Mercredi 8 juin 2016

- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente -

La séance est ouverte à 10 heures.

Renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias - Désignation de candidats à la commission mixte paritaire

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - J'attire votre attention sur le changement d'horaire de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi pour renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias. Elle se tiendra mardi 14 juin à 12h30 au Sénat.

La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Hugues Portelli et Jean-Pierre Leleux, Mme Colette Mélot, M. David Assouline, Mme Sylvie Robert et M. Patrick Abate comme membres titulaires, et de Mme Maryvonne Blondin, MM. Philippe Bonnecarrère, Jean-Louis Carrère et Jacques Grosperrin, Mmes Mireille Jouve et Vivette Lopez, et M. Michel Savin comme membres suppléants de la commission mixte paritaire.

Liberté de la création, architecture et patrimoine - Désignation de candidats à la commission mixte paritaire

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - La commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine se réunira mercredi 15 juin à 16h30 à l'Assemblée nationale.

La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Catherine Morin-Desailly, M. Jean-Pierre Leleux, Mmes Françoise Férat et Colette Mélot, M. David Assouline, Mme Marie-Pierre Monier, M. Pierre Laurent comme membres titulaires, et de M. Pascal Allizard, Mmes Maryvonne Blondin et Nicole Duranton, M. Guy-Dominique Kennel, Mme Françoise Laborde, M. Philippe Nachbar, et Mme Sylvie Robert comme membres suppléants de la commission mixte paritaire.

Communications diverses

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Demain, nous aurons une audition conjointe avec la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques sur l'Union européenne et les enjeux du numérique. Trois thématiques seront évoquées : l'émergence d'une industrie numérique en Europe ; la régulation pour le numérique en Europe ; la souveraineté de l'Europe et le numérique.

À la demande de M. Loïc Hervé, président du groupe d'études Société numérique, nouveaux usages, nouveaux médias, une visite est organisée jeudi 16 juin à 9 heures dans l'entreprise française ADVANCED Schema de services numériques, qui répond aux besoins d'analyse et de valorisation du patrimoine de données de grands groupes. Cette entreprise nous fera part de ses difficultés pour recruter de jeunes ingénieurs capables de faire du développement informatique et nous parlera des enjeux de formation professionnelle et d'enseignement supérieur.

La semaine prochaine, nous auditionnerons M. Bruno Foucher, président de l'Institut français, après une visite du musée du Luxembourg pour découvrir les « Chefs d'oeuvre de Budapest ».

Audition de M. Alain Fuchs, président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La commission auditionne M. Alain Fuchs, président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous accueillons M. Alain Fuchs, président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et sa directrice de cabinet, Mme Marie-Hélène Beauvais. La décision d'annuler 134 millions d'euros sur le programme 172 - recherches scientifiques et technologiques disciplinaires - à travers un décret d'avance, qui aurait amputé la dotation du CNRS de 50 millions d'euros dans son budget pour 2016, a non seulement suscité la colère de la communauté scientifique mais conduit aussi bien la commission des finances de l'Assemblée nationale que celle du Sénat à émettre un avis défavorable sur ledit projet de décret.

Cette annulation de 50 millions d'euros - sur un budget du CNRS de 3,2 milliards d'euros - pouvait paraître limitée, notamment au regard du fond de roulement de cet organisme. M. Fuchs nous expliquera certainement quelle aurait été la portée de cette mesure, finalement annulée. Cette menace d'annulation, même minime, d'une partie de la subvention de l'État, a mis le doigt sur les bouleversements du financement de la recherche depuis vingt ans, auxquels les instituts de recherche continuent de s'adapter : une stagnation des dotations - en réalité une diminution des crédits, compte tenu de l'augmentation automatique de la masse salariale ; une dépendance toujours plus forte vis-à-vis des crédits d'intervention de l'Agence nationale de la recherche (ANR), des fonds européens et des investissements d'avenir.

Au-delà du financement de la recherche, le CNRS a été confronté à d'autres évolutions : fort de ses 1 025 unités mixtes de recherche (UMR), il travaille en étroite collaboration avec les universités. Il a dû s'adapter aux différentes réformes de l'enseignement supérieur intervenues depuis une dizaine d'années. Cette audition est donc l'occasion de faire un point d'étape et d'échanger sur nos interrogations.

M. Alain Fuchs, président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). - Merci de votre invitation. Les scientifiques sont sous le feu de l'actualité. Vous avez rappelé la tribune dans Le Monde de plusieurs lauréats du prix Nobel, reçus par le Président de la République. Le paysage de l'enseignement supérieur et de la recherche en France a fortement évolué depuis dix ans. Il n'y a pas d'exception culturelle française : la plupart des pays scientifiquement développés ont réfléchi à la façon de réorganiser les universités, les organismes de recherche et les agences de financement. Nos voisins allemands, avec une recherche-innovation efficace, ont créé des Excellence Initiatives - devenues en France les initiatives d'excellence (Idex), dans le cadre du programme d'investissements d'avenir.

En 2006 ont été mis en place les pôles de recherche et d'enseignement supérieur (Pres), devenus dans la loi de 2013 des communautés d'universités et établissements (Comue). Il y a, bon an mal an, un effort de continuité depuis plusieurs décennies - même si les réformes se sont accélérées depuis dix ans : on veut reconcentrer le système très morcelé des universités, avec les Pres-Comue et les Idex - outils du programme d'investissements d'avenir (PIA) qui rassemblent des établissements sur un site académique afin de donner aux universités de recherche la possibilité d'être bien classées au niveau mondial. Notre système, qui manque de grandes universités visibles à l'échelle internationale, doit opérer des regroupements avec les organismes de recherche, conduisant à des rapprochements entre les universités et les écoles sur des grandes villes académiques. La loi relative aux libertés et responsabilités des universités de 2007 et la loi Fioraso de 2013 y ont contribué. Même si les termes, les sigles et les statuts changent, ce mouvement va dans une même direction. On espère obtenir une différenciation - et non une discrimination - d'une dizaine de grandes universités, aux côtés d'un tissu d'universités de proximité capables de délivrer de très bonnes formations à des niveaux licence et master - mais peut-être pas dans tous les masters. Cette stratégie est transpartisane et consensuelle.

La création des Pres puis des Comue, qui fait travailler ensemble différents établissements, prend du temps. Ainsi, la ville de Lyon propose la création d'un Idex pour la fin de l'année, avec trois universités, dont l'École normale supérieure et l'Institut national des sciences appliquées... Néanmoins, dans certaines villes qui concentrent de nombreux établissements de grande qualité, il est parfois difficile de les regrouper sous une même bannière. En revanche, la fusion d'universités, qui ont un même statut, a été une vraie réussite, notamment à Marseille, Strasbourg, Bordeaux, en Lorraine... Sont apparus de véritables établissements multidisciplinaires. Le mouvement est en cours. Durant ces mouvements, les universités ont dû gérer leur masse salariale. Il a fallu construire des Comue, des Idex et rapprocher les établissements sur un même site. Cela a pris beaucoup de temps, d'énergie et de moyens pour passer ce cap de l'autonomie des universités. L'ANR a pu avancer des fonds mais après la crise de 2008, ceux-ci se sont réduits. Aujourd'hui, elle est dans une situation financière un peu critique.

Le PIA rassemble beaucoup d'argent extrabudgétaire mais ne paie pas le fonctionnement courant ; cela pose problème en cas de crise. Depuis dix ans, les universités et les organismes de recherche ont des budgets contraints, qui ont été maintenus - en dehors de l'apport des PIA. C'est déjà une bonne chose, par rapport à nos voisins. Lorsqu'on coupe dans le budget de la recherche, elle repart difficilement car les enseignants et les jeunes sont partis. Depuis dix ans, ces budgets se maintiennent en euros courants, mais cela signifie qu'ils ont baissé en euros constants, tandis qu'en Allemagne, le budget fédéral de la recherche augmente...

Les communautés scientifiques, conscientes de la crise économique et financière et de la nécessité de réformes importantes, ont fait preuve de bonne volonté. Le CNRS, très proche des universités - qui hébergent la plupart de nos laboratoires - s'est transformé et a accompagné ces réformes. Nos budgets sont contraints. L'événement d'il y a dix jours a mis en lumière certains problèmes : en milieu d'année, il aurait manqué 50 millions d'euros au CNRS - sur un budget de 3,3 milliards d'euros, certes, mais composé à 70 % de la masse salariale. Le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) aurait été amputé de 64 millions d'euros, l'INRA et l'INRIA de 10 millions d'euros. À partir du moment où les crédits ont été affectés aux laboratoires et que les cotisations aux organisations internationales - Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), télescopes à Hawaï ou au Chili - ont été payées, le fonds de roulement ne dort pas. Une coupure de 50 millions d'euros nous aurait obligés à interrompre certaines opérations, c'est-à-dire à reprendre de l'argent à des laboratoires : vous imaginez les mécontentements. Telle était la situation il y a dix jours.

Des réformes sont en cours, et nous commençons à voir de réels succès, comme à Saclay, projet compliqué mais en bonne voie. La recherche française est fort renommée, avec de belles réussites scientifiques, une nette amélioration des transferts des résultats de la recherche par la création de start up ou l'interface avec l'industrie française. Dans ce contexte, le soutien à la recherche scientifique est très important.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous remercie.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur pour avis des crédits de l'enseignement supérieur au sein de la mission « Recherche et enseignement supérieur ». - L'événement d'il y a dix jours s'était déjà déroulé l'année dernière, mi-novembre, alors que l'Assemblée nationale examinait le budget 2015. Un amendement gouvernemental avait retiré 70 millions d'euros aux universités. À ma demande, en tant que rapporteur pour avis du budget de l'enseignement supérieur au Sénat, nous avions voté le rétablissement des crédits. L'Assemblée nationale les avait de nouveau supprimés. Il avait fallu des manifestations de chercheurs et la mobilisation de la Conférence des présidents d'université (CPU) pour obtenir gain de cause et que le Président de la République rétablisse ces fonds le 12 décembre dernier.

M. Jean-Louis Carrère. - Et quel est votre projet ?

M. Jacques Grosperrin, rapporteur pour avis. - De nouveau récemment menacés, les crédits de la recherche ont été récupérés par la mobilisation des chercheurs, des universitaires et des prix Nobel. Au-delà du temps et de l'énergie pour sauver les crédits de la recherche, la pérennité de projets de recherche de long terme est remise en question. Les PIA ont été importants dans la période de crise. Pour la deuxième année consécutive, le message envoyé par le Gouvernement engendre de la prudence, voire une certaine frilosité dans le développement de projets de recherche. Quelle leçon tirez-vous de cette expérience ? Quel sera, à votre avis, votre budget pour les prochaines années ? Faut-il sanctuariser les crédits de la recherche, et le cas échéant, de quelle façon ?

Mme Dominique Gillot, rapporteure pour avis des crédits de la recherche au sein de la mission « Recherche et enseignement supérieur ». - Merci à notre présidente d'avoir invité M. Fuchs ; je souhaitais depuis longtemps que notre commission se penche sur ces sujets de la recherche, des programmes d'investissement d'avenir, des relations entre les organismes de recherche. Tous ne sont pas sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche : certains relèvent des ministères de l'agriculture ou de l'environnement.

L'événement d'il y a dix jours a été réglé par le Président de la République. Ce n'est pas l'expression d'une politique gouvernementale sur la recherche mais l'exécution technique d'un procédé que l'on peut contester - notre commission l'a fait l'année dernière - pour faire face à de nouvelles dépenses et adopter un décret d'avance dans lequel les dépenses et les recettes sont équilibrées. Cet événement a apporté un éclairage particulier sur la recherche, vous l'avez souligné, avec l'implication de grands noms de la recherche française.

Depuis longtemps, la recherche nourrit la réflexion intellectuelle, construit la connaissance et contribue au développement économique par le transfert des produits de la recherche. Il s'agit pour nous de développer une culture commune de la recherche, secteur clé de la souveraineté nationale.

Hier, nous avons rencontré M. Roger Genet, ancien directeur général de la recherche et de l'innovation, nommé directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anset). C'est la première fois qu'un directeur général du ministère est resté si longtemps en poste, quatre ans. Lorsqu'il a été nommé, l'un de ses collègues scientifiques s'est interrogé, considérant que « plus la direction de la recherche est faible, mieux on se porte ». Or Roger Genet, par son empathie et son ouverture d'esprit, a mobilisé tous ses collègues chercheurs pour confirmer la place de la recherche française dans la stratégie nationale de recherche, dont il a remis un exemplaire au Premier ministre en décembre dernier.

