Mercredi 15 juin 2016

- Présidence de M. Jacques Legendre, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de Mme Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

M. Jacques Legendre, président. - Je suis heureux d'accueillir Mme Catherine Teitgen-Colly, professeure de droit public à l'Université Panthéon Sorbonne-Paris 1 et membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, dont elle a été vice-présidente de 2012 à 2015.

Nous conduisons une réflexion sur l'accord passé entre l'Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016, qui est plutôt une déclaration politique visant à formaliser des engagements réciproques entre les deux parties.

Nous souhaitons recueillir votre avis sur cet accord, qui a beaucoup heurté un certain nombre d'observateurs et d'acteurs, notamment humanitaires et de défense des droits de l'homme, dans la mesure où l'Union européenne paraît vouloir se soustraire, à travers le dispositif de renvoi, à ses obligations en matière d'asile.

En même temps, force est de reconnaître l'efficacité de l'accord, les flux entre la Turquie et la Grèce ayant été quasiment stoppés, ce qui constitue aussi une amélioration sur le plan humanitaire.

Pour lancer le débat, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de la solidité juridique des dispositifs prévus par l'accord, en particulier le renvoi des demandeurs d'asile en Turquie ? Peut-on affirmer, au moins en théorie, que les régimes d'asile et de protection de la Grèce et de la Turquie sont, compte tenu des réformes et des aménagements qui leur ont été apportés récemment, désormais conformes aux standards européens ? Le régime de protection temporaire accordé par la Turquie en fait-il un pays d'origine sûr ou un pays tiers sûr ? Pourrez-vous, à cet égard, nous rappeler comment sont appréciés les critères de la directive « Procédures » qui permettent de déduire cela ?

Mme Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme. - Je suis ici comme membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qui, depuis longtemps, porte la plus grande attention aux travaux sur l'asile, tant en France qu'en Europe. Nous avons rendu de nombreux avis : sur des projets de loi - en novembre 2004 pour celui relatif à la réforme du droit d'asile ; en mai 2015, sur celui relatif au droit des étrangers en France - mais aussi sur des thématiques spécifiques - en juin 2011, sur les mouvements migratoires liés aux printemps arabes ; en juillet 2015, sur la situation des migrants à Calais ; sur la situation à Grande-Synthe, le mois dernier. Et nous allons rendre à nouveau un avis sur Calais, en juillet. Notre attention est donc constante. Afin de nourrir notre réflexion et de forger notre conviction, nous procédons à des auditions de parlementaires, de membres du Gouvernement, de représentants de l'Union européenne, de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), etc., qui alimentent notre information, et nous nous rendons parfois sur place ; entre l'année dernière et cette année, nous nous sommes ainsi rendus à Calais, à deux reprises, et une fois à Grande-Synthe.

Notre vigilance ne date pas du début de la crise migratoire. Dès les années 1990, nous avons mis en garde contre une politique de repli, de fermeture aux migrations et au droit d'asile. La situation que nous connaissons est particulièrement grave, mais elle ne date pas d'hier. Migreurop, qui est un réseau européen et africain d'associations, a été créé au milieu des années 1990, et on estime à 30 000 le nombre de personnes mortes pour avoir entrepris la traversée de la Méditerranée depuis 2000. Un chiffre qui ne cesse de croître.

J'ai été entendue par l'Assemblée nationale, dans le cadre de la mission d'information visant à évaluer l'efficacité des politiques d'asile en Europe, le 15 mars dernier, soit l'avant-veille de la signature de l'accord européen. J'ai tenu à attirer l'attention sur le geste exceptionnel d'Angela Merkel ; son « Wir shaffen das », qui marquait sa décision, en septembre 2015, d'accueillir 800 000 personnes, nous était apparu comme un sursaut essentiel pour une Union européenne reposant sur de vraies valeurs. Il signait pour moi un vrai réveil de l'Europe, au rebours de l'indifférence des autres Etats, dont la France, qui n'a pas pris la mesure de ce qui se passait.

Le lendemain de cette audition, la Commission consultative, réunie en assemblée plénière, a rédigé une déclaration à l'attention du Gouvernement, pour alerter sur l'accord en train d'être passé entre l'Union européenne et la Turquie. Cette déclaration, publiée le 17 mars 2016, reprenait les quatre points principaux de l'accord et dénonçait un certain nombre d'éléments.

J'ai dit que notre vigilance ne datait pas d'hier. Initialement, notre attention avait été attirée par les printemps arabes, susceptibles de provoquer, selon nous, des flux migratoires importants. Mais cette prévision s'est démentie, tandis qu'en revanche, les guerres civiles autour de la Méditerranée, en Syrie, en Irak, ont conduit au résultat que l'on sait : en 2015, selon le chiffre de l'office international des migrations (OIM), un million de migrants arrivés par mer en Europe, et 35 000 par voie terrestre, et 3 770 morts en route.

Sur 4 700 000 Syriens qui ont quitté leur pays, 2 700 000 sont en Turquie, 1 800 000 au Liban - ce qui représente 40 % de la population libanaise -, 650 000 en Jordanie, 250 000 en Irak et 150 000 en Egypte. Ce sont, pour la plupart, des demandeurs d'asile, et l'Union européenne a été sollicitée par 1 200 000 demandeurs en 2015, soit près du double des 625 000 demandes enregistrées en 2014. Comment ces demandes se sont-elles réparties au sein de l'Union ? En Allemagne, pour 442 000, soit un accroissement de 155 % ; en Hongrie, pour 175 000, soit un accroissement de 323 % ; en Suède, pour 156 000 ; en Autriche, pour 85 000, soit un accroissement de 233 % ; en France, pour quelque 75 000, soit un accroissement de 26 % ; en Belgique, pour 39 000 ; au Royaume-Uni, pour 38 000 ; en Finlande, enfin, pour 32 000. Mais plus significatif que ces chiffres bruts est le ratio de ces arrivées à la population des pays concernés. Un ratio qui se laisse corréler, bien que tous les pays ne réagissent pas de la même manière, aux réactions que l'on a pu voir naître dans la population. La Hongrie accueille 18 demandeurs d'asile pour 1 000 ressortissants, la Suède 17 pour 1 000, l'Allemagne 6 pour 1 000, la France 1,2 pour 1 000, le Royaume-Uni, 0,6 pour 1 000. Il n'est pas anodin de rappeler ces chiffres, alors que l'on entend dire depuis des années que l'Allemagne, la France et l'Angleterre sont les trois principaux pays d'accueil des demandeurs d'asile. Nous nous battons, à la CNCDH, pour que ces ratios soient mis en exergue.

En 2015, la France a donc reçu 75 000 demandes - 80 000 si l'on compte les demandes de réexamen -, au premier rang desquelles 5 000 en provenance du Soudan et 3 400 de Syrie. Au cours des cinq premiers mois de 2016, la Syrie est passée en tête, avec 2 967 demandes, tandis que les demandes en provenance d'Afghanistan, à la dixième place en 2015, remontent également. Sachant que 363 000 Syriens sont demandeurs d'asile, on voit que la France a accueilli, en 2015, moins de 1 % de la demande d'asile en provenance de ce pays.

Relevons également un taux moyen d'admission important en 2015, à 36 %, pour beaucoup au niveau de l'Ofpra, avec pour corollaire moins de recours devant la commission nationale du droit d'asile. Ce taux d'admission varie selon les pays d'origine. Les ressortissants les mieux protégés au titre de l'asile en France sont les Irakiens, avec 98 % d'acceptation, suivis par les Syriens, à 97 %, les Centrafricains, à 88 %, les Yéménites, à 82 %, les Afghans, à 80 %. On sait la situation catastrophique que connaît le Soudan, touché par une famine qui n'est que le fruit des événements politiques ; or 33 % des Soudanais seulement obtiennent l'asile en France. Quant à la demande, forte, du Kosovo, elle n'est admise qu'à 8,7 %.

Au total, le taux d'admission en France est devenu important, mais il reste inférieur au taux global en Europe. Sont concernées, en 2015, selon les chiffres du dernier rapport de l'Ofpra, 206 000 personnes. La CNDCH insiste : on est loin du problème « majeur » dont on entend parler, et du sentiment qui s'impose à l'opinion publique.

Etant entendu que l'on qualifie de réfugié ceux qui ont obtenu l'asile ou bénéficient de la protection subsidiaire, ce sont donc 206 000 réfugiés qui sont sous la protection de l'Ofpra. Or, depuis les années 1950, lorsqu'on a créé le système de l'asile en France, on a toujours été autour de 180 000 à 190 000 réfugiés reconnus. Le chiffre de 206 000 n'a donc pas lieu d'effrayer. Nous mettons en garde contre une tendance que l'on voit se déchainer depuis les printemps arabes, qui fait de la « crise migratoire » l'argument justifiant la frilosité de l'Europe et la remise en cause du droit d'asile.

L'Europe, pourtant, s'est engagée il y a près de vingt ans dans l'harmonisation des politiques d'asile. Elle s'est dotée, à travers plusieurs directives, d'un régime d'asile européen commun, mais le problème, c'est que personne ne veut le mettre en oeuvre. Partout il manque une volonté politique. Quand, en 1998, avec le traité d'Amsterdam, on intègre au droit de l'Union européenne les normes de l'espace Schengen, on a en mémoire la guerre en ex-Yougoslavie et le règlement anarchique, fait d'une multitude d'initiatives généreuses mais dispersées, de la question des réfugiés en provenance de la région. C'est ainsi que l'on prend le premier texte d'harmonisation de la politique d'asile dans l'Union, avec la directive « protection temporaire » en cas d'afflux massif, qui met en place un mécanisme pour accueillir des populations arrivant en masse de manière impromptue. On prévoit un accueil provisoire pour ces personnes, qui ont parallèlement la possibilité de demander l'asile en vertu des directives qui ont suivi : après cette directive ont été adoptées les directives « protection des demandeurs d'asile », « statut des bénéficiaires de l'asile » et, enfin, la directive « procédures ». Et l'on met en place, parallèlement, le règlement de Dublin, qui n'est que la traduction de la convention première signée à Dublin.

Alors que le mécanisme européen existe, avec la directive « protection temporaire », jamais les États n'ont fait pression auprès du Conseil pour qu'il soit mis en place, ce qui pose un vrai problème. On a, en lieu et place, une multitude de politiques d'asile nationales, chaque pays étant plus ou moins sollicité, puisque les demandeurs d'asile se tournent de préférence, comme cela est naturel, vers ceux où existe une vraie procédure de demande d'asile, une protection des demandeurs et un taux d'admission correct. Mais le problème, c'est qu'avec le règlement de Dublin, qui impose au premier pays par lequel le demandeur est arrivé de traiter la demande ainsi que le renvoi vers ce pays des demandeurs qui l'auraient quitté, il n'y a plus de choix possible du pays d'accueil. C'est un recul du droit d'asile, même si certaines dispositions du règlement de Dublin prévoient que les renvois entre pays doivent s'équilibrer - car ces dispositions extrêmement lourdes, et qui ne concernent au reste guère que 500 à 600 personnes par an, n'ont jamais fonctionné.

