Mercredi 19 octobre 2016

- Présidence conjointe de M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de Lord Stephen Keith Green, ancien ministre d'État britannique du commerce et de l'investissement, et Lord Michael Hastings Jay, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en France

M. Jean Bizet, président. - Votre audition concrétise le projet dont nous avions - avec le Président Gérard Larcher - entretenu Lord Boswell, avec lequel nous avons par ailleurs de fréquents contacts au sein de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC). M. Sutour le connaît bien aussi...

M. Simon Sutour. - He is a good friend !

M. Jean Bizet, président. - Il est essentiel pour nous d'avoir des échanges approfondis avec nos collègues britanniques sur les suites du référendum du 23 juin.

Nous avions une préoccupation immédiate qui concernait la date de notification de la décision du Royaume-Uni de se retirer de l'Union européenne. Elle semble levée depuis l'annonce de Mme Theresa May que celle-ci devrait intervenir d'ici la fin du mois de mars.

Un autre sujet s'est invité dans le débat : le rôle du Parlement dans cette procédure. Vous nous donnerez votre avis sur ce sujet important. Au-delà, nous nous interrogeons sur le cadre qui pourrait être mis en place pour les futures relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Des pistes sont évoquées autour de l'espace économique européen ou d'un partenariat continental. Vous nous donnerez votre point de vue.

M. Jacques Gautier, président. - Je vous prie d'excuser l'absence de M. Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, en déplacement à l'étranger. Notre commission et la commission chargée de la défense à l'Assemblée nationale rencontrent deux fois par an - une fois à Londres, une fois à Paris - une délégation de Lords et de membres de la Chambre des communes pour suivre l'application des accords de Lancaster House qui unissent nos deux pays en matière de défense.

Nous sommes heureux de confronter à la vôtre notre lecture de l'article 50 du traité sur l'Union européenne. À vrai dire, la situation semble particulièrement embrouillée. Du côté de l'Union européenne, on s'interroge sur la multiplicité des acteurs : le Conseil européen a nommé Didier Seeuws à la tête de la Brexit Task Force, la Commission européenne a désigné Michel Barnier comme son représentant et le Parlement européen, Guy Verhofstadt. Les États membres ont aussi leur mot à dire et sont, à notre avis, les interlocuteurs les plus légitimes dans la négociation.

Côté britannique, Theresa May est désormais confrontée à une bataille juridique : est-il possible d'appliquer l'article 50 sans recourir à un vote du Parlement ? Qui peut déclencher l'application de cet article ? La stratégie du Gouvernement qui consiste à négocier seul et dans le plus grand secret le Brexit semble être remise en cause par tous les partis représentés, tant à la Chambre des communes qu'à la Chambre des lords. Des recours ont été déposés devant la Haute Cour de Justice britannique. Pourriez-vous nous éclairer sur les enjeux juridiques de ces recours ? Si un vote devait avoir lieu, est-il envisageable que les résultats du référendum ne soient pas suivis par le Parlement ? Toutes les instances, tous les États membres réfléchissent aux suites du Brexit et à ses conséquences sur la refondation de l'Union... Comment voyez-vous le futur des relations entre l'Union européenne et la Grande-Bretagne : sur le modèle de l'Organisation mondiale du commerce, d'un Espace économique européen rénové, de l'Alena qui unit le Canada et les États-Unis ?

M. Jean Bizet, président. - Je salue parmi nous plusieurs membres du groupe d'amitié France-Grande-Bretagne, dont certains sont d'excellents connaisseurs de ces sujets. Au sein de notre groupe, Mmes Garriaud-Maylam, Keller et M. Bocquet sont plus spécialement chargés de la problématique du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

Lord Michael Hastings Jay, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en France. - Merci de votre invitation. Les échanges interparlementaires entre nos deux pays sont fondamentaux, surtout depuis le Brexit.

Lors du référendum tenu le 23 juin dernier, 52 % des votants ont choisi de quitter l'Union européenne. Le Leave l'a emporté en Angleterre et au Pays de Galles. En Ecosse et en Irlande du Nord, à Londres et dans le Sud-Est de l'Angleterre, autour d'Oxford, de Cambridge et de certaines autres grandes villes, le Remain était majoritaire.

Reste à notifier le recours à l'article 50. Le Premier Ministre a annoncé qu'elle le ferait avant fin mars. Cette décision doit-elle être approuvée par le Parlement ? Les deux chambres en débattent. À mon sens, elle appartient entièrement au Gouvernement puisque le résultat du référendum l'implique sans aucun doute possible : il n'y a pas d'autre manière de sortir de l'Union européenne. Il y aura néanmoins un débat au sein de chacune des deux chambres, probablement suivi d'un vote à la Chambre des communes.

La Cour de Justice examine un recours sur cette question. Mon opinion est qu'elle jugera qu'il s'agit d'une prérogative du Gouvernement. Il y aura sans doute un appel : la Cour d'appel aurait réservé pour son examen les jours précédant Noël. Il y aura donc, en tous cas, une décision finale avant la fin de l'année.

M. Jean Bizet, président. - À la fin des négociations, le sujet reviendra-t-il devant le Parlement avant la sortie effective ?

Lord Michael Hastings Jay. - Oui, les deux chambres se dotent de commissions spécialisées pour suivre les négociations. À la Chambre des communes, la tradition est de créer une commission pour chaque secteur de l'action du Gouvernement : il y en aura donc une nouvelle consacrée à la préparation du Brexit, dont le président devrait être élu aujourd'hui même. À la Chambre des lords, l'European Union Committee compte six sous-commissions, qui examinent les implications du Brexit sur chaque domaine : politique extérieure, marché intérieur, environnement, agriculture, etc. La commission elle-même va être élargie et suivra de près les négociations.

