette faculté en obligation, si bien que je crains qu'un demandeur d'asile qui n'aurait pas sollicité cet accompagnement ne puisse, s'il était débouté, introduire un recours fondé sur le moyen qu'il n'en a pas bénéficié.

L'amendement n° 2 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Il faut différencier, en matière d'hébergement, entre ceux qui obtiennent la qualité de réfugié et les déboutés qui, dans de nombreux CADA, restent dans les lieux alors même que ceux qui ont obtenu le statut de réfugié peinent à trouver une place. Mon amendement n° 3 prévoit qu'ils ne le pourront désormais que sur décision motivée de l'autorité administrative.

M. Claude Raynal. - Je m'abstiendrai sur cet amendement, qui n'apporte pas de solution. L'administration peut déjà demander aux déboutés de partir. Si elle ne le fait pas, c'est qu'elle n'a pas de solution de remplacement à leur proposer. On ne peut pas mettre à la rue des familles sans leur proposer de solution alternative.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Je comprends votre raisonnement, mais il est pour moi plus choquant encore de constater que ceux qui ont obtenu le droit d'asile restent sans solution, quand des déboutés, au terme d'un parcours qui peut durer jusqu'à deux ans, se maintiennent dans les lieux, empêchant ceux qui ont le statut de réfugié de s'y loger. Il faut donner à l'autorité administrative la possibilité de gérer ces situations, en tenant compte des situations.

L'amendement n° 3 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Mon amendement n° 4 vise à revenir au texte du Gouvernement. Si l'on veut que la procédure d'expulsion des déboutés des lieux d'hébergement pour demandeurs d'asile soit opérationnelle, la condition d'urgence ne doit pas être requise pour que soit mise en oeuvre la procédure de référé « mesures utiles » devant le juge administratif et le juge doit pouvoir prononcer une astreinte financière.

L'amendement n° 4 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Mon amendement n° 5 revient au texte du Gouvernement, dans lequel l'entretien personnel devant l'OFII, visant à évaluer la vulnérabilité du demandeur d'asile, restait une faculté. Outre que le rendre obligatoire, comme l'a voulu l'Assemblée nationale, exigerait des moyens supplémentaires en personnels, je rappelle que chaque fois que l'on fixe une obligation dans la loi...

M. Michel Bouvard. - ...on alimente les recours.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Exactement. Or, l'objectif du texte est de raccourcir les délais.

M. Claude Raynal. - Mais cet entretien n'est pas de même nature que le premier entretien devant l'OFPRA. Il s'agit ici d'entrer dans un processus d'intégration : il me semble important qu'un entretien personnalisé puisse avoir lieu devant l'OFII. Ce qui ne veut pas dire que je ne partage pas vos interrogations quant à son financement.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - L'entretien personnalisé mené par l'OFPRA est beaucoup plus poussé et est en effet d'une autre nature. Cependant, quand l'OFII décèle une vraie difficulté pour un demandeur d'asile, il fait son travail. Sans compter, encore une fois, que rendre l'entretien obligatoire ouvrirait une possibilité paradoxale de recours pour ceux qui n'en auraient pas voulu, au motif que cet entretien n'a pas eu lieu. L'OFII, dont nous avons entendu le directeur général, ne refusera pas un entretien s'il est demandé et l'organisera évidemment s'il est utile à l'évaluation de la vulnérabilité du demandeur ; mais un entretien obligatoire ne doit pas devenir un prétexte influant sur la suite de la procédure.

L'amendement n° 5 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Le texte initial du Gouvernement prévoit une suspension de l'aide matérielle, par exemple en cas de fraude manifeste ou de fuite durant la période de recours. Mon amendement n° 6 renforce cette possibilité.

M. Richard Yung. - Si je comprends bien, la suspension de l'aide, dans le texte de l'Assemblée nationale, n'est qu'une faculté dont peut user l'OFII, et votre amendement vise à la rendre obligatoire ?

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - C'est cela. L'OFII, en cas de fraude ou de fuite, peut éventuellement intervenir. J'estime que quelqu'un qui a manifestement fraudé ou qui est en fuite ne saurait conserver les mêmes droits que quelqu'un qui a rempli son dossier de bonne foi.

M. Richard Yung. - J'observe que vous vous posez une fois de plus en ferme soutien du Gouvernement... J'estime, pour ma part, qu'il convient de laisser à l'OFII, qui est proche du dossier, la faculté d'apprécier.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Vu le manque de moyens, l'Office ne va pas se rajouter de lui-même des obligations. Si la suspension reste une faculté, je crains que rien ne se passe. Mais si l'OFII est tenu de suspendre, il faudra bien qu'il le fasse. Comment faire admettre à l'opinion publique que l'on continue à servir des allocations à des fraudeurs ?

M. Claude Raynal. - La souplesse en faveur de laquelle vous plaidiez, contre l'obligation, à l'amendement précédent ne vaut donc pas ici ?...

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - L'objectif du texte est de réduire les délais. Il s'agissait, à l'amendement précédent, d'éviter d'ouvrir une faculté de recours systématique. Cet amendement vise tout autre chose : il s'agit d'un pur problème de gestion. Nous demandons à l'OFII de faire respecter systématiquement les règles. Ce n'est pas en servant des allocations aux fraudeurs que l'on dégagera des moyens supplémentaires.

L'amendement n° 6 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Mon amendement n° 7 vise à faciliter la suspension des conditions matérielles d'accueil en cas de dépôt tardif de la demande d'asile. Écrire qu'elles peuvent être suspendues si le demandeur d'asile, sans motif légitime, n'a pas déposé sa demande « dès qu'il était en mesure de le faire » ne mène à rien. Comment l'apprécier ? À ce compte, il pourrait tarder cinq ans ! Je propose de remplacer ces termes par « dans un délai de deux mois ».

L'amendement n° 7 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Lorsqu'un résident, dans un lieu d'hébergement, a un comportement violent ou délictueux, il est difficile de faire pression sur lui pour lui faire quitter les lieux et impossible de lui retirer l'allocation. Les gestionnaires de centres et l'OFII doivent pouvoir prendre des mesures pour faire stopper le versement de l'aide matérielle. Mon amendement n° 8 vise à leur donner une base juridique en ce sens.