On aboutit ainsi, avant même ce que l'on appelle la crise migratoire, à des politiques très différentes d'un Etat à l'autre. On s'est mis d'accord beaucoup plus vite, au sein de l'Union, sur les procédures que sur le fond. Et ce désaccord sur le fond a cette conséquence que l'on n'apprécie pas de la même manière les critères de Genève tels qu'intégrés au traité de Lisbonne. Si bien que dans certains pays, le taux d'admission est quasiment nul, tandis qu'il est beaucoup plus important dans d'autres.

J'en arrive, de là, aux événements récents, à savoir les arrivées massives de septembre 2015, le cadavre du petit Aylan sur la plage de Bodrum, enfin la déclaration d'Angela Merkel sur la politique d'accueil de l'Allemagne. Le président Juncker fait alors appel aux Etats membres, il propose des quotas d'accueil par pays, en fonction de leur population et de leur richesse. Mais il se heurte à une fracture des pays d'Europe centrale et orientale, au premier rang desquels la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, regroupés dans le groupe de Visegrad. La France, quant à elle, se déclare prête à admettre 30 000 personnes par an sur deux ans - un chiffre loin d'être démesuré. Parallèlement, des hotspots sont mis en place en Grèce et en Italie - la Hongrie, qui devait en accueillir, les a refusés. L'idée est de disposer de lieux où, le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) étant présent, on aide les Etats à identifier les migrants, à enregistrer leurs empreintes dans le système Eurodac, à les informer sur leurs droits avant de les orienter vers un pays d'accueil. L'Europe tombe d'accord pour relocaliser 120 000 migrants, sélectionnés dans ces hotspots.

Cette sélection pose un premier problème : on fait un tri, dans les hotspots, entre les migrants, ce qui revient à rompre avec le principe d'universalité du droit d'asile, qui veut que l'on ne discrimine pas selon la nationalité : c'est écrit en toutes lettres dans la Convention de Genève. Et c'est pourtant ce que l'on fait : on considère que sont relocalisables les demandeurs en provenance de pays dont 75 % des demandeurs sont admis à l'asile. Si bien que les ressortissant de pays dont les demandes d'asile ne sont pas agréées à ce taux sont considérés comme ne méritant pas l'asile. Et cela, prima facie, puisqu'il n'y a pas d'examen individuel, hormis la recherche de nationalité.

L'Europe crée, parallèlement, en 2015, un corps européen de gardes-frontières, pouvant intervenir sans le consentement des Etats. Et l'on renforce Frontex, qui doit passer de 600 à 1 000 agents. Enfin, on institue un contrôle systématique des ressortissants de l'Union à l'entrée sur le territoire européen.

Ce mécanisme d'ensemble, mis en place entre septembre et décembre 2015, va se révéler difficile à mettre en oeuvre. Si bien que la Grèce, en prise aux difficultés économiques que l'on sait et saturée de demandeurs d'asile, passe un accord bilatéral avec la Turquie pour demander assistance aux forces de l'Otan en vue de la surveillance de l'espace maritime entre les deux pays. L'objectif est double : d'une part, soulager le pays en empêchant l'entrée sur son territoire et, d'autre part, poursuivre les passeurs. Moyennant quoi les bateaux de l'Otan peuvent intercepter en mer des bateaux de migrants qui se dirigeraient vers la Grèce, et les renvoyer vers la Turquie.

Face à cela, le HCR, au début de l'hiver, pousse un cri d'alarme : une crise humanitaire sévit dans les Balkans, une crise sanitaire se profile et il faut à tout prix mettre en place des structures de mise à l'abri. Dans le même temps, les pays se raidissent - les chiffres que j'ai mentionnés pour la Hongrie ne sont pas anodins. On voit se fermer des frontières, se mettre en place des contrôles filtrants entre la Slovénie et la Croatie, entre l'Autriche et la Slovénie, entre le Danemark et la Suède, tandis que l'Allemagne en vient à rétablir sa frontière.

J'en arrive à vos questions sur l'accord avec la Turquie. Vous savez que la Convention de Genève de 1951 ouvrait la possibilité de réserves géographiques et temporelles. On pouvait limiter la Convention aux ressortissants européens, et à des événements survenus en Europe avant 1951. La Turquie est signataire de la Convention, mais a retenu la réserve spatiale, si bien qu'elle n'applique pas la Convention aux ressortissants non-européens. Ce qui signifie que nous renvoyons des demandeurs d'asile vers un pays pour lesquels la Convention de Genève ne s'applique pas.

Et c'est bien pourquoi les réfugiés qui arrivent en Turquie, en l'absence de mécanisme leur permettant de demander l'asile, font tout pour passer en Grèce, au péril de leur vie. Sur un million de migrants, 820 000 y sont passés, dont 49 % de Syriens, 21 % d'Afghans, 9 % d'Irakiens, 4 % d'Erythréens. C'est dans cette situation qu'Angela Merkel, constatant, après ses déclarations de septembre 2015, que l'Europe ne faisait rien, s'organise seule. On a beaucoup entendu critiquer la position qui était la sienne, on a argué que l'Allemagne avait des intérêts propres, liés à son déclin démographique ou à des intérêts économiques, que sa chancelière cherchait à imposer son image dans l'Histoire, et j'en passe. Peut-être, mais de telles considérations ne poussent pas tout le monde à réagir comme elle l'a fait, et c'est pourquoi la CNCDH a salué cette initiative. Le problème, c'est qu'elle se traduit par cet accord du 18 mars 2016 avec la Turquie.

On m'objectera que l'idée n'est pas nouvelle. Je rappelle cependant qu'il s'agit d'une externalisation non pas des procédures, mais bien de l'asile même, dans un pays qui n'applique pas totalement la Convention de Genève. L'idée, il est vrai, a été d'abord été portée par le Royaume-Uni. En 2003, les Anglais veulent externaliser le traitement de la demande d'asile dans les pays d'origine - comme si cela était simple - ou à défaut, sur la route migratoire, via des centres de rétention destinés à trier les demandeurs d'asile prima facie, avec réinstallation de ceux qui peuvent demander l'asile sur le sol européen, et renvoi des autres dans leur pays d'origine. Et les Britanniques sont si pugnaces que la Commission européenne décide, en 2005, de programmes régionaux expérimentaux. L'idée n'est donc pas nouvelle, mais c'est bel et bien une rupture avec les engagements de Genève. Aucun pays n'ose dire qu'il ne veut plus de la Convention de Genève, parce que c'est politiquement impossible, mais on retire tout caractère concret au droit s'asile. Dès lors que l'on sélectionne les demandeurs d'asile sur leur nationalité, en donnant priorité aux Syriens et en laissant de côté les Soudanais ou les Pakistanais, alors que l'on sait que des problèmes dramatiques se posent dans ces pays, on rompt avec l'universalité du droit d'asile. Puis on en vient à externaliser l'asile vers la Turquie, avec l'idée, pour l'Union européenne, de soulager la Grèce et de lutter contre les passeurs tandis que, pour la Turquie d'Erdogan, c'est le moyen de redorer une image ternie non seulement en Europe mais jusque dans son pays - même s'il a gagné les dernières élections.

Côté Grèce, on ferme complètement l'entrée, avec un contrôle de Frontex et de l'Otan - c'est un des aspects de l'accord - et l'on reconduit, à partir du 20 mars, tous les nouveaux arrivants vers la Turquie, en prévoyant une réinstallation sélective, sous la forme d'un troc honteux du un pour un : un Syrien accueilli dans l'Union européenne contre la réadmission d'un migrant en Turquie. Un tel marchandage n'est pas supportable.

Cet accord a donné lieu à des réactions très fermes, non seulement des ONG mais de responsables politiques européens et internationaux. Le Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, M. Filippo Grandi, a fait part au Parlement européen de ses plus vives inquiétudes. M. Peter Sutherland, conseiller spécial des Nations Unies sur l'immigration, a émis des réserves sur un accord qu'il qualifie de « potentiellement illégal ». Pour le service juridique du Parlement européen, il s'agit d'un accord politique. Ce qui m'amène, avant d'en venir aux critiques juridiques que l'on peut opposer aux modalités de cet accord, aux problèmes juridiques que pose l'accord lui-même.

Premier problème, la perte du droit de demander asile. Or la Convention de Genève ne mentionne même pas le terme, tant, en 1951, il allait de soi. En France, ce n'est qu'à partir de 1985 que l'on commence à voir apparaître la notion de « demandeur d'asile » et que l'on inscrit dans les textes un droit de demander asile. Ce droit est également inscrit à l'article 18 de la Charte européenne des droits fondamentaux, et les quatre directives européennes que j'ai citées le protègent. Le droit d'entrée sur un territoire pour y demander asile reste implicite dans la Convention de Genève, mais constitue bien un principe juridique puisque le droit d'asile, droit fondamental, implique le droit de demander asile. Le Conseil constitutionnel l'a également rappelé en 1993.

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l'homme met en oeuvre un principe de non-refoulement, non pas au titre de l'article 33 de la Convention de Genève mais de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui, disposant que nul ne puisse être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, interdit de renvoyer dans son pays un ressortissant qui pourrait y être exposé. Il existe aussi, depuis 2010, une jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur le sujet. Le fait est que les Etats européens ont adhéré à ce principe de non-refoulement, puisqu'ils ont pris, en rédigeant leurs instruments, la Convention de Genève comme modèle.

Ajoutons que les expulsions collectives sont interdites aussi bien par le protocole additionnel n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme que par l'article 19-1 de la Charte des droits fondamentaux. La Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion de sanctionner de telles expulsions.

Un mot, enfin, sur la notion de vulnérabilité. On renvoie, depuis le 20 mars 2016, en Turquie les nouveaux arrivants, mais en préservant les plus vulnérables. Pour moi, et c'est une idée que je défends becs et ongles devant la CNDH, la vulnérabilité est la discrimination dans les droits de l'homme. Il s'y mêle certes de la générosité, et il est vrai que les dernières arrivées offrent un tableau effrayant, où se mêlent des vieillards en fauteuil et des nourissons. Mais est-il admissible d'avancer ce critère comme un argument de tri, alors que nous sommes loin d'être dans une situation où le bateau européen menacerait de sombrer - car qu'est-ce qu'un million de réfugiés au regard de la population et de la richesse économique de l'Europe ? Mais cela, personne n'ose plus le dire, car on brandit si haut le spectre de la « crise migratoire » que l'on ne sait plus raison garder. Nous avons cette capacité d'accueil, mais seule Angela Merkel l'a dit, et personne ne l'a relayée.