M. Jean Bizet, président. - L'organisation des relations économiques futures entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne nous préoccupe. Les propos de Mme May devant le congrès du parti conservateur nous ont surpris, car ils semblent très éloignés de l'ADN britannique. Vous êtes un pays libéral, et devriez le devenir encore plus après la sortie de l'Union européenne. Allez-vous opérer une dévaluation structurelle sur plusieurs politiques de l'Union ? Les modèles actuels - norvégien, suisse ou turc - ne convenant pas à la Grande-Bretagne, quel type de rapports avez-vous en tête ?

Lord Stephen Keith Green, ancien ministre d'État britannique du commerce et de l'investissement. - Lorsqu'elle a accepté la charge de Premier Ministre, Mme May a prononcé un discours de 600 mots, dont seuls soixante étaient consacrés au Brexit. Le reste évoquait la reconstruction de la société, car le résultat du référendum révèle, à ses yeux, qu'une grande partie de la population se sent marginalisée par la mondialisation libérale. Elle entend mener non pas une politique libérale anglo-américaine mais une politique, pour ainsi dire, quasi « social-démocrate », afin de trouver le centre de l'opinion. Elle a parlé de soutenir les familles qui travaillent, de construire une société inclusive... Bref, de rompre avec les politiques menées par ses prédécesseurs. Y parviendra-t-elle ? Il est trop tôt pour le dire.

M. Jean Bizet, président. - Nous ne sommes pas habitués à entendre de tels propos dans la bouche d'un Premier Ministre anglais...

Lord Stephen Keith Green. - Surtout conservateur !

M. Jean Bizet, président. - La voie social-démocrate qu'elle emprunte est à l'opposé de l'arrangement trouvé en février 2016 par M. Cameron.

Lord Michael Hastings Jay. - Le référendum n'a pas porté que sur les questions européennes. Une large partie de la population s'est sentie abandonnée par le Gouvernement. Mme May va s'efforcer de combler ce manque et cherche déjà à convaincre nos concitoyens que le Gouvernement sera à l'écoute de leurs craintes. Cela implique de gouverner au centre. Résultat, comme me le disait ce matin un éminent journaliste français, nous avons un Premier Ministre conservateur plus à gauche que Tony Blair !

Lord Stephen Keith Green. - Mme May entend mobiliser l'État pour faire face aux difficultés ressenties par les Britanniques. Un tel étatisme n'a pas été vu en Angleterre depuis des années... Mais il est un peu tôt pour juger.

M. Christian Cambon. - Il est clair que l'une des explications du Brexit est le sentiment que les flux migratoires sont mal maîtrisés par les règles européennes. Je me rappelle qu'à Londres, où nous étions quelques jours avant le vote avec M. Raffarin, l'afflux de réfugiés suscitait partout des préoccupations. À l'approche des élections présidentielles françaises, certains candidats demandent la renégociation du traité du Touquet. Qu'en pensez-vous ? Le Gouvernement est en train de disperser le camp de Calais, mais cette région reste le point de passage le plus facile et le problème se reproduira nécessairement.

Quid des travailleurs étrangers implantés en Angleterre ? Mme May a demandé aux entreprises de publier la liste des travailleurs étrangers qu'elles emploient. Je n'ose imaginer l'effet, ni les conséquences, d'une telle décision... Quelles sont les intentions véritables du Gouvernement anglais sur ce point ? Déjà, deux banques japonaises quittent Londres pour Amsterdam. L'incertitude ne génère-t-elle pas des inquiétudes excessives parmi les travailleurs étrangers, qui contribuent à l'activité financière de la City ?

Lord Michael Hastings Jay. - Cette idée n'est plus à l'ordre du jour. Le Gouvernement a changé d'avis - heureusement ! Oui, il y a une vraie inquiétude chez les Européens installés en Grande-Bretagne. Je crois que le Gouvernement a compris que leur présence était fondamentale pour notre culture, notre économie, notre société, et qu'ils devaient pouvoir rester. D'un autre côté, les citoyens britanniques doivent pouvoir demeurer en Europe.

Lord Stephen Keith Green. - Il s'agit d'un sujet considérable : 2,9 millions de citoyens de l'Union européenne vivent en Grande-Bretagne, et 2 millions de Britanniques sont installés en Europe. Le Gouvernement cherche à résoudre les problèmes que le Brexit poserait en la matière. À vrai dire, il s'agit surtout d'une question administrative. Pour l'heure, nous n'avons aucune information sur le nombre d'étrangers et la durée de leur séjour.

Lord Michael Hastings Jay. - Les accords du Touquet relèvent de discussions bilatérales et ne sont donc pas un sujet européen. Leur signature a représenté un progrès. Les deux gouvernements doivent s'entendre pour les faire perdurer. Tant que la frontière externe de l'Union européenne ne sera pas étanche, le problème continuera à se poser.

M. Jean-Pierre Masseret. - Les 27 considèrent unanimement qu'il n'est pas envisageable de déroger aux quatre libertés, et Londres ne peut les accepter telles quelles. La question du statut de la Grande-Bretagne se posera donc inexorablement. Or celle-ci joue un rôle capital dans la défense et la sécurité, au sein de l'Otan comme en Europe. Avec la montée en puissance de la Russie, qui inquiète les Pays Baltes, la Roumanie, la Bulgarie et la Pologne, n'y a-t-il pas là un levier considérable pour elle dans la négociation ? Certainement, les États-Unis, qui souhaitent réduire la voilure en Europe, la pousseront à en faire usage.