La construction et le partage de la connaissance, le faire-savoir sont primordiaux. D'autres organismes de recherche, ne relevant pas de la tutelle du ministère de la recherche, participent à cette valorisation. Ont également été créées les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT), tandis qu'un certain nombre de sociétés de valorisation de la recherche sont intégrées dans les organismes de recherche (comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et sa société de valorisation Transfert Inserm). Comment se coordonnent l'action de ces différents organismes ?

Que pensez-vous des décisions négatives du grand jury des programmes d'investissements d'avenir, qui estime que certains regroupements ne seraient pas à la hauteur de leurs engagements initiaux?

La libéralisation de l'autorisation du Text and Data Mining a été demandée par les chercheurs lors des débats sur le projet de loi pour une République numérique, et votée par l'Assemblée nationale. Le Gouvernement a fait un arbitrage injustifié : le Data Mining ne met pas en danger le droit d'auteur mais donne un outil nouveau à la recherche. Le Sénat, par amendement du rapporteur de notre commission, a apporté une réponse en demi-teinte, soumise à l'encadrement des éditeurs. À la veille de la CMP, quel est votre avis sur cette demande des chercheurs ?

Mme Corinne Bouchoux. - Il y a le rêve et puis la réalité des rapprochements d'établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Parfois, le diable se niche dans les détails. Les Comue se mettent en place, parfois très bien, parfois pas. Dans une unité de recherche reconnue internationalement comme le Centre de recherches historiques de l'Ouest (CERHIO), lorsqu'une université fait défection, ce sont quatre universités qui se retrouvent orphelines et, par effet collatéral, ne relèvent plus d'une UMR. Oui, cela bouge partout ; oui, nous avons de grandes unités, mais depuis cinq ans, nous assistons à une certaine incompréhension dans l'Ouest. Quid de cette région ? Les chercheurs et enseignants-chercheurs sont inquiets, déprimés. La cartographie a des trous, notamment dans le grand Ouest. Nous comptons sur vous.

Quid de l'emploi de doctorants au CNRS ? Les attentes sont fortes. Dans les universités, on incite les étudiants à s'engager dans un doctorat. Certes, l'entreprise est un débouché, mais le premier voeu des doctorants est plutôt la recherche publique. Comment concilier cela ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. - Nombreux sont ceux qui ont été sidérés par l'annonce de ces restrictions supplémentaires, alors qu'ils étaient déjà inquiets sur le financement de la recherche publique. Nous nous appuyons aussi sur l'évolution des effectifs. Selon votre site, les financements et les investissements du CNRS ont repris leur croissance à partir de 2004, mais décrochent de nouveau. On ne peut pas parler de stagnation avec 1 389 agents perdus en douze ans, toutes catégories confondues. Des chercheurs et des techniciens en moins, ce n'est pas bon pour la recherche, d'autant que de nombreux contractuels sont recrutés et que nous n'atteignons pas l'objectif prévu en 2010 de consacrer 3 % du PIB à la recherche. Cette inquiétude va de pair avec le constat de la sanctuarisation d'une recherche privée financée sur fonds publics ...

Quel est le financement de l'ANR ? Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la mise en route, plus compliquée que prévue, de la gestion budgétaire et comptable ? Le transfert des anciens contrats pose problème, notamment au niveau européen. Une gestion plus rigoureuse des comptes des grands organismes publics, via des autorisations de paiement, peut donner une certaine souplesse aux directeurs de laboratoires pour disposer d'une visibilité plus longue sur le pilotage de leur recherche et pour connaître, au fur et à mesure, l'état d'engagement et de consommation du budget alloué.

M. Jean-Léonce Dupont. - Merci, monsieur Fuchs, vous montrez bien que notre pays veut continuer à mener une politique de soutien à la recherche et à l'enseignement supérieur. Pour nous tous, l'enseignement supérieur et la recherche permettent non seulement la croissance mais aussi la diffusion de la connaissance pour créer de la richesse. Nombre d'entre nous avons été stupéfaits lors de la récente annonce ; l'avenir des pays développés tient à cette capacité accrue de connaissances. Nous nous félicitons de la décision finale.

Je me suis rendu récemment à Berlin. Les Länder ont l'obligation de ne pas augmenter l'emprunt voire de le réduire. Selon eux, les dépenses nouvelles seront financées par la croissance : les mesures mises en place sous le gouvernement Schröder ont obtenu de tels résultats qu'elles pourront financer les dépenses des territoires et des universités. Ce cercle extrêmement vertueux doit nous pousser à réfléchir.

M. Jean-Louis Carrère. - Vive la social-démocratie !

M. Jean-Léonce Dupont. - Je partage les propos de Corinne Bouchoux, que je souhaitais présenter sous l'angle de l'aménagement du territoire, même si les PIA n'avaient pas cette finalité. Nous devons nous interroger collectivement pour éviter de tomber dans des distorsions, des fractures territoriales considérables. Où en est, statistiquement, la création des start up ?

M. René Danesi. - Dans votre budget, quelle est la part des différentes sections et des secteurs d'intervention du CNRS ? Les contraintes budgétaires n'épargnent même pas la plus petite commune de France. Dans les sciences humaines, les universités pourraient prendre le relais, car ce ne sont pas les disciplines qui nécessitent le plus d'investissement matériel initial.

M. Alain Fuchs. - Le nombre et la qualité des questions montrent l'intérêt de votre commission pour le CNRS. Il est hors de question de polémiquer sur les annulations successives de crédits. Pour un certain nombre de raisons compréhensibles, les régulations budgétaires ont beaucoup touché la recherche ces dernières années, entraînant une baisse globale de l'emploi au CNRS et affectant son budget. Nous faisons avec. La recherche française, de grande qualité, a besoin d'un coup de pouce. Un rattrapage en 2017 favoriserait l'emploi des jeunes chercheurs, la valorisation et la consolidation de ce qui fonctionne bien.

Le spectre d'intervention du CNRS est large, mais nous faisons des choix. Si l'on cessait de recruter des mathématiciens pendant deux ou trois ans, on affecterait la communauté mathématique au point de s'approcher du décrochage. Je milite donc pour un rattrapage.

L'espace européen de la recherche a beau être difficile à construire, l'axe franco-allemand fonctionne très bien. Nous discutons beaucoup, de façon formelle ou non, avec les Allemands et nous nous retrouvons deux fois par an pour évoquer des projets communs. Mais le différentiel commence à se faire sentir. Le gouvernement fédéral a annoncé que le budget de la recherche et du développement avait augmenté de 75 % en dix ans au moment même de l'annonce du décret d'avance en France !

La dernière décennie, marquée par un grand bouleversement du paysage de l'enseignement supérieur et de la recherche, est celle de la révolution silencieuse en matière de transfert, de valorisation et d'innovation. Les chercheurs parlent de transfert lorsque les résultats de leurs recherches sortent de leur laboratoire. La valorisation est ce qu'on fait de ces résultats une fois transférés - gestion de la propriété intellectuelle, création de start up - ; l'innovation, c'est la mise sur le marché. L'innovation n'est pas forcément issue de la recherche scientifique. Celui qui a fixé des roulettes aux valises est un génie, mais il n'a pas eu besoin de beaucoup de recherche scientifique. L'innovation, c'est l'éclairage extraordinaire de quelqu'un sur quelque chose, sans forcément d'invention scientifique.

Après dix ans d'efforts budgétaires publics pour l'innovation - incubateurs, sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT), Inserm Transfert - la coordination s'améliore. Un rapport sera remis au ministre Emmanuel Macron, au secrétaire d'État Thierry Mandon et au commissaire général à l'investissement Louis Schweitzer aujourd'hui même. La barrière du transfert a été abaissée, et le fantasme du chercheur refusant de travailler avec une entreprise ne reflète pas la réalité.

Je vous invite à venir dans les laboratoires. On y parle toutes les langues, des jeunes viennent de tous les pays. Sur 300 chercheurs recrutés cette année, une centaine vient de l'étranger. Quant aux Français, ils ont forcément passé deux ou trois ans dans un autre pays. Lorsqu'ils reviennent, ils n'ont aucune difficulté à concevoir que les résultats de la recherche peuvent être valorisés.

Depuis les lois Allègre en 2000, 1 200 start up issues des laboratoires du CNRS ont été créées, dont 60 % existent encore. Un certain nombre d'entre elles a été racheté. Le problème ne réside pas dans leur création, mais dans leur très faible croissance. Nous ne savons pas encore collectivement faire « grossir » ces entreprises. Question de crédits, de levées de fonds, de mentalités aussi - un scientifique a besoin d'un partenaire qui bâtisse un plan d'affaires. On peut toutefois citer quelques réussites formidables, comme la société Supersonic Imagine, issue de l'École supérieure de physique et de chimie industrielles (ESPCI), qui travaille sur l'imagerie médicale non invasive et est désormais cotée en bourse. Preuve que le développement des start up est possible, même si la France n'est pas suffisamment dotée en grandes PME technologiques, contrairement à l'Allemagne, dont l'extraordinaire réseau explique les 3 % du PIB allemand consacré à la recherche et au développement - dont les deux tiers sont attribuables au secteur privé. La France est l'un des pays où le taux de création de start up est le plus élevé. Elle s'est familiarisée sans bruit à la culture de la start up. Mais il faut être patient et porter nos efforts sur la façon de leur faire atteindre une taille critique.

La position du CNRS est très claire sur la fouille de données : nous en avons besoin. On perdra du terrain si l'on ne peut pas en disposer.

La cartographie est un sujet plus politique que scientifique. On ne peut pas reprocher au Commissariat général à l'investissement de ne pas se pencher sur la question des territoires. L'excellence va à l'excellence, c'est la règle de base. L'État peut néanmoins mener des actions correctrices. L'Ouest, le Nord, le Sud sont concernés. Nous soutenons le projet lillois. De même, la recherche toulousaine est excellente, mais l'accord entre les institutions pose problème. Le CNRS ne se pose pas en donneur de leçons, mais il faut distinguer la qualité de la recherche et de la formation et les problèmes institutionnels. Il existe une myriade d'institutions qui ont chacune un président, un directeur, une histoire, une marque, un réseau, ce qui crée des difficultés. Le CNRS continuera à soutenir la recherche de qualité où qu'elle soit, mais l'entente institutionnelle est très importante pour l'avenir. Sans universités intégrées, unifiées, visibles, attractives à l'étranger, il ne se passera pas grand-chose.

Le CNRS n'a pas pour objectif de faire émerger de grands pôles en désertifiant le reste du territoire. Il faut au contraire une dizaine de grands pôles aux côtés de réseaux les connectant à de plus petits sites. L'excellence peut être partout. Le CNRS a parfois été mal compris, alors qu'il a pour but d'organiser des réseaux connectés.

L'emploi des doctorants est notre priorité absolue. À partir de 2012-2013, la situation est devenue compliquée en raison de la baisse des départs en retraite, alors qu'aucun emploi n'était créé - RGPP oblige - et que les budgets n'augmentaient pas. Un budget à euros constants, quand la masse salariale gonfle en raison du glissement vieillissement technicité (GVT) et de diverses taxes, se traduit par une baisse du niveau global d'emploi. Nous avons néanmoins continué à recruter en limitant les contrats à durée limitée subventionnés par l'État et en rationalisant. Les équipes ont souffert mais l'emploi permanent a été maintenu, tout comme le recrutement annuel de 300 chercheurs et 300 ingénieurs techniciens, indispensable pour la survie du CNRS et de la recherche française.

M. Jean-Louis Carrère. - Vous avez évoqué la création de start up, leur taux de survie et regretté qu'elles ne passent pas du stade embryonnaire à celui de PME qui comptent pour le tissu économique. Les grands groupes sont-ils à l'initiative de leur création et les rachètent-ils pour externaliser leurs activités de recherche ? Ce serait regrettable.