Quoi qu'il en soit, la violation de nos engagements internationaux est patente. On a certes pris la précaution d'introduire la notion de « pays tiers sûr » à côté de celle de « pays d'origine sûr ». Mais qu'est-ce qu'un pays « sûr » ? J'ai eu l'occasion de m'y pencher, en travaillant sur la directive « procédures ». Il faut adhérer aux conventions internationales sur les droits de l'homme ? Mais tout le monde y adhère ! - sauf peut-être les Etats-Unis... Tout pays, sur la base de ses engagements internationaux, pourrait se prétendre sûr. Et aucun, pourtant, ne peut se prévaloir de l'être : il n'est pas un pays européen qui n'ait été condamné pour violation plus ou moins grave de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En particulier la Russie et la Turquie. S'il y a un pays qui est dans le collimateur, depuis des années, de la Cour de Strasbourg, c'est bien la Turquie. Un pays qui ne progresse pas, et que l'on a pourtant failli inscrire, en France, dans la liste des pays d'origine sûrs, du temps que M. Éric Besson était ministre de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire. On s'apprêtait à faire entrer dans la liste des pays d'origine sûrs le premier pourvoyeur, depuis dix ans, de demandeurs d'asile ! Heureusement, cela n'a pas été fait. Mais, implicitement, on considère la Turquie comme un pays tiers sûr. L'article 33 de la Convention de Genève interdit le refoulement vers des pays où il existe des risques pour la vie ou la liberté ? Soit ! Qu'il suffise de déclarer que tel pays est sûr pour n'être plus en infraction ! Mais où est la sûreté en Turquie, tant au regard des condamnations qui y sont prononcées que des procédures d'asile ? Des procédures qui ont, paraît-il, été réaménagées, mais qui étaient en tout cas il y a peu encore complètement défaillantes. Bref, l'expédient est habile, mais c'est un expédient. Que reste-t-il du droit d'asile, dans tout cela ? Quand je pense au discours que l'on nous a servi sur la fin de l'Europe forteresse ! Jamais les frontières ne sont réapparues avec une telle force !

J'ajoute que l'on est aussi en infraction avec le règlement de Dublin : on ne respecte pas l'obligation pour tout pays d'accueil de traiter la demande, puisque la Grèce renvoie. On peut également s'interroger sur la licéité des interventions de l'Otan.

On accorde trois milliards d'euros, suivis de trois autres milliards d'euros, soit six milliards d'euros au total, à la Turquie pour assurer ce rôle. L'accord prévoit une dispense de visas à l'entrée dans l'Union européenne pour les ressortissants turcs. Mais on sait bien que la Turquie ne remplira jamais toutes les conditions pour bénéficier de cette exemption.

M. Michel Billout, rapporteur. - Merci de cette présentation très complète, qui répond largement à la question que je souhaitais vous poser sur l'adéquation de la déclaration du 18 mars avec les droits fondamentaux reconnus par la Charte européenne des droits de l'homme, les valeurs de l'Union européenne et, plus largement, le droit international.

Vous avez rappelé que l'idée de traiter le phénomène migratoire hors des frontières n'était pas inédite, puisque la Grande-Bretagne l'avait déjà avancée en 2003. Le renvoi de demandeurs d'asile potentiels s'est-il déjà rencontré ailleurs, par exemple en Australie ? Préfigure-t-il une évolution des accords de réadmission avec d'autres pays ? Je pense à la Libye, quand un Etat y sera effectivement constitué, ou à l'Egypte.

Vous avez rappelé que la Turquie était certes signataire de la Convention de Genève, mais lui appliquait une restriction géographique forte. La représentante de l'ambassade de Turquie, que nous avons entendue la semaine dernière, nous a indiqué que, certes, une restriction s'appliquait, mais qu'il existait des dispositions législatives en Turquie qui offraient un niveau de protection au moins équivalent, et que lever cette restriction n'apporterait rien de plus. Qu'en pensez-vous ?

Les hotspots, en Grèce, se transforment en des centres de rétention très fermés. Est-ce bien conforme au droit européen ? Comment la vulnérabilité des personnes retenues est-elle appréciée ? Selon l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, cette appréciation serait lacunaire ou, à tout le moins, ne serait pas systématique.

Mme Catherine Teitgen-Colly. - Y a-t-il déjà eu renvoi de demandeurs d'asile vers des pays tiers par des pays signataires de la Convention de Genève ? Oui, par l'Australie, pays à l'encontre duquel des plaintes ont d'ailleurs été déposées devant le comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui a rendu des constatations. Le système australien consistait à empêcher les demandeurs d'asile d'arriver jusqu'en Australie, en les renvoyant dans les petites îles alentour, où ils y étaient laissés dans des conditions déplorables.

On a aussi l'exemple des États-Unis, avec l'affaire du Haitian Council, qui a trait au renvoi, par les Etats-Unis, des demandeurs d'asile haïtiens arrivant en bateau. S'y est jouée une question d'interprétation de la Convention de Genève. Faut-il se diriger vers la terre ferme ou y avoir mis le pied pour que la Convention s'applique ? La Cour suprême des Etats-Unis a répondu par une interprétation extrêmement restrictive, qui a donné lieu à de nombreuses critiques. Seul un juge de la Cour a manifesté une opinion dissidente, fort intéressante, qui a d'ailleurs été reprise par un juge de la Cour européenne des droits de l'homme, manifestant clairement qu'à aucun moment, lors de l'élaboration, en 1951, de la convention, on n'a envisagé qu'il faille avoir franchi la frontière du territoire d'accueil pour demander l'asile. Au reste, dans le cas des aéroports, la France, qui a essayé de plaider devant la Cour européenne des droits de l'homme que les zones d'attentes étaient des zones internationales qui n'étaient pas soumises au droit français, n'a pas eu gain de cause.

Il y a donc eu des précédents de renvoi, mais en contradiction flagrante avec les instruments internationaux. Une fois encore, la Convention de Genève, qui protège les personnes quittant leur pays parce qu'elles ont des craintes de persécution, pour l'un des cinq motifs qu'elle prévoit, comporte, pour les pays signataires, une obligation de ne pas refouler les intéressés avant de s'être assuré s'ils répondent ou non à ses critères.

L'accord avec la Turquie préfigure-t-il une évolution des accords de réadmission ? N'oubliez pas qu'il a existé un accord de ce type entre l'Italie de Berlusconi et la Libye de Khadafi, au prix d'un soutien économique et sans doute politique au régime libyen. Puis les événements ont pris le dessus et l'Etat libyen ayant disparu, il n'y a plus d'accord possible.

S'agissant des arguments de la représentante de l'ambassade de Turquie en France, n'oublions pas qu'elle s'exprime au nom de la Turquie. Il n'est pas étonnant qu'elle fasse valoir que la législation turque est largement protectrice. Je ne saurais le confirmer, mais si tel est le cas, si la Turquie a effectivement mis en place des instruments de protection relatifs à l'asile, pourquoi diable ne lève-t-elle pas sa réserve géographique à la Convention de Genève ? Car pour l'heure, la Turquie applique, certes, la Convention, mais aux seuls ressortissants européens - qui ne sont évidemment pas les premiers demandeurs d'asile en Turquie.

Vous vous interrogez sur les mesures de rétention à l'oeuvre dans les hotspots en Grèce. En France, on réserve pudiquement ce terme de rétention à l'aval. En amont, à l'arrivée des demandeurs d'asile, on les place en « zone d'attente », avant l'examen de la demande d'asile par l'Ofpra. Si ces zones d'attente sont loin d'être des zones de liberté, puisque la seule liberté qu'on y conserve, c'est de rebrousser chemin, en aval, se trouve les centres de rétention administrative, où sont placés les migrants, dont les demandeurs d'asile déboutés, en attente de renvoi.

Qu'en est-il en Grèce ? Les hotspots confirment l'idée que les demandeurs d'asile ne sont pas protégés. Les photos dont la presse nous a abreuvés sont proprement effrayantes. On y voit des gens, parmi lesquels des enfants, parqués comme des moutons derrière des grillages. Je ne vois pas ce qui justifie de mettre en rétention dans un espace fermé des personnes qui n'ont commis aucune infraction et qui ne sont pas en situation irrégulière. Or les enfermer, c'est les considérer comme telles, alors que la Convention de Genève retient deux grands principes cardinaux : le non-refoulement vers un pays à risque (article 33) et l'immunité pénale (article 31).

Comment est appréciée la vulnérabilité ? L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe s'en est inquiétée, ainsi que vous le rappelez. Nous avons eu, à la CNCDH, la même crainte, car la réforme de l'asile en France introduit ce critère de vulnérabilité. Nous avons travaillé avec France Terre d'asile et avons fait des recommandations, visant à mettre en garde sur les modalités d'appréciation de ce critère.

À mon sens, le principe même d'un critère de vulnérabilité est contraire à la Convention de Genève et à la Charte européenne des droits fondamentaux, et est d'autant plus difficile à mettre en pratique que l'on manque, sur place, de moyens humains.

Sur la procédure juridique qui a présidé à l'accord, un recours a récemment été formé par deux Pakistanais et un Afghan devant la Cour de justice de l'Union européenne, qui met en cause sa validité et partant, celle de l'accord lui-même. De fait, indépendamment de tout le mal que l'on peut penser de cet accord en termes politiques - qui ne permet pas d'assurer notre devoir d'asile - et juridiques - en ce qu'il viole la Convention de Genève et la Charte européenne des droits fondamentaux - se pose un vrai problème de violation des compétences au sein de l'Union européenne. On a qualifié cet accord de « déclaration », et le service juridique du Parlement européen y voit un « accord politique ». Mais en vérité, c'est beaucoup plus que cela.

La Cour de justice de l'Union européenne devra d'abord se prononcer sur la recevabilité de ce recours. Les recours en annulation sont très encadrés. Ils peuvent être portés par un Etat membre, la Commission, le Conseil européen, le Parlement européen ou des personnes physiques ou morales, à condition qu'elles soient directement et personnellement concernées. Si ce cap de la recevabilité est passé, l'irrégularité de l'accord me paraît patente. Les accords de l'Union européenne avec un pays tiers sont très précisément réglés par le droit de l'Union européenne : ils sont, sur proposition de la Commission, soumis au Conseil qui doit les adopter à la majorité qualifiée, puis doivent être examinés et adoptés par le Parlement. Or, il n'y a pas eu proposition de la Commission européenne, le Conseil n'a produit qu'un simple communiqué et le Parlement européen n'a même pas été consulté. L'article 218 du traité n'a donc pas été respecté. Au fond, l'Union européenne est engagée par un accord en réalité bilatéral entre l'Allemagne et la Turquie.

S'agit-il véritablement d'un accord, objectera-t-on ? Qu'on l'appelle déclaration ou communiqué, ce qui compte, c'est son contenu ou son but. Il comporte des éléments juridiques, sous forme d'engagements réciproques, qui répondent aux canons posés par la Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 23 mars 2004 France contre Commission. On ne voit donc pas comment, si ce recours passe le cap de la recevabilité, la Cour de justice de l'Union européenne pourrait ne pas invalider l'accord.

M. Jean-Pierre Vial. - Je reviens sur le critère de vulnérabilité. L'Allemagne fait son tri, nous ne le faisons pas, puisque nous nous en remettons à la déclaration de vulnérabilité du HCR. Depuis deux ans, je suis deux familles qui se trouvent au Liban et doivent être entendues par le HCR, mais dans un village chiite, alors qu'elles sont d'un village sunnite. Elles m'ont appelé il y a quelques jours pour me dire qu'il n'était pas possible que les hommes s'y rendent. Je leur ai suggéré de faire descendre les femmes, et de préciser qu'elles procèdent ainsi sur ma recommandation. Cet exemple témoigne que les questions touchant à la vulnérabilité ne sont pas simples.