Lord Michael Hastings Jay. - C'est la première fois que j'entends cette inquiétude. Je crois que la question des quatre libertés n'a rien à voir avec celles de défense et de sécurité. Il est vrai que le résultat du référendum s'explique par le souhait d'une grande partie de nos concitoyens de freiner l'afflux d'étrangers dans notre pays, et notre Gouvernement doit traiter cette question. Mais elle n'a rien à voir avec la Russie ! La coopération entre la France et la Grande-Bretagne en matière de défense est capitale et le restera après le Brexit.

M. Jean-Pierre Masseret. - Tout de même, cette coopération ne pourra-t-elle pas être utilisée par Londres pour faire pression sur l'issue de la négociation ? L'objectif serait d'obtenir pour le Royaume-Uni un statut plus avantageux que celui de la Suisse ou de la Norvège.

Lord Stephen Keith Green. - C'est attribuer au gouvernement britannique beaucoup plus de cohésion qu'il n'en a réellement ! Je ne le vois pas remettre en cause des coopérations fondamentales pour faire avancer d'autres dossiers. Il y a un débat au sein du cabinet entre « idéologues » et « pragmatiques ». D'autres questions ont du poids, à commencer par l'avenir de l'Irlande.

Lord Michael Hastings Jay. - Il se peut que certains membres de l'équipe de négociation raisonnent ainsi... Rien n'est impossible en politique ! Mais je n'ai jamais entendu exprimer une telle stratégie.

Lord Stephen Keith Green. - S'il y a bien des sujets de préoccupation, celui-ci n'est pas au premier plan.

M. Olivier Cadic. - Voilà vingt ans que je vis dans le Kent. Depuis le Brexit, j'ai fait une quinzaine de conférences, aux quatre coins du Royaume-Uni, au cours desquelles j'ai rencontré quelque 2 500 Français. Ils sont inquiets. Pourront-ils rester ? La semaine dernière, les directeurs d'école ont demandé aux familles de déclarer la nationalité de leurs enfants ! Des actes de xénophobies se produisent. Bref, il faut une clarification. Après tout, 48 % des Britanniques ont voté pour rester dans l'Union. Quand les droits des Européens seront-ils explicitement garantis ? Le référendum portait sur la sortie de l'Union européenne, mais les électeurs se sont surtout exprimés sur la politique nationale. N'êtes-vous pas dans la même situation que la France après la victoire du « non » lors du référendum sur le traité constitutionnel ? Ne devriez-vous pas recourir à l'arbitrage d'élections nationales pour savoir si la volonté des Britanniques est vraiment de sortir de l'Union ? Beaucoup souhaitent ce dénouement. Enfin, quid de l'Irlande du Nord ? Tous les partis irlandais m'ont dit que la paix avait été faite grâce à l'Union européenne. Depuis 1996, l'Europe a consacré 1,5 milliard d'euros à un fonds pour la paix en Irlande du Nord. Lorsque ce fonds s'éteindra en 2020, Londres l'abondera-t-elle ? Quid de la frontière ?

M. Jean Bizet, président. - Voilà des questions précises !

Lord Michael Hastings Jay. - Oui, les Européens établis en Grande-Bretagne sont inquiets - comme le sont les Britanniques installés en Europe. Le Premier Ministre essaie de traiter cette question, elle a déclaré que les Européens seront protégés en Angleterre.

Les référendums en France, en Irlande, au Danemark, portaient sur un changement au sein de l'Union européenne. Le nôtre, sur la sortie. Il est plus difficile de renverser une telle décision.

J'étais hier et avant-hier en Irlande du Nord. Le risque est réel. Heureusement, tous les acteurs sont résolus à ce que le processus de paix continue. Le fait que la frontière entre Nord et Sud devienne une frontière extérieure de l'Union européenne pose toutefois un vrai problème, à l'Irlande comme à l'Union. Nous devons trouver un accord pour que cette frontière ne se fasse pas trop sentir.

Lord Stephen Keith Green. - Voilà presqu'un siècle qu'un accord entre l'Irlande et le Royaume-Uni organise une totale liberté de circulation entre ces zones. Personne ne veut changer cet état de choses. Une erreur dans la négociation pourrait rallumer la guerre civile. C'est sans doute la question la plus importante posée par le Brexit.

M. Olivier Cadic. - Un nouveau fonds est-il prévu par le Gouvernement britannique?

Lord Michael Hastings Jay. - Les fonds européens bénéficient aussi beaucoup à l'Irlande du Nord. Il sera difficile au Gouvernement britannique de se substituer à l'Europe pour de tels montants.

Lord Stephen Keith Green. - Notre ministre des Finances est très conscient de ce problème, qui se pose aussi en Ecosse ou dans les Cornouailles.

M. Éric Bocquet. - Les propos de M. Cadic m'étonnent. On peut regretter la décision du peuple britannique, mais pas la contester ! Le 29 mai 2005, 55 % des Français ont rejeté le traité créant une Constitution européenne, et nous avons fait fi de leur vote. Je ne remettrai jamais en question la décision souveraine du peuple britannique. Pour refonder l'Union européenne, encore faut-il analyser les causes qui expliquent leur choix. Hétérogènes et parfois contradictoires, elles aboutissent toutes à ce rejet. Nous devons en tenir compte.