Je suis très sensible à la recherche fondamentale. Au Sénat, le groupe CRC, quelques autres collègues et moi-même avions demandé avec force la révision de son budget. Quel coup de pouce allez-vous solliciter ? Dans une vie antérieure, j'ai été amené à faire voter une loi de programmation militaire ; le débat avait porté sur le delta nécessaire au passage d'une armée en régression à une armée capable d'assumer ses missions correctement. Quel est votre delta ? Qu'espérez-vous ? Nous aspirons à une recherche puissante qui irrigue notre pays et crée de l'emploi.

M. Alain Fuchs. - Les start up que je comptabilise sont nouvelles, créées pour valoriser les inventions de chercheurs. Il existe par ailleurs des start up adossées à de grands groupes, mais elles ne sont pas si nombreuses.

Le CNRS a ses grands comptes, un réseau d'entreprises privilégiées avec lesquelles il travaille au sein d'une centaine de laboratoires communs. Nos meilleurs partenaires sont attentifs aux start up, pas pour les racheter mais parce qu'elles constituent des gisements d'innovations ; ils les soutiennent par des fonds spécifiques destinés à identifier celles qui ont un potentiel et les aider à se développer.

M. Jean-Louis Carrère. - Personne ne s'est emparé de l'imagerie médicale non invasive ?

M. Alain Fuchs. - Pas encore, même si des entreprises américaines sont intéressées. On ne peut contenir ce flux qu'en étant réactif. La circulation est importante : il faudrait aussi que nous soyons en capacité de racheter des start up.

Difficile pour moi de réclamer 3 % de budget en plus ; je connais les difficultés budgétaires de la France. Un budget constant à euros courants pendant dix ans, avec 1,5 % d'inflation, c'est un budget qui a baissé de 10 à 15 %. Il faudrait arrêter la dérive en tenant compte de l'inflation. La France est très bien dotée en gros équipements de recherche, qu'il s'agisse d'Iter, du synchrotron Soleil, du synchrotron ESRF de Grenoble, ou d'autres équipements à l'Institut Laue-Langevin, au plateau de Bure, à Pise avec Virgo, ou au Cern. Elle est l'un des opérateurs majeurs des instruments internationaux avec les États-Unis. Derrière les équipes de construction, il y a aussi des entreprises industrielles telles que Thalès. Actuellement, des commissions internationales réfléchissent aux instruments du futur, comme un radiotélescope géant - un projet à vingt ans. Nos équipes sont présentes, attendues, or je ne sais pas si nous pourrons nous engager financièrement. Si nous nous engageons, nous devrons réduire les subventions à des laboratoires ou l'emploi. Nous avons tenu dix ans en serrant fort les boulons ; nous avons besoin d'un nouveau souffle.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Merci de vos réponses. Nous avons tous conscience de la nécessité de porter un regard attentif à la recherche dans une économie mondialisée de la connaissance. Merci aussi de votre éclairage sur votre adaptation aux lois successives sur l'université et sur votre étroite collaboration avec les universités. Nous savons que vous faites face à une concurrence internationale rude avec des budgets limités. Nous y serons attentifs lors de l'examen du budget.

Je rappelle que nous auditionnerons M. Thierry Mandon le 29 juin pour compléter notre réflexion.

M. Alain Fuchs. - Merci. Je me tiens à votre disposition pour poursuivre ce dialogue.

La séance est levée à 11 h 20.

Jeudi 9 juin 2016

- Présidence commune de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente, et de MM. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques -

La séance est ouverte à 10 heures.

Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques

La commission organise une table ronde, en commun avec la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques, sur l'Union européenne et les enjeux du numérique. Sont entendus :

- M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique ;

- M. Yann Bonnet, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum) ;

- M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale ;

- Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ;

- M. David Martinon, représentant de la France pour la cybersécurité et l'économie numérique ;

- M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous voici réunis pour parler des enjeux numériques auxquels l'Union européenne doit faire face. Ce sujet méritait la mobilisation de trois commissions ; je salue donc Catherine Morin-Desailly - chacun connaît son expertise sur ce sujet, bien supérieure à la mienne - et les membres de la commission de la culture, ainsi que Jean-Claude Lenoir et les membres de la commission des affaires économiques.

Il est aujourd'hui difficile de parler du numérique comme d'un seul sujet. En effet, la révolution qu'il constitue affecte à la fois le fonctionnement des États, la marche des économies et la vie des citoyens eux-mêmes. C'est pourquoi nous avons fait le choix d'en aborder aujourd'hui trois aspects.

Nous ne parlerons pas de la question de la protection des données. À l'heure du Big data et des objets connectés, je pense que nous devrons travailler cette question de manière approfondie avec la commission des lois et la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), Mme Falque-Pierrotin. Nous ne parlerons pas non plus aujourd'hui du droit d'auteur. Comme les membres de la commission de la culture le savent bien, la Commission européenne prévoit de présenter une réforme à l'automne ; il sera alors temps de se pencher sur ce sujet.

Nous aborderons en premier lieu aujourd'hui la difficulté à construire un projet industriel pour le numérique en Europe, afin de lutter face aux géants de l'Internet. Nous entendrons à ce sujet M. Peter Reuss, directeur des affaires économiques à l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne, ainsi que M. Jean-Daniel Guyot, entrepreneur et membre de France Digitale, organisation qui promeut le développement des start up.

Dans un second temps, Jean-Claude Lenoir posera la question de la régulation de l'Internet et des plateformes dans l'Union européenne. Mmes Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, et Célia Zolynski, du Conseil national du numérique, nous éclaireront sur ces enjeux.

Enfin, Catherine Morin-Desailly soulèvera une question qui lui est chère, celle de la souveraineté numérique de l'Union européenne et de sa place dans la gouvernance mondiale de l'Internet. J'avais eu l'honneur d'appartenir à la mission d'information que, avec Gaëtan Gorce, elle avait conduit sur ce sujet, et qui nous avait menés jusqu'aux États-Unis, où nous avions eu quelques discussions assez fermes. Elle abordera cette question avec M. David Martinon, ambassadeur chargé de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique, et avec M. Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique.

J'en viens maintenant à notre première grande question : comment bâtir un projet industriel pour le numérique en Europe ?

En introduction de ce sujet, je rappelle que la Commission européenne met en oeuvre en 2016 sa stratégie pour un marché unique numérique, qui comporte 16 initiatives législatives réparties en trois piliers : améliorer l'accès aux biens et services numériques dans toute l'Europe pour les consommateurs et les entreprises ; créer un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques innovants ; maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique.

C'est principalement ce troisième point qui nous intéresse ici. Le 30 juin 2015, le Sénat a adopté une résolution européenne, à l'initiative de Catherine Morin-Desailly et après instruction de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, en faveur d'une stratégie européenne du numérique qui soit globale, offensive et ambitieuse. Nous appelions notamment à la mise en place d'une véritable politique industrielle en faveur du numérique dans l'Union européenne.

Où en est-on ? Quelles sont les difficultés rencontrées par des entreprises innovantes ? Quels sont les freins à leur développement ? Quels outils peuvent être mis en place pour les aider à devenir des champions européens du numérique ? Monsieur Guyot, vous pourrez certainement nous faire part de votre expérience sur ce sujet et des propositions de France Digitale.

L'Europe ne se borne pourtant pas à la seule action de la Commission européenne ; il y a aussi les États membres. À l'instar du projet français « Industrie du futur », plusieurs pays ont bien évidemment entamé une action sur le numérique. C'est notamment le cas de notre grand voisin, l'Allemagne. Sur ce sujet, je vous propose d'écouter M. Peter Reuss.

J'avoue que je me réjouis de cette occasion de mettre en lumière les convergences de vue avec notre voisin d'outre-Rhin. En effet, par le biais du numérique où, pour ainsi dire, la feuille est presque blanche, le couple franco-allemand peut être quelque peu réanimé.

M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France. - Je partage tout à fait, monsieur le président, votre opinion sur cette « page blanche » : il faut d'ores et déjà commencer à travailler ensemble et ne pas rater cette occasion. Je peux à ce propos vous annoncer que la conférence tenue à ce sujet l'an dernier à l'Élysée trouvera son prolongement à Berlin, le 13 décembre prochain, dans une rencontre organisée par le ministère fédéral allemand de l'économie.

Permettez-moi de commencer mon propos par quelques réflexions générales. La mondialisation est un fait qu'on ne peut ignorer. La concurrence est mondiale. Notre compétitivité doit s'améliorer si nous voulons avoir un futur.

Ce que nous appelons l'industrie « 4.0 » nous donne une chance unique de relocaliser la production en Europe. La première révolution industrielle avait permis de produire en masse avec des marges toujours plus grandes et des prix toujours plus bas. Toutefois, à la longue, beaucoup de productions sont parties vers des pays où la main-d'oeuvre est moins chère. Ce processus continue : désormais, même le Vietnam devient trop cher et certaines usines sont délocalisées vers la Birmanie.

Après la machine à vapeur, l'électricité et l'électronique, c'est aujourd'hui l'Internet des objets qui bouleverse les processus de production. Il définit une nouvelle organisation des usines, connue sous le nom de « smart factory ». Nous avons l'occasion de retrouver les valeurs fondamentales de la manufacture, notamment une production sur mesure, individualisée, tout en conservant les économies d'échelle permises par la production de masse.

La main-d'oeuvre et son coût perdent à présent de leur importance grâce à l'introduction de robots dans la production. L'individualisation du produit, face à une production fortement flexible, sera liée à des services haut de gamme. C'est une chance pour le maintien ou le retour de la production industrielle en Europe, ce qui créera des emplois spécialisés et fortement qualifiés.

Voilà pourquoi il faut prendre garde à ne pas perdre des producteurs stratégiques, par exemple de robots, ou encore des start up, au profit de la Chine ou de la Californie.

C'est dans ce contexte que s'inscrit notre forte volonté de négocier avec les États-Unis un traité de commerce équilibré et avantageux pour les deux parties. L'Europe ne doit pas perdre le fil et se retrouver ainsi à l'écart. Il ne faut pas laisser d'autres acteurs internationaux instaurer des règles et des normes auxquelles le monde entier devra se soumettre.

Je voudrais maintenant exposer en détail la stratégie numérique du gouvernement fédéral allemand.

La politique industrielle « 4.0 » a été lancée en 2011 dans le cadre de la stratégie high-tech du gouvernement allemand. En 2013, l'Académie allemande de technologie, ou acatech, basée à Munich, a présenté un programme de recherche et des recommandations. Le ministère de l'éducation et de la recherche a fourni à cette date des fonds de subvention d'un montant d'environ 120 millions d'euros ; le ministère de l'économie s'est quant à lui engagé à hauteur de près de 80 millions d'euros.

Au sein de cette stratégie, le ministère de l'éducation et de la recherche a défini quatre cibles. D'abord, il faut aider le Mittelstand, l'équivalent allemand de vos petites et moyennes entreprises (PME), colonne vertébrale de notre économie, dont nous sommes très fiers.

M. Jean Bizet. - Vous pouvez l'être !

M. Peter Reuss. - Merci ! L'industrie « 4.0 » étant encore un projet de recherche, peu de mesures concrètes peuvent aujourd'hui être prises pour faciliter les décisions d'investissement. Nous avons donc décidé de prendre ces mesures en faveur du Mittelstand afin de mieux estimer la durabilité de ces technologies, de faciliter le processus de leur adoption et de pouvoir donner des recommandations pratiques au vu de l'expérience.

La deuxième cible est la création de standards techniques et de systèmes logiciels fiables, efficaces et contrôlables.

La troisième est la sécurité informatique, qui devient de plus en plus importante. Le ministère de l'éducation et de la recherche développe un système de référence, financé par l'industrie et la recherche, pour garantir la sécurité des données.

Enfin, l'intégration de l'informatique dans le processus de production constitue notre quatrième objectif. Cela entraîne aussi des changements importants pour les qualifications des employés, qui devront être élargies. Nous travaillons actuellement sur les contenus de ces qualifications. Les employés doivent pouvoir eux aussi profiter des nouvelles opportunités. Un programme est consacré à cette question, baptisé « Des innovations pour la production, les services et le travail de demain ».

Le travail du gouvernement fédéral se décline en trois volets : l'agenda numérique, la stratégie digitale 2025 et le Livre vert sur les plateformes en ligne.

L'agenda numérique 2014-2017, tout d'abord, a été élaboré par trois ministères fédéraux : le ministère des transports et des infrastructures numériques, celui de l'intérieur et celui de l'économie et de l'énergie. Il a été adopté le 20 août 2014. Il s'applique à la législature actuelle, qui se termine l'an prochain.