L'amendement n° 8 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Quand un demandeur d'asile qui ne s'est pas présenté aux convocations et a disparu dans la nature réapparaît, l'OFII peut lui rétablir le bénéfice des conditions d'accueil. Mais c'est une mesure qui doit être, à mon sens, dûment motivée, et non pas décidée de façon systématique, comme cela serait le cas avec le texte actuel.

L'amendement n° 9 est adopté.

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale permet à un demandeur d'asile sur la demande duquel il n'aurait pas été statué dans les neuf mois - au lieu de douze actuellement - d'avoir accès au marché du travail. Mon amendement n° 11 vise à revenir sur cette disposition. Les délais étant ce qu'ils sont aujourd'hui, ce serait ouvrir très largement cette faculté, au risque de rendre plus difficile encore les reconductions au cas où le demandeur serait, in fine, débouté.

M. Claude Raynal. - Je comprends vos réticences de principe à voir ouvrir le marché du travail aux demandeurs avant le terme de la procédure, mais je prends cette disposition comme un signal destiné à encourager le raccourcissement des procédures. Cela peut être long d'avoir à rester douze mois sans travailler. Si l'on a l'opportunité de trouver un petit boulot, pourquoi pas ?

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - L'Assemblée nationale est passée de douze à neuf mois. Si cela était le moyen d'accélérer les procédures, je serais le premier à y souscrire. Mais ni l'OFPRA ni la CNDA ne statuent sur de tels fondements. Ma crainte, c'est que les délais ne se raccourcissent pas et que l'on voie arriver sur le marché du travail un nombre important de demandeurs encore en cours de procédure.

L'amendement n° 11 est adopté.

Article 16

M. Roger Karoutchi, rapporteur pour avis. - Mon amendement n° 10 reprend les préconisations qui étaient celles de mon rapport sur les centres provisoires d'hébergement (CPH). Il définit le statut et les missions de ces centres, qui représentent environ 1 000 places d'hébergement pour les réfugiés.

L'amendement n° 10 est adopté.

À l'issue de ce débat, la commission émet un avis favorable à l'adoption des articles 15 et 16 tels que modifiés par ses amendements et à l'adoption sans modification des articles 16 bis et 17. Elle autorise le rapporteur pour avis à déposer en vue de la séance publique les amendements que la commission des lois saisie au fond n'aurait pas intégrés à son texte.

Evolutions récentes de la politique monétaire de la Banque centrale européenne et leurs incidences économiques - Audition conjointe de MM. Denis Beau, directeur général des opérations de la Banque de France, Olivier Garnier, chef économiste de la Société générale et Augustin Landier, chercheur à la Toulouse School of Economics, professeur associé à l'Université Toulouse I

Puis la commission procède à l'audition conjointe sur les évolutions récentes de la politique monétaire de la Banque centrale européenne et leurs incidences économiques de MM. Denis Beau, directeur général des opérations de la Banque de France, Olivier Garnier, chef économiste de la Société générale et Augustin Landier, chercheur à la Toulouse School of Economics, professeur associé à l'Université Toulouse I.

Mme Michèle André, présidente. - Le 9 mars dernier, la Banque centrale européenne (BCE) a engagé la mise en oeuvre de son programme étendu d'achats d'actifs, annoncé par son président, Mario Draghi, le 22 janvier 2015. Ainsi, la BCE a ajouté des achats d'obligations souveraines à ses programmes d'achats de titres du secteur privé auprès des banques et des sociétés d'assurances. Cette initiative constitue un nouvel « assouplissement » significatif de la politique monétaire menée au sein de la zone euro. Les achats mensuels devraient s'élever à 60 milliards d'euros par mois, au moins jusqu'au mois de septembre 2016. Ainsi, le montant total des achats de titres atteindrait, a minima, 1 140 milliards d'euros, la BCE étant amenée à acquérir des actifs à hauteur d'environ 7 % du produit intérieur brut (PIB) par an.

Par l'intermédiaire de ce programme, la Banque centrale européenne souhaite mettre fin à une période prolongée de faible inflation qui s'accompagne d'un risque d'entrée en déflation et qui résulte notamment du dynamisme limité de la consommation et de l'investissement.

Un tel sujet présente un intérêt économique, mais également budgétaire. En effet, la faiblesse de l'inflation a des incidences sur le montant des recettes fiscales collectées ainsi que sur l'effort en dépenses consenti. Autrement dit, l'apathie des prix complique considérablement la consolidation des finances publiques.

À l'inverse, la faiblesse des taux d'intérêt découlant de la politique monétaire menée par la BCE permet, momentanément, d'alléger la charge de la dette pour l'État et les autres administrations publiques.

Avec nos différents intervenants, nous allons ainsi pouvoir évoquer les modalités de mise en oeuvre de ce programme et ses incidences économiques.

M. Augustin Landier, chercheur à la Toulouse School of Economics et professeur associé à l'Université Toulouse I. - Dans le cadre de l'extension du programme d'achats d'actifs lancé en janvier 2015, il a été annoncé que seraient ainsi acquis 60 milliards d'euros d'actifs par mois, correspondant notamment à des obligations souveraines. Cette annonce a été assez largement anticipée et fait suite à une politique monétaire déjà très active, avec des opérations de refinancement ciblées sur le crédit bancaire et des programmes d'achats de titres adossés aux actifs bancaires.

Par ce programme, la BCE n'intervient pas en situation d'urgence, afin de répondre aux dysfonctionnements du marché ou comme ce fut le cas lors de la crise des dettes souveraines ; son intervention vise à accompagner la relance en s'inscrivant dans le moyen terme. Le cadre conceptuel de cette action a été essentiellement développé aux États-Unis, avec un débat universitaire très actif au cours de cinq dernières années sur la trappe à liquidité. La question était alors de savoir comment les banques centrales pouvaient relancer l'économie une fois que leurs marges de manoeuvre classiques devenaient inopérantes avec des taux nominaux nuls.

La BCE a ainsi été amenée à agir face au spectre de la déflation. Dans un contexte où les taux directeurs sont quasi nuls, la banque centrale ne dispose plus des leviers nécessaires pour lutter contre la déflation ; aussi le recul des anticipations d'inflation faisait craindre l'enclenchement d'une spirale déflationniste.