Lord Michael Hastings Jay. - Pourquoi un tel résultat ? Le peuple britannique hésite depuis le début sur son adhésion à l'Union européenne. Depuis 1985, aucun Premier Ministre ne lui a expliqué en quoi l'Union européenne servait ses intérêts. C'est une erreur. Dans le Nord de l'Angleterre, le parti travailliste n'a pas été entendu quand il disait que l'Union européenne était capitale pour notre cohésion sociale. Alors que 30 000 ou 40 000 personnes y sont employées par Nissan-Renault, le vote a été favorable au Brexit à 60 %. Je me rappelle pourtant que, dans mon premier poste de diplomate à Paris, je m'efforçais de convaincre le Gouvernement français que ces voitures étant fabriquées au sein du marché intérieur, elles ne devaient pas se voir appliquer de droits de douane... Enfin, partout dans le monde occidental, le peuple est déçu par ses représentants, et chez nous, l'Ukip en a joué.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Vous avez raison, mais la presse britannique a toujours été europhobe. Je suis élue des Français de Grande-Bretagne depuis 1988, et M. Delors m'avait interrogée sur ce problème. Les journalistes britanniques viennent aux conférences de presse, comprennent parfaitement ce qui y est dit, posent de bonnes questions. Le lendemain, ils écrivent le contraire de ce qui a été dit ! J'avais organisé une conférence de presse lors de l'entrée en vigueur du traité de Maastricht : pas une ligne ! Idem lorsque les travaillistes ont réduit le droit de vote des Britanniques. C'est un vrai problème.

Lord Stephen Keith Green. - Il y a en effet, depuis des décennies, une symbiose entre la presse et la classe politique qui n'est guère favorable à l'Europe. Les causes de ce problème sont complexes. En partie, c'est une question de conception de l'identité nationale. Mais le Royaume-Uni n'est pas le seul pays à y être confronté.

Lord Michael Hastings Jay. - La démocratie suppose une presse libre. Si cette presse est irresponsable...

M. Jean Bizet, président. - Nous avons le même problème en France. Merci pour cet échange. La décision unilatérale de Mme Merkel d'ouvrir les portes de l'Union européenne a sans doute été pour les Britanniques la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Les messages que vous aviez émis avant février n'ont pas été bien compris. Désormais, nous allons essayer de bâtir un monde meilleur !

Audition conjointe de M. Stéphane Beemelmans, ancien secrétaire d'Etat au ministère fédéral allemand de la défense, M. Alain Le Roy, ancien secrétaire général du Service européen d'action extérieure, et Mme Nicole Gnesotto, présidente du conseil d'administration de l'Institut des hautes études de défense nationale

M. Jacques Gautier, président. - La semaine dernière, les ministres de la défense de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et de la France ont adressé une lettre commune à leurs homologues affirmant que, dans une situation politique marquée par la crise migratoire, les difficultés économiques, les incertitudes liées au Brexit et par les menaces croissantes à l'intérieur et autour de l'Europe, « une défense européenne robuste est essentielle ». Cette lettre reprend largement les propositions franco-allemandes exprimées le 11 septembre dernier, qui n'étaient pas si loin des recommandations de la proposition de résolution européenne du Sénat.

Chacun d'entre nous souscrit à ces propositions : renforcer l'autonomie stratégique européenne dans ses dimensions opérationnelles et industrielles, établir une capacité permanente de planification et de conduite des missions et des opérations de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), sorte de quartier général permanent qui ne dit pas son nom, envisager la coopération structurée permanente. Mais, et je crains que nos invités ne me démentent pas : il s'agit là d'idées agitées depuis maintenant trente ans et dont la mise en oeuvre se fait encore attendre !

Pendant longtemps, l'opposition britannique était un alibi tout trouvé pour freiner le développement de la défense de l'Europe. Le masque tombe : le problème de fond, c'est le sous-investissement dans le domaine de la défense. Les pays membres de l'Union peuvent-ils vraiment, dans ces conditions, sortir du réflexe « otanien » qui est le leur ? Accepteront-ils d'avoir une vision qui soit également européenne ?

Vos analyses nous seront précieuses pour tenter de définir « l'Europe puissance » ? Comment construire une Europe de la défense, lutter contre le terrorisme et assurer la sécurité ? L'Union n'est pas un simple marché unique, elle doit répondre à l'aspiration à la sécurité de ses citoyens. Comment le peut-elle ?

Le Brexit est une occasion de penser une nouvelle Europe. Sur quels cercles nous appuyer pour remplir cet objectif ? Faut-il un noyau de pays pionniers, avec un cercle de coopération plus souple où évolueraient britanniques, norvégiens, turcs ? Comment consolider et développer les acquis du traité bilatéral franco-britannique, notamment la force expéditionnaire conjointe, qui pourrait servir de modèle à d'autres États volontaires ? Comment renforcer la coopération franco-allemande en matière de défense ? Je ne parle pas des Polonais, qui viennent de dénoncer le contrat Caracal....

Comment mutualiser les moyens et les équipements européens ? Comment assurer un budget de recherche de développement suffisant pour préserver les compétences de notre base industrielle européenne ? Faisons des propositions pour réconcilier les citoyens avec le projet européen. Vos analyses nous seront certainement précieuses.

M. Jean Bizet, président. - Dans un monde en turbulence, la sécurité et la défense sont essentielles pour le développement économique de l'Union. On ne peut plus dissocier ces sujets de la crise migratoire. L'amiral Humeau nous l'a redit, la semaine dernière, lors du colloque sur les migrants organisé à l'initiative de François-Noël Buffet.