Ses trois objectifs principaux sont les suivants : croissance et emploi ; accès et participation, grâce à l'installation étendue de réseaux à haut débit ; confiance et sécurité sur Internet pour la société et l'économie, grâce à l'amélioration de la sécurité et à la protection des services et systèmes informatiques.

Ces objectifs seront appliqués dans sept champs d'action : infrastructures numériques ; économie numérique et travail numérique ; innovation au sein de l'État ; création de la vie numérique au sein de la société ; recherche, éducation, science, culture et médias ; sécurité, protection et confiance pour la société et l'économie ; enfin, dimension européenne et internationale.

La stratégie digitale 2025 du ministère de l'économie doit servir à poursuivre, au-delà de la législature actuelle, le développement de la digitalisation de l'économie et de la société. Elle a été présentée par M. Sigmar Gabriel en mars 2016. Ses aspects principaux sont la promotion des investissements et de l'innovation, le développement de l'infrastructure et la mise en réseau intelligente. L'importance de cette stratégie résulte des différences qui existent entre les marchés traditionnels et le marché numérique. Se pose la question de la protection des données et de leurs utilisateurs.

Cette stratégie inclut dix points principaux : l'installation d'un réseau de fibre optique en Allemagne ; le soutien aux start up ; la coopération entre nouvelles entreprises et entreprises établies ; la création d'un cadre réglementaire favorable aux investissements et à l'innovation ; le développement de l'interconnexion intelligente dans des domaines cruciaux de notre économie ; le renforcement de la sécurité des données et le développement d'une souveraineté informationnelle ; l'offre d'un nouveau modèle commercial pour les PME, les artisans et les services ; la modernisation de l'Allemagne comme site de production grâce à l'industrie « 4.0 » ; l'accès à une recherche de pointe ; l'éducation numérique de la population à tous les âges ; enfin, la création d'une agence numérique comme centre moderne des compétences.

Je terminerai par le Livre vert sur les plateformes en ligne, peut-être plus ciblé, mais qui fait partie de la stratégie globale du gouvernement allemand. Il a été publié il y a seulement quelques jours, le 30 mai 2016. Il a pour objectif d'identifier, de définir et de structurer les enjeux réglementaires, afin d'assurer une concurrence juste, le respect des droits fondamentaux et la sécurité des données. Un Livre blanc, exprimant une politique gouvernementale officielle, sera probablement publié au début de 2017 ; il inclura des propositions concrètes.

M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale. -Merci, mesdames, messieurs les sénateurs, pour votre invitation. Notre association, assez unique au monde, regroupe la plupart des fonds d'investissement français et environ 800 start up. Nous portons leur voix dans le débat public sur les sujets qui intéressent ces acteurs.

Je suis aussi fondateur et président de Captain Train, une start up qu'un concurrent anglais vient d'acquérir dans l'une des plus grosses opérations de ce genre à avoir eu lieu en France. Nous vendons des billets de train en Europe et non pas seulement en France. De multiples nationalités européennes sont donc représentées dans notre équipe, qui est dirigée conjointement par un Français et un Allemand.

Les termes « industrie numérique », utilisés dans votre question, me gênent beaucoup. Ils reflètent en effet une image très répandue en Europe de la révolution numérique : il faudrait numériser les industries existantes, ce ne serait qu'une étape dans la vie des vieux géants industriels actuels. Cette image est complètement fausse ; il faut éviter ce piège. Ce n'est en effet pas du tout ce qui se passe, par exemple, outre-Atlantique : de nombreux acteurs apparaissent alors que d'anciens acteurs sont amenés à mourir. C'est ce changement douloureux, mais puissant qu'il faut accompagner le mieux possible.

Deux questions sont en revanche légitimes et peuvent recevoir une réponse. Comment faire, d'une part, pour que des Français prennent leur place dans l'économie numérique en Europe ? Comment faire, d'autre part, pour que l'économie numérique européenne soit forte ?

Sur la première question, je ferai d'abord remarquer qu'il n'y a pas aujourd'hui d'exemple majeur, hormis Blablacar, de nouvelle société française qui soit devenue un géant européen. La principale raison de cet état de fait est qu'il est extrêmement compliqué de faire grandir son entreprise à l'échelle européenne. En effet, il s'agit d'une multitude de marchés. Dans le cas de Captain Train, nous n'avons pas encore de bureaux en Espagne, en Italie ou en Allemagne, alors que nous vendons des billets dans ces pays, parce qu'il faudrait créer une nouvelle société dans chaque pays. Les législations nationales sont différentes, de même que les contrats de travail, les agences de protection des données, etc. Il n'y a ni contrat de travail européen ni statut de société européen. L'Europe n'a pas complètement fait son travail. Ces<obstacles s'ajoutent aux différences culturelles déjà importantes.

Pour répondre à la seconde question, trois grands sujets sont essentiels : la technologie, le financement et les ressources humaines.

Le problème de la technologie, qui était encore problématique il y a dix ou quinze ans, a été réglé. Les États n'y peuvent plus grand-chose. Il n'y a plus de divergence entre les différentes parties du globe quant à l'accès aux technologies nécessaires.

Quant au financement, l'Europe est en train de rattraper ses concurrents grâce à une importante initiative publique. Pourtant, l'enfer est pavé de bonnes intentions : souvent, l'apport massif d'argent public, en France par le biais de Bpifrance, empêche les investisseurs privés de grandir aussi vite qu'ils le souhaiteraient. Les réseaux d'investissement américains, qui se sont construits eux-mêmes, vont aujourd'hui sur le marché européen et les réseaux européens ne peuvent faire le poids face à eux.

Enfin, la question des ressources humaines est extrêmement large, de la législation à la culture du travail. On assiste à une croissance extrêmement rapide des acteurs du secteur : Uber, bien sûr, mais aussi Amazon, qui embauche des dizaines de milliers de personnes chaque mois. Construire ce type de sociétés demande un travail gigantesque de ressources humaines ; or personne n'a cette expérience en Europe. On ne peut faire grand-chose, sinon simplifier le droit du travail, l'unifier à l'échelle européenne et prier pour que nous rattrapions notre retard.

On se congratule beaucoup de la numérisation en cours en Europe, ainsi que du développement de réseaux et de sociétés, mais la situation reste assez mauvaise en comparaison avec les États-Unis ou même la Chine. Le risque d'être complètement « mangés » avant de pouvoir construire des géants de l'Internet existe.

M. Jean Bizet. - Merci, monsieur Guyot, pour ce langage de vérité sans complaisance. Je laisse la parole à nos collègues pour qu'ils vous posent, ainsi qu'à M. Reuss, leurs questions sur le projet industriel pour le numérique en Europe.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je maîtrise mal le sujet, mais j'essaye d'en comprendre les enjeux. M. Guyot a en tout cas confirmé certaines de mes opinions. J'ai sous les yeux la résolution européenne adoptée par le Sénat le 30 juin 2015. Je l'avais votée mais, plus je la relis, plus je regrette ce vote. En effet, si je ne me trompe, le droit de la concurrence européen est plutôt gênant à l'heure actuelle. Nous avons besoin d'investissements collectifs énormes pour faire face aux géants américains du web, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Les Chinois ont réussi, pour leur part, à s'en protéger. Or le droit européen nous interdit de tels investissements, similaires à ceux consentis pour Airbus. Les 100 milliards d'euros du plan Juncker représentent un saupoudrage permanent. Ai-je raison ?

M. Jean Bizet. - Il faut certes repenser, à l'échelon européen, le droit de la concurrence ; je dois néanmoins rappeler que notre résolution du 30 juin 2015 appelait déjà à le faire !

M. Alain Vasselle. - Ma question s'adresse à M. Reuss. La France légifère actuellement sur le numérique. L'Allemagne a de l'avance en la matière. Notre commission des affaires européennes a récemment adopté une résolution visant à répondre à la question suivante : comment la France et l'Allemagne peuvent-elles, ensemble, peser sur les futures directives européennes sur le numérique ? Il faudrait qu'il n'y ait pas, entre nos deux pays, trop de divergences qui permettraient à l'Union d'aller dans des directions que nous ne souhaitons pas. Selon vous, monsieur Reuss, de telles divergences existent-elles ?

M. André Gattolin. - Des incompréhensions demeurent. M. Guyot ne comprend pas notre définition de l'industrie numérique. Il n'est pas question, bien sûr, de la numérisation des industries traditionnelles ; nous voulons plutôt comprendre comment construire des opérateurs spécialisés dans le numérique, au niveau européen, qui soient de taille conséquente comparés à leurs concurrents nord-américains ou asiatiques. De tels groupes sont très rares en Europe. Or les opérateurs européens ont l'avantage de payer leurs impôts dans nos pays, contrairement à certains opérateurs américains.

Je comprends mal également l'intervention de mon collègue Yves Pozzo di Borgo. Ses réflexions sont exactement reflétées dans la résolution de juin 2015, qu'il critique aujourd'hui !

Les directives européennes sur le numérique vont dans la direction de la création du marché unique numérique. C'est une bonne chose. M. Reuss a posé la question du développement des infrastructures, qui est lui aussi essentiel. De fait, aujourd'hui, une grande partie de la richesse issue du numérique va aux opérateurs américains, qui seront les premiers bénéficiaires du plan Très haut débit français. C'est problématique. La Commission européenne en reste à une approche de marché qui nous limite à l'extrême ; la possibilité d'établir des aides sectorielles est importante pour survivre dans la « vallée de la mort » technologique.

M. Yves Rome. - M. Guyot a bien posé le sujet d'entrée de jeu. Nous sommes devant un nouveau monde et le vieux monde n'en finit pas de finir. Là est la crise face à laquelle l'Europe reste encore impuissante. La gouvernance de l'Internet reste du domaine des grandes sociétés américaines, dont la masse financière dépasse largement celle des États nations. Il y a urgence à travailler sur deux dimensions essentielles.

La première est celle des réseaux, dont on ne parle jamais assez, mais qui commandent les usages. Quelques pépites existent sur le continent européen ? L'Estonie, par exemple, qui a fait la démonstration, certes pour une population de taille modeste, qu'il est possible de numériser l'ensemble des services publics. L'Europe n'a pas aujourd'hui une stratégie suffisamment claire face aux GAFA.

La seconde est celle des usages. Il faut donner la possibilité aux créateurs, tels Blablacar ou Captain Train, de se développer à l'échelle européenne.

Mme Dominique Gillot. - Monsieur Guyot, vous avez évoqué le problème des ressources humaines, mais vous n'avez pas parlé à ce propos de la formation, du vivier des techniciens et créateurs qui arrivent sur le marché. Notre système de formation est-il suffisant pour préparer les jeunes à ce monde nouveau ou bien ou y a-t-il encore des efforts à faire ?

M. Bruno Sido. - La stratégie numérique de l'Union européenne met l'accent sur les PME. En effet, ces entreprises sont en retard dans ce domaine, particulièrement dans notre pays, même si l'on constate des progrès. Peut-on avoir des précisions sur les dispositifs concrets qui seront proposés aux PME en ce sens ? Le recours au cloud, ou nuage informatique, leur permettra de réaliser des économies, notamment en externalisant leur service informatique et en le dématérialisant, mais aussi d'accomplir des calculs à haute performance. Où en est le projet d'un nuage informatique européen ?

M. Marc Daunis. - On ne peut que se féliciter de l'initiative du marché unique numérique. Néanmoins, on peut concevoir cette arrivée du numérique comme une étape du mouvement continu d'évolution des techniques. Nous avons auditionné M. Bernard Stiegler sur les impacts du numérique sur les modes de production et l'organisation sociale. Ne sommes-nous pas face à ce qu'il appelle une « disruption » ?

Selon l'historien des techniques Bertrand Gilles, il est des moments où la société même peut être débordée par une mutation industrielle. Il appartient à nous, politiques, de faire en sorte que ces progrès techniques s'adaptent à notre organisation sociale. En d'autres mots, on sait qu'au cours des vingt prochaines années la vague de l'automatisation va déferler sur le monde ; la redistribution des gains de productivité par les salaires ne suffira plus.

Les modes de travail vont eux aussi évoluer. Nos schémas anciens vont être fondamentalement modifiés. De fait, l'Europe ne constituerait-elle pas la bonne échelle pour permettre l'élaboration d'une nouvelle économie industrielle reposant sur le partage des savoirs ?