La BCE avait également constaté une perte du canal de transmission de sa politique par les banques, les outils qu'elle avait précédemment développés peinant à se traduire concrètement par l'octroi de prêts aux petites et moyennes entreprises, en particulier dans les pays périphériques de la zone euro.

S'agissant des effets positifs potentiels du programme de la BCE, il convient tout d'abord de préciser qu'il n'est pas possible d'identifier l'impact total des décisions prises par une approche scientifique simple, reposant sur une analyse de la situation antérieure et postérieure, dans la mesure où elles ont été très largement anticipées par le marché. En lissant les effets de son action, la Banque centrale européenne évite de surprendre le marché, étant entendu qu'elle est finalement allée un peu plus loin que ce qui était attendu.

Ensuite, il ne se dégage pas de consensus académique sur l'efficacité de ce type d'action, le débat universitaire n'est pas clos sur ce sujet. On constate toutefois que l'annonce de la BCE a conduit à une légère baisse des taux à dix ans dans l'ensemble des pays européens et donné un signal fort selon lequel la banque centrale prenait très au sérieux sa cible d'inflation. Par ailleurs, elle a conduit à une réallocation des portefeuilles, afin de pousser les banques et les autres investisseurs vers des portefeuilles d'actifs plus risqués et stimuler ainsi la distribution de crédits. Enfin, elle a eu un effet massif sur le taux de change, sans que cela ne constitue un objectif explicite de la banque centrale.

Les économistes considèrent qu'il aurait probablement été catastrophique que la BCE ne se lance pas dans ce programme, qu'elle n'avait finalement pas le choix. Il convient également de se méfier des comparaisons avec les États-Unis dont le système de financement est très différent. L'Europe est davantage dépendante des banques. Aux États-Unis, doper les prix des obligations conduisait à donner des incitations à émettre, favorisant ainsi les PME. En outre, les taux d'intérêt étaient plus élevés qu'en Europe.

S'agissant des effets négatifs potentiels de la politique développée par la BCE, figure, tout d'abord, le risque inconsidéré susceptible d'être pris par les acteurs financiers, qui recherchent des taux positifs « à tout prix », par exemple dans le secteur de l'assurance-vie allemande. Bien évidemment, l'apparition d'une bulle immobilière est possible, dans la mesure où les prix sur le marché immobilier devraient réagir à la politique monétaire qui est actuellement menée.

Enfin, cette politique monétaire de la BCE peut réduire les incitations à la vertu budgétaire des gouvernements, compte tenu de la faiblesse des taux d'intérêt. La BCE considère, pour sa part, que sa politique est aussi susceptible de favoriser la réalisation de réformes structurelles par les États. Au-delà du rôle de « morphine » des mesures prises par la BCE, celles-ci offrent ainsi les conditions pour opérer les réformes à moyen terme.

M. Denis Beau, directeur général des opérations de la Banque de France. - Je commencerai mon propos en vous rappelant que ce programme en comporte en fait trois : deux dédiés à des achats d'actifs privés et le troisième à l'achat de titres publics lancé en mars 2015, pour renforcer l'impact attendu des programmes d'achat d'actifs privés, dans un contexte de hausse des risques que l'inflation se maintienne à un niveau trop bas trop longtemps. L'objectif fixé par le Conseil des Gouverneurs est l'achat, au titre de ces trois programmes, de 60 milliards d'euros d'actifs chaque mois jusqu'à septembre 2016 au moins, sauf, bien entendu, s'ils produisaient tous les effets escomptés sur l'inflation avant cette échéance.

Ce programme étendu d'achat d'actifs est donc d'une ampleur considérable et la Banque de France est fortement impliquée dans sa mise en oeuvre. Deux caractéristiques principales du programme permettent de réaliser les 60 milliards d'euros d'achats par mois fixés par le Conseil des Gouverneurs de la BCE, sans altérer profondément et durablement le fonctionnement des marchés sur lesquels ils sont réalisés : une répartition et une coordination des achats adaptées aux particularités des marchés sur lesquels nous intervenons et à l'expérience des banques centrales nationales (BCN) et de la BCE, d'une part, et des conditions d'achat qui visent à préserver la liquidité des marchés, d'autre part.

S'agissant de la répartition et de la coordination des achats, les traités posent, au sein de l'Eurosystème, un principe général de décentralisation dans l'exécution des missions de la BCE. La mise en oeuvre de ce principe est un facteur primordial d'efficacité de l'Eurosystème, compte tenu des caractéristiques propres du système financier de l'euro. C'est en particulier le cas pour la mise en oeuvre des opérations de politique monétaire comme les programmes d'achats d'actifs, qui suppose une connaissance approfondie du fonctionnement de marchés complexes aux segments multiples avec de fortes spécificités nationales. Les équipes des salles de marchés des BCN apportent ainsi à l'Eurosystème cette connaissance intime du « terrain » local des marchés et de leurs acteurs.

C'est pourquoi, tant pour le programme de covered bonds que pour le programme de titres publics, les achats sont alloués très largement entre les BCN, en fonction de leur part dans la clef de répartition du capital de la BCE. L'essentiel des achats de titres d'administrations centrales, d'agences et de covered bonds est ainsi réalisé par les banques centrales nationales, selon un principe de spécialisation géographique. La part de la Banque de France est ainsi de l'ordre de 20 %, alors que celle de la BCE est de 8 %.

Ce principe d'un recours privilégié et dominant des BCN pour l'exécution des programmes d'achat souffre toutefois de deux exceptions : les obligations des institutions européennes, pour lesquelles seules deux BCN dont la Banque de France ont été chargées de la coordination et de l'exécution de ces achats pour le compte de l'Eurosystème, d'une part, et les asset-backed securities (ABS), la Banque de France étant la seule BCN à pouvoir actuellement participer directement aux achats de ces titres aux côtés des gestionnaires d'actifs privés mandatés par la BCE, d'autre part.