Mme Gisèle Jourda. - La décision prise par la Grande-Bretagne de quitter l'Union européenne a ouvert un questionnement : la politique de sécurité et de défense commune, pourtant peu efficiente ces derniers mois, ne serait-elle pas le moyen de redonner une légitimité à l'Europe ? Face à la montée des périls intérieurs et extérieurs, et dans un contexte de scepticisme généralisé à l'égard de l'Union européenne, le départ de la Grande-Bretagne nous offre une occasion d'interroger les limites du projet européen. Beaucoup de normes et trop peu d'Europe politique, tel est le constat. Comment donner à cette Europe politique la visibilité et l'efficacité qui lui ont longtemps fait défaut ? Si la mise en oeuvre d'une défense européenne est une piste, les États membres sont divisés et le partenariat avec l'Otan reste pour certains indispensable. Quelles sont nos marges pour construire une défense autonome au sein de l'espace politique européen ?

En juin dernier, quelques jours avant l'approbation de la stratégie globale par le Conseil européen, le Sénat avait déjà adopté une proposition de résolution européenne s'appuyant sur les outils du Traité de Lisbonne concernant la défense : coopération structurée permanente, battlegroups, financement par l'Union européenne d'un fonds de lancement d'opérations de politique de sécurité et de défense commune. Nous en appelions aussi à une coopération entre États membres sur des programmes d'armement, pour réduire le coûteux fractionnement du marché des équipements de défense. Et nous suggérions d'incorporer le volet « défense » dans les objectifs du semestre européen. Un certain nombre de ces préconisations ont été reprises dans le plan des ministres des affaires étrangères français et allemand de septembre.

D'autres initiatives ont été mentionnées, comme la création d'un quartier général européen et d'un fonds européen dédié à la recherche en matière de défense, indispensable à l'autonomie de notre base industrielle et technologique. Un Conseil européen de la défense, prévu à la mi-novembre, devrait donner corps à cette feuille de route. Le Conseil européen de décembre en validera l'ambition, si ambition il y a. La multiplicité des outils ne fera pas l'ouvrage. Il faut aussi une volonté politique, une cohésion stratégique, un cap. Sont-ils au rendez-vous ?

M. Stéphane Beemelmans, ancien secrétaire d'État au ministère fédéral allemand de la défense. - Je suis parfaitement d'accord. Ce ne sont pas les lettres qui nous font défaut, mais les actions qui découlent d'une ambition et de la volonté d'être à la hauteur de cette ambition.

Premier constat : après une période de dégel, nous sommes entrés dans le temps de la guerre froide et chaude. L'Allemagne voit le froid à l'Est ; la France voit le chaud au Sud. De plus en plus de pays envisagent d'augmenter leur budget pour la défense. L'Allemagne y a consacré 2 milliards d'euros supplémentaires ces deux dernières années ; la Suède songe à rétablir le service militaire.

Deuxième constat : pour des raisons historiques et politiques, de moins en moins d'États de l'Union européenne disposent encore d'une industrie de défense notable. L'Allemagne, la France, la Grande Bretagne, l'Italie, l'Espagne et dans une moindre mesure, la Suède et la Pologne font figure d'exceptions. Pour les autres, il n'y a aucun lien entre politique de défense et politique industrielle. Par conséquent, la voie est ouverte à des projets soit européens, soit américains. Les États-Unis ont noyé l'Est de l'Europe sous des produits d'occasion et ont fidélisé un certain nombre de pays aux produits américains en développant la maintenance et en offrant de plus le « parapluie des Etats-Unis ». Il suffit de citer la Pologne qui a préféré les Black Hawk aux Caracal.

Troisième constat : les opportunités, aussi réelles soient-elles, ne suffisent pas à combler le défaut de gouvernance européenne. Il faudrait que la Commission européenne exploite sa capacité politique, car c'est une force de pouvoir analyser une situation avec l'oeil neutre des 28, délivré des intérêts particuliers qui prévalent forcément au niveau national, pour ensuite faire des propositions communes. Il faudrait aussi promouvoir une politique capacitaire au niveau européen : que peut faire l'Agence européenne de défense (AED) face à l'hégémonie américaine de l'Otan, si on la prive de moyens et de volonté politique ? Enfin, il faudrait construire un axe franco-allemand fort, essentiel pour passer des textes aux actes.

L'Union européenne a besoin de se doter d'une capacité d'analyse stratégique et politique. Pendant la crise du Mali, le militaire le plus gradé de l'Union européenne s'en référait au pays membre le mieux renseigné, en l'occurrence la France, pour rassembler des éléments d'analyse : un général français se rendait à Paris pour rapporter à Bruxelles des renseignements sur le Mali... Pour le Nigéria, il se serait rendu au Royaume-Uni. Et c'est ainsi, au prisme d'un seul pays, que l'Europe construit sa stratégie, qui se solde souvent par un désengagement total au profit de l'État impliqué : le Mali a été l'affaire de la France. En utilisant un système comme Galileo, l'Europe aurait pourtant pu se forger son propre jugement sur la situation.

Autre priorité, européaniser le marché commun de la défense. Michel Barnier s'est attelé à cette tâche qui suppose que l'on ouvre les budgets de la recherche à la défense - ce à quoi les Allemands - entre autres - se sont toujours opposés. Il conviendrait également de limiter les exceptions nationales sur les appels d'offre : il y a de moins en moins de raisons d'entretenir en Europe un secret-défense entre amis, au risque de bloquer le développement d'une industrie commune. La France vient de faire un appel d'offre européen sur le fusil d'assaut ; l'Allemagne en a fait un sur un grand navire. Cette pratique devrait devenir la règle, avec pour exception, bien sûr, le nucléaire.