M. Peter Reuss - Je n'oserais pas dire que tout va bien entre la France et l'Allemagne, mais je crois que, sur ce point-ci, les ministres de l'économie de nos deux pays, ainsi que le Président de la République française et la Chancelière allemande, se sont mis d'accord pour considérer que ce sujet ne saurait être borné par les frontières nationales et qu'il faut commencer à travailler ensemble. Peut-être avons-nous des traditions et des situations différentes, qui rendent nos deux pays complémentaires, mais cela n'empêche pas un travail commun.

En revanche, je crains que de nombreuses jeunes entreprises françaises ou allemandes oublient de s'intéresser au marché de l'autre pays. Au XIXe siècle, Siemens et Bosch, quelques années à peine après leur création, s'élargissaient déjà vers la France ; Saint-Gobain, vers l'Allemagne. Aujourd'hui, les start up regardent dans leurs villes, leurs pays, ou vers la Californie, mais elles oublient d'aller voir outre-Rhin. Cela n'est pas sain : nous risquons de voir diminuer l'intégration de nos économies.

M. Jean-Daniel Guyot. - Je voudrais répondre à la question relative aux investissements publics européens avant d'aborder celle qui porte sur le nuage informatique européen, puis celle relative à la formation.

L'économie actuelle va clairement beaucoup plus vite qu'auparavant, suivant le modèle du winner takes all : le premier à prendre la tête de la compétition emportera tous les marchés. On n'a aucune idée de ce qui va apparaître dans les prochaines années. Il faut être à l'aise avec cette incertitude. Dans ce cadre, les nations comme l'Europe n'ont en aucun cas la possibilité d'investir de manière assez agile et réactive pour pouvoir jouer un rôle constructif.

Pour ce qui est du cloud, vous nous demandez, somme toute, comment l'Europe peut créer un nouvel Amazon. En effet, au-delà de ses activités de vente par Internet, ce géant américain est le leader pour la technologie du cloud. Ils sont en train de gagner ce marché à l'échelle mondiale. L'Europe ou la France n'ont aucun moyen d'enrayer cette domination : nous n'avons ni la réactivité ni l'expertise nécessaires. Il faut laisser cela à l'initiative privée. Dès lors, la question à se poser est la suivante : comment favoriser cette initiative et faire en sorte qu'elle soit la plus réactive possible ?

La situation est assez intéressante dans le domaine des ressources humaines et de la formation. L'Europe a une très bonne qualité de formation en master sur l'informatique et, plus largement, sur tous les nouveaux métiers numériques. En effet, ces formations assez généralistes sont souples. J'ai une petite fille de neuf mois ; 70 % des métiers qui l'attendront quand elle aura l'âge de travailler n'existent pas encore. Là encore, il faut être à l'aise avec cette impossibilité de savoir ce qui va arriver.

M. Jean Bizet. - Vous la rassurez !

M. Michel Raison. - Peut-être ne voudra-t-elle pas travailler !

M. Jean-Daniel Guyot. - Peut-être du moins ne passera-t-elle pas son permis de conduire parce que les voitures seront automatiques !

Mme Dominique Gillot. - Selon vous, plutôt que des disciplines spécialisées, il faudrait donc encourager la formation d'un nouvel esprit.

M. Jean-Daniel Guyot. - Absolument ! Aujourd'hui, si l'on est né dans la bonne famille, on peut obtenir la formation nécessaire pour s'adapter aux nouveaux métiers. De la maternelle au collège, malheureusement, on reste dans un cadre assez ancien et inadapté au monde nouveau, ce qui empêche certaines populations d'accéder à ces formations.

Les bonnes initiatives n'arrivent qu'après le bac. À l'école d'ingénieurs où j'ai étudié, on m'a appris la nécessité d'être un manager généraliste plutôt qu'un expert, mais d'une manière trop classique, adaptée à l'industrie ancienne. L'organisation des entreprises change énormément et devient plus horizontale au lieu de la pyramide antérieure. Nous cherchons, quant à nous, dans nos recrutements, des personnes capables de s'adapter.

Enfin, vous avez parlé d'harmonisation du cadre européen du numérique. Certes, mais le numérique n'est qu'un outil utilisé par les entreprises. Ce qui importe plus, c'est l'harmonisation du cadre qui s'applique aux entreprises, qu'elles vendent des sandwichs ou des trajets en covoiturage.

M. Jean Bizet. - La notion d'ouverture d'esprit est bien au coeur de la réflexion sur le numérique. Je laisse maintenant la parole au président Jean-Claude Lenoir, pour introduire la deuxième table ronde de ce matin.

M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je suis très heureux d'ouvrir avec vous cette table ronde consacrée à la régulation du numérique en Europe. Mme Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, nous parlera de ce qui a été accompli et des enjeux à venir. Nous entendrons ensuite Mme Célia Zolynski, professeure agrégée de droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL.

L'enjeu de la régulation du numérique est aujourd'hui à la fois central, car le numérique est au coeur de nos sociétés, mais aussi transversal, comme le montre la présence de nos trois commissions réunies ce matin.

À l'heure de la convergence, nous évoquerons également la problématique des réseaux à haut, et maintenant très haut débit, tant il est vrai que, sans ces « tuyaux », la société numérique n'existerait pas. Nous sommes bien sûr très sensibles à cette problématique au sein de la commission que je préside.

À cet égard, le rapport de la Commission européenne sur l'état d'avancement de l'Europe numérique pour 2016 vient de paraître. Il suit l'évolution des États membres, notamment en matière de déploiements numériques. Or il signale, comme chaque année, le retard en la matière de la France, placée au seizième rang : notre pays a nettement décroché par rapport à ses grands voisins.

Pourquoi un tel retard, et que fait notre pays pour y remédier ? La configuration de notre marché des télécommunications, avec quatre opérateurs, n'est-elle pas un frein pour des investissements qui devront être massifs ? Le modèle de régulation symétrique mis en place sur la fibre optique est-il incitatif à cet égard ? Quels sont les choix retenus en la matière chez nos partenaires européens et donnent-ils de meilleurs résultats ?

Nous nous interrogerons également sur la problématique de l'accès à ces réseaux. Quel équilibre trouver entre la préoccupation des internautes d'éviter un Internet à deux vitesses qui résulterait d'une multiplication des services dits « spécialisés » ou « gérés », et celle des opérateurs de pouvoir garantir la qualité de certains services ?

Le principe de neutralité de l'Internet impose un traitement non différencié de tous ses utilisateurs. Le projet de loi pour une République numérique, que nous avons adopté au Sénat, renvoie dans notre droit à la définition européenne de ce principe. Vous nous direz quel usage il peut en être fait par le régulateur et par le juge, mais aussi comment les lignes directrices de l'Organe des régulateurs européens, l'ORECE, se positionnent à cet égard.

Voilà, mes chers collègues, les divers sujets que nous pourrons aborder lors de cette table ronde. Je me félicite pour finir de cette initiative inter-commissions, en espérant qu'elle aura des suites sur des sujets qui s'y prêtent comme celui-ci.

Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). - Je tiens tout d'abord à excuser le président de l'ARCEP, qui ne pouvait se rendre à votre invitation et que je représente donc.

M. Jean Claude Lenoir. - M. Sébastien Soriano est un hôte fréquent et apprécié de notre assemblée et de la commission des affaires économiques !

Mme Martine Lombard. - Dès mai 2015, une table ronde avait été organisée au Sénat sur ce même thème. La résolution que vous avez adoptée le 30 juin 2015, un mois à peine après les annonces de la Commission européenne sur sa stratégie numérique, notait que, en dépit des bonnes intentions affichées, aucune avancée concrète ne figurait dans ces annonces.

Le moment est donc bien venu de tirer un nouveau bilan, car des avancées réelles ont eu lieu depuis. Certes, elles vont plus dans le sens d'un marché unique que d'une politique industrielle volontariste, qui reste largement subordonnée à la capacité de la France et de l'Allemagne de travailler ensemble et de susciter l'adhésion de nos partenaires.

Ce sont là néanmoins des choix politiques qui ne relèvent pas d'une simple autorité indépendante comme l'ARCEP. Nous veillons simplement à essayer d'atteindre au mieux les objectifs qui nous sont fixés par la loi, conformément au droit européen : promouvoir l'investissement et l'innovation, veiller à une concurrence équitable, etc.

Je veux donc récapituler ce qui a été fait depuis un an, y compris les décisions qui attendent encore leurs textes d'application, ce qui est en cours et ce qui, malheureusement, n'est pas encore mûr alors même qu'il s'agit parfois du plus important.

Pour ce qui est fait, je voudrais d'abord saluer l'important règlement sur la protection des données personnelles du 27 avril 2016. Je parlerai un peu plus longuement du règlement du 25 novembre 2015.

Il entend, en premier lieu, introduire un Internet ouvert par des dispositions portant sur trois secteurs : les pratiques commerciales, la gestion du trafic et les services spécialisés. Ce règlement confie aux autorités de régulation nationales le soin de veiller à la bonne application de ces dispositions. On risque donc d'avoir 28 interprétations différentes de ce règlement somme toute assez large. Pour éviter ce problème, l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) se voit confier le soin d'établir des lignes directrices ; elles ont été tout récemment soumises à la consultation publique. Elles portent notamment sur la pratique du zero rating et sur les conditions dans lesquelles peuvent être créés des services spécialisés. Ces lignes directrices ont déjà suscité des réactions parfois assez vives.

Ce règlement porte en second lieu sur la suppression des frais d'itinérance en Europe. Une baisse très sensible de ces frais a déjà eu lieu au printemps dernier ; leur suppression est quant à elle subordonnée à l'adoption de textes d'application, qui seront cruciaux pour déterminer la portée effective de cette mesure.

J'en viens à ce qui est en cours, c'est-à-dire aux domaines où la Commission a déjà publié des propositions de règlement ou de directive. La révision de la directive sur les services audiovisuels ne concerne pas l'ARCEP. En revanche, nous sommes attentifs à la proposition de règlement relatif à la livraison transfrontalière de colis. Elle tend à créer des obligations spécifiques qui peuvent être assez sensibles pour l'opérateur de service universel, notamment en matière de tarifs des frais terminaux pour la distribution de colis en provenance d'autres États membres. Par ailleurs, une proposition de règlement a été tout récemment publiée, visant à contrer les pratiques dites de « geoblocking », consistant à interdire aux non-résidents de faire des achats sur des sites marchands d'un pays donné.

J'en viens au projet de quatrième « paquet Télécom ». Il sera déposé en septembre prochain, sous forme de proposition de règlement ou de directive. Nous savons d'ores et déjà qu'il portera sur cinq points.

Un premier point, assez essentiel, concernera la connectivité. Nous espérons qu'il respectera le principe du « mieux légiférer », c'est-à-dire qu'il préservera les capacités d'action à l'échelon national. En effet, les réseaux s'inscrivent dans des réalités physiques qui diffèrent d'un État à l'autre. Alors que le récent rapport de la Commission sur ce sujet situe la France dans le fond de la classe, pour des raisons circonstancielles d'ailleurs, il semble que cette révision du cadre réglementaire devrait s'inspirer du modèle français de cadre symétrique pour le développement de la fibre optique FttH et imposer des obligations à tous les opérateurs. On peut aussi espérer que cette proposition admette la nécessité de fonds publics, tels ceux qui passent, en France, par les réseaux d'initiative publique (RIP), et même assouplisse quelque peu le contrôle des aides d'État en la matière.

Le deuxième point de ce « paquet Télécom » concerne le spectre. Dans ce domaine, l'urgence est d'harmoniser les calendriers de libération des fréquences, notamment dans la bande des 700 MHz, où la France et l'Allemagne ont ouvert la voie.

Le troisième point est le périmètre du cadre réglementaire. Le moment paraît en effet venu de soumettre à des réglementations identiques des services similaires, quelle que soit la nature du fournisseur. Je pense notamment à Skype ou à WhatsApp.

Le quatrième point a trait au service universel. Le moment ne serait-il pas venu d'y inclure l'accès à l'Internet à haut débit ? Faudrait-il étendre à tous les opérateurs les dispositions favorisant l'accès des handicapés au réseau ?