Comme ces programmes d'achats relèvent des opérations de politique monétaire, leur mise en oeuvre est étroitement encadrée et coordonnée au sein de l'Eurosystème. Elle obéit en effet à un corps de règles communes afin, d'une part, de guider la répartition des achats entre la BCE et les BCN et, d'autre part, de circonscrire le champ des titres qui peuvent être achetés. Les critères d'éligibilité sont communs à l'ensemble des banques centrales et sont, en substance, similaires à ceux utilisés pour définir le collatéral accepté en garantie des opérations de crédit de l'Eurosystème.

L'encadrement et la coordination portent également sur les conditions d'achat, notamment s'agissant de l'achat de titres publics, qui illustrent l'objectif retenu, dans le cadre du mode opératoire du programme, de limiter les risques d'impact négatif sur le fonctionnement des marchés, et en particulier leur liquidité.

En effet, depuis la crise financière, la liquidité des marchés financiers a montré des nouveaux signes de fragilité en cas de choc, par exemple le 15 octobre 2014 sur le marché des bons du Trésor américains. Réputé le plus liquide du monde, celui-ci a alors connu un des plus importants mouvements « intra-journaliers » de son histoire.

Cette fragilité paraît être le signe d'un phénomène nouveau de déséquilibre entre l'offre de service de liquidité assurée principalement sur les marchés obligataires par les teneurs de marché, les market makers, et la demande de services de liquidité de la part des gestionnaires d'actifs et, plus généralement, des investisseurs. Cette divergence entre offre et demande de service de liquidité a des causes multiples qui sont liées aussi bien au contexte actuel de taux bas qu'à un comportement plus prudent de la part des directions des banques à l'égard des risques propres aux activités de tenue de marché, ou encore au renchérissement du coût des activités de tenue de marché induit par la mise en oeuvre des nouvelles règlementations en matière de solvabilité et de liquidité.

Cette divergence entre offre et demande de service de liquidité, outre qu'elle est de nature à entretenir une pression à la hausse des coûts de transaction et une augmentation du prix du financement pour les emprunteurs, contribue à alimenter une orientation à la baisse et une plus grande fragilité de la liquidité de certains segments des marchés en cas de choc important, ce qui n'est pas sans risque pour la stabilité du système financier.

C'est pourquoi nous avons veillé à poser des règles opératoires pour le programme d'achats des titres publics qui minimisent les risques d'impact collatéral négatif sur le fonctionnement des segments de marchés, en particulier celui des titres d'État qui font partie des marchés internationaux les plus liquides.

Tout d'abord, au quotidien, notre technique d'achat vise à respecter un principe de « neutralité » et à soutenir la liquidité du marché.

À cette fin, les achats sont modulés le long de la courbe des taux et incluent les obligations publiques indexées sur l'inflation, afin d'éviter de peser de manière trop prononcée sur certains segments particulièrement sollicités. Nous éviterons, dans la mesure du possible, les achats de titres qui deviendraient particulièrement recherchés sur le marché du repo.

En outre, les limites d'emprise par souche (25 %) et par émetteur (33 %) sont mises en oeuvre pour limiter le risque d'éviction des investisseurs traditionnels.

Un dispositif de prêt/emprunt des titres achetés dans le cadre du programme d'achats des titres publics est également opérationnel depuis la fin de la semaine dernière. Décentralisé dans sa mise en oeuvre tout en obéissant à des principes généraux communs, ce dispositif contribuera à soutenir la capacité des teneurs de marché à coter des prix compétitifs, qui ne soient pas altérés par des phénomènes de pénurie temporaire de titres disponibles sur le marché, et à éviter les situations de fail, c'est-à-dire des situations de défaut de règlement dans les opérations d'achat-vente ou de repo entre participants de marché.

Ensuite, l'Eurosystème publie de manière transparente, toutes les semaines, les encours détenus dans le cadre du programme, et chaque mois, les encours détenus par pays d'émission ainsi que leur maturité moyenne. Ainsi, début avril, l'encours de titres publics s'élevait à 52,5 milliards d'euros, celui des covered bonds à 64,7 milliards d'euros et celui des ABS à 4,9 milliards d'euros.

L'encours de titres détenus à cette date reflète ainsi un montant total d'achats au mois de mars conforme à l'objectif de 60 milliards d'euros fixé par le Conseil des Gouverneurs et dont la part acquise par la Banque de France s'est élevée à 12,5 milliards d'euros, dont 10,8 milliards d'euros de titres publics français et supranationaux.

Tout au long de la mise en oeuvre du programme, l'Eurosystème adoptera une attitude résolument pragmatique et certains aménagements seront apportés à ce dispositif si cela s'avérait nécessaire. Un des objectifs de ce programme est que l'Eurosystème intervienne comme un acteur de marché parmi d'autres, en dépit de sa taille, et qu'il préserve donc l'écosystème complexe nécessaire à une bonne liquidité du marché.

M. Olivier Garnier, chef économiste de la Société générale. - Je ferai trois remarques en guise de propos liminaire.

Tout d'abord, le programme d'achats d'actifs mis en place par la BCE doit être vu comme une police d'assurance contre le risque de déflation et non comme un « stimulus » à la croissance. Il ne peut se substituer aux autres instruments de politique économique, en particulier les réformes permettant de favoriser la croissance à moyen ou long terme. Pour reprendre l'image de la « morphine » évoquée tout à l'heure, la BCE est, en quelque sorte, un anesthésiste par ce programme, pendant que le chirurgien traite le problème. La politique de la banque centrale a pour principal effet d'alléger le fardeau de la dette de l'État, de refinancer les prêts immobiliers des ménages mais ne peut stimuler à elle seule la croissance à long terme.

Ensuite, la France est déjà le pays où les conditions de crédit étaient les plus accommodantes, ce qui explique qu'il y a sans doute moins à attendre du nouveau programme de la BCE dans ce pays que dans d'autres, comme l'Italie ou l'Espagne, où les conditions de crédit étaient plus restrictives.

Ainsi, comme le montrent les statistiques mensuelles de la BCE, les taux des nouveaux crédits aux PME en France sont déjà parmi les plus bas, relativement à ceux des autres États européens, avec un taux de 2,7 % contre en peu plus de 3 % en Allemagne et entre 4 % et 5 % en Espagne ou en Italie. Concernant l'évolution des crédits bancaires aux entreprises, la croissance de l'encours sur un an est également la plus forte en France, avec 3,8 %, contre 0,7 % en Allemagne, - 5,8 % en Espagne et - 3,1 % en Italie.