Vous avez évoqué la position de la Turquie à l'égard de la Convention de Genève. Il est vrai que la représentante de l'ambassade de Turquie nous a affirmé, lors de son audition, que la Turquie était un pays aussi sûr que la France, mais quand on interroge les responsables sur place, on se rend compte qu'ils ne considèrent pas les Syriens qui se trouvent chez eux comme des réfugiés : ils estiment qu'ils ne font que les accueillir. C'est une façon de se placer hors de la Convention de Genève.

Mme Catherine Teitgen-Colly. - Le cas que vous évoquez témoigne bien que les hommes de ces deux familles ont des craintes. Preuve que la vulnérabilité n'est pas facile à apprécier, et que ce critère est difficile à mettre en oeuvre : pour passer le test de vulnérabilité, les hommes ne peuvent pas descendre.

Pour moi, ce critère est ambivalent. Il va de pair avec la conception anglo-saxonne des droits de l'homme qui, plutôt que de s'énoncer en termes de droits, se fonde sur l'idée que les plus vulnérables méritent générosité ; une générosité qu'on leur octroie. Or, si droit d'asile il y a, c'est un droit qui vaut pour tout le monde. La CNCDH est farouchement attachée à ce principe d'universalité et d'indivisibilité des droits.

Les Turcs disent qu'ils ne font qu'accueillir les Syriens ? Ils considèrent en effet qu'en vertu de leur réserve territoriale à la Convention de Genève, c'est à eux à décider du traitement à réserver à ces personnes, dans le cadre de leur législation nationale. Le problème, c'est que l'Union européenne a mis en place un régime de droit d'asile très protecteur des demandeurs d'asile. Pour un demandeur d'asile, ce n'est pas tant le traitement de sa demande qui soulève difficulté. En France, l'arrivée de Pascal Brice à la tête de l'Ofpra a marqué une grande ouverture, et la CNDA est à l'écoute. Mais encore faut-il arriver à cette étape. Or, l'Europe n'a cessé, depuis vingt ans, de multiplier les obstacles à l'entrée, parce qu'elle a bien conscience que le droit d'asile, fondamental, emporte des obligations concrètes, et que l'on ne peut se contenter de laisser les intéressés avec un papier vert ou rose en main, mais dénués de toute protection. Il existe une importante jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le sujet, de nombreux arrêts du Conseil d'Etat, et une jurisprudence européenne, qui considèrent que le droit d'asile implique des obligations très concrètes : informer, donner accès à la procédure, doter éventuellement d'un conseil, héberger, etc.

Comment peut-on imaginer de renvoyer en Turquie les demandeurs d'asile qui se trouvent en Grèce, alors que le représentant du HCR nous disait en mars dernier que ceux qui s'y trouvaient déjà n'étaient pas même localisables ? Mais où sont nos obligations ? On ne peut pas penser l'asile comme l'immigration. J'ai été pendant quinze ans juge du HCR à la commission de recours des réfugiés, j'ai fait partie de la commission permanente chargée de mettre en place la réflexion juridique sur l'asile, et ces expériences ont forgé en moi une certitude : il faut cesser d'envisager cette politique de l'asile isolément. Tant que notre politique étrangère ne prendra pas cela en compte, on s'interdira de comprendre pourquoi on se retrouve avec des demandeurs d'asile en provenance de certains pays d'Afrique. Demandons-nous d'où cela vient. On ne vient pas de Bangui spontanément ! Et voyez la Turquie : c'est un pays prospère, qui attire beaucoup de migrants, mais son solde migratoire est négatif !

M. François-Noël Buffet. - Je comprends ce que vous dites sur l'application du droit d'asile, et les difficultés qui se posent dans les hotspots, mais compte tenu du volume de la crise migratoire, quelle solution préconisez-vous pour organiser le premier accueil sur le terrain, afin de déterminer ceux qui relèvent de l'asile de ceux qui n'en relèvent pas ?

Mme Catherine Teitgen-Colly. - L'un des objectifs est de mettre un terme à la prospérité des passeurs, mais s'il y a des passeurs, c'est parce que les frontières sont bloquées. Il ne faut pas attendre de voir apparaître des noeuds, comme en Grèce, pour s'interroger. Une Europe aussi riche, aussi prospère, ne peut se désintéresser du reste du monde. On va avoir des réfugiés climatiques, on le sait. Cela suppose une politique environnementale à la hauteur. Vous me direz que je remonte au général, mais il est très important de s'en préoccuper. Car c'est aux sources qu'il faut s'attaquer. Et il faut prévoir des voies d'immigration légales, sans lesquelles des goulots d'étranglement apparaissent inévitablement.

Vous évoquez l'ampleur de la crise mais encore une fois, un million de réfugiés, ce n'est pas énorme. Il est juste cependant de souligner, comme l'a fait Angela Merkel, que la crise migratoire n'est pas finie.

M. François-Noël Buffet. - On le verra en 2016 !

Mme Catherine Teitgen-Colly. - Elle a raison : tant que l'on n'aura pas réglé les problèmes politiques énormes qui secouent les pays concernés, on n'en viendra pas à bout.

M. François-Noël Buffet. - Au-delà de la Syrie, le reste représente des volumes énormes.

Mme Catherine Teitgen-Colly. - On règlerait déjà le problème de la Syrie, celui de l'Irak, celui de quelques pays africains, comme le Soudan, par une politique étrangère cohérente, sans faire passer les intérêts économiques de la France par dessus certaines règles internationales... Certains pays vivent une telle terreur et une telle confiscation du pouvoir que cela provoque inévitablement des demandes d'asile. Nous avons reconnu à toute personne le droit de quitter son pays, cela suppose d'organiser aussi le droit d'arrivée.

Les réfugiés sont aujourd'hui en Grèce. Alors que l'Europe a mis en place depuis vingt ans un régime d'harmonisation, le Conseil européen juge qu'il est hors de question de le mettre en oeuvre ! Moyennant quoi, on ferme nos frontières et l'on décide d'une procédure sélective a priori alors que chaque pays serait en mesure de distinguer entre ceux qui sont éligibles à l'asile et les autres, en les faisant passer devant les instances compétentes. Une personne qui fuit ne peut produire aucune preuve - et c'est d'ailleurs pour cela que quelques terroristes ont pu s'infiltrer dans le lot. Ce n'est pas quand on sort d'une barque avec un enfant dans les bras et un grand-père à ses côtés que l'on peut prouver quoi que ce soit.

M. François-Noël Buffet. - Je vais être un peu vigoureux, mais la Grèce a vu passer 820 000 migrants, dont plus de 500 000 par la seule île de Lesbos. On ne peut pas laisser entrer les gens sans entreprendre, à un moment donné, de s'organiser - et l'Europe l'a malheureusement entrepris avec retard. Dans les hotspots, tous les services sont là, et le travail est fait par des gens compétents. Il faut le dire. Il y a des gens de l'Ofpra, des gens de Frontex venus de tous les pays d'Europe.

Vous nous dites qu'il faudrait laisser entrer tout le monde, charge à chaque pays de traiter les demandes. Une telle façon de faire poserait un vrai problème. Les hotspots ne sont peut-être pas parfaits, mais ils ont le mérite d'exister. Ceux qui ont franchi la première étape n'y restent que deux à trois mois, et les autres repartent librement, munis d'un laisser-passer.

Mme Catherine Teitgen-Colly. - Je ne fais pas d'angélisme, car nous sommes en effet face à un problème, mais je m'interroge sur les raisons pour lesquelles on a laissé ce problème arriver. En Europe, la politique de l'asile et des migrations a été laissée pour compte, et l'on se retrouve aujourd'hui face au noeud. Je ne remets nullement en cause le travail admirable de l'Ofpra, du HCR, de Frontex sur place, ni la gravité de la situation à Lesbos. Mais je me demande comment il se fait que l'on n'ait pas fait, pour la Syrie, ce que l'on a fait, naguère, dans le Sud-Est asiatique, pour le Vietnam, le Laos et le Cambodge, où loin d'attendre que les gens arrivent chez nous par leurs propres moyens, à leurs risques et périls, on est allé les chercher, en nombre, et on leur a accordé le statut de réfugiés. Pour les Syriens, on n'a rien fait de tel. Et personne n'a rien dit, en vertu d'une sorte de préjugé à leur encontre. La première chose à faire, au lieu de laisser les gens tomber dans l'esclavage en Libye pour se procurer des passeports, aurait été de mener une opération politico-humanitaire, d'aller les chercher, et de les répartir en Europe. C'est la proposition Juncker, qui, toute modeste qu'elle fut, puisqu'il ne s'agissait que de répartir 120 000 personnes, a été rejetée. Résultat, on se retrouve avec 750 000 personnes en Grèce, Etat dont l'économie est déjà gravement menacée. Moyennant quoi, on passe un deal avec la Turquie, qui va coûter six milliards d'euros, qui prévoit d'assouplir la politique des visas pour ce pays, ce qui ne marchera jamais, et qui relance le processus d'adhésion. Cette question de l'adhésion a toujours divisé, certains s'y montrant radicalement hostiles, quand d'autres y voyaient une bonne idée - peut-être aurait-il fallu le faire lorsque c'était le moment : je rappelle que la Turquie est un des premiers pays membres du Conseil de l'Europe. On ne l'a pas fait, pour des raisons qui sont avant tout de politique interne. Et à présent, le problème est là.

M. Jacques Legendre, président. - Nous vous remercions pour toutes ces précisions.

Audition de M. David Skuli, directeur central de la police aux frontières du ministère de l'intérieur

La réunion reprend à 15 heures 54.

M. Jacques Legendre, président. - Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir M. David Skuli, directeur central de la police aux frontières du ministère de l'intérieur ainsi que M. Serge Galloni, commissaire divisionnaire, adjoint au sous-directeur des affaires internationales, transfrontières et de la sûreté.

Monsieur le directeur, nous souhaitons recueillir votre point de vue sur l'accord passé le 18 mars dernier entre l'Union européenne et la Turquie, qui incontestablement a permis d'enrayer les flux entre la Grèce et la Turquie.

À quoi tient principalement son efficacité, selon vous ? Pensez-vous qu'il puisse tenir ou reste-t-il une solution temporaire ? Êtes-vous confiant dans la volonté de la Turquie de coopérer avec l'Union européenne pour la gestion des flux migratoires ?

Un certain nombre d'agents de votre direction sont déployés en Grèce. Quelle est précisément leur contribution et quelles informations vous parviennent par leur intermédiaire ? Leur cadre d'intervention est-il lié à celui de l'agence Frontex ?

Coopérez-vous également avec la Turquie dans le cadre de la mise en oeuvre de l'accord ? Si oui, de quelle manière ?

Enfin, de manière plus large, comment votre direction participe-t-elle à la coopération avec les pays tiers, qui constitue aujourd'hui un volet stratégique car, on le sait, il convient aussi de traiter à la source la question de l'immigration irrégulière ?