Quant à encourager les programmes communs, on en est encore loin. Prenons l'exemple des fusils d'assaut européens, Famas, G36 allemands ou fusils belges, qui vont « mourir techniquement » d'ici cinq ans environ. Il s'agit d'un armement de base qui produit de maigres recettes, mais que l'on peut vendre deux millions de fois en Europe. On aurait tout à gagner à ce que les trois entreprises européennes qui fabriquent ces fusils s'accordent sur un modèle standard. Au lieu de cela, la France achète un fusil allemand, tandis que l'Allemagne critique l'entreprise qui les fabrique et prévoit de passer à un autre modèle d'ici trois ans.

Pour ce qui est des fusions, le projet Kant entre KMW et Nexter existe sur le papier, mais ne fonctionne pas. Airbus avait mieux marché. Il y a aussi MBDA.

Autre objectif sensible : accorder les politiques d'exportation. Malgré les directives sur les exportations d'armements, on manque de solutions pour les produits internationaux ou multinationaux. Un industriel allemand chargé d'équiper entièrement une armée de terre, avec des partenaires dans treize pays européens, s'est retrouvé sans recours devant la politique stricte d'exportation allemande. Il construisait des chars avec des pièces produites dans cinq pays différents par d'innombrables entreprises ! Alors que des voitures civiles produites dans les mêmes conditions s'exportent sans problème, rien de possible pour les chars. Il est indispensable d'harmoniser les politiques d'exportation nationale ou de créer une instance européenne, et à terme une défense commune avec des moyens communs, à l'exemple de la gendarmerie, encore embryonnaire, ou de Frontex. Les fondamentaux sont là. Si l'Europe ne veut pas, elle ne pourra pas.

M. Alain Le Roy, ancien secrétaire général du Service européen d'action extérieure (SEAE). - Je suis d'accord avec vous, notamment au sujet de l'industrie. Toutefois, en ce qui concerne le renseignement européen, la situation a évolué ces dernières années, puisque nous disposons d'un centre de renseignement - désormais performant, l'INTCEN, actuellement dirigé par un Allemand et secondé par un Français. Ce service nourrit efficacement l'information du Conseil européen.

Le contexte aussi a changé. Alors que le Conseils européen de 2015 était focalisé sur la crise grecque, les menaces, le terrorisme, la crise migratoire et le Brexit ont remis sur la table les grands sujets de défense que la France était jusque-là un peu seule à porter. Des décisions importantes devraient être prises au Conseil européen de décembre 2016, qui sera préparé par le Conseil des affaires étrangères et de la défense des 14 et 15 novembre. Bruxelles bénéficie enfin sur cette question du soutien d'un nombre plus important d'États membres.

On ne peut pas dire que la PSDC n'existe pas aujourd'hui. On compte actuellement seize opérations de PSDC, dont six militaires et dix civiles. L'opération Atalanta, lancée il y a quelques années au large de la Somalie, a remarquablement rempli sa fonction de lutte contre la piraterie. Les opérations militaires EUFOR Tchad et EUFOR RCA ont été majeures. Les opérations de formation EUTM Mali et EUTM Somalie contribuent à renforcer les capacités de ces pays.

M. Jacques Gautier, président. - Avec des résultats divers.

M. Alain Le Roy. - L'opération a été effectivement moins efficace en Somalie. Mais par exemple, dernièrement, l'opération Sophia s'est montée en moins de deux mois, avec sept bâtiments à la mer, conformément aux recommandations du Conseil européen de mars 2015. Elle a sauvé bien des vies et permis de contribuer à la lutte contre les trafiquants d'êtres humains.

Les Britanniques souhaitent avoir leur mot à dire tant qu'ils resteront dans l'Union européenne, c'est-à-dire jusqu'en 2019. C'est légitime dans la mesure où la Grande-Bretagne est une grande puissance militaire. Ils souhaitent que leurs partenaires européens leur laissent la porte ouverte pour participer aux opérations. Ils posent comme condition au renforcement de la PSDC que celle-ci ne duplique pas les initiatives et actions de l'Otan et donc s'opposeront fermement à ce que le quartier général européen voie le jour. Enfin, en matière industrielle, ils voudraient après le Brexit ne pas être exclus des appels d'offre européens. La négociation sera difficile.

Lundi dernier, à Luxembourg, le Conseil des affaires étrangères a fixé comme feuille de route au SEAE d'élaborer un plan d'action pour la réunion des 14 et 15 novembre, afin que le Conseil européen de décembre 2016 aboutisse à des décisions. Le plan d'action du SEAE devra converger avec celui de la Commission européenne. Dans la stratégie globale de politique étrangère et de sécurité présentée au Conseil européen le 28 juin dernier, nous avons déjà défini comme enjeu majeur le concept d'autonomie stratégique. Reste à fixer notre niveau d'ambition en termes à la fois industriels et stratégiques.

Les Britanniques bloquaient le budget de l'AED et le montant du mécanisme Athéna, c'est-à dire le financement des coûts communs des opérations. Ces questions devraient se résoudre. Quant aux battlegroups, ou groupements tactiques, des progrès devraient être faits pour assurer leur mise en oeuvre, même si les Britanniques ne sont pas les seuls à ne pas y être très favorables.

Si les capacités de planification existent déjà au sein du SEAE, des efforts restent à fournir en matière de conduite des opérations civiles et militaires, et en particulier pour assurer au moins la conduite par le SEAE des missions militaires non exécutives, sachant que la création d'un quartier général européen est encore lointaine.