Les difficultés de la France ne proviennent donc pas des conditions monétaires et de crédit. Le pays n'a pas rencontré de problème de canal de transmission comme d'autres au cours des années passées.

Enfin, en conservant la métaphore médicale, le programme de la BCE a de possibles effets indésirables ou collatéraux. Tout d'abord, comme cela a déjà été évoqué, il peut conduire à des prises de risque des acteurs financiers. Ensuite, on constate dans la zone euro un phénomène nouveau par rapport à la situation vécue aux États-Unis, au Royaume Uni ou au Japon, à savoir des taux très bas, voire négatifs. L'encours des dettes publiques avec un taux négatif s'élève ainsi à 2 500 milliards d'euros dans la zone euro, les prêts ayant un taux négatif jusqu'à sept ans en Allemagne, cinq ans en France. En dehors de la zone euro, les prêts ont même un taux négatif jusqu'à dix ans en Suisse. Cette situation pèse sur la solvabilité des institutions financières, en particulier les sociétés d'assurances vie et les fonds de pensions dans la mesure où ils ont des passifs très longs qui se trouvent ainsi renchéris. En Allemagne, plus particulièrement, les assurances vie prévoient souvent un taux minimum garanti qui peut être de l'ordre de 3 %, ce qui pose des difficultés de solvabilité quand le taux des obligations est de l'ordre de 0,2 %.

Les banques rencontrent, quant à elles, des problèmes de profitabilité, compte tenu de la faiblesse de leur marge d'intérêt, correspondant à l'écart entre le coût des dépôts et les taux des prêts. Il est à noter que, si le coût des dépôts des particuliers ne devrait pas descendre en dessous de zéro, il existe, de façon inédite, des cas où des banques, notamment en Suisse ou aux États-Unis, font payer une rémunération négative pour les gros dépôts de grandes entreprises ou institutions. En outre, les établissements financiers sont également moins incités à faire de la transformation, consistant à prêter à long terme en empruntant à court terme, compte tenu du fait que la courbe des taux est totalement plate. En Suisse, où les taux sont les plus bas et même négatifs jusqu'à dix ans, les banques peuvent être contraintes de réduire la maturité de leurs prêts immobiliers à taux fixe, dont le coût est plutôt renchéri, et rencontrent des difficultés à gérer le risque des taux sur les prêts immobiliers à taux fixes, d'autant que le marché des « swaps de taux » s'est complètement effondré dans ce pays.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - À l'instant, Olivier Garnier évoquait l'efficacité du programme de rachats d'actifs par les banques centrales nationales et la Banque centrale européenne : celui-ci a un effet indéniable sur les taux d'intérêt mais son but principal n'est pas, comme il l'a rappelé, de relancer la croissance. Le retour à de meilleures conditions économiques n'est-il pas entravé par la faiblesse de la demande structurelle des entreprises ? Dès lors qu'il n'y a pas de réel problème d'accès au crédit, ne serait-ce pas plutôt la consommation qu'il s'agirait de renforcer ?

Si le programme d'achats d'actifs a, de toute évidence, favorisé une baisse des taux d'intérêt sur les obligations souveraines des États de la zone euro, considérez-vous que cette évolution sera pérenne et qu'elle devrait perdurer jusqu'à la fin du programme ? Quelles seront les conséquences possibles de la remontée des taux d'intérêt après une période prolongée de taux faibles ? Compte tenu de la faiblesse de la croissance, peut-on penser que l'on est dans une « bulle » de taux faibles et qu'il existe un risque lié à la fin du programme ?

Actuellement, nombre d'investisseurs étrangers, notamment américains, cherchent à placer leur dette dans la zone euro afin de profiter de la faiblesse des taux d'intérêt. La baisse des taux d'intérêt consécutive à la mise en oeuvre du programme d'achats d'actifs, ajoutée à la fin de la politique monétaire accommodante de la Réserve fédérale américaine (Fed), devrait conduire à rendre les actifs européens moins attractifs pour les investisseurs. N'existe-t-il pas un risque de transferts significatifs de capitaux de la zone euro vers des zones plus attractives, notamment les États-Unis ?

M. Francis Delattre. - Je suis largement en désaccord avec les interventions qui ont été faites. L'outil du Quantitative Easing (QE) est utilisé dans la quasi-totalité des grands États du monde, avec des résultats économiques flagrants : on peut notamment penser à la prospérité que connaissent les États-Unis - même si, bien sûr, celle-ci ne s'explique pas uniquement par les orientations de la politique monétaire.

À mon sens, nous sommes en rupture avec ce que j'appellerais la « doctrine Trichet », qui visait avant tout à maîtriser l'inflation. Dès lors que l'inflation est basse, et que le plus dur de la crise est derrière nous, le rôle de la BCE doit être redéfini. Celle-ci intervient désormais comme un opérateur financier intelligent.

Certains ont évoqué de possibles problèmes, causés par le programme d'achats de la BCE, pour les assurances vie et les fonds de pension : les premières devraient en tout état de cause être réorientées vers l'économie réelle, quant aux seconds, il y en a très peu en France - ce sont les banques qui financent très majoritairement l'économie, notamment les PME.

Le programme d'achats d'actifs me semble donc constituer une très bonne initiative. L'ampleur du programme d'achats, avec 1 140 milliards d'euros, apparaît supportable au regard du total des PIB des États de la zone euro. Les obligations publiques proposées au rachat ne sont pas nécessairement les meilleures, ce qui veut dire que la BCE allège les acteurs financiers de certains actifs dont la qualité est discutable, tout en injectant des liquidités dans l'économie. Dès lors, dans un contexte où il semble que le plan d'investissements dit « Juncker », qui s'élève à 315 milliards d'euros, est difficile à financer, pourquoi serait-il techniquement impossible d'imaginer une contrepartie aux rachats de la BCE, qui permettrait de financer ce plan ? Emprunter pour améliorer nos infrastructures, ce n'est pas du gâchis. Force est de constater qu'il faudra changer notre optique et notre façon de travailler. L'Europe est contestée partout. Alors qu'elle trouve avec le plan Juncker l'occasion d'affirmer son rôle, pourquoi ne pas l'y aider ?