Monsieur Skuli, je vous cède la parole pour une dizaine de minutes. Je passerai ensuite la parole au rapporteur de la mission sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, M. Michel Billout.

M. David Skuli, directeur central de la police aux frontières du ministère de l'intérieur. - Merci de me recevoir. Je suis accompagné de M. Serge Galloni, qui me représente au sein de l'agence Frontex, avec laquelle nous sommes impliqués dans la crise migratoire à laquelle nous sommes confrontés.

Vous avez listé une série de questions. J'essaierai d'y apporter des réponses du point de vue de la direction centrale de la police des frontières, qui regroupe onze mille fonctionnaires placés sous mon autorité, en métropole et dans les territoires ultramarins.

Une des missions essentielles de la police aux frontières, dans le moment où nous sommes, consiste à gérer le rétablissement du contrôle aux frontières et les problématiques de passage frontalier, mais surtout à traiter de la lutte contre l'immigration irrégulière et le démantèlement des filières. À cela s'ajoutent d'autres missions liées à la sûreté aérienne ou, le cas échéant, à la police des transports.

L'accord entre l'Union européenne et la Turquie a été signé le 18 mars et mis en application le 20 mars. Ses premiers effets, pour ce qui est de la police aux frontières et de nos collaborateurs envoyés en Grèce, se sont fait sentir à partir du 4 avril. Force est de constater que cet accord a eu un effet immédiat significatif.

Les précédents orateurs vous l'ont indiqué : il existe plusieurs voies d'entrée dans l'Union européenne et dans l'espace Schengen, parmi lesquelles la voie de la Méditerranée orientale. Les chiffres du 9 juin recensent 160 314 migrants, soit plus de 140 % par rapport à la même période l'année dernière. En Méditerranée centrale, on en est à environ 50 533 à la même date, chiffre en perpétuelle évolution. On constate un léger tassement par rapport aux mêmes périodes de l'an dernier. L'intensité est différente en Méditerranée centrale lorsqu'on examine les chiffres au fil des mois, puisqu'on enregistre une légère baisse de 2 %.

La route des Balkans reste importante : 116 000 y ont été recensés entre le 1er janvier et le 9 juin, soit plus 131 % par rapport à la même période de référence en 2015. La Méditerranée occidentale, qui comprend les enclaves de Ceuta et de Melilla et le détroit, enregistre quant à elle une baisse de 87 % en comparaison des 5 premiers mois de l'année 2015. Les flux migratoires, sur cette voie, ne sont donc pas importants.

À ce jour, la Méditerranée orientale, si on compte les données chiffrées, restent la première voie d'entrée sur le territoire de l'Union européenne.

À partir de l'accord signé le 18 mars et appliqué le 4 avril, on a relevé une décrue extrêmement forte, presque un tarissement. On était à un chiffre compris entre huit cents et neuf cents arrivées par jour durant l'hiver, de la fin 2015 au début de 2016. Nous sommes aujourd'hui en Grèce entre cinquante et quatre-vingt-dix arrivées par jour dans les hotspots implantés sur les principales îles grecques.

Sur un plan typiquement policier et purement opérationnel, on peut dire que l'accord signé entre l'Union européenne et la Turquie a eu un effet immédiat sur les filières, puisque des retours « systématiques » vers la Turquie ont été annoncés, même si l'on peut considérer à ce jour que ceux-ci sont assez faibles - quatre cent quarante-neuf migrants. La majorité n'étant d'ailleurs pas syriens.

Cet effet s'est fait sentir, les réseaux d'immigration irrégulière ayant réorienté les filières, bien que l'on ne puisse pas encore affirmer qu'il existe un transfert de la route de la Méditerranée orientale vers la Méditerranée centrale. Les hotspots, en Grèce, qui génèrent quelques difficultés, sont devenus des sortes de centres de rétention administrative, alors qu'ils étaient auparavant des centres de passage. On a contribué à aider les Grecs sur ce point. Je rappelle que deux des terroristes qui se sont fait exploser au Stade de France étaient probablement passés par ces hotspots pour rejoindre ensuite le lieu de leur méfait.

La France a bien sûr mobilisé des moyens très importants pour participer, avec l'Allemagne, en vue de la bonne application de cet accord. Ces moyens se sont traduits par l'envoi d'officiers de la police (dont une vingtaine de la DCPAF) et de la gendarmerie nationales (une soixantaine par mois), notamment dans les hotspots, en Grèce et en Italie (la Grèce compte cinq hotspots, l'Italie en compte six). Ainsi, nous sommes présents dans les deux pays. Frontex nous a demandé depuis peu de nous réorienter vers l'Italie, la route de la Méditerranée centrale enregistrant des augmentations significatives, qui se répercutent ensuite sur notre frontière Sud, celle des Alpes-Maritimes. Nous y avons des screeners, des debriefers, et des personnels que nous encadrons pour l'assistance à la prise des empreintes digitales dans les bornes Eurodac.

À cela s'ajoute une contribution française tout à fait significative d'escorteurs. Le Président de la République avait annoncé une contribution française de deux cents escorteurs. Finalement, les besoins de Frontex ont été moins importants. On en a d'abord projeté cent vingt-deux. Un total de soixante-et-onze escorteurs, composés de policiers, de gendarmes et de personnels de la préfecture de police est susceptible d'être projeté en Grèce pour servir à des escortes vers la Turquie, en fonction du besoin, sous soixante-douze heures.

Selon les personnels sur place, les problèmes que nous rencontrons dans l'application de cet accord concernent le système de l'asile. Nombre de migrants qui arrivent sur les îles grecques - et même ceux qui sont déjà sur place - déposent systématiquement une demande d'asile, dès lors qu'ils savent qu'ils peuvent être renvoyés vers la Turquie, poussés en cela par les différentes associations qui demeurent. Certaines, en raison des conditions sanitaires qui sévissent dans les hotspots, ont quitté les îles grecques.

La législation grecque en matière d'asile a été modifiée en avril dernier. Il fallait auparavant plus de dix mois pour traiter une demande. Le délai théorique est maintenant de quatorze jours. C'est fort impressionnant, je pense que l'administration grecque n'est pas en mesure de traiter toutes les demandes d'asile, malgré l'aide de l'agence European Asylum Support Office (EASO).

Il y a dans la capacité à traiter ces demandes un véritable enjeu. Un des piliers de l'accord veut que l'on renvoie un Syrien en Turquie et que, en contrepartie, on réinstalle dans un pays de l'Union européenne, une autre ressortissant syrien afin de favoriser les conditions d'entrée légale dans celle-ci. La problématique de l'asile risque donc de handicaper l'accord.

Par ailleurs, se pose le problème des relocalisations qui, à ce jour, n'est pas complètement réglé. Force est de constater que cet accord a mis un coup d'arrêt très net aux flux sur la route de la Méditerranée orientale. Il ne faudrait toutefois pas, à la faveur de ratés, que le mouvement migratoire reparte. Les Turcs ont, à l'occasion de cet accord, renforcé la surveillance de leurs côtes, et nous coopérons beaucoup.

Je reviens d'Ankara, où j'ai eu l'occasion de dialoguer à plusieurs reprises avec eux et le chef de l'OCRIEST s'est également rendu en Turquie dans le cadre de la mise en place d'un service turc similaire à l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST). Izmir et Bodrum sont en effet des lieux classiques d'embarquement vers les îles grecques. Les Turcs, à l'occasion de ratés ou de difficultés, ont relâché la surveillance de leurs côtes et ont permis à la « pompe » de se réamorcer, laissant le flux migratoire repartir vers les îles grecques.

Nous constatons une réactivation des flux en Méditerranée centrale. Même si on est toujours, en volume, sur une baisse de 2 %, je pense que l'on aura un chiffre positif d'ici peu de temps. On constate en effet que les arrivées en Italie sont importantes : on est passé d'environ cinquante à soixante interpellations à la frontière franco-italienne à Menton de migrants par jour à des niveaux compris entre cent et cent cinquante.

Les migrants arrivent par l'Italie, puis les mouvements s'amorcent vers notre territoire et prennent la direction du Nord pour s'agglutiner à Calais ou monter encore plus haut, vers les pays d'Europe du Nord.

Tous les services de renseignement le disent : trente-cinq mille migrants sont potentiellement en instance de départ, principalement de Libye, car tous les départs de Méditerranée centrale s'opèrent à 90 % de ce pays, et un peu d'Égypte et de Tunisie. Il y a fort à parier que les filières actives en Méditerranée centrale vont essayer de faire passer beaucoup de migrants, avec un risque supplémentaire venant de Libye, l'introduction de personnes pouvant peu ou prou être liées aux organisations terroristes comme Daech.

Voilà ce que je pouvais dire en introduction. Selon ce que je viens d'apprendre, le process de libéralisation des visas, qui devait trouver son terme en juin 2016, va se poursuivre jusqu'en octobre, voire novembre, les soixante-douze critères auxquels la Turquie doit répondre n'étant pas complètement atteints. Le ministre turc compétent a bien compris que, concernant la libéralisation des visas, l'accord connaîtrait un peu de retard.

M. Jacques Legendre, président. - Vous avez parlé de trente-cinq mille migrants en attente en Libye. Nous avons reçu récemment un autre responsable qui nous a parlé de chiffres plus importants, de l'ordre de cinq cent mille personnes. Pouvez-vous nous préciser ce point ?

M. David Skuli. - J'aurais pu annoncer un chiffre de huit cent mille, mais celui-ci est basé sur des estimations peu précises. Le chiffre de trente-cinq mille correspond à des estimations assez fines de personnes ayant été repérées et qui sont prêtes et pourraient donc débarquer dans les jours à venir sur les côtes italiennes, sachant que les migrants venant par la voie de la Méditerranée centrale sont issus d'Afrique de l'Ouest - Nigérians, Gambiens, Sénégalais - l'Afrique de l'Est venant bien entendu grossir ce flot.

M. Jacques Legendre, président. - La parole est au rapporteur.

M. Michel Billout, rapporteur. - Les membres de la mission s'interrogent beaucoup sur les raisons d'une efficacité aussi foudroyante de l'application d'un accord entré en vigueur le 20 mars, avec des effets enregistrés dès le 4 avril. En quinze jours, c'est quasiment miraculeux !

Nous interrogeons régulièrement les personnes que nous auditionnons. Nous avons reçu trois types de réponse. Celle de la représentante de l'ambassade de Turquie en France était assez intéressante : elle nous a indiqué qu'il s'agissait d'un effet psychologique. La frontière étant dorénavant fermée, on sait qu'en partant en Grèce, on sera immédiatement refoulé vers la Turquie. On ne vient donc plus...

D'autres, dont vous faites partie, nous indiquent qu'il y a eu un regain d'efficacité des forces de police et des forces militaires turques, qui ont mieux contrôlé leurs frontières.

Un universitaire turc que la commission des affaires étrangères a auditionné ce matin, qui est vice-président de la Sorbonne, nous disait que ceci était sans doute lié à la communication faite autour de cette mesure et à une plus grande fermeté.