Quant à la coopération structurée permanente, aucun pays, pas même la France, n'a cherché jusqu'à présent à la mettre en oeuvre. Les esprits évoluent à ce sujet, mais les voix divergent : le dispositif doit-il être ouvert à tous, ou seulement à ceux qui le veulent et qui le peuvent ? L'une des propositions franco-allemandes est qu'un Conseil européen de sécurité et de défense se réunisse régulièrement chaque année de manière à mettre en place un semestre européen de la défense où seraient définis des objectifs et des stratégies.

L'armée européenne n'est pas d'actualité. Chacun se rappelle l'écho qu'ont eu les déclarations de M. Juncker sur ce sujet au Figaro, il y a un ou deux ans. Enfin, je rappelle les trois axes de la PSDC : répondre aux crises extérieures, aider nos partenaires, principalement africains, à développer leurs capacités et protéger l'Europe, en tenant compte bien entendu des responsabilités confiées à l'Otan. Ce dernier point comprend notamment lutte contre terrorisme, cyber-sécurité, protection des frontières ; le champ reste large.

Mme Nicole Gnesotto, présidente du conseil d'administration de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). - Je suis très sceptique sur l'idée de refonder l'Europe autour de la défense. Les chefs d'État et de gouvernement croient-ils vraiment qu'ils viendront à bout de la crise et feront aimer l'Europe à leurs concitoyens en leur parlant coopération structurée permanente, politique industrielle ou acte préparatoire ? Oui, il faut faire l'Europe de la défense, oui, il faut refonder l'Europe, mais la première n'est pas la condition de la seconde. Les citoyens veulent une Europe politique. Rien ne pourra la faire émerger, pas même une politique de défense commune, avant que les Européens n'aient défini l'action commune qu'ils souhaitent inscrire dans le monde. Bratislava a été à cet égard une grande déception.

Si les Britanniques ont la première armée d'Europe, avec un budget qui représente 2 % du PIB, ils n'ont jamais été depuis 2003 un acteur sérieux de la défense européenne. Dans quelle mesure le Brexit sera-t-il une opportunité ? Les Britanniques risquent d'investir massivement dans l'Otan et de compenser la perte de leur droit de veto au sein de l'Union en développant une rhétorique offensive contre la relance d'une Europe de la défense, saccageant ainsi toute opportunité politique. D'autant qu'ils auront le soutien des pays de l'Europe centrale et orientale plus enclins à s'investir dans l'Otan que dans une défense européenne, du fait de la menace russe... Comme le dit Jean-Louis Bourlanges, avant le Brexit, les Britanniques avaient un pied dehors et un pied dedans. Après le Brexit, ils auront un pied dedans et un pied dehors. Ne nous faisons pas d'illusions. Le départ de la Grande-Bretagne débloquera un ou deux dossiers marginaux, comme celui de l'AED ou Athéna. Les opportunités de construire une Europe de la défense ne viendront que du volontarisme des États membres, plus particulièrement la France et l'Allemagne.

L'harmonisation des conditions d'exportation s'impose. Reste que le problème est surtout allemand. Les industriels français n'ont aucun intérêt à s'aligner sur les mesures restrictives qui se pratiquent en Allemagne.

Je l'ai dit dès leur constitution en 2005, les battlegroups ne sont pas une bonne idée, car l'Union européenne n'est pas faite pour être en première ligne dans les crises. Ce n'est pas dans son ADN. Elle ne peut intervenir qu'en second, à la suite de l'intervention première d'un État. On peut regretter que les battlegroups ne soient pas utilisés ; on peut aussi comprendre qu'ils ne le seront pas.

Il faut être ferme sur l'impossibilité pour les Britanniques de participer aux appels d'offre européens. Quant à la coopération structurée permanente, le départ des Anglais lui redonne de la modernité, sans que cela suffise à tout régler. Si les Européens ne l'ont pas utilisée jusqu'ici, c'est en effet qu'ils considéraient que la défense européenne devait être consensuelle. Et on aurait pu l'utiliser même avec les Britanniques, puisque l'unanimité n'est pas nécessaire pour ce faire.

Sur le commandement européen, je vais tenter une proposition. D'un côté, les Britanniques nous menacent d'opposer leur veto au quartier général européen. De l'autre, dans le cadre des accords Berlin + qui permet à l'UE d'utiliser les commandements de l'OTAN, l'adjoint du commandant suprême des forces alliées en Europe (DSACEUR ou SACEUR Adjoint) est un Britannique. Or, en tant que tel, il ne peut pas parler au nom des Européens. Les Anglais ne peuvent pas gagner sur tout. Soit ils nous laissent créer le quartier général européen, soit ils devront accepter qu'un Français occupe le poste auprès du SACEUR. On peut faire d'une pierre deux coups : renforcer la défense européenne et renforcer l'Otan, en acceptant que la France pèse davantage dans le commandement des forces européennes.

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'il faille s'attendre à ce que le Conseil européen de décembre donne lieu à de grandes envolées. Les chefs d'État et de gouvernement se focalisent sur la défense commune car ils ne s'accordent pas sur le reste. Le problème de sécurité est réel, notamment aux frontières, mais pourquoi confier aux Britanniques, en partance, le poste très important de Commissaire à la sécurité ? Pourquoi traite-t-on la défense comme s'ils n'étaient déjà plus là, et la sécurité comme s'ils allaient toujours rester ? Le message n'est pas clair. Souhaitons que le Conseil européen aboutisse au moins à définir le rôle politique de l'Europe dans la mondialisation.

M. Jean-Noël Guérini. - Vous indiquez que la Commission européenne s'intéresse à la politique de défense, dans un article publié le 14 juin dans le Monde. Pouvez-vous nous indiquer plus précisément les initiatives menées par la Commission ? Le couple franco-allemand reste-t-il une réalité incontournable ? En quoi ?