M. Éric Bocquet. - D'après les informations qui nous ont été transmises, le programme d'achats de titres concernera deux catégories d'actifs : les actifs de qualité et les actifs les plus risqués. Serait-il possible d'expliciter les caractéristiques de chacun de ces types d'actifs ?

Lors d'une réunion de la commission des affaires européennes la semaine dernière, je me suis laissé dire que la Grèce ne serait pas éligible au programme de rachat de dette publique. Pourriez-vous confirmer ou infirmer cette information, et le cas échéant nous expliquer les critères qui permettent, ou non, à un État de participer au programme de rachat des actifs ?

M. Richard Yung. - J'ai cru comprendre que la BCE se donnait pour objectif de revenir à un taux d'inflation autour de 2 %. L'inflation qui a, pendant longtemps, été plutôt combattue, est aujourd'hui recherchée - en dehors d'un allégement de la dette, quels en seraient les effets positifs ? Pourquoi le taux de 2 % apparaît-il optimal ? Est-ce que ce taux est adapté à l'ensemble des pays de la zone euro, dont les situations économiques peuvent varier ? Si je comprends l'importance d'éviter la déflation, il me semble que, dans la mesure où la liquidité existante n'est pas nécessairement transmise aux entreprises, il est permis de douter que le retour de l'inflation s'accompagnera de celui de la croissance et risque en revanche d'alimenter des « bulles » spéculatives.

Par ailleurs, je m'interroge sur la qualité des obligations qui font l'objet du programme de rachat. Le système européen ne peut pas acheter de dette publique sur le marché primaire : c'est écrit dans le marbre des traités de l'Union, et l'Allemagne y veille. La BCE achète donc des titres sur le marché secondaire, qui pourrait être comparé à celui de l'occasion. Ne s'agit-il pas là d'un contournement de l'esprit des traités, qui pourrait obérer le soutien de l'Allemagne à cette opération ? Les obligations achetées sur le marché secondaire sont-elles de qualité satisfaisante ? Il faut noter que ces achats vont certainement amener le bilan des banques centrales nationales et de la BCE à augmenter : comment cela sera-t-il financé ?

M. Maurice Vincent. - Ma question est d'ordre général et porte sur les perspectives ouvertes par la politique monétaire et économique mise en oeuvre au sein de l'Union européenne. Le programme de rachat des actifs a, comme vous l'avez dit, un rôle d'anesthésiste, de desserrement temporaire des contraintes ; toutefois, vous nous avez expliqué que cela n'est pas suffisant et qu'il faudra mener des réformes structurelles pour relancer la demande. D'une part, je voudrais souligner que l'effet sur le taux de change d'une telle politique ne doit pas être négligé, avec des possibilités de rebond des exportations. D'autre part, si je comprends le rôle de réformes structurelles qui visent à réinjecter du pouvoir d'achat dans le pays, comme celles qui sont portées par le projet de loi « Macron », je ne suis en revanche pas sûr de saisir en quoi des réformes qui viseraient, par exemple, à assouplir ou à déréglementer le marché du travail permettraient de relancer la consommation dans les économies européennes. Je vois bien les avantages qui en découlent pour les entreprises, mais concernant les ménages, n'est-ce pas plutôt un facteur d'incertitude et de perte de confiance en l'avenir, ce qui les pousserait à épargner ?

Mme Michèle André, présidente. - À ce jour, les instituts de conjoncture ne semblent pas anticiper de déflation dans la zone euro. Cependant, les anticipations d'inflation au Japon sont restées positives tout au long des années 1990 et au début des années 2000 alors que ce pays a été confronté à une très longue période de déflation ; pourrions-nous être confrontés à un scénario similaire dans la zone euro ?

L'accroissement significatif des liquidités disponibles au sein de la zone euro pourrait, vous l'avez d'ailleurs souligné, conduire à un report de ces liquidités vers les actifs les plus risqués et encourager l'apparition d'une « bulle ». Des éléments laissent ils penser aujourd'hui qu'un tel phénomène serait d'ores et déjà à l'oeuvre, ou s'agit-il davantage d'une tendance de moyen terme ?

J'aimerais, enfin, mieux comprendre la position choisie par la Banque nationale suisse, dont les récentes décisions ont créé beaucoup d'émoi : quel lien de causalité peut, selon vous, être établi entre la politique de la BCE et celle suivie par la banque centrale suisse ?

M. Augustin Landier, chercheur à la Toulouse School of Economics et professeur associé à l'Université Toulouse I. - Concernant l'efficacité d'une baisse des taux d'intérêt, alors même qu'ils sont déjà bas, le débat est réel. Il est permis de penser que sur les projets de long terme, qui font intervenir des flux financiers sur longue période, les effets peuvent être très forts. Les seuls effets seront donc des effets de long terme : la baisse des taux n'aura pas d'incidence sur les achats ponctuels des entreprises. Dans un contexte où, en France, à la différence des pays de la périphérie, l'accès au crédit est satisfaisant, mais où la demande du crédit est trop faible, comme l'ont souligné plusieurs intervenants, les infrastructures et les projets de très long terme sont un champ intéressant pour l'investissement.

Sur les risques liés à la fin du programme, il est vrai que les États-Unis peinent à sortir de leur politique de Quantitative Easing, même s'ils le font petit à petit à travers un programme de guidage des anticipations. Le régime de taux très bas ne peut donc pas fonctionner de façon ponctuelle comme un stimulus instantané pour l'économie : il est, par définition, destiné à s'installer dans la durée.

Concernant les entreprises américaines et leur intérêt pour le marché de la dette européen, je ne dispose hélas pas de données récentes. De nombreux acteurs de marché anticipent une pression à la hausse sur les actifs européens, ce qui les amène à investir en zone euro. Je suis d'accord qu'à terme, ce regain d'intérêt pourrait refluer si les taux d'intérêt restent très bas, mais ce n'est pas un problème qui se pose dans l'immédiat.