Quelle est votre analyse ? Faut-il craindre un retournement d'attitude de la part des forces de sécurité turques si la négociation sur l'application des contreparties avec l'Union européenne devait traîner en longueur ? Vous avez fait référence à la négociation sur les visas, dont la date butoir est fixée à la fin du mois de juin. On a parlé d'octobre, et l'on comprend bien que c'est encore compliqué. En cas de réticences, le président Erdoðan évoque le fait que la Turquie pourrait ouvrir à nouveau les vannes. Faut-il le craindre ou constatez-vous un véritable travail de démantèlement des réseaux de la part de vos partenaires turcs ?

Quant aux autres routes, l'universitaire que nous avons auditionné ce matin considère que la majorité des 2,5 millions de réfugiés syriens et irakiens actuellement en Turquie est destinée à y rester. Il pense toutefois que, quoi qu'il arrive, un million d'entre eux désirera toujours gagner l'Europe, et plus particulièrement l'Allemagne, l'Autriche et la Suède, et estime que, tôt ou tard, d'autres routes seront empruntées.

Les informations que nous avons aujourd'hui et que vous confirmez démontrent que ces nouvelles routes ne sont pas encore significativement repérées. On a parlé de l'Albanie ou de l'Égypte : y en a-t-il d'autres ?

Concernant les flux illégaux de migrations constatés, détectés ou évalués aux frontières françaises, constatez-vous une différence depuis la fermeture de la route des Balkans et la mise en oeuvre de l'accord du 18 mars entre l'Union européenne et la Turquie en fonction des origines ? J'ai cru comprendre que oui.

Qu'en est-il enfin des flux en provenance d'Italie ? L'augmentation récente de ceux en provenance de Méditerranée centrale se traduit-elle par une augmentation des flux secondaires vers la France ? Enfin, quelle procédure la police aux frontières applique-t-elle en ce qui concerne les mineurs isolés étrangers ou supposés tels quand ils arrivent aux frontières de notre pays ?

M. David Skuli. - S'agissant de l'efficacité de l'accord, on dénombrait en janvier dernier 67 400 arrivées sur les îles grecques, 57 000 en février, 26 000 en mars, avant une rupture en avril avec 3 650 personnes, puis 1 400 en mai et encore moins en juin.

On enregistre chaque mois des fluctuations, mais les chiffres baissent.

Par ailleurs, la frontière gréco-macédonienne a été fermée le 9 mars. On apprécie d'ailleurs la solidarité des pays européens, puisqu'on veut laisser en Grèce les cinquante mille migrants qui s'y trouvent ! On ferme la frontière, on envoie du monde sur les îles pour que les hotspots deviennent de gros centres de rétention administrative, et cela crée des difficultés, avec des troubles à l'ordre public assez significatifs, à tel point que de nouvelles filières se sont recréées entre les hotspots et le territoire continental grec. Il existe donc une tension du fait de la présence de migrants dans ces îles, comme à Lesbos.

Même si la population grecque est sympathique, les conditions de vie offertes aux migrants ne sont pas toujours faciles. On l'a vu lors de l'évacuation du camp d'Idoméni.

Cette fermeture de la frontière gréco-macédonienne a constitué un signal. Certains pays européens, notamment la Pologne, sont venus aider les garde-frontières macédoniens. Plusieurs pays ont renforcé leurs procédures de contrôle.

Il faut noter la très forte pression exercée sur les autorités turques. J'ai accompagné notre ministre de l'intérieur en Grèce et en Turquie. Il a été très clair en indiquant qu'il existait réellement des failles. On voyait à Bodrum une inaction quasi totale des garde-côtes turcs. Les Turcs l'ont finalement compris, sans compter qu'il existait également un accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie. Cet accord de réadmission s'est jusqu'à présent traduit par un nombre insignifiant de réadmissions. Il ne fonctionnait donc pas.

L'accord officiel a été assorti de facilités - nouveaux chapitres dans les négociations d'adhésion, possibilité d'accorder aux Turcs la libéralisation des visas. Financièrement, ce n'est pas non plus un accord neutre. Les garde-côtes que j'ai rencontrés en Turquie avaient reçu des instructions très fermes pour mettre un terme à la situation. Il y a même eu un cas significatif où des migrants arrêtés à la limite des eaux territoriales ont été récupérés par les Turcs, qui les ont ramenés en Turquie, ce qui était inédit.

Grâce à l'ensemble de ces facteurs, on peut dire qu'on a aujourd'hui une forme de tarissement des flux.

Va-t-il durer ? J'en arrive à ce stade à la question de la réversibilité. Je ne suis pas dans les négociations entre l'Union européenne et la Turquie. Je pense que le thème des visas est extrêmement important pour les Turcs, mais l'Union européenne est également ferme sur les soixante-douze critères, qui semblent un peu compliqués, on le voit avec la levée de l'immunité de certains parlementaires. On pourrait imaginer, si les négociations n'aboutissent pas, que les Turcs, qui ont déjà reçu beaucoup d'argent pour accueillir les réfugiés, relâchent un peu leur vigilance et que des migrants arrivent régulièrement sur les côtes grecques.

Le partenaire turc a fait quelques efforts, puisque deux services de lutte contre l'immigration régulière ont été créés, l'un dans la police, l'autre dans la gendarmerie. Nous sommes déplacés entre le 2 et le 4 mai dans le cadre d'une mission, après la création d'une structure turque, à l'instar de la structure française en charge de toute problématique du démantèlement des filières.

À la suite d'opérations menées à Istanbul, où près de mille passeports français avaient été retrouvés chez des trafiquants, les Turcs nous ont communiqué l'ensemble des informations relatives à cette affaire, ce qui était quasiment impossible il y a plusieurs mois.

Nous avons donc reçu des gages qui démontrent que la Turquie fait des efforts sur ses côtes et essaie d'avoir une relation de coopération normale avec les services européens, notamment le nôtre. La Turquie a aussi accepté de coopérer avec Frontex. Depuis peu un officier de liaison de l'agence est installé en Turquie et a pour mission d'analyser les flux par voie maritime ainsi que d'apporter une forme de coopération à la Turquie.

Par ailleurs, on peut dire aujourd'hui que la Turquie est un partenaire avec lequel nous avons, depuis mai, une coopération en termes d'informations. J'ai reçu dans mon service des officiers turcs de cette structure de démantèlement des filières, et j'ai eu l'occasion d'envoyer des officiers français sur place à deux reprises. Nos demandes de renseignements sont absolument prises en compte.

Nous avons également travaillé avec les Turcs sur un programme lié à la lutte contre la fraude documentaire. Nous allons le développer.

S'agissant des autres routes migratoires, on peut dire aujourd'hui que celle de la Méditerranée orientale est fortement freinée - ce qui ne veut pas dire que cela durera tout le temps. On ne constate pas de report systématique entre le frein que nous observons dans les flux en provenance de Turquie et les arrivés par la Méditerranée centrale. Il n'empêche qu'il existe une légère progression dans cette zone. Les conditions météo se sont tout d'abord améliorées. Les trafiquants ne font le plein d'essence des bateaux que pour arriver à la limite des eaux territoriales, où les migrants sont immédiatement récupérés. La thématique du sauvetage est donc assez prégnante.

Je rappelle que la Libye est toujours un État déstabilisé et qu'il n'existe aucun contrôle au départ de ses côtes. Nous avons également un effort à faire vis-à-vis de l'Égypte, puisque 12 % des départs se font à partir de ses côtes. C'est un pays avec lequel nous devons développer notre coopération.

Comment la police aux frontières participe-elle au travail avec les pays de transit et les pays sources ? Nous y menons d'abord des actions de coopération technique. Nous disposons d'un réseau de la direction de la coopération internationale. D'ici la fin de l'année, sept cents experts seront mobilisés dans le cadre de différentes missions. Ils seront à la fois impliqués dans les hotspots et dans les missions à l'étranger que nous effectuons.

Par ailleurs, nous allons installer une équipe au Niger dans le cadre d'un projet opérationnel franco-espagnol financé par la Commission européenne. Le Niger est un pays extrêmement important pour les différentes filières africaines.

La semaine passée, nous étions au Niger, où nous avons rencontré le ministre de l'intérieur et le directeur général de la police pour étudier les principes de cette coopération. Celle-ci sera opérationnelle. Elle permettra d'aider les Nigériens à identifier les filières, à mieux contrôler leurs frontières - ce qui constitue un vaste défi quand on considère l'importance de ce pays - et à fournir des informations aux différents services occidentaux qui participent au suivi et à la gestion desdites filières.

Cette équipe commune doit bénéficier d'un financement européen de plusieurs millions d'euros sur trois ans. Le déploiement devrait s'opérer au deuxième semestre pour arriver à Niamey. Et il s'agira d'actions de coopération opérationnelle et en matière de formation avec les Nigériens.

C'est une expérience que les Espagnols avaient mené en Mauritanie, où ils avaient, dans le cadre d'un projet appelé « Seahorse Atlantico », développé une équipe commune.

C'est là notre second axe de coopération.

Par ailleurs, nous disposons d'une quarantaine d'officiers d'immigration dans le monde et notamment en Afrique. Ces officiers sont en lien avec nos partenaires africains dans le domaine des flux migratoires. Nous démantelons chaque année près de deux cent cinquante à deux cent soixante filières, ce qui est considérable. Près de 50 % des filières démantelées le sont à partir d'informations ou de renseignements provenant de ces officiers de liaison.

Le troisième volet de notre action regroupe toutes les consultations diverses que nous avons avec la direction générale des étrangers en France (DGEF), qui n'est pas une direction opérationnelle mais administrative, avec qui nous coopérons sur les aspects opérationnels de la mise en oeuvre des accords de réadmission ou de la politique des visas.

Voici les différentes coopérations que nous partageons avec les pays tiers.

Quant à la pression migratoire, elle est forte dans les Alpes-Maritimes. Nous avons des unités de forces mobiles dans ce département et un gros dispositif de la police aux frontières. La majeure partie des entrées sur le territoire français s'opère par deux voies, dont la voie ferroviaire Vintimille-Menton, où nous avons partageons quelques patrouilles avec les Italiens. Nous avons interpellé, depuis le début de l'année, neuf mille deux cents migrants utilisant cette voie. La seconde voie qu'empruntent les migrants passe par l'autoroute A8 et le péage de La Turbie, ainsi que par la vallée de la Roya, qui constitue un axe de passage assez important.

Il ne s'agit pas, comme dans le cas des filières chinoises, d'un organisateur unique, mais de filières multiples. C'est ce qui complique les choses. Une multitude de passeurs se charge de conduire les migrants de l'Italie vers la France, avant que de petites filières ne les aident à atteindre Paris ou le Calaisis, notamment pour ce qui est des ressortissants soudanais.

Les ressortissants qui empruntent la filière du Sud sont Soudanais, Tunisiens, Érythréens, Pakistanais. On compte peu d'Afghans ou d'Irakiens, qui utilisent plutôt des voies en provenance d'Allemagne ou de Belgique pour arriver sur notre territoire.