M. André Gattolin. - Merci pour ce débat vivifiant. J'ai le souvenir de l'Europe d'après-guerre, qui se voulait « un espace de paix et de prospérité ». La Seconde Guerre mondiale avait fait entre 70 et 80 millions de morts, l'Europe était ruinée. La France et la Grande Bretagne, sans armée, bénéficiaient de la protection de l'Otan. Puis le temps est venu du marché unique et des quatre libertés fondamentales. Aujourd'hui, les politiques prônent une Europe qui protège sur le plan social mais aussi en termes de sécurité intérieure ou extérieure. Nous sommes assiégés, et le projet a perdu de sa grandeur. Il touche à des domaines régaliens où il est quasi-impossible de prendre des décisions à l'unanimité. Plutôt que de se construire sur le modèle américain, l'Europe est cardinale, suivant les deux axes Est-Ouest et Nord-Sud. Elle joue un rôle de régulateur au sein de la société globale et mondialisée. C'est sur ces bases qu'il faut penser la défense européenne. Existe-t-il vraiment une vision commune sur ces sujets ? Quelles valeurs souhaitons-nous défendre ? On parle de politique de voisinage européen. Qu'y a-t-il au-delà ? Les esquisses de propositions politiques sont encore trop pâles pour définir le projet d'une Europe politique.

M. Didier Marie. - Rien ne se fera sans une volonté politique des États membres. Vous avez indiqué que face à la menace russe, les pays d'Europe centrale privilégiaient le bouclier de l'Otan. Nous sommes un certain nombre à penser que l'unanimité des 28 est un blocage. Mieux vaudrait que l'Europe fonctionne par cercles concentriques. Avant de parler de défense européenne, ne pourrait-on envisager une convergence entre plusieurs pays qui le souhaiteraient ?

M. Xavier Pintat. - Pour que l'Europe politique retrouve un souffle, ne vaudrait-il pas mieux que ce soit le Conseil européen qui traite le Brexit plutôt que la Commission ?

M. Jean Bizet, président. - C'est le cas.

M. Xavier Pintat. - Ce n'est pas si clairement établi.

Mme Nicole Gnesotto. - La Commission européenne s'intéresse aux questions de défense depuis longtemps. Elle pourrait financer des programmes de recherche en matière de défense. Arrêtons la méfiance systématique. La Commission est parfaitement légitime à exercer une responsabilité stratégique.

Après la guerre froide, le projet européen consistait à exporter la démocratie et la prospérité. Dix ans après, nous voilà inquiets face à l'insécurité de notre voisinage et à l'absence de prospérité qui se dessine ; la situation s'est inversée. Pour rétablir notre sécurité intérieure, nous devons stabiliser notre voisinage, d'où la nécessité d'une défense européenne.

Il faudrait parler de différences entre les 28 plutôt que de divergences. Il est normal que les Baltes misent davantage sur l'Otan que sur la défense européenne ; de leur point de vue, la menace russe n'est pas une vue de l'esprit ! M. Poutine est entré dans une guerre froide dangereuse pour nos partenaires européens. En réinvestissant l'Otan, la France se montrerait solidaire de ces pays. Il faut, bien sûr, une convergence en matière de défense. Or nous ne sommes pas nombreux à converger. Si la France ne doit pas s'afficher comme donneur de leçon, de facto c'est elle qui verse le plus au pot commun.

M. Alain Le Roy. - Je comprends les réflexions de Nicole Gnesotto, mais le contexte n'a jamais été aussi favorable au développement d'une politique de défense européenne. Y a-t-il une vraie volonté politique ou n'est-ce qu'un affichage ? L'Europe s'est dotée d'un commissaire européen à la sécurité, même si le poste a été confié à un Britannique. Création d'un poste de commissaire européen à la sécurité, création d'un corps européen de gardes-frontières, interconnexion des fichiers d'Europol, actions de lutte contre le terrorisme : l'Europe qui protège est déjà une réalité. C'est au Conseil européen de décembre 2016 que seront mesurées les avancées en matière de PSDC.

Le débat sur la négociation du Brexit n'est pas encore tout à fait arbitré. Un Conseil européen négociant grâce aux analyses techniques de la Commission, telle semble être la solution la plus probable.

M. Stéphane Beemelmans. - L'Europe de la défense n'est pas un thème par défaut. Les peuples européens s'intéressent davantage à la sécurité qu'à la défense, sans pour autant être opposés à l'idée d'une défense commune. Les touristes qui viennent en France ont le sentiment que leur sécurité est garantie par tous ceux qui portent l'uniforme, qu'il s'agisse du personnel de Securitas, de la police, de la gendarmerie ou de l'armée. C'est une vision globale de la sécurité. Son champ va des migrations aux frontières à la criminalité, au terrorisme, au banditisme, et même à la menace Poutine, de plus en plus concrète, passés le Rhin puis l'Oder. On ne parviendra pas à mobiliser les peuples européens sur l'Europe de la défense en tant que telle.

Le couple franco-allemand n'a pas d'équivalent parmi les 28. Pour l'instant, on en reste aux textes... Plus les projets sont concrets, plus ils sont renvoyés aux calendes grecques ! Preuve en est le quartier général européen : entre Ulm et Strasbourg, chacun cherche à vendre son projet déjà fini et pas encore terminé. Le couple franco-allemand est incontournable. Il peut faire mieux, il doit faire mieux. Il est inconcevable que la France et l'Allemagne n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le choix d'un fusil d'assaut. Nous ferons mieux bientôt, dans un monde meilleur !

La réunion est levée à 16h15.