Il me semble qu'il existe une complémentarité entre le Quantitative Easing à l'européenne et le débat sur une éventuelle union du marché des capitaux. En effet, le programme ne sera couronné de succès qu'à la condition qu'il y ait une relance d'une forme de titrisation en Europe, probablement des crédits immobiliers pour commencer, que l'on parvienne à intégrer le marché du crédit aux PME et à élargir le spectre des entreprises qui ont accès au marché obligataire.

Quant au lien entre le Quantitative Easing et le « plan Juncker », si ce n'est évidemment pas à la BCE de sélectionner des projets d'investissements les plus opportuns...

M. Francis Delattre. - La BEI est éligible au programme de rachat, pourtant !

M. Augustin Landier. - Le terrain est ouvert pour créer des actifs financiers, ouverts à ces programmes de la BCE et permettant de financer des projets de long terme.

Pour ce qui est des réformes structurelles, le lien entre la politique menée par la BCE et la consommation passe en grande partie par le chômage : nous sommes dans une situation de chômage très élevé dans les pays périphériques, ce qui est coûteux pour l'économie, et il y a donc urgence à résorber celui-ci. Le chômage est un terrain sur lequel il y a une sorte de complémentarité entre la politique de la BCE et les réformes structurelles menées.

S'agissant de la question sur le Japon, qui a connu une longue période de déflation, elle renvoie au débat qui existe actuellement autour de la stagnation séculaire afin de savoir si, en raison des transitions démographiques observées et de la faible croissance de la productivité, il faut s'attendre à une période de croissance faible. En effet, ce sont ces fondamentaux qui portent la croissance, et non les politiques monétaires des banques centrales. Il y a donc effectivement des analogies qui peuvent être faites avec la situation japonaise s'agissant des chocs démographiques que connaissent certains pays européens.

Enfin, concernant les risques de bulles, c'est sur ce point qu'il faut conserver un regard vigilant, notamment en ce qui concerne les bulles immobilières, qui ont des effets redistributifs négatifs pour les nouvelles générations.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Il existe donc selon vous un risque de bulle immobilière ? La politique de taux d'intérêt bas y contribue-t-elle ?

M. Augustin Landier. - Il s'agit pour l'instant de théorie et l'on ne dispose actuellement pas de signaux quantitatifs indiquant la formation d'une telle bulle.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - On ne voit actuellement ni une remontée des prix ni une remontée des taux de transaction...

M. Augustin Landier. - Il semblerait étrange qu'à moyen terme la politique menée n'ait pas d'effets sur les prix de l'immobilier.

Ces effets-là sont recherchés dans des pays comme les États-Unis, où les ménages peuvent récupérer l'argent issu de la hausse du prix de leurs biens immobiliers, tandis qu'en Europe, où les contrats de prêt sont beaucoup plus contraignants, ce mécanisme de récupération qui permet de relancer la demande n'existe pas.

Concernant la Suisse, celle-ci a fait le choix de ne pas laisser sa monnaie arrimée à l'euro, ce qui est clairement lié au Quantitative Easing européen.

M. Denis Beau. - Il est admis dans le monde académique et chez les banquiers centraux que la stabilité des prix se caractérise par un taux d'inflation légèrement inférieur à 2 %. Le mandat de la BCE en matière de stabilité des prix est symétrique : il s'agit d'éviter une évolution de l'inflation au-delà de cette cible, mais également d'éviter les spirales déflationnistes, c'est-à-dire les baisses générales de prix qui ont des effets adverses sur l'activité économique. Les trois programmes d'achats conduits par la BCE visent à contribuer à limiter les risques de déviation par rapport à cet objectif de 2 %.

S'agissant des actifs achetés, les critères permettant de définir les titres pouvant être achetés directement sont similaires à ceux retenus s'agissant des actifs pris en garantie de prêts. Ils fixent notamment des conditions minimum de qualité des crédits. Ainsi, les programmes d'ABS répondent à une série de critères définis, dont des critères de simplicité et de transparence.

Concernant le cas particulier de la Grèce, tant que des négociations sont en cours sur la gestion de sa dette, il n'y a pas d'achats de titres grecs possibles. Cela concerne d'ailleurs toutes les opérations de politique monétaire, aussi bien les prises en garantie que les achats directs d'actifs.

S'agissant de la question du bilan de la BCE, je rappelle que le privilège des banques centrales est de financer leurs achats par la création de monnaie, ce qui a un effet expansif sur la liquidité du système bancaire. À l'actif de la banque centrale figurent les titres achetés et au passif les dépôts des banques. L'équilibre du bilan se fait par le pouvoir de création monétaire de la banque centrale.

M. Francis Delattre. - C'est la planche à billets !

M. Denis Beau. - Enfin, concernant les conditions dans lesquelles la BCE opère, je rappelle que celle-ci agit en fonction d'un mandat précis avec un objectif de stabilité des prix. Il y a des limites institutionnelles à l'action de la BCE, et notamment l'interdiction du financement monétaire des États. La BCE utilise donc tous les outils à sa disposition prévus par les traités, mais rien que ces outils.

M. Olivier Garnier. - S'agissant de la question du rapporteur général sur la pérennité de la baisse des taux d'intérêt, je rappelle que si la politique menée par la BCE marche et si les anticipations d'inflation repartent à la hausse, cela devrait conduire à l'augmentation des taux d'intérêt. C'est ce que l'on a vu aux États-Unis, où les taux obligataires avaient tendance à baisser avant l'annonce des programmes de Quantitative Easing, avant de se stabiliser voire de remonter pendant la mise en oeuvre de ces programmes. Dans la zone euro, on a vu au contraire que, depuis l'annonce et la mise en oeuvre par la BCE de son programme d'achats, les taux ont continué de baisser, ce qui tient sans doute à deux facteurs : d'une part, le taux de la facilité de dépôt à la BCE est négatif, ce qui n'est pas le cas aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon ; d'autre part, il y a un effet de rareté sur un certain nombre d'émissions obligataires d'États et en particulier sur le « Bund » allemand, compte tenu du fait que l'État allemand est à l'équilibre budgétaire et que donc ses émissions nettes sont proches de zéro, mais également sur le Portugal où il n'y a pas beaucoup de dette « flottante », qui influe sur les prix. Cette situation fait qu'à mon sens, il est possible de voir les taux baisser encore. La BCE a d'ailleurs annoncé qu'elle pouvait acheter des obligations à des taux négatifs, à condition que ces taux soient supérieurs ou égaux au taux de la facilité de dépôt.