Nous avons actuellement une population stabilisée d'environ huit cents personnes sur le Dunkerquois et quatre mille cinq cents sur le Calaisis, soit un total d'environ cinq mille personnes, de sociologie assez différente. Nous sommes confrontés à des Soudanais, des Érythréens, des Afghans, des Irakiens, des Syriens. Pour ces trois dernières nationalités, force est de constater que les éloignements sont aujourd'hui assez difficiles.

Les filières, en France, sont de deux types. Il s'agit de filières de transit, dont je viens de parler, et de filières d'installation, qui sont particulièrement liées à l'Algérie, à la Tunisie ou au Maroc, où de faux documents permettent l'installation de ces ressortissants.

La thématique des mineurs isolés est importante et coûte très cher, les conseils départementaux ne sachant plus comment faire. Ce sont des personnes que l'on ne peut renvoyer et qu'il faut placer en foyer. Il y a d'abord un problème d'identification. Quelle est aujourd'hui la différence entre un mineur et un jeune majeur ? C'est assez compliqué, et nous y sommes quotidiennement confrontés à Calais, la marge d'erreur étant de plus de dix-huit mois selon les standards de la médecine légale.

On compte aujourd'hui trois cents mineurs isolés dans le Calaisis, dont le placement comporte des difficultés pour le Conseil départemental. Il n'y a en effet pas de places pour tout le monde, et le conseil départemental doit également assurer le placement d'autres mineurs du département. Ces mineurs sont parfois placés dans des foyers mais, après deux ou trois jours, reviennent dans le camp de Lande, à Calais.

Les procédures de placement sont donc d'une efficacité toute relative, sans compter que les conseils départementaux n'ont plus assez d'argent. C'est ce qu'ils affirmaient lors d'une réunion sur ce thème à laquelle j'ai eu l'occasion d'assister avec le ministre de la justice.

Quant à la problématique des mineurs isolés venant d'Italie, elle est faible, puisque les ressortissants sont plutôt majeurs. Scientifiquement, je le répète, il est toutefois difficile de déterminer si une personne est mineure entre quatorze ans et demi et dix-huit ans. Nous estimons que la population de mineurs isolés est de l'ordre de trois cents personnes dans le Calaisis.

M. Jacques Legendre, président. - La parole est aux membres de la mission.

M. Didier Marie. - On parle peu - voire pas du tout - des arrivées de migrants sur les îles, parfois non habitées, en lisière des eaux territoriales turques. Est-on sûr que le chiffre de cent soixante mille intègre la totalité des migrants ou existe-t-il une certaine porosité ?

J'ai appris que des migrants arrivés sur une toute petite île au Sud de Lesbos étaient directement repartis sur le continent avec des pêcheurs grecs qui, moyennant finances, les ont emmenés. J'ai le sentiment - peut-être entièrement faux - que le phénomène n'est pas totalement marginal. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Deuxièmement, vous nous avez indiqué qu'on avait dénombré un peu plus de cent seize mille migrants sur la route des Balkans. Or, celle-ci est considérée comme obstruée depuis que la Macédoine a fermé ses frontières. Est-ce à dire qu'il y a encore un flux significatif vers cette destination et que certains pays ont des frontières qui peuvent permettre le passage, ou éventuellement des pays qui laissent encore passer des migrants ?

Troisièmement, il semble qu'il existe un certain nombre de réfugiés, voire un nombre conséquent, disséminés en Grèce continentale et qui ne sont pas enregistrés, ayant pu passer préalablement à l'accord. A-t-on une estimation du nombre de ces personnes ? Quel est leur cheminement et leur destination ?

Enfin, concernant les moyens du service, vous avez aujourd'hui un surcroît d'activité du fait du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l'Union européenne. Vous travaillez en outre avec Frontex. Vous avez indiqué que onze mille agents étaient sous votre responsabilité. Ces moyens sont-ils suffisants ? Doivent-ils être consolidés ? Cela peut être utile pour la suite de nos discussions dans d'autres domaines, en matière financière notamment.

M. Jean-Pierre Vial. - Pouvez-vous nous donner des chiffres concernant les hotspots ? On parle souvent du nombre de réfugiés syriens qui se trouvent en Turquie ou au Liban. Ce qu'on évoque moins souvent, c'est que seuls 15 % environ de ces réfugiés vivent dans des camps, les autres étant dans la nature.

Combien y a-t-il de personnes dans les hotspots que l'on peut considérer sous maîtrise comptable, et à combien s'élève le nombre de ceux qui se trouvent en dehors et qu'on peut imaginer prendre la route qui a été utilisée jusqu'à présent ?

En second lieu, les élus du Calaisis que l'on rencontre disent tous que ceux qui sont là, tôt ou tard, passeront de l'autre côté. On en a eu une illustration lorsque le ministre de l'intérieur a voulu dégager Calais : des cars sont venus les emmener dans différents départements ! Dans le mien, ils sont arrivés à quarante-cinq personnes. Cinq jours après, il n'en restait qu'un ! On voit donc bien qu'ils n'étaient pas enclins à rester dans nos départements.

Enfin, vous avez parlé d'un flux en provenance de Méditerranée centrale qui reprendrait le dessus et viendrait grossir les chiffres aux frontières. Vous avez évoqué la situation de la région au Sud de Vintimille. Je connais plus modestement celle de la Savoie, et je vois comment les choses s'y passent. Je suis sincèrement admiratif du professionnalisme et de l'humanité des personnels qui exercent leur activité dans de telles conditions, mais on doit bien constater que la comptabilisation se fait selon le bon vouloir des Italiens. Aujourd'hui, que se passe-t-il pour les populations en situation irrégulière aux frontières, notamment au regard de nos amis italiens ?

M. David Skuli. - Tout d'abord, une réponse globale : depuis le rétablissement des contrôles aux frontières, juste après le 13 novembre, on a prononcé plus de vingt-deux mille mesures de non-admission sur notre territoire. Vingt-deux mille personnes auraient pu avoir le statut d'étranger en situation irrégulière. C'est considérable, puisqu'on compte près de cinq mille gardes-frontières sur les frontières terrestres, maritimes, aériennes. Près de quarante millions de personnes, dans les flux entrants et sortants, ont fait l'objet d'un passage contrôlé. Les fichiers de police ont été interrogés plus de vingt millions de fois afin de détecter les entrées ou les sorties qui pourraient faire l'objet de fiches particulières, et vingt-huit mille fiches ont été détectées. Ce rétablissement des contrôles aux frontières est d'ailleurs une barrière, certes temporaire, mais qui participe au ralentissement des flux illégaux pouvant pénétrer sur notre territoire.

Je ne connais aucune frontière hermétique. La Grèce a seize mille kilomètres de côtes, et quatre mille îles, dont quatre cents habitées. J'en ai parcouru lors de la précédente présidence grecque de l'Union européenne. Les chiffres que je vous donne sont répertoriés sur les principales îles : Lesbos, Leros, Chios, Kos, Samos. C'est principalement là que les flux arrivent, mais on enregistre parfois un petit nombre d'arrivées de trente ou quarante migrants sur le chapelet d'îles qui existent. Aujourd'hui, il est vrai qu'il existe un véritable tarissement de cette route, puisque le travail est également fait par les Turcs. C'est de leurs côtes que partent les migrants. Les Turcs jouent donc actuellement le jeu. Les arrivées, même dans les petites îles, restent très accessoires par rapport aux cinq îles que je viens de citer.

Huit mille quatre cents personnes sont aujourd'hui répertoriées dans les cinq hotspots grecs, ce qui crée d'ailleurs des tensions. La majeure partie d'entre eux demandent l'asile, et les Grecs traitent l'asile avec lenteur, malgré l'assistance de l'agence européenne EASO, qui apporte son soutien, et malgré la modification de la législation. Cela crée des troubles parmi les migrants, qui refusent de se laisser signaliser. Ceux qui sont là n'ont qu'un seul objectif, celui de quitter l'île et de reformer des flux vers le continent, puisqu'à l'issue de leur période de rétention de vingt-cinq jours, ils sont en principe dispersés et placés sous une forme d'assignation à résidence. C'est ce qui est prévu dans l'attente du résultat sur l'asile.

C'est d'ailleurs un des enjeux, car plus on met de temps pour rendre une décision en la matière, moins on peut les renvoyer, et plus on fragilise l'accord.

Le nombre de migrants actuellement présents en Grèce, qu'elle soit continentale ou qu'il s'agisse des îles, s'élève à cinquante-trois mille ou cinquante-quatre mille. Je tiens ces chiffres de notre attaché de sécurité intérieure en poste à Athènes, qui suit cela régulièrement, avec toutes les marges d'incertitude qui peuvent exister mais, compte tenu de la fermeture de la frontière gréco-macédonienne, on pense que ces chiffres sont assez fiables, même s'il existe un flux assez important de migrants irréguliers séjournant de manière permanente en Grèce.

Le chiffre de 116 806 qui auraient emprunté la route des Balkans remonte au début de l'année. Cela ne veut pas dire que cette route est toujours active, mais les arrivées de janvier, février et mars ont été extrêmement nombreuses.

Je rappelle que la frontière macédonienne a commencé à se fermer le 9 mars et que l'efficacité de cette fermeture a commencé à faire effet vers fin mars, lorsque deux cents garde-frontières polonais sont venus aider les Macédoniens. J'en parlais la semaine dernière avec Fabrice Leggeri à Varsovie, qui me disait qu'il n'avait pas bien compris l'action qu'avait menée la Macédoine, sans aucune concertation globale, créant des problèmes en perturbant la réaction d'ensemble.

Aujourd'hui, plusieurs pays européens, comme la Slovénie ou l'Autriche, ont rétabli leurs frontières, rendant les passages plus difficiles, mais celles-ci ne sont pas encore complètement hermétiques. Certains passages s'opèrent donc encore par la frontière italienne, le tunnel du Mont-Blanc et celui du Fréjus, ou par la Savoie. Nous les prenons en compte.

Les effectifs de la police aux frontières sont de onze mille, en y intégrant les territoires ultramarins, et d'environ huit mille sur le territoire national. Le rétablissement des contrôles aux frontières pose de nouveaux défis. Le contrôle aux frontières peut s'opérer de deux façons : soit vous y mettez des hommes, soit vous recourez aussi à la technologie. Je pense qu'il faut aussi s'orienter vers cette deuxième solution, car certaines frontières sont extrêmement importantes, comme les frontières aériennes. Peut-être avez-vous entendu parler des dispositifs automatiques de passage aux frontières que nous expérimentons. Il s'agit de dispositifs de reconnaissance faciale, notamment à Saint-Pancras pour l'Eurostar, et à Roissy, pour l'aéroport. Nous réalisons un effort de développement de ces moyens automatiques de contrôle, qui s'inscrivent dans le projet smart border de la Commission européenne, qui va trouver son application en 2019-2020. Il convient de contrôler toutes les personnes qui entrent et sortent de l'espace Schengen. L'association des hommes et des technologies est de nature à nous permettre d'absorber certains flux, notamment en matière de trafic aérien.