Enfin, le cinquième point concerne les questions institutionnelles. Il est probable que cette proposition va accroître le rôle et les moyens de l'ORECE. Il pourrait notamment être amené à rendre systématiquement des avis sur les problèmes qui se posent et les solutions possibles préalablement à chaque initiative législative de la commission.

J'en viens à ce qui n'est pas encore suffisamment mûr pour une initiative européenne, alors même que l'Union constitue l'échelle optimale pour traiter ces problèmes. Je parle là bien sûr de la régulation des plateformes. La notion même de « plateforme » comprend un large éventail de modèles : moteur de recherche, magasin d'applications, comparateur de prix, etc. Tous ont pour point commun de créer une forme de relation entre des utilisateurs et des contenus ou services développés par des tiers.

De nombreuses définitions en ont été proposées : il est dès lors assez remarquable que la dernière communication de la Commission renonce à les définir. La définition la plus opérationnelle à ce jour est celle donnée dans le projet de loi pour une République numérique.

Il existe un consensus pour reconnaître qu'il ne serait possible de traiter au mieux cette question qu'au niveau européen, face aux géants américains que sont les GAFA, sans même mentionner les géants asiatiques tels Baidu ou Alibaba. Certes, il est possible de poser à l'échelon national un principe de loyauté des plateformes à l'égard des consommateurs, comme le fait le projet de loi pour une République numérique. Néanmoins, comme l'a relevé l'ARCEP dans son avis, on ne peut guère aller au-delà en l'état, car une réglementation purement nationale risquerait d'être facilement contournée et pénaliserait surtout les plateformes françaises comme Blablacar ou Le Bon Coin.

Le Conseil d'État a par ailleurs souligné d'éventuels problèmes de compatibilité si l'on étendait cette protection, au-delà des consommateurs, aux professionnels, qui en ont pourtant bien besoin. Être victime d'un déréférencement brutal peut représenter un désastre pour une PME !

Malheureusement, il n'existe encore de consensus européen ni sur la nécessité d'une régulation spécifique des plateformes ni a fortiori sur les formes qu'elle pourrait prendre. Plus d'une dizaine d'États, emmenés par le Royaume-Uni, sont vigoureusement hostiles à une régulation spécifique des plateformes. Nous avons noté avec intérêt le Livre vert du ministère allemand de l'économie, publié le 30 mai dernier, qui souligne que la situation de certaines plateformes est proche du monopole. Il demande si les outils existants du droit de la concurrence suffisent et annonce des solutions concrètes dans un prochain Livre blanc. Les préoccupations allemandes semblent sur ce point très proches de celles de la France.

La Commission européenne, quant à elle, semblait encore récemment partagée entre une approche horizontale et une approche verticale. Dans sa communication du 25 mai, elle semble trancher en faveur d'une approche sectorielle verticale et met en avant des mesures d'autorégulation, par exemple pour lutter contre les contenus haineux ou assurer la protection des mineurs par l'instauration de codes de bonne conduite. Selon la Commission, au moins un point nécessite une réglementation : la nécessité d'une concurrence équitable, pour des services similaires, entre les opérateurs de télécommunications et ce qu'on appelle les « services par contournement », ou « over the top » (OTT). Cela devrait être inclus dans le prochain « paquet Télécom ».

Il reste que, même dans une approche fondée, comme le propose la Commission, sur le traitement pragmatique des problèmes, il faut se doter des outils nécessaires pour détecter ces derniers et les analyser, afin de pouvoir ensuite les traiter, si nécessaire. Il me semble donc que la proposition du Conseil national du numérique (CNNum), consistant à promouvoir un système de notation des plateformes, permettrait de mieux connaître ces problèmes et de mettre une certaine pression sur les acteurs. Nous la jugeons donc intéressante.

Enfin, l'année 2017 sera à mon sens déterminante pour nombre de ces chantiers. Je me réjouis à cet égard de ce que le président de l'ARCEP présidera l'ORECE l'an prochain.

Mme Célia Zolynski, professeur agrégée de droit privé à l'université Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL. - Merci de m'accueillir, mesdames, messieurs les Sénateurs, pour ce rapide panorama des propositions qui, selon le CNNum, doivent être portées au niveau de l'Union européenne afin de penser la régulation de l'économie numérique et, plus spécifiquement, dans le prolongement des propos tenus à l'instant, une régulation efficiente des plateformes.

Ces plateformes jouent, au sein de l'économie numérique, un rôle de prescripteur, qui conduit à s'interroger sur leur encadrement. Si le principe de leur régulation ne fait plus de doute, il convient de mieux penser les approches régulatoires à retenir, la portée de la régulation ou encore les instruments permettant sa mise en oeuvre.

S'agissant de ces approches, deux méthodes existent, toutes deux poussées par le Parlement européen dans sa résolution de janvier 2016. La première, uniforme et transversale, vise à consacrer un principe de loyauté pour toutes les plateformes. Elle peut être complétée par la seconde, l'approche en silo, déjà évoquée par Mme Lombard.

La portée de la régulation doit concerner à la fois les rapports entre plateformes et consommateurs et les rapports entre plateformes et professionnels, compte tenu du rôle acquis par des infomédiaires qui se sont transformés en points d'entrée sur le marché, et pour éviter tout phénomène de dépendance à leur égard.

S'agissant des instruments de la régulation, enfin, les législateurs et régulateurs souhaitent se doter d'instruments d'observation du trafic, des données, des outils de quantification des pratiques, du marché et de son évolution. Or ces instruments font défaut à l'heure actuelle. Le CNNum a donc proposé la création d'une agence européenne de notation de la loyauté, qui prendrait la forme d'une plateforme appuyée sur un réseau ouvert de contributeurs et fonctionnant selon une logique participative.

Cette proposition présente un intérêt multiple : elle permettrait de rendre accessibles, via une plateforme, des signalements de pratiques contraires à la loyauté, remontant des associations de consommateurs, des acteurs de l'Internet citoyen, des consommateurs et utilisateurs, voire des entreprises ; ces informations pourraient agir sur la réputation des plateformes et assurer la promotion des acteurs les plus vertueux, en leur permettant de faire de la loyauté un avantage compétitif ; elles pourraient être prises en compte par les investisseurs, publics et privés, à l'image des informations relatives à la responsabilité environnementale.

Une convergence de vues paraît émerger, aujourd'hui, en Europe sur ces différents points.

En France, la vision a été portée au travers de différents travaux et votes parlementaires - je pense notamment au projet de loi pour une République numérique.

Mais elle est partagée par différents États membres, comme l'illustre un récent rapport de la Chambre des lords britannique.

Bien que le Royaume-Uni soit réputé pour sa position libérale en matière de régulation de ces pratiques, ce rapport se prononce en faveur de la création de règles sectorielles très fortes, visant à réguler certains marchés, notamment celui de l'hôtellerie. Il met l'accent sur la nécessité de promouvoir une plus grande transparence, au bénéfice de l'information du consommateur dans sa relation avec les plateformes. Il propose de porter la composition d'un panel d'experts chargés d'objectiver les pratiques.

Cette vision paraît également, en certains points, partagée par la Commission européenne. En attestent les communications récentes - rappelées par Mme Lombard - sur la promotion du commerce électronique dans l'Union européenne, sur « les plateformes en ligne et le marché unique du numérique : opportunités et défis pour l'Europe » ou encore sur les plateformes collaboratives.

Il ressort de ces textes, qui prolongent la consultation publique lancée par la Commission européenne à la fin de 2015, que celle-ci a bien dressé la liste des problèmes : asymétrie informationnelle et déséquilibre contractuel, manque de transparence, risque de discrimination dans les rapports entretenus par les plateformes avec les consommateurs, mais également avec les professionnels.

La Commission semble se montrer favorable à une régulation portant sur ces deux types de rapports. Elle propose de promouvoir une meilleure transparence des pratiques, ce qui mérite d'être salué. Le consommateur serait ainsi mis en capacité de faire un choix éclairé, par le contrôle des risques de biais et de manipulation.

Pour cela, la Commission entend réformer l'acquis. Elle porte une approche par silo, consistant, par exemple, à encadrer différemment les plateformes à but lucratif et les plateformes acteurs de l'économie du partage. Elle propose aussi de réaliser une revue globale de l'acquis, notamment en adaptant sa législation sur les pratiques commerciales déloyales. Enfin, elle propose de renforcer le respect de la réglementation en encourageant une approche ex post visant à réformer les structures de règlement alternatif des conflits, sans évoquer la nécessité de garantir la portabilité pour éviter l'enfermement des écosystèmes captifs.

Outre ces réformes portant sur la réglementation, la Commission souhaite s'appuyer sur d'autres leviers de régulation, ces instruments de soft law et bonnes pratiques à promouvoir ayant été rappelés.

Cette approche croisée de la régulation et de la co-régulation doit être encouragée. Pour autant, elle n'est pas suffisante, en raison de son caractère assez réactif.

Il est essentiel que l'Union européenne porte une véritable stratégie proactive numérique, d'autant que l'inertie dont elle a fait preuve jusqu'à présent - on constate beaucoup d'effets d'annonce et de réformes réactives - tranche avec la stratégie très active mise en oeuvre par les États-Unis, depuis 50 ans, sur le sujet.

Cette absence de stratégie d'envergure européenne tient à l'absence de structure dédiée à la construction d'une vision à l'échelle européenne. Les idées émanant des collectifs informels sont insuffisamment récupérées, tandis que les informations remontant du lobbying classique, des grandes plateformes ou des start up, parce qu'elles portent des intérêts particuliers, ne permettent pas une approche suffisamment transversale pour servir de base à la construction d'une politique industrielle pour l'Union européenne.

Dès lors, il faut de toute urgence structurer des réseaux de réflexion au niveau européen, créer de véritables courroies de transmission entre les autorités de l'Union européenne et les écosystèmes numériques pour porter de nouvelles propositions, de nouvelles visions et des solutions innovantes en vue de la fondation d'une véritable politique industrielle européenne. Ces réseaux doivent être structurés autour d'une interface avec l'écosystème numérique, comme le propose le commissaire européen Günter Oettinger.

M. Jean Claude Lenoir. - Je laisse sans tarder la parole à nos collègues.

M. Bruno Sido. - L'article 19 du projet de loi pour une République numérique, dont je suis rapporteur, tend à poser, pour la première fois dans notre droit, le principe de neutralité de l'Internet. D'autres articles du texte visent à donner les pouvoirs à l'ARCEP de mettre celui-ci en oeuvre, en renforçant ses pouvoirs d'enquête. Quel usage l'ARCEP entend-elle faire des nouveaux instruments qui lui ont été octroyés pour assurer cette neutralité ?

M. Marc Daunis. - Sans doute ai-je formulé ma question de manière trop imprécise, mais je n'ai pas vraiment le sentiment d'avoir reçu une réponse. Je rebondirai donc sur l'intervention de Mme Zolynski pour clarifier mon interrogation.

Réguler, c'est orienter en fonction d'enjeux et d'objectifs, donc anticiper une évolution que l'on souhaite précisément obtenir grâce à cette régulation.

Je ne reviens pas sur mes propos concernant la modification radicale des modes de production et l'impact majeur des techniques sur la société. Mais pensez-vous qu'une vision se dégage, au niveau européen, sur ce que pourrait être cette nouvelle économie industrielle ? Comment mener une politique industrielle sans une telle vision ou, à tout le moins, sans perception des éléments structurants fondamentaux de l'économie du futur ? Quels sont, selon vous, ces éléments fondamentaux ?

Pour ma part, j'estime que seul un leadership européen nous permettra de répondre aux défis des dix ou vingt prochaines années.

M. Yves Rome. - Au risque de me répéter, je voudrais souligner les efforts déjà accomplis au niveau européen.

Je tiens également à revenir sur la question importante de la régulation des plateformes. Celle-ci laisse entrevoir une autre problématique : celle de la toute-puissance des GAFA et, en particulier, du pillage des fiscalités nationales.

L'explosion des échanges par Internet conduit à un assèchement des prélèvements opérés par les États pour assurer le bien-vivre ensemble sur leur territoire. Nous voyons là les prémices d'un dispositif, à l'échelle européenne, au moins, pour tenter de réguler des pratiques qui, aujourd'hui, ne le sont pas et mettent à terre nos économies à une vitesse exponentielle.

Par ailleurs, nous déplorons l'absence d'opérateurs nationaux, voire européens, pour le déploiement des réseaux sur nos territoires. L'Europe doit avoir la volonté de créer des champions européens, capables de participer à la compétition internationale.