Par ailleurs, je rappelle qu'un des effets voulu de ce type de politique est d'inciter les investisseurs soit à sortir de la zone euro, soit à aller chercher du rendement à l'extérieur de la zone euro. Il s'agit d'ailleurs d'un des canaux qui fait baisser l'euro. Il faut également souligner qu'aujourd'hui, la zone euro a une balance courante qui connait un excédent plus important que celui de la Chine - environ 300 milliards de dollars contre 200 milliards en Chine -, ce qui fait que d'importantes sorties de capitaux de la zone euro sont nécessaires afin de maintenir l'euro stable.

Concernant le « plan Juncker », de la même manière qu'elle ne peut pas financer les déficits en achetant directement sur le marché primaire, le BCE ne peut pas financer directement ce plan par l'achat de titres.

M. Francis Delattre. - Cela devrait pouvoir se faire à travers le financement de la Banque européenne d'investissement (BEI).

M. Olivier Garnier. - Dans ce cas il s'agirait d'un financement indirect, la BCE pouvant acheter des titres sur le marché secondaire et permettre ainsi de faire baisser le coût de financement de la BEI. Je rappelle que s'agissant des dettes publiques, les obligations vendues sur le marché secondaire ont les mêmes caractéristiques que celles émises sur le marché primaire, seule leur maturité change.

S'agissant de la question de Richard Yung, j'aimerais ajouter que la contrepartie de la politique d'achats menée par la BCE, c'est l'augmentation des réserves excédentaires des banques commerciales auprès de l'Eurosystème. Il s'agit d'un effet mécanique, et il ne faudrait pas déduire du gonflement de ces dépôts que les banques n'utilisent pas la monnaie créée par la banque centrale. Ainsi, un investisseur qui vend 100 à la BCE en titres, va ensuite déposer 100 auprès de sa banque qui va par conséquent se retrouver avec un dépôt excédentaire sur lequel elle sera « taxée » à raison de - 20 points de base, soit du taux de rémunération des dépôts. Ainsi, bien qu'il y ait un gonflement de la base monétaire qui ne s'accompagne pas en parallèle d'un gonflement de la masse monétaire, cela ne signifie pas que les banques ne font pas leur travail. Aux États-Unis, il existe des réserves excédentaires colossales qui perdureront tant que la Fed ne vendra pas les titres qui sont à l'actif dans son bilan.

Sur la question des réformes structurelles, il faut avoir en tête que, sur le moyen ou long terme, la consommation est plutôt une résultante de la croissance et non l'inverse, sinon la France serait la championne de la croissance ! Je vous rappelle que dans la zone euro, sur les quinze dernières années, c'est en France que le revenu disponible des ménages et que la consommation en volume a le plus augmenté. Le problème est que cette augmentation a été financée à la fois par l'endettement des administrations publiques et par la dégradation du taux de marge des entreprises, les coûts salariaux ayant augmenté plus vite que la productivité.

La Banque centrale suisse a été critiquée lorsqu'elle a mis un terme à sa politique d'intervention sur le franc suisse. Or, de mon point de vue, cette politique n'aurait pas dû être blâmée lorsqu'il y a été mis fin, mais au début de sa mise en oeuvre. En effet, on peut se demander comment un pays dont le taux de chômage est de l'ordre de 4 %, dont les finances publiques sont équilibrées, voire en excédent, et dont la balance courante est fortement excédentaire a pu être autorisé à empêcher l'appréciation du taux de change de sa monnaie. Il s'agit d'une manipulation monétaire dans un objectif de maintien de la compétitivité. Or, la théorie économique nous enseigne que d'autres solutions étaient possibles, telles que la mobilisation d'instruments internes. Je m'étonne, de ce point de vue, que le Fonds monétaire international (FMI) ait encouragé la Suisse à maintenir cette politique qui n'était pas tenable. Il me semble donc plutôt raisonnable d'y avoir mis fin. Cette décision de la banque centrale suisse constitue, en réalité, la conséquence directe du choix contestable qui avait été fait au départ. La Suisse se trouvait dans une situation que les économistes qualifient de « malédiction » des pays excédentaires, qui les contraint soit à laisser leur monnaie s'apprécier, au risque de voir la compétitivité de certaines de leurs entreprises se dégrader, soit à arrimer leur monnaie à une autre devise en accumulant des réserves de change. Dans ce dernier cas, le risque de change est élevé. C'est ce risque qui a inquiété la Banque nationale suisse. Je rappelle, d'ailleurs, que si l'Allemagne n'était pas dans la zone euro, elle se trouverait certainement dans une telle situation ...

M. Francis Delattre. - Ici au Sénat, nous sommes fortement préoccupés par les emprunts toxiques.

M. Olivier Garnier. - Le cas suisse est intéressant, car il souligne la difficulté que pose la sortie des politiques non conventionnelles. La mise en oeuvre de telles politiques se justifie et, lorsque je comparais cette politique avec le travail de l'anesthésiste, ce n'était pas pour en critiquer l'initiative. Pour autant, il me semble important de garder à l'esprit les éventuels effets indésirables de ces politiques. La fin de la politique interventionniste de la banque centrale suisse a d'ailleurs eu des répercussions au-delà des frontières suisses, en Europe centrale notamment, où un certain nombre de prêts immobiliers étaient indexés sur le franc suisse. Il sera intéressant d'observer ce qui se produira aux États-Unis qui ont amorcé cette sortie. En 2013, des secousses ont ainsi été ressenties sur les marchés des économies émergentes. Il faut être conscient, pour reprendre l'analogie médicale, que si ce traitement doit être suivi, il peut entraîner des effets indésirables.

M. Francis Delattre. - Pouvez-vous nous indiquer si la Société générale participera au financement d'investissements dans le cadre du plan Juncker.

M. Olivier Garnier. - Je ne suis pas le porte-parole de la Société générale, mais nous sommes prêts à accompagner ce type d'initiatives et le financement de l'économie en général, comme nous le faisons déjà.

La réunion est levée à 11 h 56.