Reste la question de l'augmentation. Il faudra, je pense, réfléchir au nombre d'« équivalents temps plein » dévolu à la police aux frontières - car, aujourd'hui, la frontière de la France est gréco-turque - si l'on veut s'inscrire dans ce système qu'est le nouveau mandat de l'agence Frontex, c'est-à-dire projeter des effectifs interopérables. Un garde-frontière français peut fort bien servir à la frontière avec la Pologne ou la Grèce. Frontex crée d'ailleurs un module de formation qui fait que nous avons des garde-frontières interopérables. Je reçois, dans le cadre de l'Euro, vingt-huit garde-frontières tout à fait interopérables. On se rend donc bien compte que tout le débat autour des frontières va être celui de la souveraineté.

Dans un espace commun dans lequel on veut garantir une libre circulation, cela ne va-t-il pas supposer un accord global des vingt-huit pour surveiller nos frontières extérieures et pallier les carences d'un État membre ? On ne pourra plus arguer de la souveraineté en prétendant contrôler seul sa frontière : cela n'aura aucun sens - ou bien l'on démantèle le bel espace qui est le nôtre. La vraie problématique est de savoir si nous devons projeter de plus en plus d'experts. Lorsqu'on réadmet une personne, on ne fait pas que lui payer un billet d'avion : on l'escorte. A titre d'exemple, aujourd'hui, quatre Russes qui ont commis des troubles à Marseille sont partis avec des policiers français jusqu'à Moscou. Si Frontex, dans son nouveau mandat, doit organiser des vols de retour, il va nous falloir un vivier d'escorteurs. Frontex l'estime à mille cinq cent pour toute l'Europe.

Par ailleurs, il faut une force de projection rapide, afin que chaque État membre soit en mesure d'envoyer des garde-frontières sur une frontière. À ce titre, il faut de la ressource. Nous devrons donc réfléchir, dans un futur proche, à une nouvelle modélisation de la police aux frontières, le nombre d'experts à projeter étant de plus en plus important. Nous les perdrons d'ailleurs lorsque le contrôle intégré des frontières extérieures fonctionnera. C'est Frontex qui décidera alors, à partir d'une action de l'Union européenne. C'est l'avenir auquel nous allons être confrontés.

Pour ce qui est des réfugiés, la Turquie en héberge environ trois millions. Je n'ai pas trop de visibilité sur cette thématique. Je suis sur les flux et les passages de migrants. Je n'ai donc pas véritablement de réponse à vous apporter.

S'agissant du Calaisis, le passage vers l'Angleterre à partir de cette région est extrêmement difficile, voire nul pour ce qui est du vecteur maritime et du vecteur ferroviaire. C'est un dispositif extrêmement : nous disposons de huit unités de forces mobiles sur Calais. Quant à la PAF, je projette des effectifs chaque semaine de l'OCRIEST en complément des effectifs locaux. Notre rôle concernant le démantèlement des filières est considérable

Les dispositifs d'Eurotunnel et du port de Calais, financés par les Britanniques, sont très importants, les Britanniques ayant investi plusieurs millions d'euros dans les dispositifs de sécurité, les clôtures, les caméras, les obstacles, les inondations de certains espaces. C'est si vrai que l'on constate une augmentation de la pression sur Dieppe, Ouistreham et Cherbourg. Nous devons donc prendre des mesures, les migrants qui s'aperçoivent qu'il n'est plus possible de passer par Calais tentant de passer ailleurs.

Certains mouvements s'opèrent également depuis Zeebrugge. On a à présent des migrants qui remontent vers la Belgique pour essayer de passer par les ports belges - mais les Belges s'organisent aussi. Les filières s'adaptent donc à chaque fois, mais les intrusions dans le tunnel du Calaisis sont devenues quasiment impossibles : il faut franchir six clôtures et compter avec les forces mobiles.

Tout se passe actuellement sur la rocade de Calais, où les migrants prennent d'assaut les poids lourds pour y pénétrer. Les réseaux prennent également les migrants sur la rocade, les emmènent parfois jusque dans la Marne, sur des parkings que nous surveillons, pour les réintroduire dans des camions et les faire revenir à Calais pour les plus riches.

Les migrants les plus pauvres, qui n'ont pas les moyens d'utiliser des camions avec la complicité de chauffeurs, notamment polonais ou étrangers, agressent chaque soir les poids lourds sur la rocade en essayant d'y pénétrer de force, ce qui entraîne d'autres problèmes, puisqu'on découvre dans les poids lourds un nombre de migrants considérable.

On se rend aujourd'hui compte qu'un véritable étau s'est créé. Notre problématique, à Calais, est de faire diminuer les chiffres. C'est ce qui crée cette noria vers les ports du Nord, avant qu'elle ne se déplace ensuite vers Calais et la Manche.

Cela représente entre cinq mille et cinq mille cinq cents personnes, qu'il n'est pas aisé de gérer. Il est assez difficile de renvoyer ces personnes en Érythrée ou au Soudan. On trouve dans cette population très particulière des Syriens et des Afghans. On pourrait techniquement envisager des éloignements, mais il faut clairement définir la stratégie politique que notre pays veut mettre en oeuvre vis-à-vis de ces pays.

M. Jacques Legendre, président. - Le camp de Grande-Synthe est-il intégralement kurde ?

M. David Skuli. - Il est irako-kurde. Il s'agit du camp de la Linière. Il comporte, au dernier recensement qui date d'hier, huit cent vingt personnes. Il a atteint des chiffres bien plus importants. Il est situé entre une autoroute et une voie de chemin de fer. Je suis du Nord de la France. Je vais souvent visiter cette partie des deux départements. Dans le Calaisis, nous comptons quatre mille cinq cents migrants. La population y est différente, avec moins de Syriens et d'Irako-Kurdes à Calais qu'à Dunkerque.

M. Jean-Yves Leconte. - Je vous trouve très optimiste dans votre description du corps européen de garde-frontières, car le plus dur dans cette affaire est d'accepter qu'il existe une gouvernance commune. Or, on se rend compte que même des pays qui auraient aujourd'hui besoin de faire évoluer le règlement Dublin par solidarité préfèrent encore garder ce système, qui les accable, pour éviter qu'on puisse leur envoyer une surveillance aux frontières sans que ce soit eux qui pilotent. On envoie des experts, mais en Grèce, les choses restent sous supervision grecque.

Quant au Nord de la France, le problème vient également de la demande d'asile en Île-de-France : si on veut obtenir rapidement l'asile, il faut aller à Calais, ce qui aggrave la pression sur cette partie du territoire.

Vous avez évoqué les conditions sanitaires dans les hotspots en Grèce. Avez-vous vu la situation des centres de rétention en Turquie de ce point de vue ?

Par ailleurs, à partir du moment où la Turquie et l'Union européenne coopèrent plus efficacement pour stopper le flux en direction de la Grèce, comment le reste de notre coopération se passe-t-il concernant les aspects sécuritaires, qui n'étaient pas si mauvais que cela depuis deux ou trois ans ? Existe-t-il une liaison entre les deux ou les choses continuent-elles à bien se dérouler de ce côté-là ?

Enfin, vous avez évoqué l'Italie. Les personnes en provenance de ce pays qui se rendent dans les Alpes-Maritimes ont-elles été enregistrées en Italie, ou n'est-ce pas toujours le cas ?

Mme Gisèle Jourda. - Ma question porte sur les relations entre l'Italie et l'Autriche et sur le projet de construire un mur à la frontière, au col du Brenner, que M. Juncker a qualifié de catastrophe politique.

L'affaire remonte au début du mois de mai, et a d'ailleurs donné lieu à des manifestations. Le nouvel afflux de réfugiés qui arrivent par la voie italienne peut-il rendre plausible une fermeture ? A-t-on des échos par rapport aux dispositions que compte prendre l'Autriche ?

M. David Skuli. - En ce qui concerne l'Italie, nous avons des officiers dans les hotspots. Je puis vous dire qu'en Italie, le niveau d'enregistrement des empreintes dans Eurodac dépasse les 95 %.

L'Italie est une grande nation, un pays très organisé, dont les forces de police et de gendarmerie fonctionnent bien et disposent de bornes Eurodac. Leur utilisation est donc satisfaisante et la procédure bien conduite.

S'agissant des relations entre l'Italie et l'Autriche, le dispositif de fermeture de la frontière au col du Brenner peut varier en fonction des flux de migrants. Les Italiens sont fort marris de l'attitude autrichienne, surtout conditionnée par la situation politique que le pays a connue récemment, et dont l'issue a été plus favorable que prévu. En tout état de cause, la situation en Autriche était très particulière. Ce pays a tout de même accueilli plusieurs centaines de milliers de migrants en 2015. D'autres diraient que les ordres de grandeur ne sont pas du tout comparables avec Calais. Des patrouilles tripartites existent entre l'Italie, l'Autriche et l'Allemagne. Je pense que l'Autriche est politiquement extrêmement sensible à la migration. On ne peut pas exclure une réaction inattendue de sa part, indépendamment de la position du président Juncker.

Mon homologue italien, Giovanni Pinto, est assez attentif à cette situation. Les Italiens font des efforts pour contrôler les trains et le col du Brenner, mais on n'est pas à l'abri d'une réaction autrichienne assez ferme pour éviter que la situation politique, qui est sensible, ne dérape.

Si les flux remontent en Italie, l'Autriche sera aussi une voie de passage, puisqu'elle l'a déjà été, ce qui constituera un facteur de tensions.

Vous m'avez interrogé sur la coopération avec la Turquie en matière de sécurité. Je puis vous dire qu'elle est très bonne pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme et du suivi des djihadistes. Une procédure a été bâtie concernant les Français qui sont allés s'entraîner sur les terres du djihad. Les informations sont mises à la disposition des services français lorsque ces personnes rentrent de Turquie. Quelques errements avaient eu lieu au départ, mais ceux-ci ont été corrigés et la Turquie coopère largement sur cette question.

Quant à la situation des centres de rétention turcs, je n'ai pas eu l'occasion de les visiter. Je ne me manquerais pas de m'y rendre lors de mon prochain déplacement en Turquie, mais je n'ai pas d'indication spécifique.

Enfin, s'agissant de la thématique relative au droit d'asile, il faut évoquer ce sujet avec le directeur de l'asile de la DGEF. Je n'ai pas de visibilité sur ce point. Je sais que la France fait beaucoup d'efforts pour multiplier les réponses aux demandeurs d'asile. Elle s'est inscrite parmi les premiers pays en matière de relocalisations et d'accueil des migrants se trouvant en Grèce - mais je n'ai pas plus d'éléments sur ce point. Ce n'est pas mon principal champ d'action.

M. Jacques Legendre, président. - Monsieur le directeur, nous vous remercions pour la qualité et la franchise de vos réponses. Vous nous avez éclairés. Nous avons l'intention de rendre notre rapport courant septembre. Si, d'ici là, tel ou tel aspect des problèmes méritait selon vous d'être porté à la connaissance de la mission, n'hésitez pas à nous faire parvenir tous les documents qui vous sembleraient utiles.

La réunion est levée à 17 heures 10.