Dernier point - peu évoqué à ce jour -, comment l'Internet des objets influence-t-il l'ensemble des bouleversements économiques et qui vont compléter la totale disruption de nos organisations actuelles ?

Mme Martine Lombard. - Avant de répondre à ces questions, je voudrais revenir sur le retard de la France. Il est vrai que nous sommes à la seizième place - sur vingt-huit ! -, ce qui n'est certes pas une bonne chose en soi, mais cela s'explique tant par la méthodologie employée dans l'étude de la Commission européenne que, paradoxalement, par le volontarisme français en matière industrielle.

Le rapport qui a été mentionné mesure la connexion, non pas à 100 Mbits/s, mais à 30 Mbits/s. Cela change tout ! Les autres États se différencient de la France par l'utilisation du câble et la montée en débit du cuivre. Or la France utilise peu le câble, qui se rénove assez vite et qui a rapidement un débit descendant supérieur à 30 Mbits/s. En revanche, la France fait preuve d'un grand volontarisme sur le développement de la fibre optique, la technologie actuellement la plus performante - elle assure un débit non seulement descendant mais aussi ascendant supérieur à 100 Mbits/s - et a même quelque avance en ce domaine. Nous pourrions donc passer, dans quelques années, directement du fond de la classe au premier rang !

Je me réjouis de cette « dynamique positive », pour reprendre l'expression de la Commission.

L'inscription dans la loi de la neutralité de l'Internet, en phase avec le règlement européen de 2015, constitue un autre motif de satisfaction. L'ARCEP appliquera ce principe dans une démarche la plus cohérente possible par rapport aux autres autorités de régulation nationales, afin que les opérateurs nationaux ne soient pas pénalisés et que nos consommateurs ne soient pas mieux ou moins protégés que d'autres.

Nous nous réjouissons aussi que des pouvoirs d'enquête supplémentaires, un peu sur le modèle de ceux dont dispose l'Autorité de la concurrence, nous soient confiés. À l'heure actuelle, nous arbitrons des litiges entre opérateurs, mais nous aurons besoin de moyens supplémentaires lorsqu'il nous faudra assurer la neutralité de l'Internet. Face aux consommateurs assez démunis, nous aurons à chercher les moyens par nous-mêmes de vérifier ce que disent les uns et les autres.

La question de la suppression des frais d'itinérance est subordonnée à un prochain acte d'exécution de la Commission européenne concernant le fair use - on l'attend en décembre. L'ambition affichée est bien de permettre à tout Européen d'utiliser son téléphone n'importe où en Europe, mais nous voulons éviter le roaming permanent, qui voit un consommateur français acheter l'abonnement là où il est le moins cher possible en Europe pour ne l'utiliser qu'en France.

Il faut donc établir les limites d'un usage raisonnable. Tout est pour l'instant très ouvert, mais celles-ci devraient probablement s'établir autour de 35 ou 40 jours.

S'agissant de l'intérêt de l'Internet des objets, l'ARCEP s'efforce de promouvoir l'innovation et de rester neutre. Nous venons de lancer une expérimentation sur l'usage des fréquences de la bande 900 MHz, pour l'Internet des objets.

Mme Célia Zolynski. - Dans quelle mesure penser une politique industrielle impose de bâtir une vision stratégique européenne du numérique ? Je ne saurai répondre à cette question fondamentale en si peu de temps. Il semble toutefois important de mettre l'accent sur la nécessité impérieuse de construire un modèle qui soit propre à l'Union européenne, et non dicté par les grands opérateurs du marché, même s'ils peuvent être associés à la démarche. Le modèle européen en tirerait probablement un second souffle, économique, social, voire politique avec l'émergence de ces nouveaux modes de régulation.

Comment bâtir cette vision ? Il faudrait mettre en place des courroies de distribution, un ensemble de conditions ou de lieux permettant les échanges entre États membres, entre les différentes entités nationales chargées de co-élaborer les stratégies numériques - le CNNum et d'autres autorités administratives indépendantes, ainsi que leurs homologues européennes -, mais également avec le milieu économique, la société civile et le monde de la recherche. Voilà effectivement très longtemps que les États-Unis s'appuient sur de tels échanges pour penser leur vision à très long terme du numérique.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. - Nous avons maintenant le plaisir d'accueillir MM. Bernard Benhamou et David Martinon pour évoquer le sujet de la souveraineté, question qui recouvre toutes les autres.

Notre collègue Jean Bizet signalait précédemment que le thème de la souveraineté émergeait enfin. Effectivement, nous avons eu, pendant longtemps, une vision presque angélique du monde de l'Internet et de ses potentialités de croissance illimitées, mais l'affaire Snowden et les révélations de captations massives de données nous ont fait prendre conscience que l'Internet était devenu un terrain d'affrontement mondial, sur lequel nous, Européens, étions largement distancés. Alors que les États-Unis se sont dotés, dès les années 80, d'une législation leur permettant d'accéder au leadership, et que les Chinois et les Russes s'inscrivent dans la même démarche, nous demeurons très passifs, en France et en Europe, et regardons les trains passer.

Nous ne partons pas de rien, car nos travaux nous ont permis d'arrêter plusieurs orientations nécessaires à la préservation de notre souveraineté : un régime exigeant de protection de nos données à l'heure du Big data, du cloud et de l'Internet des objets ; une régulation offensive de l'écosystème numérique, qui questionne notamment les dispositions fiscales, régule les plateformes et les moteurs de recherche, analyse les nouveaux modèles d'affaires ; la construction d'une stratégie industrielle forte pour que nos entreprises puissent émerger et survivre ; enfin, une diplomatie numérique puissante permettant de peser dans la gouvernance mondiale de l'Internet et y défendre nos valeurs.

Est-il encore temps de maîtriser notre destin numérique ? Avons-nous encore les capacités de reprendre en main notre destin numérique pour peser dans la gouvernance mondiale mais aussi être les acteurs et non pas des simples consommateurs de ce monde numérique avec son potentiel de croissance ?

Qu'en est-il de notre avenir ?

M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique. - Les pistes d'action que je vais défendre aujourd'hui différeront quelque peu des lamentations que l'on entend habituellement, en France et en Europe, au sujet du numérique.

Un événement passé au départ presque inaperçu, mais qui est pour moi l'acte fondateur d'une doctrine européenne de la souveraineté numérique, notamment sur les données, a été le coup d'arrêt donné par Yves Bot, procureur français à la Cour de justice de l'Union européenne, au Safe Harbor, un projet de traité transatlantique qui permettait à 4 000 entreprises américaines de traiter les données des citoyens européens sur le continent américain en respectant la législation européenne. Malheureusement, le traité a depuis été remplacé par le Privacy Shield, au terme d'une renégociation a minima de la Commission européenne que je regrette.

À ce titre, je tiens à saluer les efforts entrepris par l'Allemagne, notamment l'homologue de la CNIL, le BfDI, qui, avec d'autres pays, réclame le traitement sur le sol européen des données concernant les citoyens européens. L'enjeu ici porte sur la protection, non pas uniquement de données des citoyens, mais aussi de celles des entreprises - secrets industriels, propriété intellectuelle.

On sait aujourd'hui que des mesures de régulation peuvent avoir un impact sur la protection de la vie privée, qui est l'épine dorsale de la confiance sur Internet aujourd'hui, mais aussi peuvent aider à développer un écosystème européen dans ces domaines.

Car exiger, comme le fait le BfDI, le traitement de ces données européennes sur le sol européen, c'est aussi un moyen de stimuler les datacenter - ces immenses « fermes » de données - et les expertises et les savoir-faire locaux, et donc de limiter la déperdition à travers les États-Unis.

Il n'y a pas de déterminisme dans les technologies, et nous pouvons agir, surtout en n'étant pas neutres. D'ailleurs, sur la régulation des plateformes, mes homologues américains du Département d'État ont plutôt tendance à considérer que nous n'existerons qu'une fois que nous aurons un potentiel industriel, et, parlant de leurs plateformes, que nous sommes simplement jaloux d'eux - le président Obama lui-même a parlé de cette jalousie -, refusant de voir dans les réactions des Européens l'expression de valeurs morales ou l'affirmation de principes.

Comme cela a été signalé à plusieurs reprises, nous nous trouvons à un moment clé.

Pendant une vingtaine d'années, l'Europe s'est fourvoyée en matière de technologies, ce qui a conduit, par exemple, à la désintégration brutale, en cinq ans, d'un géant européen du mobile comme Nokia. D'autres entreprises aussi importantes, dans le secteur de l'automobile, de l'énergie ou de la santé, pourraient subir le même sort.

Il nous faut donc faire ce que nous n'avons pas osé faire jusqu'à présent, de peur, souvent, de susciter des mécontentements dans d'autres secteurs : flécher les domaines clés.

Dans le domaine des technologies, les Américains font preuve d'un interventionnisme extrême. Qui ne connaît pas l'étroite relation entre le domaine militaire, la recherche, l'industrie traditionnelle et l'économie numérique aux États-Unis ne peut comprendre le phénomène de la Silicon Valley. Non, ces sociétés ne sont pas toutes nées dans des garages du seul génie de leur créateur ! Elon Musk, dont on parle tellement, remarquable personnage au demeurant, fait l'impasse sur tous les contrats fédéraux et les contrats d'États qui lui ont permis de développer ses différentes activités.

Nous ne devons donc pas avoir la main qui tremble dans ce domaine, après le coup de tonnerre qu'a constitué, pour la régulation, la fin du Safe Harbor, et devons agir dans les domaines que nous considérons comme cruciaux.

Je pense notamment au secteur de la santé, avec les objets connectés, pas seulement tous les gadgets qui concernent la forme ou le bien-être, qui n'auront été que d'humbles précurseurs, mais aussi les outils de diagnostic, d'accompagnement et de suivi des pathologies. Le contrôle à distance des paramètres de santé permettra, par exemple, de désengorger les laboratoires et les hôpitaux, comme cela se constate déjà au Royaume-Uni.

Notre parcours de soin ne prend absolument pas en compte ces dimensions, ni les applications médicales ni les objets connectés. Sans aller jusqu'à valider la prévision extrême de Vinod Khosla, le fondateur de Sun Microsystems, pour qui 80 % des médecins pourraient être remplacés par les technologies à l'avenir, il faut savoir que la pression économique des acteurs prudentiels - les assurances - sur la prévention et le suivi à distance sera telle, à l'avenir, qu'elle affectera la structuration des organismes de soin, qui devra être complétement modifiée.

Si nous ne voulons pas entrer dans un système individualisé à l'extrême, avec la fin de cette solidarité du in solidum - pour le tout - nous devons créer un modèle européen - on peut imaginer qu'il s'inspire du modèle Blablacar, l'unique licorne française à ce jour ! Pour un pays de 65 millions d'habitants, une seule société non cotée valorisée plus de 1 milliard d'euros, c'est une véritable anomalie.

La construction d'un tel modèle européen exige de la confiance et des modèles innovants. Il est par ailleurs essentiel de s'appuyer sur nos principes et valeurs pour créer ces technologies, car s'il s'agit de contrebalancer une hégémonie et de lutter contre des abus de position dominante. Il s'agit aussi de construire le tissu de la société européenne future. Ces technologies ne visent pas, comme par le passé, tel ou tel secteur, mais tous les secteurs, et grâce soit rendue à Maurice Lévy d'avoir inventé le terme d'Uberisation : chacun est conscient que des secteurs même éloignés des nouvelles technologies peuvent être remodelés de l'intérieur, détruits de l'intérieur du fait de l'introduction de ces technologies.

Pour cela, un axe franco-allemand doit être établi autour de la préoccupation exprimée par Sigmar Gabriel lors d'une récente visite à Paris : nous devons être présents là où les normes et les standards de demain sont élaborés ; sinon, nous n'existons plus ! C'est toute la leçon de l'affaire Snowden, qui a prouvé que la National Security Agency (NSA) ne se contentait pas d'écouter les conversations, mais qu'elle modifiait les technologies pour les fragiliser - ces back doors qui ont suscité tous ces débats entre Apple et le Federal Bureau of Investigation (FBI) - et les corrompre.

Si nous ne veillons pas à ce que la demande de telle ou telle agence de sécurité ne corrompe pas les technologies, nous ne pourrons pas nous plaindre quand nous utiliserons de véritables tours de verre.

Je plaide depuis très longtemps pour un traité transatlantique fort, qui intégrerait les préoccupations en matière de neutralité, présentes dans nos discussions européennes il y a déjà quelques années, mais également les questions d'altération de la confiance, ce que nous appelons, dans notre jargon, le pilier du temple. La perte de confiance pourrait effectivement déboucher sur une maladie systémique de l'Internet, certains utilisateurs finissant par refuser d'utiliser ces technologies de crainte qu'elles ne deviennent dangereuses pour eux.

Au-delà des secteurs les plus importants pour l'avenir, j'ai cité la santé, l'énergie, les réseaux électriques intelligents, les objets connectés permettant la maîtrise de la consommation comme Nest aux États-Unis, je suis également favorable à une démarche active dans le secteur des transports. La voiture sans pilote, par exemple, que l'on pensait irréalisable voilà quelques années, paraît désormais pouvoir être créée dans un horizon de temps relativement proche. Or nous accumulons beaucoup de retard sur ce dossier.

Nous devons sortir des pratiques traditionnelles de saupoudrage en matière technologique et investir sur quelques axes stratégiques que l'Europe et la France devront développer. Sans cela, nos géants seront désintégrés les uns après les autres. Uber n'aura été que le premier exemple.

On parlait de rating : les plateformes dont nous discutons, et desquelles il faut effectivement exiger la plus grande transparence, sont effectivement capables de devenir hégémoniques tous secteurs confondus, agriculture, voyage, usines ! Nous devons être là où sont les enjeux, ce qui suppose des choix, mais cela n'a jamais été fait !

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Sur la réforme de la gouvernance mondiale de l'Internet, singulièrement de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), pouvez-vous nous dire ce que nous pesons réellement dans les différentes instances mondiales ? Sommes-nous là où s'élaborent les protocoles et les normes ?

M. David Martinon, ambassadeur en charge de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique. - Le temps me manque pour réagir à tous les propos que je viens d'entendre.

La gouvernance de l'Internet est très distribuée en fonction des sujets. La gouvernance dite technique - c'est-à-dire portant sur les noms, adresses et protocoles - est du ressort de l'ICANN, une société de droit californien à but non lucratif créée en 1998 et du ressort du juge de la cour supérieure du comté de Los Angeles. Nous sommes donc très loin du domaine intergouvernemental, de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) !

Au départ, l'administration Clinton I souhaitait organiser ce qui, jusqu'alors, avait été fait de manière artisanale par les fondateurs d'Internet, un groupe de professeurs travaillant au sein de différentes universités californiennes, UCLA, Stanford, Santa Barbara. Le travail notarial consistant à recenser, inventorier et mettre à jour les paramètres d'Internet a donc été confié dès le départ à une entité multi-parties prenantes. Nous sommes dans les années 1994, 1996, quand les internautes sont moins nombreux que les utilisateurs du minitel...

Cette structure, dans laquelle étaient représentés tous les acteurs qui faisaient Internet, entendait donc leur ressembler. Si l'on excepte les débuts d'Internet, avec la création de l'Arpanet par des chercheurs très proches de l'armée, très vite, l'histoire d'Internet a échappé aux États, étant avant tout une aventure d'ingénieurs, d'entrepreneurs, de professeurs, d'utilisateurs.

Cette organisation a pourtant la particularité d'avoir été placée sous la tutelle du Département du commerce américain. Cette tutelle existe toujours, même si son emprise diminue, au sens d'une supervision d'un certain nombre de procédures dans la gestion notariale que j'évoquais.

Les révélations d'Edward Snowden, au milieu de l'année 2013, ont contraint les États-Unis à bouger.

Quelques mois plus tard, plusieurs dirigeants mondiaux se rendent compte que leur téléphone portable a été piraté, la présidente Dilma Rousseff laisse éclater sa colère à la tribune des Nations unies et les acteurs techniques d'Internet expriment, pour la première fois, non pas un mea culpa, mais une volonté de prendre leur indépendance, au nom de la nécessité de rassurer les utilisateurs quant à la neutralité et la crédibilité des instances de gouvernance de l'Internet.

Le président de l'ICANN de l'époque saisit l'occasion pour le faire échapper à la tutelle américaine. En soi, il s'agit d'une fraude intellectuelle, l'ICANN n'ayant rien à voir avec les programmes de surveillance de la NSA, au contraire de l'Internet Engineering Task Force, qui, elle, a été infiltrée par des ingénieurs américains payés par le public et par le privé dans le but de veiller à ce que les sous-comités chargés de ces questions de standards d'encryption ne soient pas trop regardants.

Toujours est-il que, dans ce contexte, l'ICANN se crée de l'espace pour avancer et, Mme Rousseff intensifiant ses efforts diplomatiques, les États-Unis annoncent une transition un mois avant la conférence Netmundial de San Paolo.

Cette transition, nous l'avons souhaitée et y avons beaucoup travaillé, notamment pour ce qui est de l'appel des décisions du conseil d'administration de l'ICANN. Nous avions favorisé la notion d'assemblée générale, pour rééquilibrer les pouvoirs au sein de l'ICANN, mais cela ne correspond ni à la culture de l'Internet, celle de l'ouverture totale, ni au droit californien : il n'y a pas de membership ; tout le monde peut être accrédité, il suffit de payer son billet d'avion. La France a formulé des propositions et a obtenu beaucoup d'avancées. Pour autant, elle a indiqué, lors de la dernière réunion au Maroc, il y a trois mois, que le compte n'y était pas, même si elle ne s'opposait pas à la transmission de la proposition préparée par la communauté de l'ICANN aux autorités américaines pour examen et éventuelle validation.

Notre position est alignée sur celle des Brésiliens, des Argentins, de certains pays d'Afrique, mais elle s'inscrit aussi dans la lignée des positions chinoises, russes et vénézuéliennes. Peu d'Européens sont sur la même ligne.

Nous faisons le constat que, dans cette réforme, les parties prenantes non gouvernementales sont parvenues à marginaliser les États, lesquels se retrouvent avec un pouvoir et une capacité de recours limités par les autres ou par rapport aux autres.

Le modèle multi-parties prenantes tel qu'évoqué dans les conclusions du sommet - on equal footing - n'est pas celui de l'ICANN. Nous voulions l'égalité de droits et de prérogatives, mais nous obtenons moins, nos amis américains étant parvenus à contrôler la négociation, malgré nos efforts et malgré la coalition d'États que j'ai décrite.

La proposition est actuellement examinée par le Département du commerce des États-Unis et le Congrès est saisi. Ted Cruz, opposé depuis le début à cette transition, tente de rassembler des soutiens pour faire adopter une loi qui interdirait au Département du commerce d'approuver la réforme. J'ai néanmoins le sentiment que la décision restera celle de l'exécutif et que la réforme aboutira, étant précisé que le contrat liant le Département du commerce à l'ICANN expire le 30 septembre et pourra difficilement être renouvelé au-delà de janvier 2017... Le président Obama n'a-t-il pas dit, s'agissant de l'Internet, « we own this thing » ? Nous possédons l'Internet, autrement dit, nous sommes tellement bons que nous contrôlons tout !

Le Congrès devrait donner son avis dans les deux mois. Attendons de voir !

M. Yves Rome. - Comment l'Europe réagit-elle ? Vous n'avez évoqué que des alliés extra-européens... Cela tendrait à prouver l'absence totale de volonté politique européenne à cet égard !

M. André Gattolin. - Dans cette quasi-épreuve de force - selon le président de l'ICANN, il devait y avoir une double structure installée en Suisse, mais tout cela a évolué - nous nous retrouvons éternellement bloqués, car les pays européens ne nous suivent pas, de peur d'une balkanisation de l'Internet. Mais nous savons aussi, pour avoir auditionné M. Pierre Bellanger, fondateur d'Orbus, dans le cadre des travaux de la commission des finances, qu'une société française peut se faire sortir, du jour au lendemain, de certaines plateformes américaines, avec à la clé une perte de 15 % de chiffre d'affaires.

J'ai des exemples de plus petites sociétés qui, pour des raisons d'identité de noms, se font sortir des plateformes Google. Le système n'a donc rien d'ouvert, et certains ont une véritable capacité juridique à bloquer tout développement.

M. Bernard Benhamou. - Étant libéré de toute obligation de réserve liée à mes anciennes fonctions, je me permets d'évoquer l'ICANN, dont la particularité est d'être un monstre bureaucratique, ayant engendré une débauche de moyens autour de son fonctionnement, multipliant son budget par trente. Une campagne récente de dépôt de nouveaux noms de domaines, contraignant les acteurs à effectuer des dépôts dits « défensifs », lui a ainsi permis de recueillir une somme pharamineuse. L'inertie du système est telle qu'il n'y a pas de nouvelles extensions, à l'instar des grands succès historiques que furent « .org », « .net » ou « .info ».

Cette structure, aux décisions opaques, s'oriente donc tout droit, du fait de son financement, vers un fonctionnement de type CIO ou FIFA, ce qui est très regrettable - voyez l'issue du dossier controversé de l'extension « .xxx » !

C'est en ce sens que l'on peut parler de fraude, et pas seulement au sens intellectuel !

Par ailleurs, je fais le pari que les États-Unis ne se départiront jamais de leur fonction ultime de contrôle, l'IANA, l'Internet Assigned Numbers Authority, sur laquelle ils ont la mainmise. Ils trouveront une rustine juridique.

L'ICANN n'avait rien à voir avec les pratiques dénoncées dans l'affaire Snowden, d'où cette question : l'attention n'a-t-elle pas été trop portée par les Européens sur l'ICANN, en laissant dans l'ombre des ingénieurs appartenant en apparence à de grandes sociétés américaines, mais qui en réalité faisaient et défaisaient les technologies sur ordre de la NSA ?

Pour mémoire, Edward Snowden travaillait officiellement pour Booz Allen Hamilton...

M. David Martinon. - Je nuancerai ce propos.

Le secteur doit s'autoréguler et l'ICANN, qui est désormais une organisation dirigée par le secteur privé, a de nombreux défauts à corriger. C'est l'intention, et nous avons formulé des propositions pour une politique de lutte contre les conflits d'intérêts et pour que l'organisation soit la plus diverse possible.

Aujourd'hui, 80 % des personnes qui y travaillent et dirigent des comités sont soit anglo-saxonnes - Américains et affidés -, soit détentrices d'une green card ou employées de Facebook ! Telle est la réalité d'Internet !

L'intention initiale du lancement d'une nouvelle campagne de noms de domaines était louable : celle-ci visait effectivement à briser l'ultra-domination du « .com » - cela n'a pas fonctionné - et à instiller une autre logique. Certains noms de domaines présentent un réel intérêt, surtout avec l'ouverture du marché chinois.

Le plus grand succès, c'est le « .xyz » : cela ne veut rien dire et on en compte 5 millions... Et ce n'est rien par rapport au « .com » ! Tous les « points » correspondant à des logiques de marketing comme « .bio », « .paris » ou « .archi » sont à étudier.

Enfin, je ne crois plus au risque de balkanisation. Celle-ci existe de fait puisque des pays comme la Chine - ou la Russie - ont réussi à créer leur propre Internet national et n'ont plus besoin de supplanter l'ICANN. Et ils ont la technique pour filtrer depuis le reste du monde vers la Chine...

M. Bernard Benhamou. - Comment éviter que d'autres affaires Snowden viennent nous confronter à notre vulnérabilité ? C'est le questionnement que nous devons avoir pour l'avenir. Or, si nous ne sommes pas présents sur le plan industriel, notre capacité de réplique juridique et technique sera pratiquement nulle.

Être présents dans les organismes qui créent les technologies et qui les valident, créer nos propres normes, comme le GSM en d'autres temps, qui pourraient devenir mondiales, cela nous renvoie à la difficulté de créer des entreprises de taille internationale. Hier, sur la « French Tech », un journaliste critiquait ce défaut d'ambition : la France n'a qu'une licorne, une autre est en devenir sur les réseaux d'objets connectés, Sigfox. Ce n'est pas assez.

Nous devons rééquilibrer la situation, développer une contrepartie, avec des fonds européens de taille européenne, comme ce fut le cas pour le secteur médical américain, financé par venture capital, sans quoi nous finirons en simple colonie numérique des deux autres continents.

La séance est levée à 12 h 20.